Alain

Poher

Président par interim de la République française

Discours prononcé devant l'Assemblée

lundi, 6 mai 1974

Monsieur le Président, Messieurs les ministres, Mesdames, Messieurs, vous le savez, le Président Georges Pompidou avait accepté de grand cœur de venir à Strasbourg, au vingt-cinquième anniversaire de la signature du Statut du Conseil de l’Europe, afin de témoigner personnellement de l’intérêt que la France porte à l’Organisation, élément indispensable et indissociable de l’entreprise européenne.

Vous m’avez fait le grand honneur d’adresser – et j’y suis d’autant plus sensible que j’étais l’ami et que je suis un disciple de Robert Schuman – une invitation au Chef de l’Etat par intérim du pays hôte et, malgré des circonstances que nous avons tous profondément ressenties, j’ai tenu à être présent parmi vous en ce jour. La vie continue, l’Europe continue de vivre et de progresser et le Conseil de l’Europe continue d’exercer son action.

J’ajoute, Monsieur le Président de l’Assemblée, qu’il m’est particulièrement agréable de me trouver dans cette enceinte où tant de membres ont certainement gardé le souvenir d’une époque déjà lointaine où l’un de vos prédécesseurs, Sir Geoffrey De Freitas, que je suis heureux de saluer, et moi-même en tant que Président du Parlement européen, nous avons présidé à tour de rôle les débats communs des deux Assemblées, réunies en Assemblée jointe, en vertu des dispositions des traités de Rome et de Paris.

Fidèle à l’idéal qui animait les pays signataires du Statut, le Conseil de l’Europe a réussi à imposer, comme l’espéraient ses fondateurs, une union plus étroite entre les pays européens, inébranlablement attachés aux valeurs spirituelles et morales qui sont à l’origine des principes de liberté individuelle, de liberté politique et de prééminence du droit, sur lesquels se fonde toute démocratie véritable. Et ce n’est pas là son moindre mérite.

Oui, Mesdames, Messieurs, votre Organisation se doit de remplir la mission qui lui revient dans une évolution historique essentielle pour le dessein des hommes, car elle s’efforce de nous apporter à tous, à tous nos peuples, une vie meilleure, cette qualité de la vie sur laquelle le Président Georges Pompidou devait tant insister lors du Sommet de Paris de 1972 et dont nous n’entendons pas faire un privilège égoïste, mais que nous voulons partager avec les peuples moins favorisés des autres continents dans leur chair, et parmi eux vous me permettrez d’évoquer ceux dont les représentants ont siégé sur ces bancs alors qu’ils étaient parlementaires français. C’est pour eux, pour tous ceux qui connaissent un sort comparable que j’en appelle à la solidarité internationale, à l’Europe en particulier, qui a toujours eu avec tel ou tel d’entre eux des liens privilégiés.

Ainsi, il y a vingt-cinq ans et un jour, le 5 mai 1949, le Statut qui a donné naissance au Conseil de l’Europe a été signé à Londres. Bien des tentatives ont été faites tout au long de l’histoire, certaines par la force, d’autres par la voie de l’entente, pour unir les peuples et les nations d’Europe. Combien ont aussi appelé cette union de leurs vœux: Victor Hugo, Wolgang Goethe, Aristide Briand, pour ne citer que quelques-uns. Présidant un congrès de la paix en 1849 – étrange coïncidence, cent ans avant la fondation de votre Organisation – Victor Hugo s’écriait:

«Un jour viendra où vous, France; vous, Russie; vous, Italie; vous, Angleterre; vous, Allemagne; vous toutes nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez dans une unité supérieure et vous constituerez la fraternité européenne.»

Etait-ce le rêve d’un visionnaire? Je ne le crois pas. Votre Organisation, votre Assemblée, en sont la preuve. C’est que, parmi ces tentatives que j’évoquais, il en est peu qui aient été voulues et soutenues avec autant de détermination et de courage que celle qui devait aboutir à la fondation du Conseil de l’Europe.

Est-il besoin de rappeler qu’à une période critique de l’histoire de l’Europe, l’action de Sir Winston Churchill a été déterminante? Ce grand homme d’Etat, dont la mémoire nous est chère à tous, ne fut pas successivement l’homme qui sut faire la guerre et celui qui voulut faire l’Europe, il fut simultanément l’un et l’autre. C’est en 1943, en pleine guerre, en effet, que Churchill a inventé le Conseil de l’Europe, lui donnant son nom et préfigurant ses institutions.

