Helmut

Kohl

Chancelier de la République Fédérale d'Allemagne

Discours prononcé devant l'Assemblée

jeudi, 28 septembre 1995

Monsieur le Président, Monsieur le Secrétaire Général, Mesdames, Messieurs, parlementaire moi-même depuis plus de trente ans, vous me permettrez, je pense, de m’adresser à vous en vous appelant «mes chers collègues».

Monsieur le Président, je tiens d’emblée à vous remercier de votre accueil et des propos aimables que vous avez eus à mon endroit; je vous remercie également de la touche très personnelle et très cordiale dont vous avez ponctué la fin de votre allocution de bienvenue. Je suis particulièrement heureux que vous ayez choisi de vous exprimer dans ma langue maternelle; j’aimerais y voir le signe que l’usage s’en répandra dans cette maison.

L’Assemblée parlementaire – je serais heureux d’avoir l’occasion d’en discuter avec vous tout à l’heure – ne s’est jamais limitée à une fonction purement consultative; elle s’est toujours considérée comme le moteur du développement du Conseil de l’Europe et comme celui du développement européen.

Notre continent connaît actuellement – chacun le sent bien, et la présence aujourd’hui dans cette enceinte des invités et des parlementaires en témoigne – une phase spectaculaire de transformation et de bouleversements. Assurément, ce phénomène ne manque pas de se refléter également dans cette Assemblée. Il y a deux ans, le Conseil de l’Europe comptait vingt-sept Etats membres. Aujourd’hui, il en compte trente-six; et si l’on ajoute les délégations invitées, ce sont quarante-deux pays, au total, dont les représentants librement élus sont réunis ici.

Ce n’est qu’en prenant la peine de considérer, l’espace d’un instant, la situation en 1995 et de la comparer à celle qui régnait cinquante ans plus tôt qu’on pourra mesurer le chemin impressionnant que l’Europe a parcouru au cours de ces décennies. En disant cela, je m’inscris en faux contre l’esprit du temps, insensé et pessimiste, qui préside à la conduite des affaires politiques en Europe.

L’évolution qu’on observe depuis cinquante ans nous autorise à faire preuve d’un optimisme réaliste. C’est pourquoi je tiens à saluer d’une manière particulièrement chaleureuse toutes celles et tous ceux qui sont venus ici des pays d’Europe centrale, orientale et du Sud-Est en tant que parlementaires. Leur présence est une preuve convaincante de la justesse de mon analyse. Au cours de ces cinquante années, nous avons pas mal progressé; et si, dans les années et les décennies à venir, nous allons encore de l’avant avec sagesse, patience et courage – trois choses inséparables – il y a toutes les chances pour que le XXIsiècle, succédant à ce XXe siècle à tant d’égards affligeant, terrible et chargé de douleurs, il y a toutes les chances pour que le XXIe siècle soit un siècle prometteur.

Il a été mis un terme à la partition contre nature de l’Europe et à celle de l’Allemagne. Dans quelques jours, le 3 octobre, nous fêterons le 5e anniversaire de la réunification de l’Allemagne qui, pour nous, Allemands, a été un cadeau de l’Histoire, un cadeau dont nous sommes heureux qu’il ait trouvé l’assentiment de tous nos voisins.

Tout ce qui se passe aujourd’hui dans mon pays, tout ce qui doit encore se passer, exige beaucoup de force, beaucoup de courage et beaucoup de compréhension mutuelle, car ces quarante années de division ont été bien plus longues que quarante années ordinaires. Il y a eu le mur, il y a eu l’appartenance à deux univers politiques différents. Les expériences remontant à cette époque de séparation ont profondément marqué l’âme, le cœur et l’esprit de la population.

Ceux d’entre vous qui se sont rendus en Allemagne ces dernières années, y compris dans les nouveaux Länder, ont dû percevoir ces bouleversements. Et, pourtant, malgré tous nos soucis et malgré tous les progrès qui nous restent encore à accomplir, nous nous trouvons sur la bonne voie. Je suis profondément convaincu que la population d’Allemagne parviendra à résoudre collectivement les énormes problèmes qui se posent dans les domaines économique et social. Le plus dur, ce n’est pas de régler les problèmes matériels – ceux-là, nous les résoudrons, peut- être pas tous en même temps, car certains demanderont des années – avant toute chose, il importe de nous retrouver après quarante ans de séparation; l’important, comme je le dis souvent chez moi, c’est de parler avec les autres et non pas déblatérer contre les autres.

Mesdames, Messieurs, le Conseil de l’Europe est la plus ancienne organisation paneuropéenne de l’Europe libre. Comme nulle autre, cette institution incarne- on ne saurait trop le répéter – l’unité européenne dans l’esprit des droits de l’homme, ce «génie européen» qu’évoquait le pape Jean-Paul II dans le discours qu’il a prononcé devant le Parlement européen.

Dès les premières décennies de l’après-guerre, le Conseil de l’Europe a mené une action considérable pour unir notre continent. A l’époque, c’est-à-dire en 1949 et au cours des années suivantes, la génération des fondateurs – je crois qu’il faudrait le mentionner plus souvent et avec gratitude – s’est efforcée de tirer les conséquences de l’histoire de ce siècle; et, bien souvent, elle l’a fait à partir d’une expérience personnelle très douloureuse.

Les pères fondateurs se sont rendu compte que la paix et la réconciliation entre les peuples européens ne pourraient être assurées durablement que sur la base d’un ordre démocratique et du respect des droits de l’homme. C’est cet esprit, cette intelligence et cette clairvoyance qui ont, depuis ce temps-là, marqué l’action du Conseil de l’Europe.

Je ne puis que vous féliciter d’adopter la même approche vis-à-vis de l’admission de nouveaux pays. Vos recommandations au Comité des Ministres sont à la base des décisions concernant l’admission au Conseil de l’Europe. Il convient d’ajouter que quelques membres de l’Assemblée parlementaire ont pu, à l’occasion de rencontres et d’entretiens dans les pays candidats à l’adhésion, impulser efficacement le développement des structures et des réformes démocratiques. C’est également de cette manière que l’Assemblée parlementaire s’est montrée à la hauteur de l’importante responsabilité qui est la sienne.

On dit de temps à autre, et je souscris à cette formule, que l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe incarne la «conscience démocratique» de l’Europe. Vous n’avez jamais craint d’aborder des thèmes difficiles – j’espère d’ailleurs que nous évoquerons tout à l’heure un certain nombre de ces thèmes – vous n’avez jamais craint de veiller au respect des normes élevées du Conseil de l’Europe et de vous faire entendre lorsqu’il y fut porté atteinte. Je voudrais vous encourager à persévérer. Continuez de remplir cette fonction! Vous défendez des valeurs sans lesquelles il n’y aura pas d’avenir libéral pour l’Europe.

Les travaux effectués par le Conseil de l’Europe pour améliorer la protection des minorités méritent un éloge tout particulier. Qu’il me soit permis de mentionner en tout premier lieu la convention-cadre destinée à garantir, pour la première fois au plan du droit international, une protection efficace des droits et des libertés des minorités.

Mesdames, Messieurs, je viens de parler de ce siècle qui va prendre fin dans cinq ans. Combien de souffrances et de misère auraient pu être épargnées aux peuples d’Europe si, dès 1910, ils avaient pu disposer d’un tel document contraignant!

Il suffit de regarder les reportages télévisés sur l’ex- Yougoslavie pour se rendre compte, une fois de plus, à quel point il importe, et ceci est bien dans l’esprit des instruments adoptés ici, dans l’esprit de la Convention européenne des Droits de l’Homme et de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales, à quel point il importe non seulement de discourir, mais aussi d’agir.

A présent, il s’agit, c’est le chef du Gouvernement allemand qui parle, de renforcer le Conseil de l’Europe, y compris dans l’optique de son évolution future. Dans ce contexte, je pense aux instruments de protection prévus par la Convention européenne des Droits de l’Homme, je pense à une extension de la protection des minorités, je pense à une prise de position résolue, à des mesures résolues, de concert avec l’Union européenne, pour combattre les tendances racistes, antisémites et xénophobes.

Mesdames, Messieurs, l’appartenance au Conseil de l’Europe constitue, pour nos partenaires d’Europe centrale, orientale et du Sud-Est, un pas important, considérable même, sur la voie de leur intégration complète dans la communauté de valeurs européennes et – je le dis sciemment – dans la communauté de droits européenne. A ce propos, je me félicite que l’Assemblée se soit prononcée en faveur de l’adhésion de la Macédoine et de l’Ukraine.

J’ajouterai, et il faut le dire sans détour, que l’un des grands défis des années à venir sera de faire en sorte que la Russie conçoive son avenir comme un avenir européen, et ce dans les domaines politique, économique et de la sécurité, sans oublier la dimension culturelle.

Le conflit qui a opposé l’Est à l’Ouest durant des décennies a fait oublier à beaucoup d’entre nous que la Russie fait partie de l’Europe, non seulement au plan géographique, mais aussi de par son histoire et sa culture. C’est pourquoi je me félicite expressément de votre décision de réinscrire à l’ordre du jour du Conseil de l’Europe la question de l’adhésion de la Russie.

Personnellement, j’espère que l’Assemblée prendra très prochainement une décision favorable. En tant que Chancelier allemand, j’estime qu’il est de notre intérêt de soutenir toutes les forces qui se sont engagées, en Russie, à promouvoir des réformes en direction de l’Etat de droit et de la démocratie libérale. D’ailleurs – je crois qu’il faut le rappeler ici – le Conseil de l’Europe a déjà coopéré par le passé avec des pays non européens qui respectent et défendent les principes de l’Organisation.

C’est pourquoi je vous dirai ceci, et j’espère que nous aurons l’occasion d’en discuter tout à l’heure: je souhaiterais que nous examinions tous ensemble, au sein du Conseil de l’Europe, comment vont évoluer ces relations avec l’extérieur, et notamment avec les Etats-Unis d’Amérique.

Je ne crois pas qu’au bout des quatre-vingt-quinze années que compte déjà ce siècle et, compte tenu du temps qui nous reste encore, il soit sage de vouloir rétrécir le pont jeté entre les deux rives de l’Atlantique. Il faut au contraire l’élargir le plus possible dans des domaines aussi divers que l’économie, l’environnement, la politique de sécurité, la culture ou la coopération scientifique.

