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parlementaire

AS/Jur (2006) 03 rev
22 janvier 2006
fjdoc03 2006rev

Commission des questions juridiques et des droits de l'homme

Allégations de détentions secrètes dans des États membres du Conseil de l’Europe

Note d’information II
Rapporteur : M. Dick Marty, Suisse, Alliance des Démocrates et des Libéraux pour l’Europe


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A.       Introduction

B.        Démarches effectuées à ce jour

C.       Procédures pénales et autres réactions

a.       Dans des Etats membres du Conseil de l’Europe

b.        Débats en cours en Amérique du Nord

D.       Rappel : répression du terrorisme dans le respect des droits de l’homme

E.       Analyse préliminaire des données déjà obtenues

a.       Connaissance des Etats membres du Conseil de l’Europe ?
b.       Restitutions extraordinaires et torture – un lien connu et accepté ?
c.       Quid des lieux de détention secrets ?
d.       Kosovo et Tchétchénie

F.       Perspectives pour la suite de l’enquête

ANNEXES

Annexe I : Détentions secrètes dans les Etats membres du Conseil de l’Europe : Chronologie

Annexe II : Lettre du 19 décembre 2005 de M. Dick Marty, Président de la Commission des questions juridiques et des droits de l'homme aux présidents des délégations nationales

Annexe III : Lettre du 15 décembre 2005 de M. Dick Marty, Président de la Commission des questions juridiques et des droits de l'homme, à M. Antonio La Pergola, Président de la Commission européenne pour la démocratie par le droit

Annexe IV : Communication du 21 novembre 2005 du Secrétaire général du Conseil de l'Europe aux Parties Contractantes à la Convention Européenne des Droits de l’Homme


A.       Introduction

1.       Avant toute chose, il convient de bien situer le contexte de ce travail tant sur le plan factuel, que sur celui de sa chronologie (qui est loin d’être dépourvue d’importance dans cette affaire). Je tiens à souligner le fait que les allégations qui, aujourd’hui, suscitent un intérêt médiatique mondial étaient déjà connues et avaient déjà été dénoncées par l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe dans un rapport consacré à la question de la « Légalité de la détention de personnes par les Etats-Unis à Guantánamo Bay » présenté par mon collègue Kevin McNamara, et auquel je me réfèrerai dans cette note1. Il dénonçait déjà dans ce rapport les pratiques illégales de « restitutions extraordinaires » et recommandait aux Etats membres du Conseil de l’Europe de « veiller à ce que leurs territoires et installations ne soient pas utilisées pour pratiquer la détention secrète ou la restitution, en violation éventuelle des principes des droits de l’homme internationaux »2.

2.       A l’époque, les débats n’avaient pas reçu l’écho médiatique dont ils font aujourd’hui l’objet. On peut légitimement se poser la question de savoir pour quelle raison les allégations de détentions secrètes en Europe soulèvent à présent, seulement, un réel débat et provoquent la stupeur et l’indignation de l’opinion publique au vu de l’évocation des mauvais traitements, voire de la pratique de la torture, dans ce contexte. Dans des pays qui s’affichent comme de vieilles démocraties protectrices des droits de l’homme, la révélation de ces allégations auraient dû déclencher des réactions et des condamnations sans appel depuis plusieurs mois déjà. Tel n’a pas été le cas. Avec quelques exceptions, cependant, comme, par exemple, l’article de l’écrivain et journaliste Stephen Grey (« les Etats-Unis inventent la délocalisation de la torture », le Monde Diplomatique, avril 2005) ou les articles de Guido Olimpio dans le « Corriere della Sera », ainsi que son livre (« Operazione Hotel California », Feltrinelli, octobre 2005).

3.       Il me semble particulièrement intéressant de remarquer que c’est aux Etats-Unis que les discussions ont tout d’abord réellement pris forme. Suite à un article paru dans le Washington Post, ainsi qu’à un rapport de Human Rights Watch (HRW), publiés au début du mois de novembre, les médias internationaux ont fait état d’allégations selon lesquelles la CIA maintiendrait ou aurait maintenu un système de prisons secrètes, y compris dans certaines «démocraties d’Europe centrale et orientale». De nombreux avions, affrétés par la CIA, auraient survolé et volé vers et depuis le territoire européen (bénéficiant ainsi des facilités aéroportuaires des Etats membres du Conseil de l’Europe) dans un but de transporter des suspects en dehors de toute légalité aux fins de les déplacer vers ces centres secrets.

4.       Alors que le Washington Post ne mentionnait pas de pays en particulier (suite à un accord avec le gouvernement américain ; circonstance qui tendrait à prouver la véracité des faits rapportés), HRW, par contre, mentionnait expressément la Pologne et la Roumanie. Les rapports dans la presse citent aussi des démentis de responsables polonais3 et roumains, mais également lettons, tchèques, géorgiens, arméniens et bulgares.

5.       Depuis, de nouveaux éléments ont récemment allongé la liste des pays prétendument concernés par l’existence de centres de détention secrets. Selon un fax transmis par le ministère égyptien des Affaires européennes, à l’attention de l’ambassade égyptienne à Londres, et intercepté par les services de renseignement suisses, de tels centres auraient existé en Roumanie, en Bulgarie, en Macédoine, au Kosovo et en Ukraine.

6.       Le 5 décembre 2005, ABC rapportait à son tour l’existence de centres de détention secrets en Pologne et en Roumanie, lesquels auraient été fermés suite aux révélations du Washington Post. Selon ABC, 11 suspects détenus dans ces centres auraient alors été transférés dans des infrastructures de la CIA en Afrique du nord. Ces suspects auraient été soumis aux techniques d’interrogatoire les plus dures (dites « techniques renforcées d’interrogatoire »). J’attire l’attention sur le fait que l’article d’ABC confirmant l’utilisation de camps de détention secrets en Pologne et en Roumanie par la CIA n’a été disponible sur internet qu’un très court laps de temps, avant d’être retiré. Cela me semble significatif des pressions auxquelles sont exposés les médias dans cette affaire.

7.       Sur la base de contacts confidentiels, il apparaît que les informations rendues publiques par le Washington Post, HRW et ABC émanent de sources différentes, vraisemblablement toutes de milieux officiels bien informés. C’est, de toute évidence, un élément qui renforce la crédibilité des allégations, puisque ces médias ne se sont pas contentés de s’inspirer les uns des autres.

8.       Dans une interview diffusée par la chaîne américaine ABC, le 29 novembre 2005, le directeur de l’agence centrale de renseignements américaine, Porter Goss, n’a pas démenti l’existence de prisons secrètes de la CIA en diverses parties du monde où seraient détenus des individus suspectés de terrorisme. Il a, par contre, formellement nié que les Etats-Unis aient recours à la torture, tout en refusant de porter un jugement sur certaines techniques d’interrogatoire utilisées par ses services.

9.       Le 5 décembre 2005, Condoleezza Rice, la Secrétaire d’Etat américaine, faisait une déclaration à l’attention des Européens dans laquelle à aucun moment elle ne nie l’existence des centres allégués, ni celle des vols transportant des détenus, mais réaffirme la nécessité de recourir aux ‘restitutions extraordinaires’ (extraordinary renditions) dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. La seule chose que Mme Rice a formellement démenti est l’usage de la torture.

10.       Dès le 3 novembre, M. Friso Roscam Abbing, le porte-parole de Franco Frattini, Vice-président de la Commission européenne et Commissaire en charge de la justice, des libertés et de la sécurité, déclarait que la Commission allait chercher des informations supplémentaires, considérant que de tels centres de détention secrets constitueraient une violation des principes fondateurs de l’Union européenne. Le 4 novembre, il affirmait que la Commission ne voyait pas de raison de douter des démentis émis par les gouvernements polonais et roumain. Le 14 novembre, le Commissaire Frattini indiquait au Parlement Européen qu’il saluait le fait que le Conseil de l’Europe ait lancé une enquête, que ses services «suivraient» attentivement. Le 7 décembre 2005, le Commissaire Frattini écrivait également à ses collègues Jacques Barrot et Benita Ferrero-Waldner pour leur demander de soutenir la démarche de la Commission des questions juridiques et des droits de l’homme de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe auprès d'Eurocontrol et du Centre satellitaire de l’Union européenne (CSUE). Le 28 novembre 2005, le ministre britannique des Affaires étrangères, Jack Straw, demandait, au nom de l’Union Européenne, des explications aux autorités américaines sur les escales présumées en Europe d’avions affrétés par la CIA.

11.       Le 4 novembre, Alvaro Gil-Robles, le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, appelait à enquêter sur ces allégations.

12.       Le même jour, le Président de l’Assemblée Parlementaire, René van der Linden, demandait dans un communiqué de presse à la Commission des questions juridiques et des droits de l’homme d’examiner ces allégations, constatant que si de tels centres existaient, ce serait une violation tant des principes de la Convention européenne des Droits de l’Homme que de la Convention européenne pour la Prévention de la Torture.

13.       Il convient également de mentionner la prise de position du Haut commissaire des Nations Unies pour les droits de l’homme, Madame Louise Arbour, qui s’exprimait dans un article du Monde paru le 7 décembre 2005 en ces termes : « la détention secrète est une forme de torture en soi, pour la personne détenue, à la merci des autorités qui la détiennent, et pis encore pour les familles, confrontées à une forme de disparition ».

14.       Le 15 décembre, le Parlement européen acceptait le principe de constituer une commission d'enquête temporaire sur le transfert illégal présumé de détenus et l'existence soupçonnée de lieux de détention secrets de la CIA dans l'Union européenne ou dans des pays candidats. Le 12 janvier 2006, les parlementaires européens décidaient de mettre en place effectivement une telle commission. Le 18 janvier à Strasbourg, le Parlement Européen a approuvé le mandat et la composition proposés par la Conférence des présidents des groupes politiques pour sa commission temporaire de 46 membres qui devra enquêter sur les allégations au sujet de prisons de la CIA en Europe où des personnes soupçonnées de terrorisme auraient été détenues et torturées. Je note avec une très grande satisfaction que le travail de cette commission s’inscrit expressément dans la continuité de la volonté de pleine coopération avec notre enquête.