Par la suite, en septembre 1946, à Zurich, le «vieux lion», fidèle à sa pensée, à sa préoccupation majeure, appelait l’Europe meurtrie, à peine convalescente, à se redresser et il proposait, après avoir lancé son fameux cri: «Debout l’Europe» – «le remède souverain pour vivre en paix, en liberté, c’est la reconstruction de la famille européenne, dont le premier pas doit être une association de la France et de l’Allemagne.»

Le choix de Strasbourg comme siège de votre Organisation, celui de cette ville, n’est-il pas le symbole d’une réconciliation que l’histoire commandait?

Winston Churchill, soutenu par le Mouvement européen qui avait à sa tête son président fondateur, mon ami Duncan Sandys, organisateur en 1948 du Congrès de l’Europe à La Haye, avait prévu que la transformation de notre Europe occidentale, si longtemps communauté d’inquiétude, en une communauté d’espérance, serait la condition de la détente, puis de l’entente et de la coopération.

Le Conseil de l’Europe et son Assemblée Consultative ont été la première marque tangible de cette évolution; il s’agit en effet de la première organisation européenne. Elle est l’une des pierres angulaires d’une entreprise qui nous engage tous, celle de l’Europe unie, facteur de paix et de prospérité, où règnent la justice et la fraternité entre les peuples.

Mais cette Europe, il faut aussi qu’elle soit ouverte. Souvenez-vous, Mesdames, Messieurs, des paroles que l’ancien Secrétaire Général de l’ONU, U’Thant, a prononcées à Strasbourg il y a quelques années, quand il a adjuré votre Assemblée de ne pas sombrer dans ce qu’il appelait alors «un provincialisme européen prospère». La tâche est immense mais, vous le savez, elle est exaltante dans son ampleur. Les ralentissements, les paliers, les hésitations ne manquent certes pas, car nul ne peut prétendre faire œuvre durable si elle n’est longuement réfléchie, discutée, forgée même à l’enclume des difficultés. Mais la foi, l’enthousiasme, chaque jour renouvelés après les épreuves, sont toujours là; votre présence ici en est le meilleur témoignage, si tant est qu’il en faille un.

Vous êtes, Mesdames et Messieurs les parlementaires, conscients du rôle capital qui vous est dévolu. Le Conseil de l’Europe, la plus ancienne et la plus large des institutions européennes est, en effet, irremplaçable. Le Comité des Ministres l’a encore réaffirmé lors de sa session de janvier dernier. Les besoins sont multiples mais les possibilités offertes le sont tout autant. L’identification, l’analyse et la solution des problèmes de la société européenne et de ses rapports avec le monde sont, certes, d’une extrême complexité, mais les méthodes de travail adoptées ont permis d’aboutir, néanmoins, à des résultats pratiques dans de nombreux domaines: dans ceux du droit, des droits de l’homme, des affaires sociales, de la santé publique, de l’éducation, de la préservation des sites et de la nature et combien d’autres encore. Travail de longue haleine, travail en profondeur, souvent peu spectaculaire mais fructueux, qui toujours place l’homme au centre de vos préoccupations.

J’en veux pour preuve que le premier souci des fondateurs de l’organisation nouvelle fut, après les horreurs d’un conflit qui avait vu fouler aux pieds les droits les plus élémentaires de la personne humaine, d’élaborer et de faire adopter une Convention européenne des Droits de l’Homme.

A l’instant où je vous parle, cette convention est devenue applicable dans presque tous les pays que compte le Conseil de l’Europe puisque les instruments de ratification de la France ont été déposés vendredi dernier au Conseil de l’Europe. (Applaudissements)

Qu’il me soit ainsi permis de rendre hommage au rôle politique de tout premier ordre du Conseil. Ses dix-sept Etats membres possèdent, dans le Comité des Ministres, un précieux instrument pour les échanges de vues politiques et, en votre Assemblée, un important forum parlementaire qui a joué un rôle essentiel en de nombreuses circonstances.

