Mesdames, Messieurs,
Quelle meilleure introduction à mon discours qu'un rappel de l'héritage de Robert Schuman ?
Robert Schuman et les autres grandes figures politiques de l'après-guerre qu'étaient Jean Monnet, Alcide de Gaspari, Konrad Adenauer, Paul-Henri Spaak, Altiero Spinelli et Winston Churchill, poursuivaient tous un même but : « plus jamais la guerre ; plus jamais çà ».
Pour y parvenir, leur première mesure fut de promouvoir la vision d'une Europe fondée sur des valeurs, et pour cela ils instaurèrent une communauté de valeurs, le Conseil de l'Europe, dont le premier acte majeur – sous l'impulsion de son Assemblée – allait être l'élaboration de la Convention européenne des Droits de l'Homme.
Par son Statut, ainsi que par les obligations et engagements de ses membres, le Conseil de l'Europe a fondé une famille d'Etats européens unis dans le respect de la démocratie, des droits de l'homme et de l'Etat de droit.
Notre Organisation s'est toujours attachée à encourager la diffusion de ces valeurs dans tout notre continent et à promouvoir une union plus étroite entre les pays qui adhèrent à ces valeurs.
Plus encore, nos valeurs communes que sont la démocratie, les droits de l'homme et l'Etat de droit constituent les préalables fondamentaux à la paix, à la stabilité, à la sécurité et à la prospérité ; elles restent toujours aussi pertinentes et cruciales aujourd'hui.
De fait, les fondations posées par le Conseil de l'Europe sont le socle sur lequel repose tout le processus d'approfondissement et d'élargissement de l'Union européenne.
En effet, c'est bel et bien la liberté régnant en Europe occidentale, plus que la prospérité de cette région, qui a amené le renversement des régimes communistes en Europe centrale et orientale.
Rien de plus naturel dès lors que le Conseil de l'Europe ait été la première organisation à ouvrir ses portes à ces nouvelles démocraties.
Qui plus est, ce n'est qu'après les travaux de notre Organisation en matière de réformes constitutionnelle, institutionnelle et législative dans ces pays que ceux-ci ont été en mesure d'aspirer à devenir également membres de l'Union européenne.
Nos valeurs communes sont désormais acceptées dans tout le continent, et on peut aujourd'hui aborder une expression nouvelle de la vision des « pères fondateurs » : « pas de nouvelle ligne de clivage en Europe ».
Le fait que le Rideau de fer appartienne désormais à l'histoire ne signifie pas pour autant que toute l'Europe soit maintenant unie – par Europe, j‘entends tous les pays qui s'attachent à mettre en oeuvre les valeurs européennes.
Je crains qu'il y ait de plus en plus d'indifférence à l'égard de la mission unificatrice du projet européen, avec pour conséquence des tensions et une instabilité accrues.
Il n'est dans l'intérêt de personne – ni de l'Union européenne, ni d'aucun de ses Etats membres, ni des Etats non-membres - de laisser se développer des dissensions et des rivalités au sein de notre continent.
La Turquie et la Fédération de Russie en particulier illustrent clairement le danger qui nous guette.
Pour des raisons historiques diverses, ces deux pays sont confrontés à une certaine ambivalence de la part de nombreux Européens, et de nombreux pays de notre continent.
Or, nous vivons actuellement dans un contexte de mondialisation caractérisé par une multi polarisation croissante, et l'important aujourd'hui est de savoir comment nous allons aborder notre avenir commun.
Il y a de nombreuses années, la Turquie – membre du Conseil de l'Europe depuis 1949, c'est-à-dire depuis l'année de sa fondation – s'était vue promettre l'entrée dans l'Union européenne sous réserve qu'elle remplisse certaines conditions.
Plus récemment, la Turquie a considérablement progressé sur cette voie, au point que l'Assemblée Parlementaire a été en mesure de clore la procédure de suivi du respect des obligations et engagements de ce pays.