15.       Au cours des mois de novembre et décembre 2005, la Commission des questions juridiques et des droits de l'homme s’est montrée particulièrement active dans ce dossier. Lors de sa réunion du 7 novembre 2005, suite à la dem       ande en ce sens du Président van der Linden, elle a discuté sur cette question, y compris eu égard à la possibilité d’inviter le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe à demander à tous les Etats contractants à la Convention européenne des droits de l’homme des informations au sujet des allégations, selon la procédure de l’article 52 de la Convention. Lors de la réunion suivante, le 22 novembre, je présentais à la commission les informations que j’avais pu réunir et mes premières conclusions4. Enfin, lors de sa réunion du 13 décembre 2005, la Commission

16.       Par ailleurs, au nom de la Commission des questions juridiques et des droits de l’homme, j’ai adressé au Bureau une demande de tenir un débat selon la procédure d’urgence sur « les allégations de détentions secrètes dans des États membres du Conseil de l'Europe » lors de la partie de session de l’Assemblée de janvier 2006. J’ai été informé que, étant donné que le délai fixé pour les réponses des Etats dans le cadre de la procédure ouverte sur la base de l’article 52 Convention européenne des Droits de l’Homme venait à échéance seulement le 21 février, le Bureau de l’Assemblée a décidé, à sa réunion du 9 janvier 2006, de proposer la tenue d’un débat d’actualité, donc sans rapport, ce qui me laisse tout de même la liberté de présenter cette note d’information à la Commission des questions juridiques et des droits de l’homme.

B.        Démarches effectuées à ce jour

17.       Suite à la réunion de la Commission du 7 novembre 2005, le 14 novembre 2005, des demandes d’information ont été envoyées aux délégations polonaise et roumaine auprès de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, ainsi qu’à l’observateur permanent des Etats-Unis auprès du Conseil de l’Europe.

18.       Le 21 novembre 2005, le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe a envoyé une demande d’information aux Etats parties à la Convention européenne des Droits de l'Homme selon la procédure prévue à l’article 52 avec pour délai de réponse le 21 février 2006 (voir annexe IV).

19.       Des lettres ont été envoyées au Centre satellitaire de l'Union européenne et à Eurocontrol, le 29 novembre 2005, leur demandant de fournir une assistance technique à la préparation du futur rapport en transmettant certaines informations concernant les vols et des images satellitaires de certains sites, prises à des dates différentes.

20.       La Commission de Venise, pour sa part, a été informée au cours de sa réunion du 15 décembre 2005 de la demande d’avis que lui a adressée la Commission des questions juridiques et des droits de l'homme ; elle a décidé de charger plusieurs de ses membres de démarrer le travail à ce sujet (voir annexe III).

21.       Dans un courrier du 10 janvier 2006, le secrétaire de la Commission de Venise m’a informé que le travail était déjà en cours. La Commission de Venise a chargé un groupe de travail composé de six experts éminents de préparer un projet d’avis pour approbation à sa prochaine session plénière les 17-18 mars 2006.

22.       Un questionnaire a été transmis le 19 décembre 2005 à tous les présidents de délégations nationales auprès de l’Assemblée parlementaire, afin que les parlementaires soulèvent des questions à leurs gouvernements au sein de leur propres parlements, en faisant usage de leur double mandat de parlementaire national et de membre de l’Assemblée (voir annexe II).

23.       Le 5 janvier 2006, j’ai rencontré à Milan le Procureur en charge de l’affaire Abu Omar, M. Armando Spataro, qui m’a renseigné sur l’une des enquêtes judiciaires les plus complètes menées jusqu’à présent en Europe sur un enlèvement effectué dans le cadre d’une opération de « restitution extraordinaire » réalisée par les services d’un Etat étranger.

24.       J’ai eu également différentes rencontres avec des représentants d’ONG ainsi qu’avec des journalistes d’enquête spécialisés en matière de terrorisme.

C.       Procédures pénales et autres réactions

a.       Dans des Etats membres du Conseil de l’Europe

      i.        Aperçu

25.       Dans deux pays (Italie et Allemagne), des instructions judiciaires ont été ouvertes pour «enlèvement» de personnes, transportées par la suite à Guantanamo, en Afghanistan ou dans d’autres centres de détention, en utilisant des avions qui appartiendraient à des structures derrière lesquelles se cacherait directement ou indirectement la CIA. Le parquet italien a même déjà lancé des mandats d’arrêt contre des agents de la CIA après l’enlèvement musclé d’un islamiste, Abou Omar, dans une rue de Milan, en février 2003. La justice allemande participe à cette enquête, et en a lancé une autre sur le cas d’un citoyen allemand d’origine libanaise, Khaled al Masri. Arrêté par erreur en Macédoine, il aurait été transporté à Kaboul pour y être interrogé5. Un juge espagnol examine, enfin, si l’aéroport de Son Sant Joan à Majorque a été utilisé par la CIA comme base pour transporter des suspects islamistes, comme l’a annoncé le 15 novembre 2005 le ministre de l’Intérieur espagnol, José Antonio Alonso. Le même avion qui a transporté Abou Omar a atterri au moins à trois reprises en Espagne (ainsi qu’en d’autres pays européens).

26.       Le gouvernement polonais a ordonné une enquête sur l’existence alléguée en Pologne de centres de détention secrets de la CIA. Les résultats devaient être connus courant décembre, mais à ce jour les conclusions de l’enquête n’ont pas été publiées (bien que une commission parlementaire ait été informée de ces conclusions). Dans ce contexte, j’ai demandé par un courrier daté du 21 décembre 2005 à M. Iwinski, président de la délégation polonaise auprès de l’Assemblée parlementaire, de bien vouloir me transmettre dès que possible les résultats de cette enquête.

27.       Le 6 décembre 2005, le parlement roumain a, à l’initiative de l’opposition, mis en place une commission d’enquête chargée d’enquêter sur les allégations relatives à l’existence d’un centre de détention secret sur le territoire national dans lequel les services secrets américains auraient pu avoir recours à la torture. Par ailleurs, une organisation non-gouvernementale de défense des droits de l’Homme (OADO – Organizatia Pentru Apararea Drepturilor Omului) a envoyé des experts dans tous les lieux spécifiquement nommés au cours des derniers mois comme ayant pu être des lieux de détentions secrètes. Leurs conclusions ne semblent apporter aucune preuve de l’existence de telles structures. Des traces de structures provisoires détruites sont visibles près du camp d’entraînement Babadag, de la base aérienne Feteşti et de la base militaire de Mihail Kogălniceanu, mais elles auraient été utilisées dans le cadre d’exercices militaires internationaux entre 2003 et 2005 ; les militaires américains en transit y auraient été hébergés en mai-juin 2003. OADO insiste sur l’absence de fondement des allégations. Par un courrier daté du 20 janvier 2006, le Président de la délégation roumaine auprès de l’Assemblée à transmis au rapporteur les réponses de sa délégation au questionnaire envoyé par ce dernier le 19 décembre 2005 aux présidents de délégations nationales auprès de l’Assemblée parlementaire. Ces réponses donnent des informations générales relatives aux accords entre les Etats-Unis et la Roumanie en matière de coopération des services secrets, ainsi qu’aux accords de l’OTAN. L'accord bilatéral signé le 6 décembre 2005 (et qui n'a pas encore été ratifié) prévoit dans son préambule le respect de la souveraineté nationale, de la charte des Nations Unies des droits de l'homme et des obligations internationales des parties contractantes. Les réponses insistent sur le fait qu’aucune autorité officielle roumaine n’a eu connaissance de l’existence d’un quelconque centre de détention secret sur le territoire national. Les autorités roumaines n'ont pas non plus reçu de demande d'autorisation pour le survol du territoire roumain ou l'utilisation d'aéroports roumains par des avions suspectés d'appartenir à la CIA et affirment, d’autre part, que des aéroports militaires n'ont pas été utilisés par des avions civils. Le gouvernement s’est déclaré satisfait par les informations données par Condoleezza Rice et n’a ainsi demandé aucune explication supplémentaire.

28.       Au Royaume-Uni, l’ONG Liberty a menacé le gouvernement de poursuites judiciaires pour avoir facilité l’usage de la torture ou avoir été complice de tortures si aucune enquête n’était ouverte dans les plus brefs délais concernant les très nombreux vols et survols du territoire par des avions affrétés par la CIA et l’utilisation éventuelle de certains aéroports sur le territoire national à de telles fins. A ce sujet, le ministre britannique des Affaires étrangères, Jack Straw, a répondu en décembre 2005 à une question parlementaire, en affirmant que, malgré un examen détaillé des registres, il n’a trouvé aucune demande de la CIA pour l’utilisation d‘aéroports nationaux dans le cadre du transport de suspects. Selon une note interne de décembre 2005 attribuée au cabinet du ministre des Affaires étrangères et rendue publique par la revue New Statesman le 19 janvier 2006, le gouvernement britannique se propose d’affronter de la façon suivante le problème : les « restitutions extraordinaires » sont le plus souvent illégales, mais il convient d’autre part de faire totalement confiance aux assurances données par Mme Condoleeza Rice lors de son voyage en Europe. La presse britannique n’a pas manqué d’accuser le gouvernement de faire preuve d’une certaine duplicité. Il resterait à savoir si cette note exprime bien l’attitude officielle du gouvernement. Le 20 janvier m’est également parvenu de la part de M. Angus Robertson, parlementaire britannique, un rapport détaillé faisant état de nombreux mouvements suspects d’avions passant par l’Ecosse.

29.       Suite à des questions au gouvernement soulevées séparément par les groupes du parti de gauche et les libéraux au sein du Bundestag, le gouvernement allemand a demandé aux autorités américaines de lui fournir des informations sur l’utilisation, ou non, des aéroports de Francfort et de Ramstein par la CIA. A la plupart des questions des deux groupes, le gouvernement a répondu qu’il ne pouvait fournir de réponse qu’à la commission spécialement habilitée à la surveillance des services secrets. A la question de savoir si le gouvernement ou les services secrets allemands avaient connaissance de l’existence de centres de détention secrets sur le territoire allemand ou européen, le gouvernement a démenti catégoriquement avoir connaissance de l’existence de tels centres sur le territoire national ; en ce qui concerne le reste de la question, il renvoie à son objection de principe concernant la compétence de la commission spéciale dans ce domaine. En réponse à une demande du groupe de la Gauche, l’Office pour la Sécurité de la navigation aérienne allemande a fourni une liste détaillée de vols effectués par deux avions qui auraient été affrétés par la CIA et qui auraient atterri dans des aéroports situés en Allemagne en 2002 et en 2003, à respectivement 137 et 146 reprises, essentiellement à Francfort, Berlin et sur la base américaine de Ramstein. Mais cet Office n’a pas pu renseigner les parlementaires sur l’identité des passagers éventuels. Le 17 janvier 2006, les parlementaires allemands ont décidé de mettre en place une commission d'enquête qui devra, dans les plus brefs délais, se pencher sur le rôle des services de renseignement (BND) à Bagdad et sur certains aspects de la lutte contre le terrorisme (y compris les allégations de vols et survols du territoire par des avions affrétés par la CIA). Des discussions sont encore en cours, une partie du monde politique semblant hésiter à mettre sur pied une commission qui pourrait porter atteinte à la capacité opérationnelle du BND.

