Allocution de René van der Linden
Président de l’Assemblée parlementaire
du Conseil de l’Europe

à l’occasion de la cérémonie de commémoration
du 60e anniversaire de la libération d’Auschwitz

(Strasbourg, 25 janvier 2005)

25/01 2005

L’Holocauste a signé la mort de six millions de Juifs : six millions de visages, six millions de noms, six millions de destins individuels. Avec des millions d’autres Européens, tués pour leur origine ethnique, leur handicap, leurs convictions politiques ou leur orientation sexuelle, ils ont été les victimes du pire crime qu’ait jamais connu l’humanité. Un crime conçu, programmé et commis ici, en Europe, il y a à peine plus de soixante ans.

Pour marquer l’anniversaire que nous célébrons aujourd’hui, je voudrais parler de deux de ces six millions de victimes. Je ne connais pas leur nom, je ne sais pas exactement où elles vivaient. Tout ce que j’ai d’elles, c’est une image en noir et blanc des derniers instants de leur vie, une image floue que j’ai vue au Musée de l’Holocauste, à Washington. Pourtant, l’histoire à la fois tragique et horrible des deux personnes qui figurent sur cette photo me paraît emblématique – même si ce n’est qu’une larme dans un océan de douleur – de ce qui s’est produit. Elle mérite donc qu’on la raconte.

Sur cette photo, prise lors d’une opération d’extermination des Einsatzgruppen dans un État balte, une femme tient dans ses bras un enfant de quatre ou cinq ans. On ne sait pas si c’est un garçon ou une fille, parce qu’il a enfoui sa tête dans les épaules de sa mère, y cherchant une protection contre l’horreur qui l’environne. La mère penche légèrement la tête vers lui, comme si elle murmurait à son oreille quelques derniers mots de consolation. Mais elle ne peut rien faire. En une dernière et dérisoire tentative pour protéger son enfant, elle tourne le dos à un soldat qui se tient quelques pas derrière elle, le fusil en joue…

L’enfant est paralysé de peur, mais il croit encore que l’étreinte maternelle peut le protéger de tout mal. Tout parent n’a-t-il pas ce pouvoir protecteur ? Il est difficile d’imaginer le désespoir d’une mère impuissante à éviter à son enfant d’un tel sort. La femme de la photo meurt en tant que mère avant même d’être tuée en tant qu’être humain.

Enfin, il y a le bourreau. Apparemment impassible, il adopte une position impeccable, tout droit sortie d’un manuel militaire. Il a la jambe droite un demi-pas en arrière pour s’assurer un bon appui, la crosse de son fusil est calée contre son épaule droite. Il vise posément, comme s’il s’exerçait au tir ; rien dans son attitude ne laisserait présager qu’il s’apprête à assassiner deux êtres humains.

On est frappé en effet par son totale absence d’émotion. Il se borne à exécuter ses ordres. Et c’est bien là l’horreur absolue de la « solution finale » des nazis. La mère et son enfant, comme leurs millions de compagnons d’infortune, ont été les victimes d’un crime conçu par des hommes politiques, méticuleusement planifié par des bureaucrates et exécuté par des soldats. Ils ont été assassinés par le biais de protocoles et de procédures, selon des modalités bien définies et en respectant des quotas imposés.

Cet épisode particulier de la Shoah n’a pas eu lieu à Auschwitz, dont nous commémorons la libération cette semaine, mais c’est là un détail géographique. J’ai voulu parler d’une mère et de son enfant, car nous devons nous rappeler le sort de chacune de ces victimes, mortes dans d’aussi horribles circonstances ; nous ne pouvons pas les abandonner à l’anonymat des statistiques.

L’extermination de six millions de Juifs, mais aussi de Polonais, de Russes et autres Slaves, de Roms, d’homosexuels, de personnes handicapées et d’opposants politiques au régime nazi, est un crime aux proportions si abominables qu’il transcende le temps. Il est et restera une plaie ouverte dans la conscience de l’humanité ; il continuera de faire partie de notre passé, de notre présent et de notre avenir.

Nous ne pouvons pas, nous ne devons pas tolérer la résurgence de l’idéologie qui a rendu possible un tel crime ; nous ne pouvons accepter que les horreurs du régime nazi et le souvenir de la Shoah soient banalisés, mis en doute, niés ou tournés en dérision. J’aimerais pouvoir dire que l’Europe, aujourd’hui, ignore l’antisémitisme, la haine, l’intolérance, le mépris de la vie et de la dignité humaine. Malheureusement, nous en sommes bien loin.

L’une de mes compatriotes, une jeune fille d’Amsterdam du nom d’Etty Hillesum, écrivait il y a un peu plus de soixante ans :

« Si toute cette souffrance ne nous aide pas à élargir notre horizon, à atteindre un plus haut degré d’humanité en nous libérant de toutes les questions secondaires ou insignifiantes, alors elle n’aura servi à rien… »

Etty Hillesum était juive. Elle est morte à Auschwitz à l’âge de vingt-neuf ans, deux ans avant que les troupes russes n’arrivent et ne libèrent les survivants. Cette libération a mis fin au crime, mais pas à ses conséquences. Au lendemain de la guerre, l’Europe était dévastée et traumatisée. Il a fallu du temps pour que les blessures se cicatrisent et que l’espoir commence à renaître. L’objectif de notre organisation est d’entretenir et de protéger cet espoir, d’en faire une réalité pour tous les citoyens d’Europe. C’est ce que nous faisons depuis cinquante ans ; c’est ce que nous continuerons de faire. C’est un devoir que nous rendons à la mère et à l’enfant de la photographie, et à toutes les victimes du nazisme. Nous sommes déterminés à réaliser le vœu d’Etty Hillesum…