EMBARGO JUSQU'AU PRONONCE     

22.06.2009

Allocution de Terry DAVIS

Secrétaire Général du Conseil de l’Europe

à l’occasion de la

3e partie de la session ordinaire de 2009

de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe

(Strasbourg, 22-26 juin 2009)


Monsieur le Président,

Pour ce dernier discours devant vous en qualité de Secrétaire Général du Conseil de l’Europe, je suis, de toute évidence, particulièrement ému. Mais mon sentiment n’est pas seulement lié à ces cinq dernières années au cours desquelles j’ai exercé la fonction de Secrétaire Général. En réalité, j’ai participé à l’action du Conseil de l’Europe pendant dix-sept ans au total. Encore une fois, ce ne sont pas seulement ces cinq dernières années qui ont été les plus gratifiantes et les plus stimulantes pour moi, même si elles ont naturellement pris un caractère assez exceptionnel. De fait, la fonction de Secrétaire Général du Conseil de l’Europe est toujours passionnante, mais c’est une activité qui n’est jamais facile.

En janvier dernier, j’ai prononcé, devant cette même assemblée, mon cinquième et dernier discours sur l’état du Conseil de l’Europe; j’y abordais de manière assez précise les réussites de notre organisation et les problèmes qu’elle a encore connus en 2008, et j’évoquais les perspectives pour 2009. Permettez-moi de ne pas redire ce que j’ai alors déclaré. J’ajouterais simplement que, dans une large mesure, nos prévisions se sont avérées justes : la crise économique sévit toujours, et les conséquences que cela peut avoir pour le Conseil de l’Europe sont, également, toujours valables. D’une part, nous nous voyons contraints de réduire encore nos dépenses ; d’autre part, notre organisation est censée s’investir toujours plus pour aider les Etats membres à surmonter les effets négatifs de la crise sur les valeurs que sont la démocratie, les droits de l’homme et l’Etat de droit.

Nous en sommes tous conscients. Et nous savons tous, également, que le Conseil de l’Europe n’est pas la seule organisation dans cette situation. Enfin, nous savons que les choses peuvent encore empirer avant la sortie de crise.

Toutefois, dans ce dernier discours que je prononce devant l’Assemblée parlementaire en tant que Secrétaire Général, je voudrais aller au-delà des problèmes quotidiens du Conseil de l’Europe. Je souhaiterais évoquer plutôt mon expérience en tant que Secrétaire Général, et vous soumettre quelques réflexions sur la situation actuelle de l’Organisation, ses orientations et la manière dont, à mon sens, elle pourrait encore améliorer son action.

Ce ne sont que quelques pistes, que j’ai déjà évoquées en partie par le passé, mais j’espère qu’elles peuvent encore vous intéresser.

Ma première conviction est que le Conseil de l’Europe apporte une contribution précieuse, mesurable et importante à la démocratie, à la protection des droits de l’homme et à la prééminence du droit sur le continent européen. La plupart des problèmes actuels sont d’ordre international et exigent, par conséquent, des réponses internationales. Le Conseil de l’Europe recouvre un territoire géographique important et incarne un consensus sur des valeurs et des normes communes à tous. Il garantit à la fois la coopération en matière de respect des lois et de protection des droits de l’homme ; il associe divers moyens à cette fin : des processus de consultation, d’échange d’informations et de coopération, l’application de normes contraignantes sur le plan juridique assorties d’un suivi très rigoureux, et, enfin, des avis et l’assistance d’experts.

En deuxième lieu, je voudrais dire que le Conseil de l’Europe s’améliore avec l’âge. Lorsque j’ai pris mes fonctions de Secrétaire Général, il y a cinq ans, beaucoup mettaient en doute l’avenir de notre organisation, en particulier dans le contexte de l’élargissement de l’Union européenne. Je considère que nos travaux et nos réussites de ces cinq dernières années ont montré que les craintes de voir le Conseil de l’Europe disparaître à brève échéance étaient infondées. Aujourd’hui, il y a de moins en moins de personnes qui pensent que l’Union européenne peut – ou devrait – rivaliser avec le Conseil de l’Europe dans les domaines d’expertise qui sont ceux de notre organisation.