Mesdames, Messieurs, dès le début, le Conseil de l’Europe a considéré que sa mission consistait également à maintenir et à cultiver l’idée de l’unité culturelle de l’Europe. Certes, étant donné le chômage qui, dans certains pays, a pris des proportions alarmantes, étant donné' la détresse et la famine qui touchent des régions entières du globe, la recherche du pain quotidien, d’un emploi et de ressources économiques reste au premier plan des préoccupations auxquelles viennent nécessairement s’ajouter les défis d’ordre environnemental.

Mais notre génération ne doit pas laisser dépérir les richesses naturelles de la création qui ont été offertes à l’humanité. Que toutes nos préoccupations ne nous fassent pas oublier la dimension culturelle de notre propre existence, de celle de nos populations et de notre continent.

Ce siècle, précisément, avec son cortège d’épreuves et de tragédies, nous a montré – et nous autres, Allemands, avons nos propres expériences héritées de notre histoire – que l’Europe sera toujours unie par son fonds culturel commun.

C’est pourquoi – le jour même de votre débat sur l’OCDE – j’aimerais expressément vous encourager à ne jamais perdre de vue, dans vos discussions, la dimension culturelle de notre continent. L’expérience quotidienne nous apprend que l’homme ne vit pas uniquement de pain; les moments les plus importants et les plus précieux de sa vie privée sont étroitement liés à son environnement culturel; c’est, je crois, ce qu’il ne faut pas oublier.

Notre objectif doit être de parvenir à une coopération paneuropéenne dans des domaines aussi importants que la formation scolaire et universitaire, les échanges dans le secteurs des arts plastiques et la sauvegarde de notre patrimoine culturel. Tout cela a l’air très solennel, et je dois dire que je serais déjà bien content si nous parvenions au moins à rétablir, dans le domaine universitaire, les conditions qui régnaient en 1910! Oui, vous avez bien entendu! En 1910, vous pouviez sans problème commencer vos études près de chez moi, à l’université de Heidelberg, et décider ensuite de les terminer à Oxford, après un passage à la Sorbonne; et puis, s’il vous restait un peu d’argent, vous pouviez même pousser jusqu’à Harvard. C’est qu’à l’époque vos diplômes étaient tous reconnus sans autre forme de procès.

Il n’y avait ni contrat avec l’Etat, ni relations complexes, comme celles qui existent, par exemple, en Allemagne, entre la Fédération et les Länder ou entre la Fédération et les autres Etats européens. Il n’y avait pas non plus toutes ces réunions de commissions; mais la confiance régnait entre les universités, et les enseignants se faisaient une obligation morale d’aider les jeunes étudiants.

Si, de nos jours, l’on parvenait à concrétiser ne serait-ce qu’une petite parcelle de la façon de penser de l’époque, au moins pourrait-on dire à l’adresse de la génération de 1910: «Nous avons enfin réussi à atteindre votre niveau de jadis».

Et cela serait déjà un formidable progrès.

L’identité culturelle de l’Europe se reflète aussi dans sa diversité. Bien entendu, vous attendez du Chancelier allemand qu’il dise au moins deux mots sur le sujet. Quant à ceux qui n’attendent rien de tel, c’est tout simplement qu’ils ont une fausse image du Chancelier allemand, car c’est bien ce que je vais faire.

Le Conseil de l’Europe possède deux langues officielles, et je crois qu’il est grand temps que même ceux qui résistent prennent conscience que notre demande de reconnaissance de l’allemand en tant que langue officielle ne relève pas d’une quelconque lubie: c’est l’expression d’un de nos vœux les plus chers.

Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, rien de ce qui importe pour l’avenir de nos enfants et de nos petits-enfants ne peut aujourd’hui et ne pourra, demain et après-demain, être réalisé par un seul pays, surtout s’il raisonne en termes d’Etat-nation totalement surannés.

Telle est la leçon qu’il faut tirer de tout un siècle d’histoire. Considérez les grands défis qui nous sont posés. Que ce soit le chômage; la consolidation du site économique européen face à l’accroissement de la concurrence internationale, venant notamment d’Asie et d’autres continents; l’amélioration de la protection de l’environnement – et là je préfère de loin dire la conservation de la nature; la lutte contre la criminalité transnationale qui a atteint des proportions alarmantes dont on n’a pas toujours pris la véritable mesure et qui représente une véritable menace pour notre continent, nous ne pourrons faire face à tous ces défis que grâce à la coopération.

Dès 1949, on avait pressenti certaines de nos préoccupations actuelles qui figurent comme des questions d’intérêt commun dans le Statut du Conseil de l’Europe. Mais il faut, et à mon sens, c’est une question d’honnêteté, reconnaître haut et fort que les visionnaires d’hier se sont révélés les réalistes d’aujourd’hui; l’Histoire ne manquera pas de rendre justice aux idéalistes que parfois on décrie.

Mesdames, Messieurs, sans le Conseil de l’Europe et la Communauté européenne, l’Union européenne – il faut que ce soit dit dans cet hémicycle qui accueille aussi d’autres réunions – n’aurait pu voir le jour.

L’année prochaine s’ouvrira la conférence intergouvemementale de l’Union européenne. Elle se déroulera d’abord sous la présidence de l’Italie, puis sous celle de l’Irlande pour s’achever, du moins je l’espère et je le souhaite, au cours du premier semestre de 1997, sous la présidence des Pays-Bas.

L’heure de vérité a sonné: il s’agit à présent de concrétiser tout ce qui est resté flou. Construire la Maison européenne ou faillir aux yeux de l’Histoire: voilà l’enjeu.

Certes, les difficultés sont légion; mais je ne pense pas que pareille occasion se représentera de sitôt. En philosophie, l’Histoire se déroule en trois phases: une phase de gestation, où les événements ont le temps de mûrir; une courte phase de décision qui, la plupart du temps, passe inaperçue, notamment de la population; et, enfin, une longue phase au cours de laquelle les gens sont obligés de vivre et de subir les conséquences de la décision.

Je suis profondément convaincu que nous nous trouvons dans la phase de décision. Aujourd’hui – à cinq ans de la fin du siècle – il faut agir. Notre vision de l’Europe unie, notre sentiment d’appartenance et d’identité européennes communes joueront pour beaucoup dans le succès de cette conférence.

A mon sens, la notion d’identité commune ne s’oppose pas à celle d’identité nationale. II serait faux de penser que l’on puisse faire abstraction de son identité nationale pour acquérir une identité européenne: l’une ne va pas sans l’autre.

Ma patrie sera toujours l’Allemagne, mais mon avenir c’est l’Europe: il n’y a là, je le répète, aucune contradiction. Au contraire, j’y vois l’aboutissement, la concrétisation de la sagesse historique de notre époque. C’est aussi la raison pour laquelle, actuellement, tous les grands débats sur l’Europe s’articulent autour de ces notions essentielles.

Je souhaite que ce débat soit mené selon la tradition européenne, avec une grande ouverture d’esprit, et qu’il ne laisse aucune place aux visions étriquées que l’on rencontre bien trop souvent encore.

Nous voulons également instaurer une coopération avec les régions voisines de l’Est, du Sud-Est et du Sud; car notre avenir dépend aussi de leur stabilité économique et politique. L’Union européenne a conclu ou préparé des accords avec ses partenaires d’Europe centrale, orientale et du Sud-Est, notamment avec ceux qui envisagent d’en devenir membres.

L’adhésion ne saurait être automatique: encore faut-il que les pays eux-mêmes et la population y soient déterminés. L’Union ne doit pas non plus devenir la citadelle de l’Europe. Ce qui compte par-dessus tout, c’est que les pays puissent choisir librement de quoi sera fait leur avenir. La voie de l’Europe passe par la voie de la réforme: il n’y a aucun raccourci.

Nous voulons continuer de développer le système de sécurité paneuropéen; nous voulons que l’Otan s’étende vers l’est tout en instaurant une coopération viable et acceptable pour tous avec la Russie et l’Ukraine. Pas question, là non plus, d’élever de nouveaux murs.

Il y a près de cinq ans, nous adoptions la Charte de Paris. Je déplore que nous ne soyons pas encore capables de faire appliquer sur tout le continent les principes qu’elle contient, la haine entre les peuples et entre les religions est encore tenace, et les minorités ethniques et religieuses sont toujours persécutées.

Les images barbares de mort et de souffrance qui nous parviennent tous les jours de l’ex-Yougoslavie témoignent de l’une des grandes tragédies de notre temps; mais elles nous permettront peut-être aussi de comprendre que seule l’unification européenne pourra nous éviter de retomber dans la barbarie au XXIe siècle.

De nombreuses raisons président à la construction de la Maison européenne. Mais, pour moi, celle qui est primordiale n’est pas tant d’ordre économique; ce qui est capital à mes yeux, c’est que nous puissions, au XXIe siècle, vivre tous ensemble dans la paix et la liberté, et laisser à jamais la barbarie derrière nous.

Aujourd’hui, plus que jamais, l’Europe doit être animée par un esprit de dialogue qui devra s’étendre au-delà des barrières religieuses et confessionnelles. Il s’agit en quelque sorte de tendre une gigantesque arche œcuménique depuis les monastères et les chapelles d’Irlande jusqu’aux églises et aux cathédrales de Kiev et de Moscou. Il s’agit de préserver ce qui fait tout le prix d’un patrimoine commun qui s’est accumulé au fil des siècles. Et je ne pense pas qu’aux seuls chefs-d’œuvre de la littérature, de la musique, de la peinture ou de l’architecture. Non, je pense également et surtout à l’esprit et à l’inspiration qui les ont imprégnés: ce sont eux qui confèrent à leur grandeur et à leur beauté la pérennité universelle.

Ils sont le point de rencontre de la philosophie des Anciens et des humanistes, du rationalisme du siècle des lumières et de la force du christianisme. Tel est, Mesdames, Messieurs, le fonds commun qui a modelé et imprégné notre conscience d’Européens. Et l’on ne saurait ni comprendre ni concrétiser l’idée européenne hors du contexte de notre système de valeurs. Ce système de valeurs se fonde sur l’unicité de l’homme, sur le respect de la vie et de la dignité humaine et sur les libertés individuelles.