30.       La délégation parlementaire arménienne a transmis le questionnaire envoyé le 19 décembre 2005 aux présidents de délégations nationales auprès de l’Assemblée parlementaire au Directeur des services de sécurité intérieure. Les réponses reçues n’apportent aucun élément nouveau.

31.       Le gouvernement belge a ouvert une enquête relative aux vols et survols par des avions affrétés par la CIA suite à des questions parlementaires. A ce jour, aucune escale dans un aéroport militaire n’a été révélée.

32.       Pour ce qui est la Bosnie-Herzégovine, j’ai reçu de la part de leur avocat américain6un descriptif détaillé du cas de six bosniaques enlevés par des agents américains sur le sol bosniaque et envoyés à Guantanamo Bay, malgré un jugement de la Cour Suprême de la Fédération de Bosnie et Herzégovine qui a ordonné leur libération suite à une enquête pénale n’ayant pas produit la moindre preuve contre eux. Je me charge de suivre l’évolution de cette affaire dans le cadre de la suite de mon enquête.

33.       Dans une lettre datée du 19 janvier 2006, le Président de la délégation de Chypre auprès de l’Assemblée a transmis au rapporteur les réponses de son gouvernement au questionnaire envoyé par ce dernier le 19 décembre 2005 aux présidents de délégations nationales auprès de l’Assemblée. Les réponses font état de plusieurs atterrissages, tous de nature technique (donc non soumis à des autorisations), d’avions figurant sur la liste que nous avons transmise aux délégations nationales, dans des aéroports chypriotes. Le gouvernement chypriote affirme ne pas avoir connaissance de centres de détention secrets sur la partie du territoire national sous le contrôle effectif de la République de Chypre. Il souligne son intérêt à ce que la transparence soit faite et son intention d’utiliser les voies diplomatiques pour obtenir des explications des autorités américaines.

34.       Le gouvernement danois a demandé aux autorités américaines des explications relatives aux vols affrétés par la CIA pour le transport allégué de détenus au-dessus du territoire danois.

35.       On rapporte également que la sûreté finlandaise aurait demandé à la CIA de lui fournir des informations relatives aux passagers éventuels d’un avion cargo ayant fait escale à Helsinki en 2003.

36.       Le ministère français des Affaires étrangères a indiqué être en train de vérifier avec les services de l’aviation civile deux vols ayant fait escale sur le territoire national et qui auraient été affrétés par la CIA.

37.       Suite à une question d’un eurodéputé, la Grèce enquête sur l’existence éventuelle d’une prison secrète sur la base navale de Souda en Crète où des personnes suspectées d’avoir été impliquées dans les attentats du métro londonien auraient été interrogées de manière brutale par des agents britanniques.

38.       Le Président de la délégation irlandaise auprès de l’Assemblée parlementaire m’a informé des nombreuses questions qui ont été soulevées au sein de son parlement à l’attention du gouvernement, ainsi que des réponses reçues. En substance, le gouvernement a exprimé sa totale condamnation de la pratique des « restitutions extraordinaires » et dit n’avoir jamais autorisé le moindre survol du territoire national par des avions affrétés dans ce but.

39.       Le gouvernement norvégien aurait demandé à l’ambassade américaine des informations quant à l’atterrissage à Oslo le 20 juillet 2005 d’un avion qui aurait été utilisé par les autorités américaines pour le transport d’extrémistes soupçonnés.

40.       Le gouvernement suédois a chargé l’administration et l’autorité de l’aviation civile d’examiner les vols depuis et vers des aéroports suédois (depuis 2002) d‘avions immatriculés aux Etats-Unis.

      ii.       les cas plus détaillés de l’Italie et de la Suisse

41.       Le 17 juin 2003, Hassam Osama Mustafa Nasr, dit Abu Omar, citoyen égyptien, est enlevé en plein cœur de Milan à midi. Grâce à une enquête tenace et remarquable des magistrats milanais et des services de police DIGOS, le cas d’Abu Omar est certainement un des cas les mieux connu et documenté de « restitution extraordinaire »7.

42.       Abu Omar a été transporté par avion en Egypte, en passant par les bases aériennes militaires d’Aviano (Italie) et de Ramstein (Allemagne), où il a été torturé, avant d’être relâché et à nouveau arrêté. À notre connaissance, aucun procès n’a eu lieu à l’encontre d’Omar en Egypte.

43.       L’enquête de la justice italienne a prouvé, au-delà de tout doute raisonnable, que cette opération avait été exécutée par les services américains de la CIA (ce que l’Agence n’a d’ailleurs pas contesté). Les enquêteurs italiens ont pu également prouver la présence en Egypte du responsable présumé de l’opération d’enlèvement – qui revêtait également la fonction de Consul américain à Milan - pour une quinzaine de jours dans la période immédiatement successive à la remise d’Omar aux autorités égyptiennes ; il n’est dès lors pas arbitraire d’en déduire qu’il a pris part, sous une forme ou une autre, aux interrogatoires de la personne enlevée.

44.       La procédure ouverte à Milan concerne 25 agents américains, à l’encontre de 22 desquels la justice italienne a émis un mandat d’arrêt.

45.       Abu Omar bénéficiait du statut de réfugié politique. Soupçonné d’être un activiste islamiste, Abu Omar était déjà objet d’une surveillance de la part de la police et de la magistrature de Milan. Grâce à cette surveillance, la police italienne était vraisemblablement sur le point d’identifier un réseau d’activistes agissant dans l’Italie du Nord. L’enlèvement d’Abu Omar, comme le relèvent expressément les magistrats milanais, a en fait saboté l’enquête en cours de la justice italienne et porté ainsi préjudice à la lutte contre le terrorisme.

46.       Est-il imaginable et possible qu’une telle opération, avec un pareil déploiement de moyens dans un pays ami et allié (membre de la coalition en Irak) ait été réalisée sans informer les autorités locales ou, du moins, les services correspondants ? Le gouvernement italien, pour sa part, a démenti avoir été informé. La présence d’au moins 25 agents étrangers sur son propre territoire qui procèdent à l’enlèvement d’une personne – bénéficiant de l’asile politique et déjà objet d’une surveillance policière – aurait dû, normalement, sinon créer un incident diplomatique, du moins susciter une vive réaction de la part des autorités nationales. Une telle réaction n’a, à notre connaissance, pas eu lieu. Il convient, par contre, de relever que le ministère de la Justice italien n’a, jusqu’à présent, pas transmis aux autorités américaines les demandes d’assistance judiciaire et d’extradition de la justice milanaise.

47.       L’enlèvement d’Abu Omar illustre d’une façon exemplaire la procédure de  « restitution extraordinaire ». Il indique aussi clairement l’existence d’une méthode, d’une logistique complexe à travers l’Europe et un personnel important député à ces tâches. Il pose, d’autre part, la question et soulève les doutes quant à la participation des autorités locales, à l’un ou l’autre de ses échelons.

48.       Les méthodes employées pour faire face à la menace du terrorisme font aussi en Suisse l’objet de discussions.

49.       Au cours du mois de mai 2002, le citoyen américain José Padilla a été l’objet d’une étroite surveillance de la part des services de la police fédérale suisse et d’agents américains lors de son passage à Zurich en provenance du Pakistan. Padilla était soupçonné de vouloir introduire et faire exploser aux Etats-Unis une bombe « sale ». La police suisse aurait même procédé à un interrogatoire, avant que Padilla embarque vraiment à destination de Chicago, où il a été arrêté. Depuis lors Padilla a été détenu sans aucune accusation précise et considéré comme « ennemi combattant ». Ce n’est que tout récemment qu’il a été remis à la justice civile pour éviter que la Cour Suprême puisse décider de sa libération. Lors de sa visite en Suisse au courant du mois de juin 2002, le ministre de la Justice des Etats-Unis, John Ashcroft, s’est vivement félicité avec les autorités suisses pour leur rôle « très précieux » joué lors de l’arrestation du terroriste Padilla. L’affaire a, cependant, déclenché des polémiques en Suisse, à tel point qu’une commission parlementaire a ouvert une enquête. Il apparaît, en effet, que la police a agi de concert avec les services américains sans avertir le magistrat compétent, ou, en tous cas, en l’informant tardivement, lorsque Padilla avait déjà été arrêté aux Etats-Unis. Si l’information avait été transmise à temps – comme la procédure l’impose – Padilla aurait très vraisemblablement été arrêté et remis aux autorités américaines conformément à la procédure et avec les garanties prévues dans le cadre de l’assistance judiciaire et l’extradition (instruments exclus dans le cadre des soi-disant « ennemis combattants »). La requête que j’ai formulée pour pouvoir consulter le rapport de la commission parlementaire a été refusée, après consultation du ministère de la Justice, le dossier contenant des éléments « concernant des tiers et de nature à porter préjudice aux rapports avec un autre pays ».

50.       Dans le courant du mois de juin 2005, la presse suisse, sous la dénomination de « Guantanamo Express » a fait état de plusieurs avions qui s’étaient temporairement posés en Suisse et qui étaient suspectés de transporter des prisonniers. Lors de sa visite aux Etats-Unis à la fin du mois de juin 2005, la ministre suisse des Affaires étrangères a demandé des explications à son homologue. A ce jour, et bien que la requête ait été réitérée à l’ambassadeur des Etats-Unis à Berne au cours du mois de décembre, aucune réponse n’a encore été donnée de la part des autorités américaines.

51.       L’égyptien Abou Omar, enlevé à Milan le 17 février 2003 par la CIA (voir ci-dessus la partie consacrée à l’Italie) a été transporté par avion de la base italienne d’Aviano à celle de Ramstein en Allemagne, pour être ensuite acheminé vers Le Caire. La justice italienne a pu identifier les avions utilisés ; ces données, confrontées avec celles du contrôle aérien suisse, permettent de conclure que la personne enlevée a été transportée à travers l’espace aérien suisse, ce qui a conduit le ministère public de la Confédération à ouvrir une enquête (ce que par ailleurs le Parquet de Zweibrücken, compétent pour la région de Ramstein, a fait également).

