Discours du Président de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe à l’occasion d’une réunion conjointe entre l’Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe et le Parlement européen sur le thème « Construire une Europe »

(Strasbourg, 25 Septembre)

Woody Allen a exposé un jour son point de vue sur la vie dans un dialogue entre deux vieilles dames, pensionnaires d’une maison de retraite : « La nourriture est exécrable ici », dit l’une ; « oui », répond l’autre, « et les parts sont trop petites ».

Cette histoire me semble s’appliquer aussi à la manière dont l’opinion publique perçoit l’Europe, car on aime détester l’Europe, mais volens nolens, on ne peut vivre sans elle.

Chaque anicroche dans les travaux de l’Union européenne est considérée comme annonçant la ruine imminente de celle-ci.

De son côté, le Conseil de l'Europe n’est pas à l’abri des préjugés, puisque son utilité est constamment remise en question par les médias ou certains agents gouvernementaux, en général ceux qui savent le moins ce qu’il est et ce qu’il fait.

Pourtant, les citoyens de l’Europe – indépendamment de l’enthousiasme avec lequel ils adhèrent ou non à l’idée européenne – vivent et respirent l’Europe chaque jour, dans presque tous les aspects de leur vie, souvent sans en être même conscients.

On aurait grand tort, toutefois, d’imputer à la seule ignorance le manque de popularité de l’Europe. L’absence de clarté, par exemple, est une accusation que l’on ne saurait écarter facilement. Nos concitoyens ne soutiendront nos actions que s’ils savent clairement ce que nous faisons en leur nom.

Tout d’abord, existe-t-il « une Europe » ? N’existe-t-il pas plutôt plusieurs Europe ? La nouvelle Europe, la vieille Europe, l’Europe élargie, l’Europe restreinte, l’Europe des Quinze, des Vingt-cinq ou des Quarante-cinq, l’Europe à la carte et l’Europe plat du jour ?

En fait, qu’est-ce que l’Europe ? La plupart des gens pensent automatiquement à l’Union européenne. D’autres – moins nombreux, hélas ! – songent au Conseil de l'Europe. Mais à la vérité, ni Bruxelles, ni Strasbourg n’ont un droit d’exclusivité sur le label Europe, car l’Europe n’est ni un organisme, ni une institution, ni un mécanisme ; c’est une idée, une vision d’un continent paisible et prospère fondé sur une coopération toujours plus étroite entre tous ses peuples et gouverné par une série commune de valeurs qui relèvent de la démocratie, des droits de l'homme et de l’État de droit. Ni l’Union européenne, ni le Conseil de l'Europe ne sont une fin en soi ; ce sont des moyens de concrétiser – suivant des voies sensiblement différentes, mais complémentaires – la vision née au lendemain de la seconde Guerre mondiale et décrite en termes presque identiques dans le Statut du Conseil de l'Europe et dans le Traité de Rome.

Le titre de notre réunion présente l’Europe comme une idée, non comme une institution ou un mécanisme, et ce raisonnement n’a pas que des conséquences théoriques, puisqu’il détermine nos responsabilités respectives, mais aussi mutuelles.

Ce qui est encore plus important, c’est que comme idée et non comme appareil bureaucratique, l’Europe reste capable d’inspirer et de motiver nos citoyens, des Açores à l’Azerbaïdjan. Si nous, les représentants de l’Europe institutionnelle, voulons retrouver le soutien des Européens, nous devons nous souvenir – pour le leur rappeler – que l’Europe est aussi un système de valeurs, et non pas seulement une taxe à la valeur ajoutée.

En l’espace de très peu de temps, l’Union européenne va s’étendre à vingt-cinq pays membres et se doter d’une constitution. Ces deux événements auront des conséquences d’une grande portée, qui se feront sentir au-delà des frontières de l’Union européenne élargie et auxquelles se rapportent les deux sous-thèmes de la réunion d’aujourd’hui : les relations entre le Conseil de l'Europe et l’Union européenne d’une part, la liberté de circulation, la migration et les contrôles aux frontières en Europe, d’autre part.

L’Assemblée s’intéresse à la première question depuis quelque temps. Trois rapports récents – notamment le dernier en date, présenté par M. Pangalos en janvier cette année – exposent notre position à cet égard, qui consiste à demander à l’Union européenne et à ses États membres de faire trois choses.

La première, c’est d’incorporer la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et la Convention européenne des Droits de l'Homme dans le futur traité constitutionnel, afin de leur conférer un caractère juridique contraignant.

La deuxième, c’est d’inclure dans ce futur traité constitutionnel une clause portant sur l’adhésion de l’Union à la Convention européenne des Droits de l'Homme.

La troisième, c’est d’entreprendre sans retard des négociations avec le Conseil de l’Europe et ses États membres afin d’élaborer les instruments juridiques nécessaires en vue de cette adhésion.