L’Europe occidentale vit dans la paix depuis cinquante ans. Cette période est la plus longue que mon pays ait connue au cours de son histoire moderne. En 1949, dans sa première déclaration gouvernementale, Konrad Adenauer avait exprimé le vœu que l’Allemagne puisse se réconcilier avec tous ses voisins et vivre avec eux dans la paix et l’amitié: ce vœu est aujourd’hui devenu réalité.

Les cérémonies commémoratives du 50e anniversaire de la fin de la seconde guerre mondiale qui ont eu lieu en mai dernier ont fait apparaître clairement qu’il ne faut jamais oublier l’Histoire; il faut au contraire en tirer les leçons. C’est donc le souvenir qui doit présider à l’orientation de nos pensées et de nos actes dans la construction d’une Europe unie et pacifique. Ce n’est qu’ainsi que nous parviendrons à nous prémunir contre toute rechute.

La vigilance est de mise, car le spectre du nationalisme et de l’intégrisme n’a pas pour seule patrie les Balkans ou l’autre rive de la Méditerranée. Pour maintenir la paix et la liberté, le chemin qui mène à l’Europe unie doit être sans retour.

La Maison européenne devra pouvoir résister aux – intempéries, être dotée d’un toit robuste et pouvoir offrir à tous les peuples de notre continent un logement répondant à leurs besoins; j’espère aussi que nos amis américains s’y verront accorder un droit d’habitation permanent. Nous voulons l’unification politique de l’Europe; il est hors de question de nous contenter d’une espèce de zone de libre échange améliorée telle que la conçoivent certains.

Mais pour qui connaît l’Histoire, et plus particulièrement l’histoire de l’économie, il tombe sous le sens qu’on ne saurait maintenir la cohésion de tout un continent grâce à la seule adoption d’une monnaie commune. L’Europe a besoin d’un toit politique commun sous lequel la solidarité puisse devenir une réalité, même en cas de vents contraires.

On ne cesse de répéter – j’entends cela tous les jours – que la construction européenne n’avance pas, que les Européens sont de plus en plus sceptiques et de plus en plus las. Chaque fois que les gens recherchent un exemple de pusillanimité et de mesquinerie, ils vont le puiser dans les affaires européennes. L’on comprend fort bien que quiconque a déjà assisté à des séances de travail interminables qui commencent le matin à 9 heures pour se terminer à 2 heures le lendemain matin ait de bonnes raisons d’être écœuré de cet état d’esprit.

A la fin de la guerre, j’avais 15 ans. C’était il y a cinquante ans. A 17 ans, j’en ai déjà parlé je crois devant cette Assemblée, j’ai, pour la première fois, pris conscience de l’Europe, non loin d’ici, à la frontière palatino-alsacienne. Nous, les lycéens venant de différentes écoles d’Alsace et du Palatinat, nous nous étions mis à arracher les bornes frontières en chantant des hymnes européens. Nous étions tous persuadés que l’«Europe» était à la porte. Mais elle en était encore très loin; on a replacé les bornes et on nous a renvoyés chez nous.

Aujourd’hui, l’Europe est pratiquement devenue une évidence pour nos enfants. En été, que ce soit sur le pont Charles à Prague, au pied de la tour Eiffel à Paris, à Piccadilly à Londres, sur les escaliers de la Piazza di Spagna à Rome ou dans la vallée du Rhin, on rencontre des milliers de jeunes en provenance de toute l’Europe, dont la façon de penser, les espoirs, la façon de ressentir les choses, mais aussi le comportement sont bien plus évolués que les nôtres. C’est leur manière à eux de nous lancer un avertissement.

Il est exact que les peuples d’Europe sont très différents les uns des autres. Il faut saisir la chance d’exploiter toute cette diversité. Nous ne voulons pas de l’uniformité, nous voulons que toute la palette des couleurs européennes puisse se déployer. Le symbole de l’Europe, ce ne doit pas être l’uniformité, mais la diversité; car c’est la diversité vivante qui est le nerf de la politique et de la culture au quotidien.

Mesdames, Messieurs, je souhaite qu’ensemble nous œuvrions à la construction de la future Europe, dans notre propre intérêt, mais surtout dans l’intérêt de nos jeunes. Il y va de leur avenir. Pour la première fois de mémoire d’homme, et je dis cela en tant qu’Allemand dont la famille a perdu un fils à chaque guerre, la génération montante doit se voir offrir la chance de n’avoir pas à faire la guerre, et de vivre dans la paix et la liberté au XXIe siècle.

Sachons nous montrer à la hauteur de cet objectif; la pusillanimité n’aura plus de raison d’être et cette Assemblée pourra continuer de jouer son rôle si important aujourd’hui, demain et après-demain. Je lui souhaite beaucoup de succès. (Applaudissements)

LE PRÉSIDENT (traduction)

Merci, Monsieur le Chancelier. Un nombre record de collègues – trente-cinq, de vingt-quatre pays – souhaitent vous poser des questions spontanées, si nous en avons le temps. Je me suis efforcé de les classer par thème – ce qui est toujours dangereux – et je tiens à répéter qu’aucun intervenant ne pourra poser d’autre question. Qui plus est, j’ai mis en place un système automatique qui coupera les micros au bout de trente secondes. Si les délégués peuvent poser leur question en vingt secondes, tant mieux, les autres auront d’autant plus de temps pour poser la leur.

Puis-je me permettre de demander au Chancelier Kohl d’être, lui aussi, le plus concis possible?

La première série de questions concernant l’avenir du Conseil de l’Europe sera posée par les intervenants suivants: Mme Gelderblom-Lankhout, M. Seitlinger, M. Severin, M. Columberg, M. Rodrigues, Sir Russell Johnston et M. Latronico. La parole est à Mme Gelderblom-Lankhout.

Mme GELDERBLOM-LANKHOUT (Pays-Bas) (traduction)

Monsieur le Président, j’espère que la traduction simultanée est en état de fonctionnement, car je tiens à pouvoir parler ma langue lors de l’assemblée plénière. Quel plaisir d’entendre à nouveau quelqu’un s’exprimer avec enthousiasme au sujet de la cause européenne pour nous livrer une perspective d’avenir! Monsieur le Chancelier, vous nous avez mis du baume au cœur. Ma question est brève: comment envisagez-vous la coopération entre le Parlement européen et le Conseil de l’Europe?

M. SEITLINGER (France)

Monsieur le Chancelier, ma question concerne nos relations avec la Fédération de Russie. Nous avons, il y a deux jours, décidé de mettre un terme au gel provisoire de la procédure de demande d’adhésion de la Fédération de Russie, et de reprendre le processus d’adhésion. Certes, vous vous êtes déjà exprimé de manière très claire à ce sujet et votre point de vue nous est connu – personnellement je le partage. Cependant, j’aimerais savoir si vous estimez qu’il est de l’intérêt de la Russie et de l’Europe tout entière que ce grand pays devienne prochainement membre de notre Organisation. Pensez-vous qu’il s’agit là d’une contribution importante, voire décisive à la stabilité et à la paix en Europe?

M. SEVERIN (Roumanie) (traduction)

Comme vous le savez, Monsieur le Chancelier, nous avons en Roumanie une minorité allemande qui souhaite rester en Roumanie mais qui craint que la nouvelle politique allemande en direction de l’est ne relance la vieille stratégie «bismarckienne», qui a ouvert la porte de l’Europe centrale aux tsars russes autocrates. Quel est votre message à ces Allemands qui, pas plus que leurs compatriotes roumains, ne veulent rester derrière un nouveau rideau de fer et conçoivent l’élargissement de l’Europe comme une extension vers l’est de la civilisation démocratique occidentale et non l’inverse?

M. COLUMBERG (Suisse) (traduction)

Monsieur le Chancelier, je vous remercie de l’acte de foi grandiose que vous venez de prononcer en faveur de l’Europe et du renforcement du Conseil de l’Europe. Vous avez contribué avec succès à l’élargissement du Conseil de l’Europe et à la construction européenne. Ces nouvelles tâches exigent un investissement supplémentaire de la part de notre Organisation.

M. RODRIGUES (Portugal)

Monsieur le Chancelier, la demande officielle des Etats-Unis afin d’obtenir le statut d’observateur au Conseil, de l’Europe a déclenché une polémique non seulement en Europe, mais dans tout le continent américain. Un grand journal brésilien a publié le résultat d’une enquête faite à Washington selon laquelle les Etats- Unis s’opposeraient à une demande d’adhésion de l’Allemagne et de la France, avec le rôle d’observateurs, à l’Organisation des Etats américains.

Monsieur le Chancelier, que pensez-vous de la demande des Etats-Unis? Envisagez-vous de demander le statut d’observateur pour votre pays à l’OEA? Le pont transatlantique va-t-il devenir le prologue à un protectorat?

Sir Russell JOHNSTON (Royaume-Uni) (traduction)

Puis-je, Monsieur le Président, affirmer, en tant que libéral britannique, que bon nombre des citoyens de l’Union européenne considèrent le Chancelier comme le dernier véritable Européen et l’admirent beaucoup pour cette raison? Nous espérons qu’il ne baissera jamais les bras.

Comme le Chancelier et vous-même le savez bien, Monsieur le Président, notre Assemblée est appelée à en faire de plus en plus en Europe centrale et orientale, alors que son budget reste minime. Les chefs de gouvernement défilent pour nous féliciter, mais, dans le même temps, nous refusent les moyens indispensables à l’exercice de nos responsabilités. Quelle est l’attitude du Gouvernement allemand à l’égard du financement du Conseil de l’Europe?

M. LATRONICO (Italie) (traduction)

Monsieur le Chancelier, j’ai beaucoup apprécié vos propos concernant l’Italie et l’avenir de l’Europe. Vous avez souhaité que la langue allemande devienne une langue officielle dans un avenir proche. Ne pensez-vous pas que, à l’égal de l’allemand, l’italien pourrait devenir prochainement une langue officielle du Conseil de l’Europe, étant donné que nos idiomes représentent une grande réalité historique et culturelle dans l’Europe et dans le monde?

LE PRÉSIDENT (traduction)

La parole est à M. le Chancelier de la République Fédérale d’Allemagne, pour répondre à cette première série de questions.

M. Kohl, Chancelier de la République Fédérale d'Allemagne (traduction)

Je commencerai par répondre à la dernière question. Il est tout à fait normal que vous soyez favorable à la reconnaissance de l’italien en tant que langue officielle. Mais si l’on veut un retour aux sources, alors il faut remonter au temps des papes et déclarer le latin langue officielle de l’Europe, ce qui ne manquerait pas d’avoir une influence sur la longueur des discours.

