Robert

Schuman

Ancien Président du Conseil et ministre des affaires étrangères de la République française

Discours prononcé devant l'Assemblée

jeudi, 10 août 1950

Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, vous m’avez fait l’honneur de me demander un exposé des lignes générales de la proposition que le gouvernement français a formulée le 9 mai dernier. Cet exposé sera strictement objectif et s’abstiendra de toute polémique.

Il n’engage pas le Comité des Ministres.

Je parle au nom du Gouvernement français, mais vous savez que des études et des négociations sont en cours, sur la base de notre proposition, entre les représentants de sept pays. Je suis donc à même de vous faire connaître, sinon les conclusions finales, du moins les perspectives qu’ouvrent ces négociations.

Vous connaissez l’essentiel de notre proposition: un traité, signé par les pays participants et ratifié par leurs parlements, placera l’ensemble des entreprises charbonnières et sidérurgiques sous une Autorité commune. Celle-ci établira les règles générales d’après lesquelles sera créé très rapidement un marché unique de ces produits, sans restriction quantitative ou douanière. Elle veillera à l’application de ces règles, en même temps qu’à l’expansion de cette production aux prix les plus bas. Tels sont nos objectifs.

Deux éléments essentiels caractérisent donc ce système: une Autorité indépendante, un marché unique. Examinons-les l’un après l’autre.

Que sera cette Autorité?

Disons d’abord ce qu’elle ne sera pas, au moins d’après les vues du gouvernement français. Elle ne sera pas un comité de ministres ou de délégués de ministres, dont chacun aurait pour mandat de défendre les intérêts nationaux de son propre pays, d’après des instructions reçues et sous le contrôle permanent des gouvernements respectifs.

Cette confrontation des intérêts nationaux, cette recherche des transactions et des concessions mutuelles plus ou moins péniblement obtenues, nous les connaissons pour les avoir pratiqués jusqu’ici et pour les pratiquer encore dans toutes nos institutions internationales actuellement existantes, tant dans celles groupées autour de l’O.N.U. que dans celles à caractère régional, européen. L’unanimité y est la règle. Votre Assemblée a été la première tentative faite en dehors et au-delà de cette tradition; mais elle n’est que consultative, démunie jusqu’à présent de tout pouvoir de décision.

L’Autorité commune que nous proposons ne sera pas non plus une représentation des exploitants ni des autres intérêts particuliers, isolés ou coalisés. Elle ne sera donc ni un cartel, ni l’organe d’une entente industrielle, ni un syndicat de défense. L’autorité aura à sauvegarder l’ensemble des intérêts de tous les pays associés, ceux des consommateurs autant que des producteurs, ceux des travailleurs comme ceux des chefs d’entreprise.

L’Autorité ne sera pas un simple comité ou conseil d’administration. Elle sera une institution qui aura son autonomie et par conséquent ses responsabilités propres. Sous réserve de certaines garanties, les parties signataires du traité se soumettront à l’autorité qu’elles auront instituée. Malgré son origine contractuelle, l’Autorité exercera ses pouvoirs par une libre appréciation des besoins et des possibilités, mais cela dans les limites de sa Charte. Elle ne connaît elle-même d’autre subordination que sa soumission aux objectifs proposés et aux règles qui en découlent. L’Autorité ainsi constituée sera le premier exemple d’une institution supranationale indépendante.

Elle sera investie de pouvoirs que le traité aura à définir très exactement. Leur importance et leur nature se détermineront strictement d’après le but proposé: création et maintien d’un marché unique. Il y aura de la part des États participants un certain abandon de souveraineté au profit de l’Autorité commune, une fusion ou mise en commun de pouvoirs actuellement exercés ou susceptibles d’être exercés par les gouvernements. Cette perspective provoque des appréhensions ou même un refus de principe chez les uns, l’enthousiasme chez d’autres. Vous me permettrez de dire que je ne suis ni des uns ni des autres.

J’accepte, quant à moi, le principe d’une renonciation à des droits souverains, non pour elle-même, non comme une fin en soi, mais comme une nécessité, comme le seul moyen que nous avons de surmonter les égoïsmes nationaux, les antagonismes et les étroitesses qui nous tuent.

Les pays participants accepteront donc d’avance de se soumettre à l’autorité qu’ils auront instituée et dans la limite qu’ils auront eux-mêmes fixée. L’objet essentiel du traité sera de déterminer les attributions et la compétence de l’Autorité.

Les entreprises garderont leur régime de propriété; à cet égard, la loi nationale restera entièrement souveraine. L’industriel conservera, dans le cadre des règles que lui imposeront l’existence d’un marché unique et la discipline que cela suppose, l’entière liberté d’organiser son entreprise, de tirer profit de son habileté personnelle, des avantages naturels dont il bénéficie et de la conjoncture générale. Une concurrence saine et loyale ne sera pas seulement autorisée mais désirée.

Ce serait une erreur de croire que notre système aboutirait fatalement à un monstrueux dirigisme. On fera, au contraire, appel à l’esprit d’initiative qu’on libérera des entraves que lui créent aujourd’hui des pratiques malsaines ou malhonnêtes. Il ne s’agit pas non plus de superposer aux entreprises une nouvelle bureaucratie. L’Autorité s’efforcera simplement et essentiellement de dégager des conceptions générales inspirées par l’intérêt collectif et vérifiées au fur et à mesure des expériences et des événements.

