Monsieur le Président de la Cour européenne des droits de l'Homme,
Monsieur le Secrétaire Général,
Madame la Commissaire aux Droits de l'Homme,
Mesdames et Messieurs,
Monsieur le Président du Comité directeur pour les droits de l'Homme,
Mme l'Ambassadrice de la Finlande,
Tout d'abord, je tiens à remercier la Présidence finlandaise pour l'organisation de cet événement important, à l'occasion du 20ème anniversaire de l'entrée en vigueur du Protocole 11 à la Convention européenne des Droits de l'Homme. L'adoption de ce Protocole et la création d'une Cour unique, que nous appelons aujourd'hui communément la « Cour de Strasbourg », ont constitué un succès majeur dans le processus continu de réforme de notre système de protection des droits humains.
On dit souvent que notre Cour est devenue « victime » de son propre succès. Permettez-moi d'exprimer mon désaccord avec cette vision des choses.
Conjointement avec les Etats Parties à la Convention, notre Cour est, à mon avis, l'architecte et la gardienne d'un des plus grands succès du processus de construction européenne. Il s'agit de la création d'un système unique de protection des droits humains, accessible à toutes les personnes résidant sur notre continent. Le respect des droits garantis par la Convention est contrôlé par une véritable Cour dont les arrêts sont juridiquement contraignants pour tous les Etats qui se sont soumis – volontairement, comme je tiens à le souligner – au contrôle mutuel du respect des droits humains sur leur territoire.
Bien sûr, la Cour unique a pu profiter du grand travail de ses prédécesseurs, notamment de celui de la Commission européenne des Droits de l'Homme qui a accompli un travail remarquable avec des ressources extrêmement limitées.
La jurisprudence ainsi développée à travers des décennies par la Commission et la Cour des Droits de l'Homme constitue un acquis irremplaçable. Elle guide le travail de générations de juristes qui, dans le cadre de leur activité professionnelle, s'intéressent aux droits humains et dont beaucoup sont présent-e-s ici aujourd'hui.
Cette jurisprudence sert également de repère pour les parlementaires dont je fais partie, lorsque nous examinons et adoptons des projets de lois qui touchent à la vie quotidienne de millions de citoyennes et de citoyens européens.
Pour être juridiquement correct, il faut bien entendu préciser que les arrêts de la Cour ne sont juridiquement contraignants qu'entre les parties au litige, donc entre les requérantes ou requérants et les Etats défenseurs. Toutefois, il est évident que nous avons toutes et tous intérêt à prendre en compte la jurisprudence de la Cour car nous pouvons nous aussi, dans nos pays respectifs, être confronté·e·s aux mêmes problèmes que ceux qui ont été identifiés dans les arrêts rendus pour un autre Etat.
Nul n'aime être condamné par la Cour. Il vaut donc mieux prendre les devants et prévenir toute infraction possible en évitant de reproduire des pratiques que la Cour a déjà condamnées.
Cette forme d'action préventive est au bénéfice de toutes les parties potentiellement concernées.
Nous devons agir ainsi dans l'intérêt de la Cour qui, à défaut, risque d'être submergée par des requêtes répétitives, alors qu'elle doit déjà faire face à la charge que représente le nombre considérable des requêtes déposées. Mais, en tout premier lieu, nous devons agir ainsi dans l'intérêt des citoyennes et des citoyens européens dont les droits sont menacés par la répétition des manquements déjà avérés dans d'autres Etats membres. Les juristes appellent cela le principe de la « res interpretata ». Pour moi, c'est tout simplement un principe de bon sens.
C'est d'ailleurs un des vecteurs prioritaires de l'activité de notre Assemblée parlementaire et de sa Commission des questions juridiques et des Droits de l'Homme. La Commission se saisit fréquemment de sujets qui posent problème dans plusieurs de nos Etats membres. Nos rapporteuses et nos rapporteurs étudient alors les faits et la jurisprudence de la Cour en la matière afin de rédiger, à l'intention des autorités et des parlementaires, des recommandations basées sur la jurisprudence de la Cour et les bonnes pratiques nationales. Ainsi, par exemple, nous nous sommes penchés récemment sur la question des abus de la détention provisoire ou sur les accords négociés en matière pénale. La mise en œuvre de ces recommandations permettra de réduire le risque de voir de nouveaux arrêts de la Cour qui constateraient des violations de la Convention.