Quoi qu’il en soit, je comprends votre point de vue, et j’espère que vous comprenez le mien.

Les différences entre le Conseil de l’Europe et le Parlement européen sautent aux yeux; les deux institutions ont chacune leur mission. Je fais partie de ceux qui considèrent que le Conseil de l’Europe n’a pas fini de se développer. Je crois exprimer ce que vous pensez et ressentez vous aussi en disant que les pays européens dont l’identité européenne est incontestable et qui ne sont pas, ou ne peuvent pas devenir membres de l’Union européenne ont ici une tribune pour faire entendre leur voix; je pense que la dimension culturelle se retrouve également ici, et que bien d’autres choses encore se réalisent en ce lieu.

J’aimerais vous donner un exemple qu’étrangement on a tendance à sous-estimer; ce qui ne m’arrive jamais, à moi qui suis président d’un grand parti allemand. Les parlementaires qui sont ici siègent également dans leur parlement national. Les possibilités d’intégration entre les parlements nationaux et cette Assemblée sont naturellement bien plus grandes que les possibilités d’intégration entre les parlements nationaux et le Parlement européen ou l’Union européenne. On peut dire très franchement que, dans tous les pays, les liens se distendent entre les membres des parlements nationaux et les membres du Parlement européen, lequel, au demeurant, siège dans cet hémicycle. Il en va de même pour les partis au niveau national.

Il est à mon avis primordial que les hommes et les femmes qui s’emploient à remplir leur tâche au sein des parlements nationaux puissent vivre, au cours de leur existence parlementaire, quelques fois au moins dans l’année, «l’Europe en direct»; qu’ils puissent nouer des liens d’amitié personnels, non seulement avec des membres ayant les mêmes affinités politiques, mais également avec des membres d’horizons et de tendances politiques différents.

Tout à l’heure, j’évoquais la construction d’une arche depuis l’Irlande jusqu’à Kiev et Moscou. Mais il existe une différence fondamentale entre le fait, pour une délégation parlementaire, de se rendre régulièrement dans un autre parlement – c’est l’occasion de bien manger, de boire beaucoup et de parler encore plus et, en général, d’en rester là – et le fait, comme c’est le cas pour nombre d’entre vous, de siéger pendant des années, voire des décennies, aux côtés des mêmes collègues, durant les séances et parfois bien au-delà, de se familiariser avec les problèmes et de les répercuter. Voilà, selon moi, l’un des points les plus importants du processus d’intégration. Et c’est dans ce sens que le Conseil de l’Europe possède une valeur inestimable.

Les différences entre le Conseil de l’Europe et le Parlement européen sont également flagrantes dans la manière d’ordonner leurs activités. Je ne vois pas pourquoi nous devrions nous montrer pessimistes pour l’avenir.

Et pour que ce soit parfaitement clair, je dirais que pour moi cela ne pose aucun problème. Si les tâches sont définies dans les règles – tout comme votre Président l’a fait tout à l’heure, j’ai fait le compte des pays qui ont récemment adhéré à l’Organisation – cela implique naturellement un supplément d’investissement. L’Allemagne n’a jamais été avare d’«investissements en Europe». Je n’ai aucun problème à dévoiler le montant exact des dépenses, mais je ne voudrais pas vous ennuyer avec des chiffres. Toutefois, puisqu’on m’a posé la question, je dirai qu’il s’agit, pour moi, d’un ordre de grandeur tout à fait envisageable dont, personnellement, je me félicite.

J’en viens aux relations avec la Russie. Mesdames, Messieurs, il s’agit là de l’une des préoccupations majeures de l’Europe. Que cela plaise ou non, qu’on vote ou non pour l’adhésion de la Russie au Conseil de l’Europe, il est des évidences qu’on ne saurait nier; il suffit de jeter un coup d’œil dans un atlas. En 1995, il faut éviter que se répande le sentiment qui fait dire à d’aucuns – chez nous comme de l’autre côté de l’Atlantique – que la troisième guerre mondiale n’a pas eu lieu, Dieu merci, mais que de toute façon les Russes l’auraient perdue d’avance.

La Russie, c’est la patrie d’un grand peuple à la culture riche; c’est aussi une terre d’histoire et de traditions.

Un certain nombre des responsables d’aujourd’hui ont vécu U y a quelques années – il suffit de se reporter dix ans en arrière – alors que l’Union Soviétique existait encore, toute une série d’enterrements d’Etat. Combien d’Occidentaux s’étaient, à l’époque, rendus au Kremlin pour y faire leur révérence qui, aujourd’hui, tiennent un tout autre langage?

Les choses étant ce qu’elles sont, je pense qu’il faut voir la Russie comme un tout. Il n’y aura ni paix ni liberté durables en Europe si ce puissant peuple de l’Est ne prend pas le chemin des réformes, de la démocratie, de l’Etat de droit, avec tout ce que cela entraîne. La révolution d’Octobre a été lourde de conséquences que la Russie doit encore surmonter.

Et je vous dirai très clairement une chose: dans l’Ouest, y compris en Allemagne, il existe deux écoles de pensée. La première regroupe ceux qui disent: «C’est exclu. Personne n’y arrivera, ni Eltsine, ni quelqu’un d’autre; toutes les tentatives sont vouées à l’échec.» Ceux-là, ce sont les plus futés – ou du moins le croient-ils. La seconde, c’est la mienne, et celle de beaucoup d’autres. Et moi, je dis: «Je n’affirme rien. Je ne sais pas si ça va marcher. Ce que je sais, en revanche, c’est que si nous ne faisons rien, si nous n’aidons pas les Russes à s’aider eux-mêmes, si nous ne leur tendons pas une main accueillante, il est sûr que ça ne marchera pas.»

Tout à l’heure, j’évoquais mon âge. Dans les années 46-48, les lycéens que nous étions demandaient à leurs parents: «Comment les nazis ont-ils pu arriver au pouvoir en 1933? Et vous, vous n’aviez rien remarqué? Et pourquoi n’avez-vous pas réagi?» Il est vrai qu’à cet âge-là, on a le reproche facile.

Eh bien, je ne voudrais pas donner à la jeune génération des motifs d’adresser plus tard des reproches aux responsables européens actuels, dont vous faites assurément partie, puisque cette Assemblée est appelée à prendre certaines décisions. Je ne voudrais pas qu’ils se mettent à nous dire: «Vous n’aviez donc pas réalisé l’importance de cette démarche? Vous n’aviez donc pas senti qu’il fallait tenter l’expérience? Vous aviez pourtant tout à y gagner.» Mesdames, Messieurs, exclure d’emblée ce grand pays, avec toutes les conséquences que cela entraîne tant pour l’Ukraine que pour d’autres Etats – je n’entrerai pas ici dans les détails par manque de temps – revient à perdre la partie d’avance.

C’est pourquoi je vous invite à bien peser tous les arguments pour et contre avant de prendre votre décision.

J’avoue ne pas avoir très bien saisi la question sur les minorités allemandes de Roumanie. Otto von Bismarck est mort depuis bien longtemps et il ne s’est trouvé personne pour lui succéder. Bien qu’elle ait, pendant des années, vécu les affres d’un régime criminel, l’un des plus durs d’Europe, la minorité allemande reste volontiers en Roumanie. Je n’ai jamais éprouvé aucun plaisir à être obligé de me livrer, avec le couple Ceaucescu, à des marchandages comme jadis sur les marchés d’esclaves. Pour permettre aux Allemands de recouvrer la liberté, nous avons payé entre 15 000 et 20 000 deutsche marks par tête. Et je dois dire que tout cela n’avait rien de réjouissant.

Je souhaite que les décisions prises par votre Assemblée à l’égard des minorités soient reconnues partout en Europe et que les personnes d’origine allemande qui vivent là-bas – dont les ancêtres de certains depuis l’époque de Marie-Thérèse et parfois depuis plus longtemps encore – restent dans ce qui est devenu leur patrie, la terre où ils ont enterré leurs morts, et dont chaque pierre est imprégnée de leur histoire. Dans une Europe élargie, le plus important ne doit pas être la question des frontières nationales, le plus important, c’est de pouvoir vivre ensemble en toute liberté.

J’en viens à la question des Etats-Unis. Comme je l’ai déjà brièvement indiqué, je n’ai aucun complexe d’infériorité et je ne vois pas pourquoi nous devrions devenir un protectorat des Etats-Unis. J’ai sur la question un point de vue différent, Mesdames, Messieurs.

Pour moi, après bien des tribulations et des errances, les Européens commencent à se retrouver et à retrouver leur force. Ceux qui dénigrent les Américains devraient reconnaître en toute honnêteté – je dis cela en tant qu’Allemand – que, sans leur intervention, les nazis seraient toujours là. Et ça, c’est bien la vérité.

Cela dit, je ne peux pas, à chaque incident, à chaque trouble dans le monde, appeler les Américains à la rescousse en leur disant: «C’est vous la première puissance de la planète, venez donc arranger ça!» En cas de succès, personne ne les remercie. Mais en cas d’échec – et, statistiquement, il est normal qu’il y ait un certain pourcentage d’échecs – d’aucuns les accuseront d’être totalement incapables.

Voilà, à mon sens, une conception tout à fait absurde des choses. En tant qu’Allemand européen et Européen allemand, selon la formule de Thomas Mann, je dois dire qu’elle me plaît beaucoup, j’ai assez d’assurance. Nous avons autant de matière grise que les Japonais et les Américains. Si nous apprenons à nous en servir, à l’échelon individuel et à l’échelon européen, il n’y aura pas lieu d’avoir des complexes.

Au contraire, je dis toujours à mes interlocuteurs et amis américains: «Si, au seuil du XXIe siècle, vous voulez vraiment faire une erreur, chaussez donc vos lunettes de manière à ne plus voir que le Pacifique.»

Bien sûr, le Pacifique a son importance, mais ce n’est jamais qu’un océan. Tout comme l’Atlantique, d’ailleurs.

Nous nous trouvons de ce côté-ci de l’Atlantique. Nous n’avons pas encore tout à fait atteint la limite de nos possibilités, même si quelquefois ça en a l’air. Mais l’union fait la force, et il ne fait aucun doute qu’ainsi nous parviendrons à nous dépasser.