52.       Le 8 janvier dernier, le journal suisse Sonntagsblick affirmait que, dans la nuit du 11 au 12 novembre 2005, les services de renseignements suisses avaient intercepté un fax du ministère égyptien des Affaires européennes adressé à l’ambassade de l’Egypte à Londres dans lequel il était fait état de l’existence de centres secrets de détention en Roumanie, Bulgarie, Ukraine, Macédoine et Kosovo. Le journal publie le fac-simile d’une note du 14 novembre 2005 (en français) des services suisses qui résume le contenu du message original intercepté (vraisemblablement en arabe). J’ai pris connaissance du contenu du fax intercepté à travers la nouvelle de presse citée. L’interception du fax égyptien n’a pas été contestée par les parties intéressées. Au contraire, les autorités suisses ont ouvert une enquête pour violation du secret de fonction.

53.       La ministre des Affaires étrangères a déclaré dans une interview, publiée le 15 janvier 2006, que les autorités helvétiques collaboreront « dans la mesure du possible » avec le rapporteur.

b.        Débats en cours en Amérique du Nord

54.       Aux Etats-Unis, l’attitude des autorités dans la lutte contre le terrorisme et les méthodes, controversées, utilisées par la CIA dans ce contexte suscitent également de vifs débats.

55.       Le programme d’action de la CIA mis en place après le 11 septembre 2001, connu sous le nom de « programme GST », confère à la CIA des pouvoirs très développés (comparables à ceux existant durant la guerre froide, semble-t-il). La CIA est ainsi autorisée à arrêter des suspects avec l’aide des services de sécurité intérieure étrangers, à les maintenir en captivité à l’étranger, à recourir à des techniques d’interrogatoire (qui, pour certaines, sont très largement considérées comme pouvant contrevenir aux engagements internationaux des Etats-Unis en matière d’interdiction de la torture), ainsi qu’à transporter les détenus par avions entre différents pays8.

56.       Les faits rapportés par plusieurs sources officielles attestent de pratiques très controversées des services de sécurité américains.

57.       Plusieurs personnalités se sont engagées contre ces pratiques. On ne peut que se féliciter de la ténacité dont a fait preuve le sénateur McCain, lui-même victime de tortures au Vietnam, qui a fait adopter un amendement à la loi d’autorisation des dépenses militaires pour 2006 portant une interdiction expresse des traitements cruels, inhumains et dégradants à l’égard des prisonniers étrangers, qu’ils soient aux mains de la CIA, aux Etats-Unis ou à l’étranger. Une telle disposition est d’une très grande importance dans le contexte de mon rapport et sous-entend que de tels traitements n’étaient pas jusqu’alors interdits par la loi américaine dans les circonstances précitées. Cela me semble assez révélateur de constater que le Vice-président, Dick Cheney, s’est battu, quoique sans succès, pour que l’amendement McCain ne s’applique pas à la CIA. Cela dit, il convient d’être prudent sur les conséquences qu’aura cet amendement, car la presse rapporte que le Président américain semble se réserver la possibilité de ne pas respecter cet amendement sous certaines conditions9.

58.       Par ailleurs, la prorogation des dispositions du « Patriot Act » n’a pu être obtenue qu’après d’âpres discussions et résistances au Sénat et seulement pour une durée de 6 mois (période durant laquelle ils entendent en assouplir le contenu). De nombreux sénateurs considèrent, en effet, les dispositions de cette loi, adoptée après les attentats du 11 septembre 2001 et relative, notamment, à la possibilité pour le FBI d’obtenir secrètement des informations sur les télécommunications, trop restrictive eu égard aux droits et aux libertés des citoyens.

59.       Le scandale qui a éclaté aux Etats-Unis à propos des écoutes téléphoniques autorisées par le Président Bush, semble-t-il en dehors de toute légalité, ne fait que renforcer ce sentiment. Cette révélation du New York Times a contribué à rendre encore plus vifs les débats actuels.

60.       Amnesty International (AI) a exprimé sa vive inquiétude quant à l’attitude adoptée par les autorités canadiennes. Des vols suspects ayant été rapportés sur le territoire, AI a demandé dès le 22 novembre 2005 aux autorités d’enquêter sur cette question. Dans une lettre ouverte au ministre de la Sécurité Publique et de l’Urgence, datée du 18 janvier 2006, AI constate que ces allégations ne font toujours pas l’objet d’une enquête sérieuse. Nous ne doutons pas que le Canada, observateur permanent auprès de l’Assemblée, ne manquera pas de faire toute la lumière sur ces allégations.

D.       Rappel : répression du terrorisme dans le respect des droits de l’homme

61.       L’Assemblée parlementaire a déjà très clairement exprimé sa position en affirmant partager « la détermination des Etats-Unis à combattre le terrorisme international et [convenir] pleinement de l’importance de prévenir les actes terroristes, de poursuivre en justice et de condamner les terroristes, et de protéger les vies humaines »10.

62.       Il est évident que cette position est la seule envisageable et qu’elle requiert, dans la répression du terrorisme, une coopération internationale étroite, laquelle doit cependant être organisée et basée sur des accords clairs et précis, dans le respect des compétences institutionnelles.

63.       La « restitution » de détenus doit être effectuée selon les procédures légales, apportant ainsi à la personne concernée toutes les garanties légales auxquelles elle a droit ; y compris la tenue d’un procès équitable dans un délai raisonnable. En aucun cas le transfert ou le renvoi d’une personne « en se fondant sur des « assurances diplomatiques » de pays connus pour recourir systématiquement à la torture et dans tous les cas si l’absence de risque de mauvais traitement n’est pas fermement établie »11 ne doit être rendu possible.

64.       On n’aura de cesse de répéter que rien, ni personne ne peut justifier que l’on renonce aux principes de l’Etat de droit et au respect des Droits de l’Homme et que la torture, non contente d’être un moyen inefficace d’obtention d’information, tombe sous le coup d’une interdiction à caractère absolu.

65.       Comme l’a déjà affirmé l’Assemblée, « certains droits de l’homme (tels que le droit à une protection contre la torture ou les traitements inhumains) sont absolus et ne devraient jamais être restreints par les pouvoirs publics, y compris par les services de sécurité intérieure »12. Il est clair que le rôle des services secrets, aussi fondamental soit-il dans la lutte contre le terrorisme, ne saurait en aucun cas justifier que ces derniers soient au-dessus des lois.

E.       Analyse préliminaire des données déjà obtenues

a.       Connaissance des Etats membres du Conseil de l’Europe ?

66.       Les « restitutions » intéressant l’Europe semblent concerner plus de cent personnes au cours de ces dernières années13. Des centaines de vols d’avions affrétés par la CIA sont passés par de nombreux pays européens14. Il n’est simplement pas vraisemblable que les gouvernements européens, ou du moins leurs services secrets, n’aient pas été au courant. Un certain nombre de révélations ont d’ailleurs déjà été publiées dans la presse, notamment américaine, depuis plusieurs années. Il est pour le moins curieux que l’intérêt des médias, notamment en Europe, ait soudainement explosé depuis l’article du Washington Post au début de novembre 2005.

67.       Les déclarations de la Secrétaire d’Etat Condoleezza Rice, avant et pendant sa tournée en Europe en décembre 2005, et de son prédécesseur, Colin Powell, selon lesquelles les Etats-Unis ont toujours respecté la souveraineté nationale de leurs alliés, apparaissent à certains à la fois comme un reproche et un avertissement : « ne soyez donc pas hypocrites », et « voulez-vous vraiment que l’on dise ce qui s’est passé ? ».

68.       Dans l’affaire Abou Omar il est manifeste que la CIA a agi sans que les autorités judiciaires et policières italiennes, institutionnellement compétentes, aient été informées. Les magistrats milanais indiquent expressément que l’action des services américains – qu’ils estiment être un acte criminel – a empêché de conclure une enquête en cours contre le même Omar et qui était sur le point de rendre possible l’identification d’un réseau d’activistes considérés comme potentiellement dangereux. Le travail minutieux et hautement professionnel des Italiens a été ainsi rendu vain par l’irruption des agents de la CIA qui, en enlevant Abou Omar, ont saboté une importante opération anti-terrorisme. Cette « restitution » illustre d’une façon exemplaire comment ces actions, réalisées en dehors du cadre et des règles de l’Etat de droit, sont non seulement inacceptables d’un point de vue des principes juridiques et éthiques, mais également inefficaces, voire dommageables dans une perspective de la lutte contre le terrorisme. Cette absence de coopération et de confiance envers les autorités institutionnellement responsables de la répression de la criminalité ne peut qu’entraîner des conséquences très graves et met en question le fonctionnement même de l’Etat de droit et de son fondement démocratique. Dans ce même ordre d’idées, signalons que les autorités américaines de Ramstein refusent toute coopération avec le procureur allemand chargé du volet allemand de l’affaire Abou Omar, et cela sur instruction de Washington. Il apparaît difficile de croire qu’une pareille approche en matière de rapports entre autorités de pays différents puisse constituer une base valable pour une véritable coopération entre Etats appelés à œuvrer ensemble contre les formes les plus graves des menaces de notre temps.

b.       « Restitutions extraordinaires » et torture : un lien connu et accepté ?6

69.       Au cours de ces derniers mois, plusieurs anciens fonctionnaires des services secrets américains, certains ayant même occupé des postes de responsabilité, ont donné des interviews et fourni des renseignements sur de nombreux détails concernant les moyens mis en œuvre contre les terroristes ou les personnes suspectées de terrorisme. Ces déclarations, corroborées d’ailleurs par des indiscrétions de la part d’agents encore en service, confirment bien que l’administration américaine actuelle semble partir du principe que les règles de l’Etat de droit et les droits de l’homme ne sont pas conciliables avec une lutte efficace contre le terrorisme. Même le droit de la guerre, et en particulier les Conventions de Genève, ne sont pas acceptées ni appliquées. La délocalisation des lieux de détention à Guantanamo et ailleurs indique que mêmes les normes américaines sont considérées comme des obstacles par l’administration américaine. Les « restitutions extraordinaires » et les détentions clandestines facilitent le recours à des traitements dégradants et à la torture. C’est même le but expressément recherché comme semble le démontrer les déclarations citées aux points suivants.

70.       M. Michael Scheuer, un des architectes du système des « restitutions », d’ailleurs développé encore sous la présidence de Bill Clinton et avec l’accord de celui-ci, est l’ancien chef de l’unité « Bin Laden » de la CIA. Il a affirmé dans une interview avec DIE ZEIT15 que « la CIA a le droit de violer toutes les lois, sauf la loi américaine » . M Scheuer doute d’ailleurs de l’existence de prisons secrètes en Europe de l’Est, étant donné que les Etats-Unis disposent à son avis de capacités suffisantes à d’autres endroits, notamment en Irak et à Cuba.