Je crois qu’il est communément admis, aujourd’hui, que la coopération entre le Conseil de l’Europe et l’Union européenne est un processus “gagnant-gagnant” – notamment en matière de programmes d’aide. Le Conseil de l’Europe apporte son expertise, et met en place des normes contraignantes et un cadre de coopération auquel tous les Etats membres participent à égalité. De son côté, l’Union européenne fournit des ressources budgétaires et exerce une influence sur les plans économique et politique.

En outre, l’Union européenne développe progressivement sa participation aux conventions pertinentes du Conseil de l’Europe dans les domaines de compétence où l’UE se situe au-dessus des Etats-nations qui la composent.

Certes, il subsiste des doubles emplois et un certain gaspillage des ressources; mais cela n’est que ponctuel ; ce n’est nullement une tendance générale. En réalité, le Conseil de l’Europe n’a cessé d’accroître son influence et sa visibilité, ce qui, en retour, lui a permis de poser de plus en plus son empreinte dans les domaines de la démocratie, des droits de l’homme et de l’Etat de droit.

Ma troisième observation sera de souligner que notre action en matière de démocratie n’est pas encore à la hauteur de celle que nous menons dans les domaines des droits de l’homme et de la prééminence du droit. Cet aspect a constitué l’une des mes priorités ces dernières années; mais nous n’avons pas encore totalement abouti à cet égard. Le fait est que l’approche traditionnelle du Conseil de l’Europe, qui consiste à proposer l’application de conventions et une certaine expertise juridique, n’a encore qu’un effet limité sur la dimension démocratique de nos Etats membres. Dans de nombreux cas, le déficit des pays n’est pas un déficit juridique ou législatif ; ce que l’on constate en fait, c’est l’absence de culture politique. Par le passé, nous n’avons pas véritablement privilégié l’émergence ou le renforcement d’une telle culture politique; et, étant donné la situation actuelle sur le plan budgétaire, je crains bien que cet aspect ne suscite toujours pas toute l’attention qu’il mériterait. L’une des conséquences de ce manque d’investissement à long terme est de voir fréquemment, dans nombre de nos Etats membres, les élections perturbées par des tensions politiques certaines.

Le quatrième point que je souhaiterais souligner est que le Conseil de l’Europe n’a toujours pas totalement intégré son élargissement historique depuis la disparition des affrontements idéologiques sur notre continent. C’est un fait qu’aujourd’hui, à l’exception du Bélarus, tous les pays européens sont membres du Conseil de l’Europe ; mais, sous le vernis – pour employer une image –, certaines divisions subsistent.

D’une part, certains de ceux que l’on appelle les “anciens” Etats membres considèrent encore le Conseil de l’Europe comme une sorte d’école des démocraties plus jeunes ; en d’autres termes, les “élèves” des pays de l’Est reçoivent des avis, des critiques et des instructions. Cette attitude se reflète notamment dans l’insistance sur les « valeurs fondamentales » que sont la démocratie, les droits de l’homme et l’Etat de droit, et dans l’interprétation très étroite qui en est donnée. Pour l’essentiel, sont imposés de l’extérieur les valeurs du Conseil de l’Europe plutôt que d’adopter une approche certes plus longue et plus exigeante, mais, finalement, plus efficace : ce que j’appellerai l’approche autonome de chaque pays, qui passe par une coopération dans des domaines où ces démocraties dites « nouvelles » puissent se considérer comme les égales des autres et porteuses de contributions importantes et appréciables.

L’autre aspect de ce phénomène est l’attitude de certains Etats membres, qui considèrent que le respect des normes établies par le Conseil de l’Europe est simplement une manière de céder aux pressions extérieures, alors qu’il relève de l’intérêt vital des pays en question et de leurs populations.

Je considère que, pour remédier à ce problème, nous devons adopter une approche plus forte mais aussi plus cohérente en matière de respect des normes du Conseil de l’Europe. Nous devons tous – y compris les pays ayant une tradition démocratique plus ancienne – accepter l’idée que les règles sont les mêmes pour tout le monde, en toutes circonstances et à toutes les époques.

Enfin, ma dernière observation concernera la nécessité d’un meilleur équilibre entre, d’une part, la prévention de toute violation des droits de l’homme, et, de l’autre, la stigmatisation de ce type de violation après coup. Permettez-moi d’apporter quelques éclaircissements à cet égard.

