17.04.2008

Intervention de

Amin MAALOUF

Ecrivain

Débat «  Promouvoir l’enseignement des littératures européennes »

(Strasbourg, 14-18 avril 2008)


Monsieur le Président, mesdames et messieurs, chers amis,

Je suis profondément sensible à la confiance que vous me témoignez en m’invitant à prendre la parole devant votre prestigieuse Assemblée. Il me semble que pour être digne de votre confiance, je me dois de vous transmettre sans détour mes inquiétudes d’écrivain, et mes inquiétudes de citoyen.

Car, nous le sentons bien, le monde traverse, en ce début de siècle, une crise majeure, sans précédent, une sorte de crise de civilisation aux dimensions de la planète entière. C’est un peu comme si le cortège des hommes, après une longue et prodigieuse traversée, ne savait plus très bien dans quelle direction avancer. Ou comme si l’humanité avait soudain atteint son seuil d’incompétence. Oui, les progrès ont été spectaculaires, nous vivons aujourd’hui beaucoup plus longtemps, en meilleure santé, et nous avons à portée de main des instruments qui, du temps de notre propre enfance, semblaient appartenir à un futur difficilement concevable. Au cours des dernières décennies, les progrès scientifiques n’ont cessé de s’accélérer, élargissant encore le champ du possible et rendant l’aventure humaine plus fascinante que jamais. De tout cela, nous pouvons être légitimement fiers.

Le drame, c’est que les mentalités ne suivent plus. Ou, pour être plus précis, elles ne suivent qu’avec lenteur, et à distance, de sorte que l’écart ne cesse de creuser entre notre puissance matérielle et notre capacité à la gérer.

A titre d’exemple, il ne fait pas de doute que nous avons, bien plus qu’avant, conscience des problèmes d’environnement, des perturbations climatiques, de l’épuisement des ressources, et de la manière dont nos habitudes de production et de consommation pourraient affecter l’avenir de la planète. Mais notre réponse demeure très inadéquate. Si la question était de savoir si notre perception de ces périls et notre désir d’y faire face sont plus importants qu’il y a vingt ou trente ans, la réponse serait oui. Mais si la question est de savoir si notre degré de conscience actuel, et notre degré de mobilisation actuel seront suffisants pour préserver la planète pour nos enfants et nos petits-enfants, alors la réponse est clairement non. Or c’est évidemment cette dernière préoccupation qui compte.

Autre exemple : nous avons, bien plus que par le passé, conscience du caractère irrationnel, absurde, et même destructeur de certains mécanismes financiers, qui transforment nos places boursières en gigantesques casinos où se joue le sort de centaines de millions de nos contemporains, et où la notion même d’une vie de travail honnête est déconsidérée et ridiculisée. Nous entendons aujourd’hui des critiques virulentes de ces dérives dans la bouche des plus hautes autorités, et c’est tant mieux. Mais sommes-nous, pour autant, plus aptes à corriger ces dysfonctionnements ? Hélas, je n’en ai pas le sentiment.

D’autres exemples me viennent naturellement à l’esprit. Avons-nous aujourd’hui plus conscience qu’avant de la nécessité de faire cohabiter harmonieusement au sein des mêmes villes, des mêmes quartiers, des personnes de toutes origines ? Oui sans doute. Mais notre gestion de cette cohabitation est-elle à la hauteur des défis actuels ? Parviendra-t-elle à empêcher la rancœur ou la détestation, et à éloigner le spectre de la violence ? Malheureusement pas.

Ce que ces exemples soulignent, c’est que la crise que nous traversons est d’une autre nature que toutes celles que nous avons pu connaître par le passé. Parce qu’elle est globale, bien sûr, mais aussi parce qu’elle est principalement culturelle. Le salut ne viendra pas d’une nouvelle percée technologique, mais d’une adaptation des mentalités et des comportements aux réalités nouvelles.