Je souhaite qu’un pont soit construit entre l’Europe et l’autre rive de l’Atlantique, un pont sur lequel ne défileraient pas uniquement des troupes, comme au temps de la guerre froide. Je souhaite que le plus grand nombre possible de jeunes Américains et de jeunes Européens empruntent ce pont et viennent travailler, viennent étudier et apprennent à connaître le continent et les gens. Je souhaite que les Européens viennent investir aux Etats-Unis, et que les Américains viennent investir chez nous, en Allemagne. Je souhaite un large éventail d’échanges culturels, allant du domaine linguistique et religieux jusqu’à la dimension culturelle et scientifique.

Tout à l’heure, j’évoquais Harvard. L’histoire de cette grande université américaine porte les traces d’Oxford, de la Sorbonne et de Heidelberg. Et ça, c’est bien notre histoire commune. C’est pourquoi je ne puis que vous conseiller de contribuer à ce que les Américains aient leurs entrées dans cette maison.

Je crois qu’il serait bon que les plus jeunes membres du Sénat et de la Chambre des représentants des Etats-Unis puissent, avant de prendre leurs fonctions, siéger ici, à Strasbourg, pour se familiariser avec la complexité de la situation en Europe. Si nous nous replions sur nous-mêmes, aucun dialogue ne sera possible. Comme je le disais tout à l’heure à propos d’autre chose, «pour réussir, il faut parler avec les autres et non déblatérer contre les autres».

Je pense avoir répondu à toutes les questions.

Monsieur le Président, afin que vos collègues ne s’inquiètent pas, je voudrais simplement dire que si la définition des tâches se fait de la manière dont se déroule notre discussion, le financement de l’Organisation ne devrait poser aucun problème.

LE PRÉSIDENT (traduction)

Je vous remercie, Monsieur le Chancelier.

Nous en venons à la deuxième série de questions, celles posées par MM. Grzyb, Motiu, Saudargas, Benvenuti, Bianchi et Mme Ragnarsdöttir. La parole est à M. Grzyb.

M. GRZYB (Pologne) (traduction)

Monsieur le Chancelier, je vous remercie de nous avoir offert un discours d’un si grand intérêt.

La Pologne ainsi que les autres pays d’Europe centrale associés à l’Union européenne estiment qu’il est absolument nécessaire que les représentants de tous les pays ayant participé à la Conférence d’Essen en 1994 puissent également participer à la conférence de 1996 afin d’être présents lors de l’examen de l’élargissement de l’Union et des réformes structurelles internes à apporter à cette dernière.

J’aimerais connaître votre point de vue sur la question.

M. MOTIU (Roumanie) (traduction)

Nous apprécions vivement votre présence en ce lieu, Monsieur le Chancelier, et j’aimerais vous soumettre deux questions.

Premièrement, êtes-vous favorable à un redécoupage de l’Europe centrale et orientale, et sous quel rapport?

Deuxièmement, pourriez-vous nous donner quelques précisions sur votre accord de 1991 avec M. Gorbatchev, tout particulièrement en ce qui concerne les proches voisins de l’Europe en Union Soviétique?

M. SAUDARGAS (Lituanie) (traduction)

Monsieur le Chancelier, l’Allemagne a toujours soutenu la Lituanie et les autres Etats baltes dans leurs efforts pour s’aligner sur les autres Etats de l’Europe centrale. Voyez-vous une raison particulière pour soumettre notre adhésion à l’Union européenne à des conditions politiques préalables qui nous distinguent des autres États de l’Europe centrale?

M. BENVENUTI (Italie) (traduction)

Vous avez, Monsieur le Chancelier, évoqué l’instauration d’un système européen de sécurité et l’élargissement de l’Otan vers l’est. Dans ce cadre, étant donné la nature du pacte défensif de l’Otan, estimez-vous que, pour instaurer un système européen de sécurité, il faille redéfinir les objectifs et les instruments de l’Otan?

M. BIANCHI (Italie) (traduction)

Monsieur le Chancelier, un responsable politique de votre trempe, de votre sagesse et de votre patience, qualités indispensables à la réalisation des objectifs européens (je ne parle pas seulement des objectifs économiques et politiques qui sous-tendent l’Union européenne, mais aussi de ceux qui sont poursuivis plus directement par notre Assemblée), ne croit-il pas que le processus d’intégration européenne a besoin d’une action politique mieux concertée, qui préserve la dignité de tous les membres de façon égale, en évitant qu’en dehors du cadre institutionnel un Etat mette individuellement en question la crédibilité de certains de ses partenaires?

Mme RAGNARSDOTTIR (Islande) (traduction)

Les nombreux défis et contradictions auxquels l’Union européenne doit faire face soulèvent des questions sur les moyens d’y parvenir. Est-il possible de rechercher une solution aux problèmes tels que l’union monétaire, le budget, le rôle de l’UEO et la réforme institutionnelle tout en militant pour l’élargissement de l’Union? Ne croyez-vous pas qu’il y ait lieu d’établir des priorités et comment, selon vous, convient-il de le faire?

M. Kohl, Chancelier de la République Fédérale d'Allemagne (traduction)

Monsieur le Président, malheureusement, je ne suis que chancelier et pas sténographe. Les interprètes vont à une telle allure que j’ai du mal à les suivre. Je vous demanderai donc de faire preuve de compréhension, car il se peut que j’aie mal compris certaines des questions.

Pour répondre à notre collègue polonais, je dirai que je ne crois pas qu’il sera possible d’associer pleinement tous ceux que j’avais conviés à la Conférence d’Essen de décembre 1994 à l’élaboration des documents de la Conférence intergouvemementale. En revanche – et ce serait assez logique, nos discussions du week-end dernier à Majorque sont d’ailleurs allées dans ce sens – les négociations sur la conférence, pour plus de clarté, disons plutôt le «Traité de Maastricht II», pourraient, à mon sens, faire l’objet d’un important échange d’informations et de vues. Je crois que c’est tout à fait ce dont vous avez besoin.

Si j’ai bien compris la question relative aux entretiens que j’avais eus avec Mikhaïl Gorbatchev en 1990 et l’accord qui s’en était suivi, elle procède d’un malentendu largement répandu. En effet, durant l’été de 1990, alors qu’il était question de l’unification allemande, on parlait encore de l’Union Soviétique. Et personne, pas plus M. Gorbatchev que moi-même, ne savait encore que, quelques mois plus tard, elle n’existerait plus: il n’était pas encore question d’une extension de l’Otan au voisinage de l’URSS telle qu’on l’envisage aujourd’hui.

Il n’y a donc pas eu d’accord à cet égard. Nous nous sommes simplement accordés à dire que, une fois que l’Allemagne aurait été réunifiée, il n’y aurait aucune sorte d’obligation que des soldats allemands faisant partie de l’Otan soient stationnés dans l’ex- RDA, qu’il n’y aurait donc pas de cordon sanitaire.

Je suis convaincu qu’il y a moyen de parvenir avec la Russie, avec l’Ukraine ainsi qu’avec d’autres Etats, par exemple dans le cadre d’un élargissement de l’Otan à la Pologne – c’est le problème crucial du point de vue de Moscou – à un arrangement qui fixerait très clairement les limites des possibilités dont nous disposons. Bien entendu, la Russie ne peut pas devenir membre de l’Otan. Mais elle peut parfaitement conclure des accords en vue d’une coexistence raisonnable, qui soient à même d’écarter tout sentiment de menace ou de danger. Reconnaissons toutefois que le moment n’est pas propice à de telles négociations. En effet, dans quelques semaines, des élections législatives se tiendront en Russie et l’été prochain ce sera la présidentielle. Aux Etats-Unis, les primaires battent leur plein. Je ne pense pas que les périodes de campagnes électorales soient très propices à l’examen de ce genre de questions. Et, d’ailleurs, nous n’avons aucune raison d’exercer des pressions inutiles. Je suis certain que dans quinze mois on pourra aborder cette question bien plus sereinement.

Cela vaut également pour la question suivante, concernant le développement des États baltes. A cet égard, tous les Européens, et surtout les Allemands, sont coupables au regard de l’Histoire. C’était en effet Hitler qui avait vendu les Etats baltes à Staline. C’est pourquoi nous avons une obligation toute particulière de respecter les droits à la liberté et tous les autres droits de ces peuples, et de trouver le moyen' d’y parvenir.

J’en viens à la question de savoir comment on peut associer le système européen de sécurité et l’Otan. Eh bien, Mesdames, Messieurs, l’Otan de 1995 n’a pas la même mission que l’Otan de 1985. Vous savez qu’en 1982 – très exactement le 2 octobre – je suis devenu chancelier; pendant les années qui ont suivi, la principale question à l’ordre du jour en politique intérieure allemande, celle qui donnait lieu aux discussions les plus âpres, concernait l’installation de missiles de moyenne portée. Aujourd’hui, on a peine à se souvenir que pendant l’été de 1988 – c’était donc il y a sept ans, oui, sept ans seulement – à l’Otan nous nous défendions encore contre l’installation en Allemagne de l’Ouest de nouveaux missiles de courte portée dirigés vers l’Allemagne de l’Est. Un certain nombre d’entre vous se souviendront certainement que je m’y étais fermement opposé. Aujourd’hui, la plupart de ces missiles ont été détruits depuis bien longtemps.

Il est donc très important que l’Otan – dont nous aurons encore besoin à l’avenir – redéfinisse ses objectifs. Et ses relations avec la Russie, dont je viens de parler, entrent dans le cadre de cette redéfinition.

Pour ce qui concerne les calendriers de la conférence intergouvemementale, de l’union économique et monétaire, et de l’élargissement, il faut faire preuve de sagesse, Mesdames, Messieurs. Il serait absurde de croire qu’on pourra tout mener de front. Vous m’avez gratifié de tant d’aimables propos que j’ai, par moments, eu l’impression de me trouver déjà dans l’au-delà et que l’on avait élevé un monument à ma gloire. Mais je suis encore bien vivant; je suis mû par un grand objectif, qui, pour moi, est primordial. J’avais 20 ans, baccalauréat en poche, quand j’ai entendu, de la bouche de Konrad Adenauer, une phrase que j’ai apprise par cœur et qui est, entre autres, devenue l’une des devises qui président à mes actes politiques: «L’unité allemande, disait-il, et l’unité européenne sont les deux faces d’une même médaille.» Si les Allemands se satisfont de l’unité allemande, ils failliront aux yeux de l’Histoire. Nous avons tous besoin de l’Europe. Mais nous, Allemands, en avons besoin plus que quiconque. C’est pourquoi je suis d’avis – et je le dis également en Allemagne – que c’est le mieux loti qui doit payer le plus. Et ce n’est que justice. Mais, entendons-nous bien, je ne prétends pas par là que les autres ne paient pas assez.