Dans le même temps – et peut-être bien du fait même que les perspectives de l'adhésion se faisaient plus tangibles –, l'opinion publique dans l'Union européenne a semblé basculer vers un rejet de l'adhésion de la Turquie.
Il est vrai que la Turquie a encore du chemin à parcourir, en particulier pour ce qui est de la liberté d'expression, ou encore de l'indépendance de la justice.
Mais elle n'en a pas moins le potentiel nécessaire pour devenir un partenaire stratégique d'une grande importance économique et géopolitique.
Si nous ne tenons pas nos promesses, cela aura des conséquences, qu'il convient de peser mûrement : dans l'intérêt de notre avenir commun, nous ne devons sous aucun prétexte rejeter la vocation européenne de la Turquie ou nous aliéner ses citoyens.
S'agissant de la Fédération de Russie, il est tout aussi important que nous rompions avec les préjugés hérités de l'histoire.
De par son passé et sa situation géographique, la Fédération de Russie est confrontée à des problèmes d'une gravité et d'une complexité telles que le reste de l'Europe peine à les appréhender.
Je n'y vois pas une excuse pour les défaillances de la Russie : ce pays est, certes, loin d'être parfait, mais que l'on me montre un exemple de pays parfait …
Autant il est illusoire d'attendre de la Russie qu'elle change du jour au lendemain, autant il est important de maintenir avec elle, sur un pied d'égalité, un dialogue ouvert et constructif afin de susciter et d'encourager des évolutions positives par le biais de la coopération, et non de la confrontation.
C'est précisément ce que l'Assemblée Parlementaire du Conseil de l'Europe a fait toutes ces années.
Dans notre processus de suivi, nous bénéficions de la pleine coopération de la Douma et de la Délégation russe : nos membres russes ont ainsi voté en faveur du dernier rapport de suivi de l'Assemblée, malgré ses critiques parfois sévères.
Le point important est que la Fédération de Russie est membre du Conseil de l'Europe : l'an dernier, elle a assumé la Présidence de notre Comité des Ministres ; nous accueillons au sein de notre Assemblée une délégation de ses parlementaires ; et elle a accepté volontairement les obligations et engagements liés à son adhésion.
Il n'en va pas de même pour l'Union européenne, pour qui les relations avec la Fédération de Russie s'inscrivent dans le cadre des relations extérieures ; si l'Union formule des observations à l'égard de ce qui se passe en Russie, cela est donc ressenti comme une ingérence dans les affaires intérieures de ce pays.
Or, à Bruxelles, certains tendent à penser que l'Union européenne peut et doit reprendre à son compte la mission du Conseil de l'Europe en tant que défenseur de la démocratie, des droits de l'homme et de l'Etat de droit.
Ce point de vue, qui prévaut tout particulièrement au sein de certaines instances de la Commission européenne et du Parlement européen, est déjà partiellement concrétisé par le biais de l'Agence pour les Droits fondamentaux.
Cette Agence – qui aurait dû avoir vocation à constituer un organe consultatif interne chargé de veiller à ce que les institutions communautaires elles-mêmes respectent les droits fondamentaux – s'est au contraire vue confier un mandat étendu et non limitatif, ce qui risque de faire double emploi avec les travaux du Conseil de l'Europe.
L'Agence aura bientôt un budget de € 30 million et un secretariat de 100 personnes : c'est plus d'argent et plus d'agents que l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe.
Si les dirigeants européens étaient sérieux quand ils parlent de la protection des droits de l'homme, ils mettraient leur argent là où il serait le plus utile – au Conseil de l'Europe.
Bien entendu, il est indubitable que l'Union est dotée de la visibilité et du poids politiques lui permettant de promouvoir les droits de l'homme à l'échelle planétaire.
Elle en a indéniablement les moyens : songez, par exemple, que le poste budgétaire consacré par le seul Parlement européen aux dépenses de bâtiments, équipements, matériel et frais administratifs est supérieur à la totalité du budget du Conseil de l'Europe !
Cela ne veut pas pour autant dire que l'UE peut faire mieux que nous notre travail !