À l’occasion de ce débat, Walter Schwimmer, Secrétaire Général du Conseil de l'Europe, a présenté une proposition fondée sur la position de l’Assemblée et a demandé à l’Union européenne de devenir un partenaire associé du Conseil de l'Europe, ce qui lui permettrait de prendre part aux délibérations et décisions non seulement juridiques, mais aussi politiques sur la Convention européenne des Droits de l'Homme et d’autres instruments pertinents du Conseil, tels que la Charte sociale européenne et la Convention culturelle européenne.

Pour le moment, notre but prioritaire doit être d’inviter, d’une part les gouvernements de l’Union européenne à poursuivre leur processus d’adhésion à la Convention européenne des Droits de l'Homme, ainsi qu’il est stipulé dans le projet de traité portant établissement d’une Constitution pour l’Europe, d’autre part les États membres du Conseil de l'Europe à accélérer leurs préparatifs en vue du troisième Sommet de l’Organisation, ce qui devrait créer les conditions juridiques d’un partenariat d’association entre l’Union européenne et le Conseil de l'Europe.

L’extension de l’Union européenne à vingt-cinq pays aura aussi un impact considérable sur la liberté de circulation, la migration et les contrôles aux frontières, qui constituent le second sous-thème de notre réunion. De même, avec la nouvelle Constitution, plusieurs questions liées directement ou non à la liberté de mouvement et aux migrations relèveront dès lors de la compétence de l’Union européenne et ne seront plus traitées dans un cadre intergouvernemental. Or, cela présente deux aspects intéressant particulièrement l’Assemblée parlementaire et le Conseil de l'Europe.

Ce qui nous concerne en premier lieu, c’est le respect des droits de l'homme et de la dignité humaine. Il est nécessaire de gérer les flux migratoires à travers nos frontières, ce qui rend parfois inévitable de restreindre la liberté de circulation d’une partie de ceux qui veulent visiter nos pays ou s’y installer. Mais il est non moins nécessaire d’appliquer nos politiques d’immigration avec intelligence et humanité, dans le respect de la dignité et des droits des intéressés et en parfaite conformité avec le droit international. Or, tel n’est pas toujours le cas, hélas ! On déplore des incidents caractérisés par l’intolérance raciale, et je saisis cette occasion pour souligner le rôle important des partis politiques dans la lutte contre ce genre de comportement. Le Président Cox et moi-même signerons une déclaration à l’appui de la « Charte des partis politiques européens pour une société non raciste » (adoptée en 1998), afin d’inviter tous les partis politiques de tous les pays membres du Conseil de l'Europe à signer cet important document et à s’y conformer.

En deuxième lieu, l’Assemblée se préoccupe des changements qui affecteront la composition et les structures internes de l’Union européenne, ainsi que la liberté de mouvement entre les États membres du Conseil de l'Europe.

Pour certains, il y aura des avantages évidents, car l’adhésion à l’Union européenne donnera aux citoyens des dix nouveaux États membres des possibilités bien plus grandes non seulement de se rendre dans les autres États membres de l’Union, mais aussi de s’y installer et d’y travailler.

D’autres, en revanche, verront se restreindre leur liberté de mouvement, puisque dans certains cas, l’introduction des règles de l’Union européenne concernant les contrôles aux frontières et les migrations auront un effet négatif sur la circulation, les échanges et la coopération transfrontaliers entre les nouveaux États membres et leurs voisins non-membres de l’Union. Il y’aura, donc, un coût humain et économique et il risque même d’y avoir des répercussions politiques.

Nul ne met en doute le droit qu’a l’Union européenne de garantir ses frontières extérieures, mais il faut bien voir que des problèmes vont se poser et que tout le monde a intérêt à leur trouver des solutions appropriées.

En conclusion, je tiens à revenir sur le thème de notre réunion. S’agissant des principes les plus fondamentaux de nos sociétés – liberté, démocratie, droits de l'homme, dignité humaine, tolérance, justice, État de droit –, il ne peut y avoir qu’une Europe. Nous ne saurions permettre, en effet, que soient appliquées des valeurs à la carte en vertu desquelles les autorités nationales ou autres seraient autorisées à choisir les normes de conduite qui leur conviendraient le mieux.

Nous partageons la responsabilité d’empêcher cela. Une relation plus claire, plus concrète et juridiquement fondée entre les deux principales institutions européennes, fondée sur l’adhésion de l’Union à la Convention européenne des Droits de l'Homme, représenterait un immense pas en avant et poserait dans l’histoire de l’Europe un jalon conforme à la vision de ses pères fondateurs.

Une seule Europe que nous bâtissons ensemble est une Europe de valeurs. Ce que souhaitent nos concitoyens et que nous devons donc réaliser, c’est une Europe de politique vraie – non pas de realpolitik – débouchant sur une meilleure Union européenne et un meilleur Conseil de l'Europe. Et lorsqu’elle sera construite, ce ne sera pas seulement « une seule Europe », ce sera aussi une Europe meilleure.