Nous sommes tous embarqués sur le même bateau, mais nous continuons à nous comporter comme si nous étions encore sur des embarcations séparées, rivales, et quelque fois ennemies. C’est vrai au niveau planétaire, c’est vrai dans chacun de nos pays, et cela reste vrai – bien qu’à un degré moindre – au niveau de l’Europe. Ne serait-ce pas là une naïve métaphore de romancier ? Je ne le crois pas. Je pense qu’elle reflète très exactement les réalités concrètes du monde d’aujourd’hui.

Depuis un quart de siècle, nous parlons sans arrêt de « village global », et c’est un fait que, grâce aux progrès réalisés dans le domaine des communications, la planète entière est devenue un même espace économique, un même espace politique, un même espace médiatique, un même espace mental, mais les tensions n’en sont que plus exacerbées, mais les affirmations identitaires n’en sont que plus violentes, mais le sentiment d’avoir affaire à plusieurs humanités, pudiquement appelées « civilisations », irréductibles les unes aux autres et destinées à s’affronter jusqu’à la fin des temps, est largement admis par la plupart de nos contemporains – explicitement pour certains, implicitement pour les autres -. Nous nous côtoyons de près, mais nous n’avons pas toujours appris à vivre ensemble.

J’ai conscience de prononcer ces paroles à l’endroit exact où elles se justifient le moins. La construction européenne est aujourd’hui l’une des rares raisons d’espérer dans l’avenir des hommes. Je le proclame tout haut, non pas en dépit de mes origines, mais en raison de mes origines. C’est parce que je suis né hors de ce continent que je continue à m’émerveiller chaque jour du miracle qui s’y est produit. Que des peuples qui s’étaient combattus pendant des siècles parviennent à s’élever au-dessus de leurs querelles pour bâtir leur avenir ensemble, comment cela pourrait-il laisser indifférent un homme qui vient d’une région où les querelles s’éternisent, où les blessures mal soignées s’infectent, et propagent leurs poisons dans l’humanité entière ?

De toutes les patries que revendique le migrant que je suis, aucune ne me remplit d’espoir et de fierté autant que l’Europe. Parce qu’elle n’est pas une patrie ethnique, mais une patrie éthique. Parce qu’elle offre au monde l’exemple d’une identité commune fondée sur la diversité. Parce qu’elle ne s’est pas construite contre le reste du monde, mais contre ses propres démons, contre le nationalisme exacerbé, contre le stalinisme, contre le racisme et l’antisémitisme, en réaction à ses propres guerres intestines, et à ses propres guerres coloniales. De ce fait, la patrie Europe m’inspire une fierté dénuée d’arrogance. Après ce qui s’est passé sur ce continent au cours du siècle qui vient de s’achever, nul ne peut prétendre que la ligne de partage entre civilisation et barbarie se confond avec la frontière entre l’Europe et le reste du monde ; cette ligne de partage traverse tous les continents, tous les peuples, toutes les communautés religieuses, tous les groupes sociaux ; elle traverse même le cœur de chacun d’entre nous. En toute personne comme en toute population humaine, coexistent un Dr Jekyll et un Mr Hyde, et c’est par un combat permanent que l’on peut faire prévaloir l’un aux dépens de l’autre.

Pour cette raison, nous devrions laisser de côté nos préjugés, nos anathèmes, notre habitude séculaire de juger les autres par peuples entiers de manière sommaire et superficielle, ce qui n’a conduit jusqu’ici qu’à l’incompréhension, au ressentiment, à l’hostilité, et à la violence. Il est urgent, en ce début de siècle, que nous adoptions d’autres habitudes, que nous nous mettions à écouter le monde avec attention, avec subtilité, que nous entreprenions de le connaître dans son intimité. C’est-à-dire à travers sa culture et en particulier à travers sa littérature. L’intimité d’un peuple, c’est sa littérature. C’est là qu’il dévoile ses passions, ses aspirations, ses rêves, ses frustrations, ses croyances ; sa vision du monde qui l’entoure, sa perception de lui-même et des autres, y compris de nous-mêmes.