Concrètement, les accords que nous avons passés sont très clairs: la Conférence intergouvemementale qui doit s’ouvrir en 1996 devra se terminer à la mi-1997. Il n’y a aucun moyen de faire tramer les choses. Et pour mettre les points sur les i, je dirais que nous sommes condamnés à réussir.

Au cours du second semestre de 1997 – à ce moment-là, le Luxembourg occupera la présidence – il faudra commencer par prendre une décision sur l’union économique et monétaire, dont les principes ont déjà été fixés dans leurs grandes lignes; il s’agit là d’une décision difficile qui demandera beaucoup de doigté.

Nous avons décidé d’entamer des négociations d’adhésion – avec Malte, très précisément – six mois après la clôture de la conférence, soit vers la fin de 1997. Lors du discours que j’avais prononcé devant le Parlement polonais, j’avais déjà dit que je pensais qu’au moment où chacun des pays candidats se serait doté des structures nécessaires, les négociations pourraient commencer; ce moment se situera vers la fin du siècle. Je ne puis vous donner aucune date précise, mais je puis vous dire qu’en principe – du moins je le souhaite – il n’y aura pas d’adhésions en bloc. Ce qui s’est passé pour l’Autriche, la Suède et la Finlande ne se reproduira pas. S’agissant de l’élargissement à l’Europe centrale, orientale et du Sud-Est, il faut aborder chaque pays séparément et se prononcer au cas par cas.

LE PRÉSIDENT (traduction)

Merci, Monsieur le Chancelier.

Il nous faut maintenant aborder la troisième grande série de questions. Nous entendrons MM. Figel, Elo, Gross, Korkeaoja, Mme Veidemann, MM. Kiliç, Bâr- sony, Bartodziej et Mme Guirado. La première question est celle de M. Figel, de Slovaquie.

M. FIGEL (Slovaquie) (traduction)

Pendant la guerre froide, de nombreux émigrés politiques de Slovaquie et d’ailleurs, fuyant les pays situés à l’est du rideau de fer, ont trouvé asile dans la République Fédérale d’Allemagne et en ont fait leur nouvelle patrie. Les mouvements dissidents, opposés à notre régime d’alors, ont toujours pu, tout comme les démocrates aujourd’hui, compter sur la politique étrangère de l’Allemagne, tout particulièrement en matière de droits de l’homme. Le peuple slovaque lui en est reconnaissant. Que pouvez-vous dire à ceux qui, en Europe orientale, doutent de l’engagement de l’Allemagne à cet égard?

M. ELO (Finlande) (traduction)

Monsieur le Chancelier, dans votre discours, vous évoquiez une éventuelle extension de l’Otan. Vous avez repris brièvement ce thème dans la réponse que vous avez apportée à une des questions précédentes. J’aimerais que vous précisiez quelque peu votre point de vue. Un calendrier a-t-il été fixé? Quels sont les premiers pays dont l’adhésion est envisagée? Enfin, Monsieur le Chancelier, j’aimerais savoir si l’opposition de la

Russie aura des retombées sur l’élargissement, d’autant que, il y a quelques semaines, le Président Eltsine déclarait qu’une extension de l’Otan pourrait conduire à la guerre.

M. GROSS (Suisse) (traduction)

Monsieur le Chancelier, cher collègue, vous aimez le dialogue et vous aimez tenter de nouvelles expériences. J’aimerais mettre ces deux qualités à profit, d’abord pour vous poser une question, et puis pour vous lancer un défi. On dit que l’union monétaire pourrait bien entraîner, entre l’intégration politique, la légitimité démocratique et l’intégration économique, un déséquilibre tel que les tensions deviendraient incontrôlables politiquement et viendraient remettre en ques tion tout le processus d’intégration. J’aimerais connaître votre sentiment sur ce point.

M. KORKEAOJA (Finlande) (traduction)

L’intégration européenne se poursuit actuellement à différents niveaux: sur le plan politique, le Conseil de l’Europe admet de nouveaux Etats membres; sur le plan économique, l’Union européenne se prépare au nouveau processus d’élargissement; sur le plan militaire, on s’interroge sur un éventuel élargissement de l’Otan. Comment voyez-vous les relations entre ces différents aspects de l’intégration et l’un d’entre eux vous paraît-il prioritaire?

Mme VEIDEMANN (Estonie) (traduction)

Je vous remercie, Monsieur le Chancelier, pour votre discours si encourageant. A votre avis, quelle action l’Allemagne est-elle disposée à mener, dans les circonstances actuelles, pour favoriser l’intégration des pays d’Europe centrale et orientale, y compris des Etats baltes, dans l’Union européenne et l’Union de l’Europe occidentale?

M. KILIÇ (Turquie) (traduction)

J’aimerais connaître votre avis, Monsieur le Chancelier, sur l’adhésion de la Turquie à l’Union douanière. Votre position et l’attitude de l’Allemagne revêtent la plus grande importance pour la Turquie, d’abord parce que l’Allemagne compte parmi les pays de tout premier plan pour le commerce extérieur de la Turquie, ensuite parce de nombreux ressortissants turcs travaillent en Allemagne.

M. BARSONY (Hongrie) (traduction)

Je me suis senti totalement en accord avec vous, Monsieur le Chancelier, lorsque vous avez employé le mot «Miteinanderreden».

En conséquence, seriez-vous prêt à soutenir la participation à la conférence intergouvemementale des partenaires sous contrat, à titre d’observateurs?

M. BARTODZIEJ (Pologne) (traduction)

Monsieur le Chancelier, l’Europe a besoin d’une économie commune saine. Cela suppose également une bonne politique agricole. J’aimerais vous demander quelles sont les réformes que vous estimez nécessaires dans ce domaine, dans le contexte d’un élargissement éventuel de l’Union européenne.

Mme GUIRADO (Espagne) (interprétation)

rappelle que certains estiment que 1997 sera une date trop rapprochée pour permettre la troisième phase de l’union économique et monétaire. Elle voudrait connaître les conséquences d’un report à 1999.

M. Kohl, Chancelier de la République Fédérale d'Allemagne (traduction)

Un de nos collègues parlementaires a demandé si l’on pouvait transmettre aux pays d’Europe centrale et orientale un message d’espoir. J’espère que vous comprendrez pourquoi j’aborde ainsi cette question. Je ne puis en effet comprendre la raison d’un tel scepticisme et d’un tel pessimisme. Tenez, prenez chacun votre âge, et comparez-le avec le nombre d’années qu’il nous a fallu pour en arriver là où nous sommes. Je vous parlais tout à l’heure de quelques événements intervenus depuis que je suis devenu chancelier; dans quelques jours, cela fera treize ans. Quand j’ai accédé à ma charge, on ne parlait encore qu’armement, risques de guerre, troupes d’occupation, acquisition de chars d’assaut. Les questions militaires tenaient encore le devant de la scène.

Aujourd’hui, je négocie avec Boris Eltsine; nous essayons de déterminer quelles sont les mesures communes à prendre pour se débarrasser des armes biologiques, par exemple, pas seulement sur le papier, mais pour les détruire réellement, ce qui pour bon nombre d’entre elles comporte un risque énorme. Mes chers collègues, voilà ce qui s’est passé depuis que j’ai accédé à cette charge. Je crois que cela vaut la peine d’être pris en considération.

Notre collègue d’Europe de l’Est n’imaginait certainement pas, il y a dix ans, qu’aujourd’hui il siégerait dans cette Assemblée. Vous n’avez besoin d’aucun encouragement venant de l’extérieur. Regardez-vous dans une glace, vous y verrez votre propre reflet. Et il faut le faire deux fois par jour si, comme moi, vous vous rasez encore au savon à barbe. Pensez deux secondes au chemin que vous avez déjà parcouru. Nous sommes loin de la chute de l’Occident; ça, c’était un roman de quatre sous écrit par un Allemand dans les années 20, de la littérature à mettre au rebut.

Je n’ai pas pris la route pour guérir le monde avec de bonnes paroles. D’ailleurs, quand vous êtes chef du Gouvernement allemand et président de la CDU depuis un certain temps, vous êtes absolument incapable de guérir quoi que ce soit par la prière. Chaque jour, il vous faut trouver le moyen de fortifier votre assise. Et avec le temps, vous devenez un vrai spécialiste dans ce domaine. Mais vous devenez aussi réaliste.

Regardez autour de vous, voyez votre Président: c’est un homme remarquable; voyez ses tribulations pendant la dictature, aujourd’hui, pourtant, il est Président de l’Assemblée parlementaire de cette éminente Organisation. Je reconnais plusieurs têtes dans cette enceinte, dont je pourrais retracer semblable destinée.

Ne dites pas: «Un tel est optimiste, tel autre ne l’est pas»; nous sommes tous des réalistes. Et nous savons que la route est encore longue et difficile.

Tout à l’heure, je parlais de la Russie. Son histoire ne commence certes pas avec la révolution d’Octobre. Le régime des tsars n’était pas non plus un modèle de démocratie. A l’époque, déjà, existait la corruption; et beaucoup d’autres choses encore. On ne peut pas s’attendre à ce qu’en trois, quatre ans la situation change du tout au tout. L’essentiel, c’est d’accepter chaque peuple tel qu’il est aujourd’hui, car on ne peut en engendrer chaque jour de nouveaux. Normalement, le temps de gestation est de neuf mois; et la mère doit ensuite élever son enfant. Acceptons donc les gens et les peuples tels qu’ils sont, un point c’est tout. Tout à fait concrètement, ce que je veux dire, c’est que nous avons de très bonnes cartes dans notre jeu.