71.       Dans une autre interview en octobre 2005 avec le Sunday Herald, M. Scheuer aurait dit au sujet de sa connaissance de l’usage de la torture qu’il n’a pas de doute à ce sujet, et que la Maison Blanche serait plus disposée à ignorer les détails juridiques (« to turn a blind eye on the legal niceties ») que la CIA elle-même. La CIA savait qu’elle devrait un jour en porter le blâme (“The Agency always knew it would be left holding the baby for this one.”)16.

72.       Dès mars 2005, dans une interview à la CBS, M. Scheuer a admis savoir que des suspects étaient exposés à la torture en Egypte, ajoutant qu’il était commode de trouver quelqu’un d’autre pour faire le sale boulot. (“It's very convenient. It's finding someone else to do your dirty work.”)17.

73.       M. Robert Baer, ancien agent de la CIA interviewé par le journaliste britannique Stephen Grey aurait dit : « si vous voulez une interrogation sérieuse, vous envoyez un prisonnier en Jordanie. Si vous voulez qu’il soit torturé, vous l’envoyez en Syrie. Si vous voulez que quelqu’un disparaisse – et qu’il ne soit jamais revu – vous l’envoyez en Egypte. »18

74.       M. Vincent Cannistraro, ancien chef du contre-espionnage de la CIA aurait dit qu’un détenu à Guantanamo suspecté d’appartenir à Al-Quaida refusant de coopérer aurait fourni de meilleures informations après avoir été livré à l’Egypte dans le cadre d’une procédure de restitution : ‘They promptly tore his fingernails out and he started to tell things’.19 M. Cannistraro aurait aussi dit que les prisons égyptiennes sont remplies de gars auxquels manquent les ongles des mains et des pieds. « It’s crude, but highly effective, although we could never condone it publicly. The Egyptians and Jordanians are not that squeamish.”20 M. Cannistraro a enfin assuré qu’il faut être sourd, stupide et aveugle (« deaf, dumb and blind ») pour croire que les Syriens n’auraient pas recours à la torture, même s’ils revendiquent le contraire.21

75.       Des fonctionnaires restés anonymes ont témoigné de manière encore plus directe. Par exemple, un responsable de la CIA directement impliqué dans les « restitutions » est cité par le Washington Post dès décembre 2002 pour dire ‘We don’t kick the [expletive] out of them. We send them to other countries so they can kick the [expletive] out of them.’”22

76.       ‘If you don’t violate someone’s human rights some of the time, you probably aren’t doing your job,’ aurait dit un fonctionnaire qui a supervisé la capture et le transfert de personnes accusées de terrorisme “23

77.       Un autre fonctionnaire directement impliqué dans les “restitutions” a dit qu’il savait que les personnes concernées seraient probablement torturées (‘I […] do it with my eyes open’).”24

78.       Des officiels de l’administration du Président Bush ont dit que la CIA, en pratique, utilise une définition étroite de ce qui compte comme « savoir » qu’un suspect a été torturé : ‘If we’re not there in the room, who is to say?25

79.       Un autre cas de « restitution » concerne un soi-disant militant islamiste actif au Canada et dénommé Arar. Selon des fonctionnaires américains parlant sous couvert d’anonymat, Arar aurait été remis à la Syrie où il aurait avoué sous la torture qu’il a séjourné en Afghanistan pour être entraîné comme terroriste, nommé ses instructeurs et donné d’autres détails.”26

80.       D’autres auraient assuré au Time qu’aucun Américain n’était dans la pièce dans laquelle les Syriens interrogeaient Zammar. Des fonctionnaires américains à Damas soumettaient des questions écrites aux Syriens, qui retransmettaient les réponses de Zammar. Les fonctionnaires du Département d’Etat appréciaient cet arrangement qui isolait le gouvernement américain de toute torture que les Syriens pourraient utiliser contre Zammar. Certains fonctionnaires du Département d’Etat ont suspecté que Zammar a bien été torturé.27

81.       Dans une interview avec Dana Priest (Washington Post) publiée en mars 2005, un autre fonctionnaire de la CIA impliqué dans les restitutions a qualifié les « assurances de non-torture» données par certains pays comme étant une véritable « farce »,28 et admis qu’il est largement entendu que des pratiques d’interrogation utilisées seraient illégales aux Etats-Unis.29 Il a indiqué dans la même interview qu’ « ils disent qu’ils n’en abusent pas, et cela satisfait les conditions juridiques, mais nous savons tous qu’ils le font ».30

82.       Il semble, de surcroît, que les partenaires de la CIA comprennent très bien l’attitude plus qu’ambiguë de cette dernière vis-à-vis de l’usage de la torture : un diplomate arabe d’un pays activement engagé dans des opérations anti-terroristes et qui partage des informations avec la CIA aurait dit qu’il n’est pas réaliste de croire que la CIA veuille vraiment assurer un suivi des assurances données. Ce serait stupide de les suivre, car alors on saurait ce qui se passe. C’est plutôt du « don’t ask, don’t tell ».31

83.       Dans ce contexte, on note qu'en mai 2005 le Comité contre la Torture des Nations Unies a considéré que la Suède avait violé les dispositions de la Convention contre la torture des Nations Unies de1984 du fait de l'envoi de Ahmed Agiza et de Mohammed al-Zari vers l'Egypte en décembre 2001 (voir Agazi c. Suède, CAT/C/34/D/233/2003 du 24 mai 2005).

84.       Un autre cas, concernant un dénommé Mamdouh Habib, citoyen australien arrêté au Pakistan en octobre 2002, suscite des discussions en Australie et met en évidence les difficultés juridiques qui résultent de l’usage de la torture: « Après avoir promis pendant plus de trois ans qu’elle allait poursuivre M. Habib en justice, l’administration Bush a informé les Australiens en janvier qu’elle ne le poursuivrait pas, car la CIA ne voulait pas que les preuves du transport de M. Habib en Egypte et ses allégations de torture soient soulevées devant le tribunal » auraient dit des fonctionnaires australiens.32

85.       A travers toutes ces informations et ces nombreux témoignages concordants, on peut affirmer qu’il existe de très nombreux indices, cohérents et convergents, qui permettent de conclure à l’existence d’un système de « délocalisation » et de « sous-traitance » de la torture. Les actes de torture, ou d’atteintes graves à la dignité des détenus en leur administrant des traitements inhumains ou dégradants, sont effectués en dehors du territoire national et en dehors de l’autorité des services secrets nationaux. Est-il donc de nos jours aussi simple de recourir à la torture ? Suffit-il de ne pas avoir ses propres services secrets physiquement présents dans la pièce d’interrogatoire et de feindre d’ignorer officiellement cette pratique pour pouvoir affirmer ne pas contrevenir à la loi ? Dans ce contexte, les déclarations de M. Schäuble, nouveau Ministre de l’Intérieur de l’Allemagne, apparaissent pour le moins très discutables, voire inquiétantes. Il semble trouver acceptable l’utilisation d’informations obtenues par des moyens douteux, pour autant que les services allemands ne commettent pas d’actes de tortures eux-mêmes.33

86.       De tels indices de l’existence de la pratique de la torture « en réseau » ont-ils pu vraiment échapper aux Etats membres du Conseil de l’Europe ? Quelle est alors leur part de responsabilité si les transports de détenus vers des lieux où ils seraient soumis à la torture, oserais-je dire de notoriété publique, sont intervenus grâce à l’utilisation de leurs infrastructures aéroportuaires ? Y a-t-il une véritable coopération des Etats européens avec les Etats-Unis, ou bien les premiers font-il étalage d’une duplicité de bon aloi ?

87.       Ces suppositions sont évidemment graves. Mais toutes ces questions exigent des réponses claires et nettes. L’avis que nous donnera la Commission de Venise en mars 2006 nous permettra de mieux connaître quelles seraient les conséquences juridiques de ces pratiques, notamment en ce qui concerne la responsabilité des Etats membres au vu des traités internationaux et des règles de droit international général auxquels ils sont soumis.

88.       En ce qui concerne précisément la connaissance des autorités d’Etats membres du Conseil de l’Europe de tortures commises par leurs « partenaires » dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, nous aurons le témoignage personnel, pendant la réunion de notre Commission, ce 24 janvier, de M. Craig Murray, ancien Ambassadeur britannique en Ouzbékistan. Les documents qu’il m’a déjà transmis, et qui m’ont incité à l’inviter à témoigner, semblent accuser les autorités britanniques qui, en connaissance de cause, auraient continué à utiliser des informations fournies par les services secrets ouzbèks obtenues sous la torture, et, de ce fait, encouragé la continuation de l’usage de celle-ci. M. Murray, n’ayant pas pu convaincre ses autorités de cesser ces pratiques, a démissionné de son poste34.

89.       Tout récemment, des accusations étaient publiées à l’encontre des services allemands qui auraient, eux aussi, dans le cadre d’une coopération avec le FBI américain, eu recours à la « sous-traitance » d’actes de torture. En l’occurrence, on aurait eu recours à la collaboration des services libanais et syriens. Des vérifications sont en cours et, au vu des déclarations citées ci-dessus, elles apparaissent nécessaires et urgentes.

c.       Quid des lieux de détention secrets ?

90.       En l’état actuel des recherches, il n’existe pas de preuves formelles et irréfutables de l’existence de véritables centres de détention secrets de la CIA en Roumanie, en Pologne ou dans d’autres pays. Néanmoins, il subsiste de nombreux indices provenant de sources que l’on doit considérer comme fiables qui justifient la poursuite du travail d’analyse et de recherche. Les informations requises auprès du Centre Satellitaire de l’Union européenne et d’Eurocontrol devraient être fournies et évaluées très prochainement. Le message égyptien, intercepté par les services suisses, et dont l’authenticité n’est plus mise en doute, ne contient pas des éléments très nouveaux, mais semble néanmoins indiquer une source différente quant à l’existence de ces centres. Les services égyptiens ont la réputation d’une certaine efficacité et de très nombreux éléments indiquent qu’ils ont prêté une collaboration très active dans les « restitutions ».

d.       Kosovo et Tchétchénie

91.       Pour ce qui est du Kosovo, le centre de détention de la Kfor (« Camp Bondsteel ») n’est pas « secret » dans la mesure où son existence est bien connue depuis longtemps. Le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, M. Gil-Robles, avait déjà fait état en 2002 des constatations qu’il avait fait sur place. Entendu le 13 décembre dernier par notre Commission, le Commissaire aux droits de l’homme a répété que le centre de détention de la Kfor avait « de nombreux parallèles avec Guantanamo : des détenus arrêtés en dehors de toute procédure judiciaire, sans garantie judiciaire, sans avocat.» Le camp Bondsteel n’est, d’autre part, pas accessible aux inspections du Comité contre la Torture du Conseil de l'Europe (CPT), qui a pourtant le droit d’inspecter tous les lieux de détention dans les Etats parties à la Convention européenne contre la torture (dont la Serbie Monténégro). Les négociations avec la Kfor sont en cours.