En fait, c'est exactement cette conclusion qui est exprimée dans l'excellent rapport de mon ami Jean-Claude Juncker.
Première raison à cela, l'Union européenne n'est pas, au fond, une communauté de valeurs.
Elle n'a pas l'expérience et les instruments du Conseil de l'Europe.
C'est parce que ses activités essentielles concernent le commerce et l'économie qu'elle a tellement de ressources et un tel poids politique.
Cela ne l'enferme pas pour autant dans ces seuls créneaux – je suis persuadé qu'elle peut mener d'autres actions et suis un fervent partisan d'une intégration européenne plus poussée.
En revanche, cela signifie qu'en matière de démocratie, de droits de l'homme et d'Etat de droit, l'Union sera influencée par ses politiques, activités et intérêts dans ses autres domaines.
Deuxième raison : bien que l'engagement en faveur de la démocratie, des droits de l'homme et de l'Etat de droit, en tant que valeurs communes, soit le vecteur qui unit l'ensemble de notre continent, il faut être réaliste : l'Union européenne ne sera jamais une organisation paneuropéenne !
Certains pays ne souhaiteront pas y adhérer ; d'autres ne parviendront pas, pendant encore des décennies, à respecter les Critères de Copenhague et, même une fois cette étape franchie, l'opinion publique au sein de l'Union pourrait bien être opposée à leur entrée.
A son niveau, l'Union ne sera jamais en mesure de défendre sur une base égalitaire nos valeurs communes dans l'Europe tout entière – alors que c'est précisément ce que fait le Conseil de l'Europe aujourd'hui.
Ce sont justement ces caractéristiques mêmes - le fait qu'il incarne une communauté de valeurs paneuropéenne - qui font du Conseil de l'Europe une tribune idéalement placée pour relever les défis contemporains.
Le dialogue interculturel et interreligieux – l'un des enjeux fondamentaux de notre temps – est sans conteste un domaine où ce genre de tribune est essentiel.
Nos Etats membres vont de l'Islande à Vladivostok et de la Norvège à l'Azerbaïdjan : dans toute la Grande Europe, seul le Bélarus n'est pas parvenu à atteindre le seuil minimum nécessaire à l'adhésion.
Autrement dit, nous rassemblons tous les peuples, toutes les cultures et toutes les religions de notre continent.
Cette dimension, conjuguée à notre engagement primordial envers des valeurs et à la dimension démocratique de l'Assemblée parlementaire, fait de nous une tribune empreinte d'ouverture dont l'action reposera toujours expressément sur des principes universels.
Aucune autre organisation internationale ne peut se targuer de tels atouts, mais le Conseil de l'Europe ne parviendra jamais à concrétiser cet énorme potentiel s'il ne se concentre pas sur ses activités essentielles, à savoir promouvoir et protéger la démocratie, les droits de l'homme et l'Etat de droit.
J'ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour que l'Assemblée parlementaire se concentre sur ses activités essentielles, mais, en ce qui concerne l'Organisation dans son ensemble, nous nous dispersons encore de trop dans des activités qui n'ont pas de lien évident avec notre mission fondamentale.
Faute d'une stratégie à long terme soutenue par les Etats membres et appliquée à tous les échelons de l'Organisation, le Conseil de l'Europe court le risque de se disperser au point d'y perdre toute cohérence et visibilité.
Avec une situation budgétaire calamiteuse due au fait que les Etats membres ne reconnaissent pas la valeur de nos travaux et notre potentiel, voilà quelles sont les plus grandes menaces qui pèsent sur l'avenir du Conseil de l'Europe.
Je ne voudrais toutefois pas terminer mon intervention sur cette note pessimiste et j'aimerais au contraire vous inviter à réfléchir à ce que je viens de vous dire et à vous demander quel serait notre avenir sans le Conseil de l'Europe.
Pour ma part, j'en suis intimement persuadé, si le Conseil de l'Europe n'existait pas, il faudrait l'inventer.
Merci de votre attention.