Mesdames et Messieurs,
Pour les femmes et les hommes politiques que nous sommes, la Cour européenne des Droits de l'Homme joue un rôle extrêmement important. En effet, certaines libertés fondamentales protégées par la Convention – par exemple, la liberté de parole, la liberté de réunion, la liberté d'association ou encore le droit de participer et d'être élu·e dans des élections démocratiques – constituent le socle fondamental de nos institutions démocratiques.
En tant que femmes et hommes politiques et en tant que parlementaires, nous avons besoin de certaines garanties et d'un haut niveau de protection de nos libertés et droits fondamentaux pour pouvoir exercer notre action politique de manière efficace, sans crainte de harcèlement, d'accusations indues de la part de l'exécutif, des tribunaux ou de nos adversaires politiques, ni de poursuites judiciaires, voire de placements en détention, injustifiés ou à motivation politique. Les arrêts rendus par la Cour – par exemple, dans l'affaire d'Ilgar Mammadov, d'Alexei Navalny ou, récemment, de Selahattin Demirtas, - constituent des repères importants pour tous nos Etats membres. En tant que parlementaires nationaux, nous devons veiller à ce que ces arrêts soient pleinement exécutés.
Mesdames et Messieurs,
Permettez-moi de conclure mon intervention en soulignant un point essentiel à mes yeux.
Contrairement à ce que nous pouvons entendre parfois dans le débat politique autour de la Cour, il faut toujours se rappeler que la Cour unique – comme ses prédécesseurs – a développé sa jurisprudence de manière prudente, au cas par cas, sans jouer le rôle du « pouvoir législatif ». Ce sont les Etats Parties à la Convention qui sont les « législateurs » du système de la Convention européenne des droits de l'homme, si je peux m'exprimer ainsi. Ils peuvent modifier la Convention ou ajouter de nouveaux droits par la voie de protocoles additionnels. La Cour ne fait qu'interpréter les textes en vigueur.
Mais cette interprétation doit se faire à la lumière de l'évolution de nos sociétés intervenue depuis l'adoption de la Convention en 1950. Un exemple : pendant les années 50, des actes homosexuels étaient encore interdits pénalement dans la grande majorité des Etats Parties à la Convention. Aujourd'hui, une telle interdiction constituerait une violation de l'Article 8, donc du respect de la vie privée et familiale. La Cour doit évidemment prendre en compte ce consensus qui reflète l'évolution et le progrès de nos sociétés. Si la Cour n'interprétait pas la Convention comme un « instrument vivant », ce serait bientôt la fin du système de la Convention !
La Cour a toujours fait preuve de prudence, comme le démontre le développement de la doctrine de la « marge d'appréciation » laissée aux Etats Parties ainsi que le principe, étroitement lié, de la subsidiarité. Les arbitrages politiques, basés sur les priorités nationales définies par les élu·e·s, les spécificités historiques et culturelles de chaque pays ne sont pas mises en cause par la Cour, mais ces spécificités ne peuvent pas servir de base pour des actes ou des politiques qui mèneraient à des violations des droits fondamentaux.
Notre Assemblée peut aider la Cour à identifier un « consensus européen » qui puisse justifier une évolution de la jurisprudence dans l'esprit d'un « instrument vivant ». Si les Membres de l'Assemblée, ces parlementaires représentant 830 millions d'Européennes et d'Européens, sont largement d'accord sur une question, la Cour peut en tirer une indication qu'un consensus existe. Toutefois, cela ne signifie pas, non plus, qu'il ne faille pas rendre des arrêts courageux, même quand l'Assemblée parlementaire est divisée, mais c'est toujours mieux de prendre une décision importante en toute connaissance de cause.,
Mesdames et Messieurs,
En conclusion, j'aimerais réaffirmer, en des termes les plus clairs et les plus forts, au nom de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, notre plein soutien à la « Cour unique » comme moyen de recours accessible à toutes et à tous, pour défendre les droits de chacune et chacun, à titre individuel, et, si nécessaire, contre leur propre Etat. Ce mécanisme est vraiment « unique au monde » et nous avons toutes les raisons de nous féliciter de cet acquis paneuropéen ! Nous devons aussi tout faire pour qu'il puisse continuer de se développer et de renforcer, ainsi, les droits humains, la démocratie et l'Etat de droit, ces valeurs fondamentales que nous avons en partage.
Je vous remercie de votre attention.