92.       Pour ce qui est de la Tchétchénie, le rapport de M. Bindig, qui sera discuté en session plénière ce 25 janvier, fait état de nombreux cas de disparitions forcées et de tortures ainsi que de l’existence de lieux de détention secrets qui ont déjà été sévèrement critiqués par le CPT dans deux Déclarations Publiques auxquelles je me suis référé dans ma note introductive de décembre 2005, et qui attendent encore que leur soit accordée par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe l’importance qui leur est due.

F.       Perspectives pour la suite de l’enquête

93.       Les réponses d’Eurocontrol et du Centre Satellitaire de l’Union européenne semblent être imminentes, les autorités roumaines ayant donné leur accord à la fourniture de photos satellitaires d’endroits situés sur leur territoire. On ne pourra se prononcer sur l’importance et la portée de telles informations qu’ultérieurement.

94.       Les éléments de faits connus jusqu’à ce jour, grâce aussi aux initiatives du Conseil de l’Europe, ont conduit le Parlement européen à constituer une commission spéciale temporaire chargée d’enquêter sur les éventuels agissements illégaux dans la lutte contre le terrorisme qui auraient eu lieu dans les Etats de l’Union européenne ou dans les Etats candidats à l’adhésion. Cette décision contribue à attester du caractère sérieux des indices connus jusqu’à ce jour. Il est réjouissant que d’autres institutions internationales se penchent sur ces questions et il est bien évident que de la part du Conseil de l’Europe et de son Rapporteur il y aura une pleine et totale disponibilité de collaboration.

95.       Il convient de citer aussi le travail remarquable de différentes ONG ainsi que de nombreux journalistes d’enquête. Ils représentent l’engagement d’une société civile qui veut connaître la vérité et qui n’accepte pas que la lutte contre le terrorisme – absolument indispensable – puisse justifier le recours à des moyens inqualifiables et constituer ainsi un danger de retomber dans la barbarie. Aussi les fonctionnaires, qui connaissent de près les faits, et qui, en leur conscience, ne peuvent accepter ces méthodes, constituent-ils une voie importante vers la découverte de la vérité. Ces derniers sont confrontés à deux obligations contradictoires, le secret professionnel et le devoir éthique de ne pas prêter leur concours à des actes contraires à la dignité de l’homme. Dans ce contexte le « whistleblowing » n’est pas un acte de délation ou de trahison, mais bien l’expression d’un engagement et d’un acte de courage civils.

96.       Les réponses que les Etats membres du Conseil de l’Europe doivent fournir dans le cadre de la procédure de l’article 52 de la Convention européenne des Droits de l’Homme doivent parvenir au Secrétaire général d’ici au 21 février 2006. Ces réponses pourront constituer un élément d’évaluation supplémentaire.

97.       De même l’avis juridique demandé à la Commission de Venise revêt une importance particulière pour les conclusions du rapport final, notamment au sujet des obligations des Etats membres, découlant de la Convention européenne des Droits de l’Homme, pour assurer que leur territoire, et même leur espace aérien, ne soient pas utilisés abusivement à des fins impliquant des violations des droits de l’homme, même par des Etats tiers amis et alliés. Il faudra analyser, et le cas échéant améliorer, les procédures nationales de surveillance administrative et de contrôle parlementaire des services secrets, pour assurer que des abus ne peuvent pas être perpétrés sous le couvert de la confidentialité des procédures actuelles. Le recours fréquent à la notion de « secret d’Etat » et des « intérêts supérieurs » dont le pouvoir exécutif fait souvent usage pour refuser de donner des informations doit aussi susciter la réflexion des parlementaires.

98.       L’expérience que je suis en train de vivre comme rapporteur dans cette affaire particulièrement délicate et complexe me conduit aussi à me poser un certain nombre de questions quant aux moyens à disposition de l’Assemblée parlementaire pour mener ce genre d’enquêtes. Lorsque les recherches portent sur des possibles violations des droits de l’homme, qui ne se limitent pas à des cas individuels (pour lesquels la Cour européenne des Droits de l’Homme est compétente) et qui dépassent les frontières, tendent à échapper aux procédures nationales, on est ainsi en droit de se demander si les instruments actuels sont vraiment encore adéquats. Au lieu d’un seul parlementaire rapporteur soutenu par les ressources ordinaires du secrétariat de la commission, déjà largement débordé par d’autres rapports en cours, on pourrait sérieusement se demander si la constitution d’une véritable commission d’enquête, assistée d’experts et munie de véritables droits d’investigation ne serait pas une solution meilleure et mieux à même de faire face à ces nouveaux, importants défis.

99.       Comme nous l’avons déjà indiqué, à ce jour, il n’existe pas d’éléments décisifs permettant d’affirmer qu’en Europe il existe des camps de détention comme celui de Guantanamo Bay. Il est par contre prouvé – et cela n’a d’ailleurs pas été démenti – que des personnes ont été enlevées, privées de leur liberté et de tout droit et transportées en différentes localités d’Europe, pour être remises à des pays où elles ont été soumises à des traitements dégradants et à la torture. Cela est suffisamment grave pour justifier la continuation des recherches du Conseil de l’Europe et la mobilisation de tous les Etats membres pour établir la vérité.

100.       Les moyens qui doivent être mis en œuvre contre le terrorisme font l’objet d’un vif débat aux Etats-Unis. Le fait que des centres de détention et d’interrogatoire aient été délocalisés dans d’autres pays est bien la preuve qu’on est parfaitement conscient que les méthodes employées ne sont pas compatibles avec l’ordre juridique américain. Il importe que l’Europe exprime clairement et sans équivoques possibles qu’elle n’entend absolument pas tolérer de pareils agissements sur son territoire, ni ailleurs.

101.       Il apparaît tout aussi inacceptable et détestable de se mettre la conscience en paix en déléguant ces tâches – détentions secrètes illégales et usage de la torture – à des pays tiers (notoirement objets depuis longtemps de dénonciations précises et répétées de très graves violations des droits de l’homme et de l’absence de tout contrôle démocratique).

102.       En fait, notre démarche doit aller bien au-delà de l’établissement de l’existence ou pas de centres de détention secrets en Europe. L’enjeu est encore plus important. L’administration américaine actuelle estime manifestement que les instruments traditionnels de l’Etat démocratique fondé sur la primauté du droit – la justice, les garanties constitutionnelles d’un procès équitable, le respect de la dignité humaine – ne sont pas aptes à faire face à la menace terroriste. Les personnes supposées être des terroristes sont ainsi arrêtées, interrogées, déportées et détenues sans jouir d’aucun droit et d’aucune garantie, en acceptant ainsi le risque concret et inévitable de soumettre à ce traitement des personnes totalement innocentes (au sein de la CIA même une enquête interne serait en train de faire la lumière sur plusieurs cas de personnes enlevées, privées de leur liberté et torturées, avant qu’on se rende compte qu’on s’était trompé de cible). L’Europe est-elle prête à accepter une pareille approche ? Peut-on vraiment dire que les droits de l’homme constituent un obstacle à la sécurité nationale ? Existe-t-il une véritable sécurité sans respect de la dignité humaine ?

103.       La sécurité des citoyens et la lutte contre la menace terroriste constituent indiscutablement des priorités fondamentales pour les démocraties et un immense défi pour l’Etat de droit. Dans un jugement remarquable du mois de juin 2004, la Cour suprême américaine est très claire : L’enjeu dans ce cas n’est rien de moins que celui de l’essence d’une société libre. Si cette nation reste attachée aux idéaux symbolisés par son drapeau, elle ne doit pas utiliser les armes des tyrans pour résister à un assaut des forces de la tyrannie. Un dialogue franc, ouvert et institutionnellement transparent entre les deux côtés de l’Atlantique apparaît nécessaire, absolument indispensable, pour mettre en œuvre les moyens les plus efficaces pour contrer les menaces nouvelles. À condition que les uns répondent aux questions et que les autres soient vraiment disposés à les poser.

*       *       *

Mise à jour : 23.01.06

Le 23 janvier 2006, le rapporteur a reçu des informations à la fois du Centre Satellitaire de l’UE et d’Eurocontrol. Il va désormais procéder à l’analyse des informations transmises (images satellites, plans de vols).


ANNEXE I

Détentions secrètes dans les Etats membres du Conseil de L’Europe:
Chronologie

Rapporteur de la Commission des questions juridiques et des droits de l’homme (AS/Jur): M. Dick Marty, Suisse, ADLE (nommé le 13.12.2005)
Rapporteur pour avis de la Commission des questions politiques : M. Peter Schieder, Autriche, SOC

• Mandat: Doc 10748, Renvoi 3153 du 25.11.2005
• Expiration du renvoi pour adoption du rapport: 25.11.2007

Réunion du AS/Jur 7.11.2005:
• a examiné la possibilité de saisir la Commission permanente de l’Assemblée d’une demande de débat d’urgence
• [provisoirement] a nommé son Président, M. Marty, comme rapporteur et l’a chargé de collecter des informations pertinentes et de présenter ses conclusions lors de la prochaine réunion
• l’a autorisé à effectuer des visites d’informations en Pologne et en Roumanie, s’il l’estime nécessaire
• lui a laissé le soin d’adresser, s’il l’estime nécessaire, une demande de débat d’urgence au Président de l’Assemblée au nom de la Commission
• a invité le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe de demander aux États Parties à la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) des informations à ce sujet (Article 52)

14.11.2005:       Lettres adressées aux autorités des USA (observateur auprès du Conseil de l'Europe), et aux délégations polonaise et roumaine de l’APCE, demandant des informations
17.11.2005:       réponse de la délégation roumaine de l’APCE