Ces dernières années, nous avons assisté à une augmentation constante du budget de la Cour européenne des droits de l’homme. Nous connaissons tous l’importance du nombre de dossiers en attente devant cette juridiction. C’est la raison pour laquelle je considère que l’augmentation de son budget est parfaitement justifiée – même si les crédits ne permettent pas à eux seuls de résoudre tous les problèmes.

Le véritable problème est né il y a quelques années, lorsque les gouvernements des Etats membres ont décidé que les crédits supplémentaires dont devait bénéficier la Cour européenne des droits de l’homme devraient provenir d’un transfert de fonds normalement attribués à d’autres postes budgétaires du Conseil de l’Europe. Cela a très sérieusement porté atteinte à la capacité de notre organisation à prévenir les violations de droits de l’homme, indépendamment de la condamnation de telles violations après qu’elles aient été commises.

Permettez-moi de vous en donner un exemple.

Il y a deux semaines, la Cour européenne des droits de l’homme a prononcé un arrêt sans précédent : l’affaire avait été portée devant la Cour par une ressortissante turque, dont la mère avait été assassinée par son gendre (autrement dit, l’époux de la plaignante) – cet homme ayant, de surcroît, abusé des deux femmes pendant plusieurs années. La Cour européenne a établi que la Turquie avait violé les articles 2, 3 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui garantissent le droit à la vie et interdisent la torture, tout traitement inhumain ou dégradant, et toute discrimination. La Cour européenne a jugé que les autorités turques avaient failli à leur mission de protection effective des personnes de tout abus ou exploitation, en dépit de plusieurs demandes d’assistance de la part des deux victimes.

A mon sens, l’aspect le plus marquant de cette affaire est que la carence des autorités turques n’était pas due tant à l’insuffisance de la législation nationale qu’à l’attitude même des autorités chargées de faire appliquer les lois en vigueur. Je ne doute pas de la volonté de la Turquie d’agir en réponse au jugement de la Cour européenne des droits de l’homme. Mais je voudrais mettre en lumière deux autres aspects : le premier est que la violence domestique ne concerne pas seulement la Turquie, et le second point est qu’une nouvelle loi ou un nouveau décret ne peuvent suffire à faire changer les mentalités.

Pour que ce jugement historique de la Cour européenne des droits de l’homme puisse véritablement contribuer à changer la vie de toutes les femmes agressées sur notre continent, le Conseil de l’Europe doit prolonger cet arrêt de la Cour par une action non seulement dans le domaine de la protection des droits de l’homme – domaine dans lequel une nouvelle convention est en cours d’élaboration –, mais aussi en matière de cohésion sociale, d’éducation et de militantisme, car ces trois derniers aspects sont essentiels pour changer les mentalités et protéger les personnes de manière efficace, et à long terme, de ce type de violation des droits de l’homme.

En réalité, le Conseil de l’Europe est un ensemble cohérent, dont chaque élément a son rôle à jouer et renforce les autres – du Comité des Ministres à l’Assemblée parlementaire, de la Cour au Congrès des pouvoirs locaux et régionaux, en passant par le Commissaire aux droits de l’homme, les différentes Directions de l’Organisation et les accords partiels.

Oui, nous pouvons, nous devons rechercher une plus grande efficacité et une plus grande rentabilité; nous avons déjà entamé ce processus par le passé. Mais nous devons également comprendre que, même en période de restrictions budgétaires, l’approche consistant globalement à dépouiller un élément du système pour en alimenter un autre se retournera inévitablement contre nous.

Si nous souhaitons une Cour européenne des droits de l’homme qui fonctionne normalement et joue son rôle essentiel dans le processus de protection des droits de l’homme sur le continent européen, il faut absolument un Conseil de l’Europe qui, en tant qu’entité globale, puisse également fonctionner comme il se doit, et bénéficier des crédits et du soutien appropriés.

C’est ainsi que notre organisation a instauré et fait rayonner la démocratie, et qu’elle a défendu et étendu les droits de l’homme et l’Etat de droit ces soixante dernières années. C’est également de cette manière que le Conseil de l’Europe doit poursuivre sa mission au cours des décennies à venir – à condition que nos dirigeants aient la même hauteur de vision, le même courage et le même engagement vis-à-vis de nos valeurs communes que les pères fondateurs de notre organisation, en 1949.