Selon les termes de la déclaration des ministres qui avaient signé à l’origine le Statut, l’Assemblée devait constituer un moyen de formuler et d’exprimer les aspirations des peuples européens, permettant ainsi aux gouvernements de rester constamment en contact avec l’opinion publique de l’Europe.

Votre Assemblée a rempli magnifiquement ce mandat et demeure l’enceinte privilégiée pour l’expression des opinions des parlementaires de toute l’Europe. Ne voyez pas dans mes propos le regret que peut éprouver un ancien président du Parlement européen, mais je veux porter témoignage des résultats obtenus par votre Assemblée et aussi par les travaux de votre Comité des Ministres, Monsieur le Président.

L’Europe doit être forte et heureuse, nous l’espérons. Le chemin déjà parcouru, vous l’avez rappelé, Monsieur le Président de l’Assemblée, est déjà long, mais il peut permettre aux Européens les plus beaux espoirs sans que pour cela les difficultés doivent être sous-estimées.

Les bouleversements de l’automne dernier, qui ont frappé de plein fouet tous les pays de l’Europe, ont cruellement mis en évidence – cette leçon ne doit pas être oubliée – combien le maintien de notre prospérité, la place de l’Europe à l’avant-garde du progrès scientifique et technique, sa réussite sur le plan de la qualité de la vie, le succès de ses relations avec le reste du monde dépendent de la mise en commun de ses ressources, énergétiques ou autres.

L’Europe a tout à gagner pour elle-même en s’unissant et, ce faisant, aura beaucoup à donner au reste du monde. Unis, les Etats de l’Europe peuvent jouer un rôle pleinement efficace en contribuant à la prospérité et à la sécurité mondiales, à la solution des problèmes de la misère et des conflits idéologiques.

C’est d’ailleurs pourquoi je vous exhorte à songer à cette population dont les frontières ne sont pas délimitées et dont l’importance dépasse dix millions d’habitants: ce dix-huitième Etat que sont les travailleurs migrants et leurs familles. Votre Comité des Ministres s’honorerait déjà en créant pour eux un statut spécial, car il n’y a pas de pays, ni d’idée, ni d’homme, qui soient isolés aujourd’hui. Déjà pour la jeune génération, il n’y a plus de frontières. Les difficultés que peut connaître un pays se propagent rapidement chez tous ses voisins. Les parents européens, les enfants européens, connaissent tous les mêmes problèmes, même si des milliers de kilomètres les séparent. Et, tous unis dans une évolution difficile et une interrogation permanente, ils ont conscience de la force comme de la faiblesse de notre continent.

D’extraordinaires perspectives lui sont ouvertes en même temps que ses responsabilités sont lourdes dans un monde qui se cherche et qui se cherchera peut-être longtemps encore, mais qui a déjà une notion du bonheur auquel il peut prétendre.

J’aimerais, Mesdames, Messieurs, citer ici, en les faisant miens, les propos d’un des plus prestigieux orateurs qui ait pris la parole dans cet hémicycle, et qui est aujourd’hui le Président de la République du Sénégal, Léopold Senghor qui disait:

«Au milieu des cyclones qui montent de tous les horizons, le destin du monde, paradoxalement, est entre nos mains, d’apparence si fragile et d’abord entre vos mains à vous Européens. Il n’est que de croire et de vouloir. Vouloir est simple car, d’aventure, il n’y en a pas. Le seul risque que nous courrions résiderait dans une position de refus.»

N’oublions pas, en cette circonstance, le conseil que nous donnait récemment l’académicien français Jean Guitton quand il nous disait qu’au-delà de l’Europe de la consommation, de l’Europe quotidienne, et même de l’Europe des idées, il fallait songer d’abord au spirituel et allumer en Europe ce qu’il appelle quelques foyers d’amour. Ces foyers conserveraient et répandraient, de proche en proche, cette flamme vivante sans laquelle il n’y aura jamais véritablement d’Europe.

Sachons donc, tous ensemble, croire et vouloir avec constance et détermination, afin de bâtir ce monde plus juste et plus humain auquel nous aspirons tous. La France et la ville de Strasbourg sont fières d’être les hôtes d’une Organisation qui œuvre le plus efficacement pour atteindre ce but et vous remercient, Mesdames, Messieurs, de siéger en France. (Vifs applaudissements)