Réunion AS/Jur du 22.11.2005:
• a examiné et pris note d’une note d’information (AS/Jur (2005) 52 rév 2) présentée par le rapporteur, décidé de la déclassifier et de la transmettre au Bureau afin qu’elle puisse faire l’objet d’une diffusion publique lors de la Commission permanente qui se déroulera à Bucarest le 25 novembre 2005
• a eu un échange de vues avec Mme Kathalijne Buitenweg, députée européenne (Pays-Bas, Group des Verts), membre de la Commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures du Parlement européen, et M. Emmanuel Crabit, administrateur principal à la Direction générale justice, liberté et sécurité de la Commission européenne
• a demandé à son Président de déposer une proposition de résolution relative aux allégations sur l’existence de centres de détentions secrets dans des Etats membres du Conseil de l’Europe et de proposer au Président de l’Assemblée le renvoi de ce texte à la Commission des questions juridiques et des droits de l’homme pour rapport dans les délais les plus brefs (lettre envoyée le 24.11.2005)

29.11.2005:       Lettres adressées à M. Frank Asbeck, Directeur du Centre satellitaire de l’Union européenne, et à M. Victor Aguado, Directeur Général de Eurocontrol, pour demander leur coopération
5.12.2005:       Lettre reçue de Eurocontrol, informant qu’ils sont dans l’attente de l’accord de l'organe de décision des États membres
6.12.2005:       Lettre reçue de l’Ambassadeur des Etats-Unis (observateur auprès du Conseil de l'Europe), incluant une déclaration publique de la Secrétaire d’Etat des USA du 5.12.2005
[7.12.2005:       Lettres de M. Frattini, Vice-Président de la Commission européenne à Mme Benita Ferrero-Waldner, Commissaire européen, et à M. Jacques Barrot, Vice-Président de la Commission européenne, demandant de soutenir la demarche de M. Marty (concernant respectivement le centre satellitaire de l’UE et Eurocontrol)]
9.12.2005:       Réponse Intérim provisoire du Centre satellitaire de l'UE

12.12.2005:        AS/Bur a invité les parlements nationaux à coopérer pleinement avec M. Marty dans le cadre de la préparation de son rapport

Réunion AS/Jur du 3.12.2005:
• a eu un échange de vues avec Mme Maud de Boer Buquicchio, Secrétaire Générale adjointe du Conseil de l'Europe, M. Alvaro Gil-Robles, Commissaire aux Droits de l’Homme du Conseil de l'Europe, M. Cem Özdemir, membre du parlement européen (Allemagne, groupe des Verts/Alliance libre européenne), et M. Emmanuel Crabit, administrateur principal à la Direction Générale de la liberté, sécurité et justice de la Commission européenne
• a entendu une communication du rapporteur sur les développements intervenus sur cette question depuis la dernière réunion
• a approuvé un communiqué du rapporteur
• a autorisé le rapporteur à se rendre au siège des institutions européennes et à effectuer des visites d’information dans certains Etats membres du Conseil de l'Europe, s’il l’estime nécessaire
• a décidé de demander à la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) de préparer un avis juridique sur la légalité des détentions secrètes de personnes à la lumière des obligations internationales des Etats membres du Conseil de l'Europe, en particulier la Convention européenne des Droits de l'Homme et la Convention pour la prévention de la torture, et exprimé le souhait que cet avis parvienne à la commission dans les meilleurs délais
• a chargé son président d’adresser au Bureau une demande de tenir un débat selon la procédure d’urgence sur « les allégations de détentions secrètes dans des États membres du Conseil de l'Europe » lors de la partie de session de l’Assemblée de janvier 2006

14.12.2005:       Lettre adressée à M. Brian Ross, Journaliste ABC
14.12.2005:       Lettre adressée à M. Lenn Downie, Editeur, Washington Post
14.12.2005:       Lettre reçue de M. Frank Asbeck, Centre satellitaire de l’UE, informant que la fourniture d’images satellite ne rentre pas dans le cadre de la mission du Centre
15.12.2005:       Lettre envoyée à la Commission de Venise demandant un avis juridique (voir l'Annexe III)
16.12.2005:       "Notice d’information" (réponse) de la délégation polonaise
16.12.2005:       Lettre envoyée au Président de l’Assemblée proposant de tenir un débat selon la procédure d’urgence
19.12.2005:       Lettres envoyées à toutes les délégations de l’APCE, incluant des questions que les députés pourraient soumettre à leurs gouvernements et une liste des plans de vol suspects (voir l'Annexe II)
21.12.2005:       Lettre reçue de Washington Post (M. Downie), informant qu’il n’est pas possible de divulguer les sources
21.12.2005:       Lettre de suivi adressée à M. Iwinski, Chef de la délégation polonaire de l’APCE
22.12.2005:       Lettre envoyée à M. Javier Solana, SG du Conseil de l’Union européenne, lui demandant d’autoriser la coopération du centre satellitaire de l'UE
10.01.2006:       Lettre de la Commission de Venise : adoption de son avis prévue les 17-18.03.2005
11.01.2006:       Lettre de rappel adressée à M. Victor Aguado, Directeur Général de Eurocontrol +
e-mail de rappel du secrétariat AS/Jur au secrétariat de M. Solana
16.01.2005:       Messages de rappel envoyés à M. Iwinski et M. Ross (ABC)
19.01.2006:        Lettre reçue de ABC (au nom de M. Brian Ross) informant qu’il n’est pas possible de divulguer les sources, mais qu'il sera possible de nous transmettre la vidéo du reportage du 5.12.2005 (M. Marty a répondu qu'il souhaitait recevoir la vidéo du reportage)
23.01.2006 :       Informations transmises par le Centre Satellitaire de l’UE et Eurocontrol

***************

Contacts au sein du secrétariat:

M. Andrew Drzemczewski, Chef du secrétariat
Tél: +33 3 88 41 23 26; Fax: +33 3 88 41 27 02; e-mail: [email protected]
M. Günter Schirmer, Secrétaire
Tél: +33 3 88 41 28 09; Fax: +33 3 88 41 27 02; e-mail: [email protected]


ANNEXE II

Lettre du 19 décembre 2005 de M. Dick Marty, Président de la Commission des questions juridiques et des droits de l'homme aux Présidents des délégations nationales

Comme vous le savez sans doute, la Commission des questions juridiques et des droits de l'homme m’a chargé d’élaborer un rapport sur « les allégations sur l’existence de centres de détention secrets dans des Etats membres du Conseil de l'Europe» (Doc. 10748).

Lors de sa dernière réunion, qui s’est déroulée à Paris le 13 décembre 2005, la Commission s’est interrogée sur les démarches qui ont été entreprises au sein des parlements nationaux sur cette question. En réponse à la demande exprimée par plusieurs membres de la Commission, j’ai été chargé d’élaborer une liste de questions pertinentes qui pourraient être adressées par des parlementaires à leurs gouvernements.

Je vous saurais gré de bien vouloir transmettre au plus vite cette liste aux membres de votre Parlement. La pression ainsi exercée au sein des parlements nationaux accompagnera et renforcera celle exercée par les organisations internationales. 

A cet égard, je vous serais reconnaissant de bien vouloir me transmettre copie des réponses qui vous ont été ou vous seront adressées en réponse à ces questions. Ces informations me seront, en effet, d'une très grande utilité si l’Assemblée décide de donner suite à la proposition de la Commission de tenir un débat d'urgence sur cette question lors de la partie de session de janvier 2006.

En vous remerciant à l'avance de votre coopération, …

[Une liste des plans de vol suspects de la CIA était jointe à cette lettre.]

Annexe à la lettre:

Questions que les membres de l’Assemblée parlementaire pourraient poser à leurs gouvernements respectifs au sein de leur Parlement national :

Services secrets :

- Le Gouvernement est-il systématiquement informé des activités de services secrets étrangers (en particulier la CIA) sur le territoire national ?

- De quelle manière contrôle-t-il la coopération entre les services secrets nationaux et ceux des pays partenaires ? Dans quelle mesure le Gouvernement pourrait-il avoir toléré certaines activités illégales de services secrets étrangers sur le territoire national en adoptant une attitude passive ?

- Existe-t-il des accords particuliers avec les Etats-Unis en matière de lutte contre le terrorisme (incluant éventuellement la possibilité pour les Etats-Unis de disposer de bases sur le territoire national, voire de procéder indépendamment à des opérations de police) ?

Centres de détention secrets :

- Le gouvernement dispose-t-il d’informations eu égard à l’existence de centres secrets de détention sur le territoire national ou ailleurs en Europe ? Si oui, lesquelles ? Depuis quand ?

- Les autorités ont-elles été contactées par des autorités étrangères, ou par des services secrets étrangers, en vue d’autoriser des détentions (secrètes) et/ou des « restitutions » de détenus sur le territoire national ?

- Le Gouvernement a-t-il demandé des informations aux autorités américaines eu égard aux allégations de l’existence de centres de détention secrets sur le territoire européen ? Si oui, quelles réponses a-t-il reçues à ce jour ?

Vols et survols du territoire national par des avions de la CIA / Transports de détenus :

- Le Gouvernement a-t-il connaissance de vols et de survols du territoire national par des avions affrétés par la CIA, ou par des services annexes (« outsourcing ») ? Si oui, depuis quand et quelle a été leur fréquence ?

- Le Gouvernement, ou les autorités compétentes, a-t-il (ont-elles) reçu des demandes d’autorisation pour les vols et survols en question ? Si oui, quelle a été sa réponse ?

- Quels renseignements doivent être apportés à de telles demandes d’autorisation ? Une liste nominative des passagers doit-elle être (toujours) transmise ?

- Quelles sont les implications des accords de l’OTAN, ou d’autres accords similaires, sur les procédures de demande d’autorisation pour les vols allégués ? Ces procédures ne s’appliquent-elles qu’aux vols militaires ou sont-elles extensibles aux vols civils ?

- Le Gouvernement a-t-il connaissance de (ou toléré par sa passivité des) transports illégaux de détenus dans ces vols ? Si oui, depuis quand ?

- Quelle est la base juridique permettant le transport par un pays tiers de personnes détenues via le territoire national ? Le Gouvernement a-t-il jamais donné une autorisation à ce genre de transport ? Si oui, quelles sortes d’assurances peut-il exiger quant aux conditions de détention de ces prisonniers ?

- Le Gouvernement a-t-il connaissance d’atterrissages sur le territoire national d’avions ayant pu transporter de tels détenus (par exemple, en train d’être transportés vers la base de Guantanamo)? Si oui, lesquels ?

- Le Gouvernement a-t-il connaissance, ou a-t-il passivement ou activement été impliqué dans la réalisation d’enlèvement(s) par des services secrets étrangers sur le territoire national, ou d’autres États ? Des enquêtes judiciaires ont-elles été ouvertes sur ces faits ? Si oui, quels en sont les résultats à ce jour ?