On a évoqué l’élargissement de l’Otan. Eh bien, est-ce que quelqu’un ici s’attendait à ce que Boris Eltsine et le Gouvernement russe sautent de joie et s’écrient: «Dieu soit loué, voilà l’Otan!»? Est-ce qu’on s’attendait vraiment à ce que le peuple russe accepte cela de but en blanc? Il y a quelques jours, je recevais l’un des plus fervents défenseurs de la démocratie en Russie. Il revenait de Sibérie, notamment, où il s’était rendu dans le cadre de la campagne électorale pour la Douma. Il m’a rapporté qu’on lui avait demandé si, une fois Président, il tolérerait que l’Otan bombarde des villes russes. Bien sûr, on peut dire que la question s’égare. Mais elle procède de décennies d’une propagande à laquelle personne, en Europe, n’a échappé, pas même au fin fond de la Sibérie. Pour changer cet état d’esprit, il ne suffit pas de tourner l’interrupteur et de dire: «Mais enfin, elle n’en a jamais eu la moindre intention!»

Il faut parler aux gens; il faut leur expliquer pour qu’ils puissent comprendre. La mission de l’Occident – la mienne et celle d’autres personnes – c’est de leur dire: «Nous voulons étendre la protection de l’Otan aux pays d’Europe centrale et orientale qui le désirent et là où c’est utile. Pas question pour nous d’avoir recours à la force, au risque de creuser de nouveaux fossés. Ce que nous voulons, c’est négocier avec la Russie, avec l’Ukraine et avec d’autres pays.»

Il faut partir du principe que – et je réponds là à une des questions qui m’ont été posées – ce que je peux faire, ce que nous pouvons faire en tant qu’Allemands, nous le ferons; il y va de notre intérêt. Un coup d’œil sur une carte suffit pour constater – c’est ce que je dis aussi à mes compatriotes – que, pour ainsi dire de naissance, nous sommes géographiquement et géopolitiquement impliqués. L’Allemagne ne peut pas vivre dans la paix si les choses vont mal en Europe de l’Est. Nous avons donc tout intérêt à ce qu’elles aillent le mieux possible.

Pour ce qui est de l’union monétaire et de la démocratie, j’avoue ne pas avoir saisi la question. Sans union monétaire, il n’y aura pas non plus d’union politique. C’est aussi simple que cela. Il serait totalement irréaliste de s’imaginer qu’on pourra réaliser l’union monétaire et économique sans réaliser en même temps l’union politique.

Je sais qu’il y a des tenants de cette idée en Europe- Mais il y a longtemps que j’ai non plus le soupçon, mais la certitude que ceux-là, dans le fond, ne veulent pas de l’union politique. Et puisqu’ils sont pour l’isolement, je dirais même qu’ils cherchent à saboter l’union.

Je ne vois pas non plus pourquoi l’union monétaire devrait – j’emploie ici mes propres termes – représenter une menace pour la démocratie. Si nous nous dotons d’une banque centrale européenne, si nous travaillons à stabiliser nos devises, si, conformément aux principes du Traité de Maastricht, nous nous efforçons de réduire la dette publique, de faire baisser l’inflation à un niveau acceptable, nous agirons assurément dans le sens de ce que j’entends par démocratie. Et même s’il faut exercer des pressions pour que chaque pays prenne des mesures dans ce sens, eh bien, Mesdames, Messieurs, la nature humaine étant ce qu’elle est, je n’y vois que nécessité pédagogique.

Contrairement à la plupart de ceux qui siègent dans cette Assemblée, j’étais un élève tout à fait moyen. Si je n’avais pas eu pour moteur la peur du redoublement, j’aurais certainement travaillé de moins en moins. Alors, si vous rayez les critères de convergence du Traité de Maastricht relatifs à l’union monétaire, les parlements et les gouvernements nationaux ne manqueront pas de dire: «Pourquoi réduire la dette?» Toute solution raisonnable s’accompagne de certaines obligations pédagogiques. Il en va ainsi pour l’éducation des enfants et il en va ainsi pour ce que l’on appelle la grande politique.

Je ne vois là aucune menace pour la démocratie. Au contraire, l’Europe y gagnera en stabilité sociale; elle y gagnera, sur le plan mondial, en compétitivité face au continent asiatique. Je vois donc une société plus stable, une économie plus stable et aussi une démocratie plus stable.

En ce qui concerne l’adhésion de la Turquie à l’union douanière, il s’agit là d’une question qui ne relève pas de ma compétence. Je me suis toujours prononcé en faveur de cette adhésion, mais je ne suis pas le Premier ministre de Turquie – Dieu merci! La Turquie, disons-le comme ça, doit bien entendu apporter sa contribution politique à cette maison. Et pour que cela soit clair, de l’avis de l’Allemagne, il serait hautement souhaitable que la situation interne du pays – notamment pour ce qui est des droits de l’homme – évolue de façon à permettre la réalisation de l’union douanière.

L’Allemagne a accueilli plus de citoyens turcs qu’aucun autre pays. Si mes comptes sont exacts, Berlin est actuellement – proportionnellement au nombre d’habitants – la quatrième ou cinquième ville turque du monde. Il y a en Allemagne des millions de Turcs qui travaillent de façon remarquable et jouissent de la considération générale. Notre problème, c’est que le territoire allemand est devenu le théâtre d’affrontements, avec des organisations kurdes par exemple, qui trouvent leur origine dans les problèmes politiques internes de la Turquie. Les intérêts de l’Allemagne seront donc servis par toute mesure qui contribuerait à l’apaisement et au retour à la normale.

Pour ce qui est de la question relative à la politique agricole, je vous propose une réponse qui va vous surprendre. La politique agricole européenne aura tout à gagner d’une mise en œuvre rapide de l’union monétaire. C’est avec raison qu’on trouve – et certains s’en étonnent – les fédérations européennes d’agriculteurs parmi les tenants les plus fervents d’une union monétaire rapide. Dans le domaine de la politique agricole commune, nous n’avons pas toujours suivi les voies les plus raisonnables. Il est bien vrai que, très injustement, les agriculteurs sont devenus les bêtes de somme de l’Europe.

Un bilan historique fait apparaître que les fondements de la Communauté européenne étaient bancals. Il n’était en effet pas du tout approprié de mettre dans le même panier le charbon, l’acier et l’agriculture. Toutefois, ceux qui, à l’époque, les avaient institués étaient partis du principe que le processus d’unification se déroulerait beaucoup plus rapidement. Personne ne s’attendait à ce qu’il dure des décennies. C’est ainsi que les paysans ont été particulièrement mis à contribution.

Si nous parvenons à respecter le calendrier – c’est un thème que j’ai abordé ces jours derniers avec des représentants des syndicats d’agriculteurs allemands – nous pourrons faire quelque chose de raisonnable. Et, comme je le disais d’ailleurs ce week-end à Majorque, je pense qu’il faut vraiment s’attacher à le respecter.

Puisque la question émane d’un de nos collègues polonais, je dirai que, si la Pologne décidait d’adhérer à l’Union européenne dans un proche avenir et dans la mesure où elle réunirait les conditions requises, elle pourrait y être associée dès à présent. Les pays de l’Union pourraient, par exemple, commencer par importer l’oie de Noël, une spécialité polonaise. En tout cas, ne soyons pas égocentriques au point de donner aux petits exploitants polonais le sentiment que de toute façon l’Europe n’a jamais eu la moindre intention d’accueillir leur pays. Il y a beaucoup de petites choses qu’on peut faire sans avoir à convoquer une conférence à chaque fois.

Il y a bien sûr – et je l’évoquais tout à l’heure – la question du calendrier de l’union économique et monétaire. Mesdames, Messieurs, je ne comprends pas le sens de ce débat. Le résultat de nos concertations est très clair. Nous sommes parvenus à un accord dans lequel figurent toutes les données. Cet accord précise également que l’union économique et monétaire ne pourra être réalisée que si tous les critères sont satisfaits. Il y a deux choses qui vont de pair; ce sont les critères – c’est-à-dire les conditions préalables – et le calendrier. Je ne suis pas du tout favorable à l’idée qu’on puisse évoquer dès à présent la possibilité de modifier ces critères. Et, pour être tout à fait franc, je ne l’accepterais pas, et les Allemands non plus.

Je ne suis pas du tout favorable non plus à l’idée de commencer, dès maintenant, à «bricoler» le calendrier. Pourquoi d’ailleurs en parler aujourd’hui, puisque l’accord prévoit qu’un débat aura lieu en temps voulu? D’un point de vue politique, il serait plutôt absurde de commencer à démotiver les gens en disant à certains pays: «Vous n’avez aucune chance; vous ne pourrez jamais satisfaire aux critères requis.» Il ne faut pas sous-estimer la puissance de la politique qui, si elle est menée à bon escient, peut être le facteur de bien des progrès.

Alors que je participais à mon premier Sommet européen en tant que Chancelier – c’était en décembre 1982 –, le mot qui revenait le plus souvent était celui d’«eurosclérose», qui associait le concept d’Europe au nom d’une très grave maladie. Lors de la conférence de presse qui avait suivi le Sommet – je m’en souviens encore aujourd’hui – les journalistes se sont moqués de moi; on me considérait comme un visionnaire. Aujourd’hui, je me trouve parmi vous et je constate que nous avons adopté le Traité de Maastricht, que nous avons mis en place le marché intérieur européen et réalisé bien d’autres choses encore. Avant, on n’arrêtait pas de me rétorquer: «Ce n’est pas possible.»

Je n’ai pas besoin qu’on me dise combien tout cela est difficile. Et il faut parfois y aller par des chemins détournés. La voie qui mène à l’Europe n’est pas la ligne droite. Il faut faire beaucoup de détours. Et, souvent, il faut s’incliner, au nom des intérêts nationaux, pour ménager les susceptibilités, et que sais-je encore. Il n’en a jamais été autrement au cours de l’Histoire. Mais, une fois que nous nous sommes fixés un objectif, il faut aller de l’avant. Et si, certains jours, nous ne parvenons pas à franchir le sommet de la montagne, eh bien, il faut la contourner; mais en gardant l’œil sur notre objectif! Pour moi, il ne fait aucun doute que cet objectif, nous l’atteindrons.

J’aimerais également vous dire ceci: en cas d’échec, l’Europe régressera. Que ceux qui en doutent se procurent des journaux de 1925 et prennent le temps de les consulter chez eux. 1925, c’était l’année où Aristide Briand et Gustav Stresemann s’étaient vu décerner le prix Nobel de la paix pour la conclusion du Traité de Locamo, marquant la réconciliation entre les Allemands et les Français. Si vous aviez, à l’époque, demandé à cent personnes à Berlin ou à Paris: «Pensez-vous qu’il y aura de nouveau une guerre entre l’Allemagne et la France?», quatre-vingt-dix ou quatre-vingt-quinze d’entre elles vous auraient répondu plus jamais. Huit ans plus tard, Hitler faisait son apparition; et, six ans après, éclatait la seconde guerre mondiale. Et, alors que Briand et Stresemann, à Locamo, portaient leur regard vers l’Italie, Mussolini était déjà au pouvoir.