Aujourd’hui, nous avons besoin d’écouter les autres, de les lire, de les comprendre. Ce n’est plus le désir de connaître qui devrait nous guider, mais le désir de vivre, le désir de survivre. Parce qu’il n’y a plus d’étrangers en ce siècle, il n’y a plus que des voisins et des compatriotes. Que nos contemporains habitent de l’autre côté de la rue ou à l’autre bout du monde, ils ne sont jamais loin ; nos comportements les affectent dans leur chair et leurs comportements nous affectent dans la nôtre.

Pour un citoyen responsable, revendiquer une patrie telle que l’Europe implique non pas la complaisance mais l’exigence. Même si l’Europe telle qu’elle se réinvente depuis la fin de Seconde Guerre mondiale, est en train de tracer la voie pour l’humanité entière, elle aurait tort de s’installer dans l’autosatisfaction. Ce qui a été accompli est remarquable mais permettez-moi de dire que ce qui ne l’a pas été est tout aussi remarquable. Il était normal que l’on se préoccupe d’abord du politique, de l’économie, et de l’harmonisation des lois ; on a sans doute eu raison de procéder ainsi, il fallait commencer par bâtir l’Europe nouvelle sur le socle le plus concret.

Aujourd’hui cependant, on ne peut plus s’en contenter. Le moment est venu de s’atteler pleinement, avec énergie, avec ferveur, et même avec volontarisme, à un autre chantier qui, à mes yeux est le chantier le plus fondateur. Parler d’un volet culturel serait extrêmement réducteur. Il ne s’agit pas d’ajouter à la construction européenne un volet de plus, mais de lui donner tout simplement un contenu. Ce qu’il s’agit de construire, c’est une nouvelle conscience citoyenne, le sentiment d’appartenir à une aventure commune ; sans renier aucunement sa propre nation, sa propre langue, ni sa propre culture, mais en les restituant dans une aspiration plus ample.

Cette question mériterait, vous vous en doutez, un long développement. Mais pour ne pas abuser du temps que vous m’offrez, je me contenterai de quatre observations rapides.

La première, pour dire que la culture de l’Europe n’est ni une page blanche, ni une page déjà écrite et imprimée. C’est une page en train de s’écrire. Il existe un patrimoine commun, artistique, intellectuel, matériel et moral, d’une richesse inouïe ayant peu d’équivalents dans l’Histoire humaine, bâti par tant de générations successives, et qui mérite d’être préservé, reconnu, partagé ; Cependant, notre patrimoine n’est pas un catalogue clos. Chaque génération a le droit et le devoir de l’enrichir, dans tous les domaines sans exception, et en fonction des diverses influences qui, à notre époque, viennent de tous les coins de la planète.

La seconde observation, c’est pour insister à mon tour sur le rôle primordial de l’enseignement de nos littératures si l’on veut donner une cohérence et, et une puissante raison d’être, à l’entreprise européenne. Et là, je ne soulignerai jamais assez à quel point je trouve pertinentes, nécessaires, et souvent même urgentes les recommandations du rapport présenté par le sénateur Legendre.

La troisième observation pour dire que toute construction d’une Europe de la culture doit s’appuyer sur deux principes inséparables et solidaires : universalité des valeurs essentielles, diversité des expressions culturelles.

La quatrième et dernière observation, pour insister sur la nécessité de préserver et de gérer la multiplicité des langues ; j’ai contribué à une réflexion sur cette question, qui s’est prolongée pendant des mois, et qui a débouché sur un texte intitulé « Un défi salutaire ». M. le Président de Puig a eu l’amabilité de le mentionner, il a été diffusé en diverses langues et je serais heureux si vous aviez quelques minutes pour le lire.

Merci de votre accueil et de votre patience.