- Le Gouvernement a-t-il demandé des informations aux autorités américaines eu égard aux allégations de vols et survols du territoire national par des avions affrétés par la CIA ayant éventuellement transporté illégalement des détenus ? Si oui, quelles réponses a-t-il reçues à ce jour ?


ANNEXE III

Lettre du 15 décembre 2005 de M. Dick Marty, Président de la commission des questions juridiques et des droits de l'homme, à M. Antonio La Pergola, Président de la Commission européenne pour la démocratie par le droit
[traduction de l'anglais]

Ainsi que vous le savez certainement, je suis en train de rédiger un rapport sur « l’existence de centres de détention secrets dans des États membres du Conseil de l'Europe » (Doc. 10748 de l’APCE et document AS/Jur (2005) 52 rev 2, copies ci-jointes). Dans ce contexte, j’ai été chargé par la commission des questions juridiques et des droits de l'homme de demander à la Commission de Venise un avis juridique.

La commission apprécierait de recevoir un avis concernant les deux questions suivantes qui sont liées entre elles :

1.        Une évaluation de la légalité de la détention secrète à la lumière des obligations de droit international des Etats membres du Conseil de l'Europe, notamment de la Convention européenne des Droits de l'Homme et de la Convention européenne pour la prévention de la torture. En particulier, dans quelle mesure un Etat est-il responsable s’il permet – activement ou passivement – la détention illégale ou l’enlèvement par un Etat tiers ou par un agent de celui-ci ?

2.        Quelles sont les obligations juridiques des Etats membres du Conseil de l'Europe, en vertu du droit international des droits de l'homme et du droit international général, en ce qui concerne le transport de détenus par d’autres Etats à travers leur territoire, y compris leur espace aérien ? Quel lien y-a-t-il entre ces obligations et d’éventuelles obligations contraires découlant d’autres traités, notamment de traités conclus avec des Etats non membres ?

Etant donné que mon rapport doit être présenté à la session de l’Assemblée du 23 au 27 janvier 2006, j’apprécierais beaucoup que ledit avis juridique, ou du moins une version intérimaire ou provisoire de celui-ci, puisse être remis à la commission des questions juridiques et des droits de l'homme avant la partie de session de janvier 2006 de l’Assemblée.


ANNEXE IV

Communication du 21 novembre 2005 du Secrétaire général du Conseil de l'Europe aux Parties Contractantes à la CEDH

Demande d’explications conformément à l’article 52 de la Convention européenne des Droits de l’Homme

Le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe,

Vu les dispositions de la Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (ci-après « la Convention ») et ses Protocoles ;

Vu aussi la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme, qui a donné une expression concrète aux droits et libertés définis par elle, et qui a affirmé que le droit et la pratique des Hautes Parties Contractantes devaient être conformes à la Convention et à ses Protocoles ;

Notant que de récents rapports ont suggéré que des personnes, notamment des personnes suspectées d’être impliquées dans des actes terroristes, avaient pu être appréhendées et détenues, ou transportées alors qu’elles étaient privées de leur liberté, par ou à l’instigation d’une agence relevant d’un autre Etat, avec la coopération active ou passive des Hautes Parties Contractantes à la Convention ou par les Hautes Parties Contractantes elles-mêmes, de leur propre initiative, sans que ces privations de liberté aient été reconnues par les autorités ;

Eu égard à l’importance fondamentale des garanties prévues dans la Convention contre la privation arbitraire de liberté en elles-mêmes, ainsi que pour la protection du droit à la vie et le respect de l’interdiction absolue de la torture ou des traitements ou peines inhumains ou dégradants ;

Considérant que, en vertu de l’article 1er de la Convention, les Hautes Parties Contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés garantis par la Convention ; que si les autorités d’un Etat contractant participent à des actes commis par les agents d’un autre Etat ou les approuvent, formellement ou tacitement, alors que ces actes affectent des droits de la Convention, la responsabilité dudit Etat contractant peut se trouver engagée au regard de la Convention, et que cette responsabilité peut également se trouver engagée lorsque les agents de cet Etat outrepassent leurs compétences ou contreviennent aux instructions reçues ;

Considérant également que les privations de liberté non reconnues soulèvent de graves questions au regard de l’application effective et du respect de la Convention, notamment de ses articles 2, 3, 5, 6, 8, 13 et l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention ;

Agissant en vertu des pouvoirs qui lui sont conférés par l’article 52 de la Convention européenne des Droits de l’Homme :

1.       Invite les Gouvernements des Hautes Parties Contractantes à fournir une explication sur la manière dont le droit interne assure l’application effective des dispositions de la Convention et ses Protocoles additionnels, tels qu’interprétées par la Cour européenne des Droits de l’Homme, sur les points spécifiques suivants :

2. Invite les Gouvernements à fournir ces explications le 21 février 2006 au plus tard.


1 Voir Doc. 10497, rapport de la commission des questions juridiques et des droits de l’homme (rapporteur : McNamara) et Résolution 1433 (2005), relative à la légalité de la détention de personnes par les Etats-Unis à Guantánamo Bay.

2 Résolution 1433 (2005), précitée, § 10, vii.

3 démenti fermement réitéré le 7 décembre 2005 par le Président Aleksander Kwasniewski

4 Voir le document AS/Jur (2005) 52 rév 2, note d’information présentée par le rapporteur. Voir également la déclaration sur les allégations sur l’existence de centres de détention secrets dans des Etats membres du Conseil de l’Europe adoptée par la Commission permanente de l’Assemblée réunie à Bucarest, le 25 novembre 2005 (Carnet de bord N°2005/130).

5 Un reporter de la chaine TV allemande ZDF, M. Brase, m’a fait part d’un certain nombre d’informations et de contacts avec des acteurs locaux que je suivrai dans le cadre de la poursuite de mon enquête.

6 Stephen H. Oleskey, de la société WilmerHale

7 Le rapporteur a rencontré le magistrat qui dirige l’enquête, le Procureur Armando Spataro, et a pu obtenir ainsi toutes les informations nécessaires, dans la mesure où le secret et les exigences de la procédure le permettaient. Le cas Abu Omar est également décrit dans le livre, déjà cité, du journaliste du Corriere della Sera, Guido Olimpio, Operazione Hotel California, Feltrinelli, octobre 2005

8 Dana Priest, « Covert CIA Program Withstands New Furor – Anti-Terror Efforts Continue to Grow », in The Washington Post, 30.12.2005.

9 Charlie Savage, « Bush could bypass new torture ban – Waiver right is reserved », in The Boston Globe, 04.01.2006.

10 Résolution 1433 (2005), relative à la légalité de la détention de personnes par les Etats-Unis à Guantánamo Bay, § 1.

11 Idem, § 8. x.

12 Recommandation 1402 (1999) relative au contrôle des services de sécurité intérieure dans les Etats membres du Conseil de l’Europe, § 4.

13 Michael Scheuer, dans « DIE ZEIT » du 29.12.2005 parle de « centaines, mais pas de milliers » de personnes détenues par les Etats-Unis dans le cadre des « restitutions ».

14 si, selon la liste obtenue de l’Office pour la Sécurité de la navigation aérienne allemande par le groupe du parti de la gauche en Allemagne, deux avions liés à la CIA auraient atterri dans des aéroports situés en Allemagne en 2002 et en 2003, à respectivement 137 et 146 reprises, alors je n’ose pas extrapoler le nombre de vols potentiellement suspects des 40 avions réputés liés à la CIA, dans tous les Etats membres du Conseil de l’Europe, pendant la période en question !

15 DIE ZEIT, 29.12.2005

16 Neil Mackay, “These Two Men Are Experts on Rendition: One Invented it, the Other Has Seen Its Full Horrors,” Sunday Herald (Scotland), October 16, 2005, available at http://www.sundayherald.com/52305.

17 Id.

18 Stephen Grey, “America’s Gulag.” The New Statesman, May 17, 2004, available at http://www.newstatesman.com/200405170016.

19 “Ils lui ont rapidement arraché les ongles, et il a commencé à dire des choses” - Knut Royce, “Mixed Reviews from Experts. Critics: Make Case on Deceit, Not Terror”, Newsday, February 6, 2003.

20 “C’est cru mais particulièrement efficace, bien que nous ne puissions jamais l’avouer publiquement. Les égyptiens et les jordaniens ne sont pas si délicats » - Ian Bruce, “Middleman Reveals Al Qaeda Secrets,” The Herald (Scotland), October 17, 2002.

21 Shannon McCaffrey, “Canadian Sent to Syrian Prison Disputes U.S. Claims Against Torture,” Knight-Ridder, August 1, 2004.

22 « Nous ne leur défonçons pas la gueule. Nous les envoyons dans des autres pays qui eux peuvent leur défoncer la gueule » - Dana Priest & Barton Gellman, “U.S. Decries Abuse But Defends Interrogations,” Washington Post, December 26, 2002, available at http://www.washingtonpost.com/ac2/wp-dyn/A37943 - 2002Dec25?language=printer; voir également Doc. 10497, rapport de la commission des questions juridiques et des droits de l’homme, rapporteur : McNamara relatif à la légalité de la détention de personnes par les Etats-Unis à Guantánamo Bay.

23 “Si vous ne violez pas les droits de l’homme de quelqu’un, c’est que vous ne faites probablement pas votre travail comme il faut” - Id.

24 Id.

25 Id.

26 Clifford Krauss, “Qaeda Pawn, U.S. Calls Him; Victim, He Calls Himself,” New York Times, November 18, 2003.

27 “Si nous ne sommes pas présents dans la pièce, qui ira le raconter ? » - Mitch Frank, “Help From an Unlikely Ally,” Time, July 1, 2002.

28 Dana Priest, “CIA’s Assurances on Transferred Suspects Doubted,” Washington Post, March 17, 2005, available at http://www.washingtonpost.com/wp-dyn/articles/A42072-2005Mar16.html.

29 Id.

30 Id.

31 « On ne demande rien, donc on ne dit rien » - Id.

32 Raymond Bonner, “Australians Uneasy About U.S. Detainee Case,” New York Times, April 10, 2005.

33 Spiegel online 16 décembre 2005; voir aussi la position opposée du Président de la Cour constitutionnelle, M. Papier, au Handelsblatt du 26 décembre 2005

34 voir dans ce contexte l’arrêt du 8 décembre 2005 de la Chambre des Lords réaffirmant que des informations obtenues sous la torture ne peuvent pas être utilisées comme preuves devant les tribunaux.