Mes chers collègues, l’Histoire n’est pas qu’une simple répétition – un événement historique ne recouvre pas l’autre comme une pellicule recouvrirait un dessin – mais les grands traits de l’Histoire sont profondément gravés.

Imaginons que j’aie parlé devant cette Assemblée il y a cinq ans; imaginons qu’à l’époque quelqu’un ait prédit que ce soir on nous montrerait à la télévision des images de guerre en provenance de l’ex- Yougoslavie, la plupart d’entre vous se seraient récriés. «Impensable!», se seraient-ils exclamés. Et, pourtant, l’impensable est devenu réalité! Mais ne nous arrêtons pas uniquement à la réalité dans ce qu’elle a de terrible; peut-être conviendrait-il que les Européens mettent aussi en avant le meilleur de leur histoire. L’Europe n’a pas toujours été en guerre. C’est un grand continent, un ancien continent qui, depuis des millénaires, contribue à écrire l’histoire du monde. Et c’est cela qu’il faut aujourd’hui ne pas perdre de vue.

Ce n’est pas sans raison que j’ai parlé de «millénaires». L’un d’entre eux prendra fin dans cinq ans. Ainsi que l’attestent de nombreux documents, il y a mille ans les gens se répandirent dans les mes et sur les places publiques, croyant vivre la fin du monde. Bien sûr, nous ne croyons pas à la fin du monde. Mais cela ne nous donne pas pour autant le droit d’être défaitistes et de penser que le siècle à venir, le millénaire à venir n’apporteront rien de positif. Comment pourrions-nous donner à nos jeunes, à nos enfants, des perspectives d’avenir si nous essayons de les persuader que le monde est en train de sombrer? J’avoue que je ne comprends pas cette démarche.

J’ai aujourd’hui 65 ans. Plus que jamais, et chaque jour davantage, je trouve que la vie vaut la peine d’être vécue. Voilà le message que je voudrais vous transmettre.

LE PRÉSIDENT (traduction)

Il nous reste trois questions, celles de MM. Korakas, Landsbergis et Zingeris. Monsieur Korakas, vous avez la parole.

M. KORAKAS (Grèce)

Monsieur le Chancelier, ne croyez-vous pas qu’à l’occasion du 50e anniversaire de la victoire antifasciste, votre Etat devrait rembourser à la Grèce l’emprunt forcé que le gouvernement d’occupation de mon pays a contracté le 14 mars 1942 à Rome?

De même, ne pensez-vous pas qu’il est temps que soit réglée la question du dédommagement de la Grèce pour les saisies et les dégâts occasionnés par les troupes allemandes d’occupation durant les années 41-44?

M. LANDSBERGIS (Lituanie) (traduction)

Monsieur le Chancelier, compte tenu de votre nouvelle prise de position concernant la responsabilité de l’Allemagne dans le sort tragique des Etats baltes entre 1939 et 1991, je ne puis oublier que, le jour même où les Soviétiques occupaient la Lituanie, en 1940, les Nazis, eux, occupaient Paris et que, peu après, notre ambassade à Paris a été livrée aux autorités soviétiques. Elle est encore occupée à ce jour.

Je tiens à exprimer l’espoir de vous voir mettre en œuvre vos bons offices pour inciter Moscou à faire preuve de loyauté et à lever ainsi l’un des obstacles à l’intégration de la Russie en Europe.

M. ZINGERIS (Lituanie) (traduction)

Monsieur le Chancelier, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, le peuple allemand a beaucoup contribué au rétablissement de la dignité humaine, tant en Allemagne que dans toute l’Europe. En 1939, il existait en Europe 10 millions de personnes de culture et de langue yiddish. Cette langue, cette culture faisaient assurément partie de la culture européenne. Les nazis avaient créé des unités spéciales chargées de dépouiller les gens de leur patrimoine pour le transporter dans l’Allemagne du IIIe Reich.

J’aimerais vous demander, Monsieur le Chancelier, ce que vous pensez qu’il faudrait faire pour sauvegarder l’unité et l’intégrité de la culture européenne.

M. Kohl, Chancelier de la République Fédérale d'Allemagne (traduction)

A la question posée par le parlementaire grec, je dirais – et vous le savez certainement – que la question avait été définitivement réglée par l’accord de Londres sur la dette allemande, qui remonte déjà à un certain nombre d’années et qui concerne principalement l’Europe occidentale, dont la Grèce fait partie.

A ce propos, je vous rappellerai, sans chercher à justifier la barbarie nazie, que l’argent ne saurait compenser la souffrance humaine. La vérité – et je crois qu’il faudrait en prendre bonne note – c’est que, au 31 décembre 1994, la République Fédérale d’Allemagne avait versé 100 milliards de deutsche marks – oui, 100 milliards de deutsche marks – à titre de réparations. Certes, on ne répare pas l’irréparable, mais je crois que les Allemands ont vraiment donné la preuve de leur bonne volonté. Et cela vaut également pour le peuple juif que les Allemands ont tant fait souffrir au nom de l’Allemagne. D’ailleurs, le Président et le Premier ministre israéliens eux-mêmes l’ont clairement reconnu devant moi lors de la visite que j’ai effectuée dans le pays, il y a quelques mois.

Monsieur Landsbergis, j’ai déjà dit ce qu’il y avait à dire au sujet de la région de la Baltique. Pour moi, il est clair qu’il faut trouver une solution commune. Il faut éviter tout geste de menace qui pourrait conduire à un affrontement. Il faut tenir compte de la situation particulière de la région et surtout de celle de ses habitants qui gardent le souvenir des membres de leur famille restés en Sibérie où ils avaient été déportés. Voilà des expériences qui marquent; c’est pourquoi nous ne pouvons pas nous contenter de compatir aux événements passés; il faut s’efforcer d’assurer aux trois peuples baltes un avenir européen construit sur la sécurité et la liberté. Pour cela, il nous faudra des partenaires; et l’un de ces partenaires, c’est la Russie, c’est Moscou. Pour moi, tout va de pair.

Pour autant que je puisse en juger, Monsieur le Président, mon temps de parole touche à sa fin. Je terminerai tout d’abord en vous remerciant pour ce débat au cours duquel, Monsieur le Président, vous avez été impressionnant d’intransigeance dans votre façon de diriger la liste des orateurs. Il serait peut- être utile que nous en prenions exemple au Bundestag. Le problème, c’est que les journalistes ne manqueraient pas de nous accuser d’être d’éternels passéistes, aux méthodes antidémocratiques. Ce qui pour moi est d’autant plus impressionnant, c’est que, en ce qui vous concerne, vous êtes, de ce côté-là, au-dessus de tout soupçon. Je remercie également l’Assemblée de m’avoir si aimablement prêté attention.

Enfin, je pense que vous me croirez sur parole si je vous dis que je ne suis ni superficiel ni déraisonnable; jugez-en d’après mon parcours politique. Mais, je vous en prie, ne vous laissez pas inhiber par les scénarios catastrophes que Ton dépeint un peu partout chaque jour, selon lesquels le monde est en train de sombrer, l’atmosphère se raréfie, les forêts se meurent et l’eau n’est plus potable.

Certes, les problèmes environnementaux sont énormes, et la question de la sauvegarde des forêts vierges d’Indonésie et du Brésil – sujet que j’ai d’ailleurs abordé récemment avec le Président brésilien – représente un défi majeur pour l’humanité. Le climat de la planète en dépend, même celui de Strasbourg et de la vallée du Rhin. Toutefois, cela ne doit pas nous empêcher de reconnaître que nous avons, nous à la fin de ce siècle, bien plus de possibilités que les générations qui nous ont précédés. Je ne crois pas qu’on pourra saisir sa chance si Ton ne se débarrasse pas de ses complexes. Je ne crois pas qu’on pourra saisir sa chance si Ton pense vivre dans le pire des mondes. Non, vraiment, je ne le crois pas.

Dans les premières années de l’après-guerre, très exactement en 1947, on avait monté en Allemagne une pièce de théâtre intitulée «Une fois de plus, on s’en est sortis». Au mois de décembre de cette même année, on enregistrait le plus grand nombre de suicides de l’histoire du pays... Ça, c’était en 1947; nous sommes aujourd’hui en 1995. Nous sommes des millions à avoir vécu cette période qui a vu grandir une nouvelle génération. Actuellement, les deux tiers des Allemands sont nés après la période hitlérienne. Ils n’ont aucune raison de capituler; ni vous non plus, d’ailleurs. Je trouve que vous avez de la chance de pouvoir siéger dans cette Assemblée.

(Mmes et MM. les parlementaires se lèvent et applaudissent le Chancelier Kohl.)

LE PRÉSIDENT (traduction)

Il m’aura fallu attendre la fin de mon mandat pour voir les membres de l’Assemblée se lever et applaudir ainsi un invité. C’est exceptionnel.

Il est vrai qu’il incombe au Président de faire strictement respecter la procédure, surtout lorsque tant de délégués souhaitent prendre la parole. A propos, lorsqu’un Allemand arrive ici avec cinq minutes de retard, tout va bien – un Espagnol en revanche, ne peut se permettre d’en faire autant. Nous devons absolument être à l’heure.

Je tiens à exprimer la gratitude de l’Assemblée non seulement pour votre prestation de ce jour, Monsieur le Chancelier, mais pour tout ce que vous avez fait pour l’Europe dans le passé et faites encore aujourd’hui. Je vous remercie aussi pour tout ce que vous faites pour le Conseil de l’Europe et pour ce que nous espérons vous voir accomplir à l’avenir. C’est pourquoi nous avons décidé de vous décerner la médaille du mérite, grâce à laquelle nous honorons les Européens les plus éminents. J’ai choisi de vous la remettre dans cet hémicycle et non dans mon bureau, parce que vous le méritez bien.

(Mmes et MM. les parlementaires se lèvent à nouveau et applaudissent pendant que le Président remet la décoration au Chancelier.)