L’Autorité n’exercera aucune fonction politique. Sa tâche sera exclusivement économique. Son unique préoccupation devra être le développement de la productivité des entreprises et l’amélioration du niveau de vie. Le but est de produire et de vendre le plus de charbon et d’acier possible aux prix les plus bas possibles.

Par contre, l’utilisation de ces produits ne sera pas son affaire. Les questions d’armement, par exemple, demeurent hors de son domaine. La fabrication d’engins de guerre lui vaudra des commandes plus ou moins importantes, des débouchés plus ou moins faciles; mais aucune décision, aucune initiative ne lui appartient à cet égard. L’Autorité a pour mission de fournir charbon et acier en quantités suffisantes et dans les meilleures conditions.

Si les pouvoirs de l’Autorité ne sont pas d’essence politique, ses décisions sont cependant susceptibles d’avoir des incidences politiques, de se répercuter, au-delà des entreprises placées sous sa direction, sur la situation sociale et économique du pays, de mettre en cause les principes qui guident et qui inspirent l’action générale des gouvernements.

Inversement, des positions prises dans d’autres domaines par des gouvernements peuvent entraîner pour la production du charbon et de l’acier des conséquences particulièrement graves.

Il est donc indispensable d’harmoniser l’action de l’Autorité commune et celle des gouvernements responsables de la politique générale.

Par son orientation en matière de prix, par exemple – et ce sera sa fonction essentielle – l’Autorité influera, qu’elle le veuille ou non, sur les autres prix, sur les salaires, sur le marché du travail et sur la situation générale de la main-d’œuvre. Des décisions qui, en soi, sont limitées au charbon et à l’acier devront donc se situer dans le cadre d’une politique économique générale. Les gouvernements ne peuvent se désintéresser de telles décisions, qui seraient susceptibles de gravement troubler l’équilibre économique ou la paix sociale du pays. Il faudra des correctifs et des précautions qui, sans mettre en cause le principe même du transfert de pouvoirs souverains, évitent ou règlent les conflits entre pouvoirs séparés. Il faudra que les instances politiques qui ont la charge et la responsabilité de l’ordre général dans le pays puissent garantir celui-ci contre les dangers de décisions qui seraient prises par l’Autorité, dans la limite de ses attributions, et qui se répercuteraient en dehors du domaine dont l’Autorité assumera elle-même la responsabilité.

En organisant entre les gouvernements d’une part et l’Autorité d’autre part, la permanence de contacts, d’informations et de consultations réciproques, nous éviterons bien des écueils et nous préviendrons les discordances les plus graves.

De ce qui vient d’être dit, retenons une conclusion: l’Autorité ne pourra pas disposer d’une indépendance totale. Il faudra envisager, et nous avons envisagé dès le début, des mesures de sauvegarde dans l’intérêt de la structure sociale et économique des pays. La meilleure sauvegarde, et la condition préalable, sera une délimitation exacte des pouvoirs de l’Autorité. Celle-ci devra disposer de tous les pouvoirs dont elle aura besoin pour assurer une production rationnelle du charbon et de l’acier. Elle ne devra pas en avoir d’autres. Il faudra donc que le traité définisse ses pouvoirs aussi nettement que possible, sans ambiguïté ni confusion.

Il s’agira de circonscrire avant tout les objectifs qu’on se propose d’atteindre: création d’un marché unique du charbon et de l’acier, libre circulation de ces produits à l’intérieur de ce marché, suppression de toute concurrence malsaine ou artificiellement faussée.

Ces buts ne pourront pas être atteints si la production à l’intérieur des pays participants ne se fait pas dans des conditions sinon équivalentes, du moins comparables. A cet effet, il faudra éliminer progressivement les disparités dans les prix de revient et dans les prix de transport; éliminer toute pratique de dumping ou de discrimination. Il y aura lieu d’entreprendre rapidement l’harmonisation progressive des salaires, des charges sociales, fiscales et financières, des tarifs de transport. Il ne saurait évidemment être question de confier à l’Autorité elle-même un pouvoir législatif ou réglementaire qui ne peut appartenir qu’aux organes politiques. Du moins faudra-t-il assurer à l’Autorité le moyen d’aboutir au résultat voulu grâce aux engagements souscrits par les gouvernements et à une coopération constante et confiante entre l’Autorité et les pouvoirs politiques.

Nous mesurons sans peine la complexité de ces problèmes. Ceux-ci se poseront chaque fois qu’on entreprendra une intégration ou une unification économique. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire de rendre uniforme en tous points la législation sociale et économique, ce serait à la fois impossible et inutile. Il suffira d’établir une équivalence de l’ensemble des charges qui pèsent sur la production. On n’y parviendra, d’ailleurs, que par étapes et avec beaucoup de précautions. Comme les parlements nationaux seront associés nécessairement à cette œuvre, nous n’avons pas, je crois, de précipitation à craindre. En aucun cas, le niveau de vie des travailleurs ne devra être abaissé; c’est là une règle absolue que nous avons, dès la première heure, inscrite en tête de nos principes.

Contre les inégalités de la nature, par contre, nous serons impuissants. Personne ne pourra enrichir des gisements pauvres. Ce qui, par contre sera possible et nécessaire, c’est de procéder, d’après des vues d’ensemble, à une nouvelle répartition des tâches, à des spécialisations, d’éviter les doubles emplois, de rapprocher des entreprises complémentaires. L’action de l’Autorité sera, sur tous ces points, essentiellement persuasive.

En tout cela, il faudra avoir constamment en vue le maintien du plein emploi de la main-d’œuvre, sans déplacement massif des travailleurs. Comme ces réformes de structures s’élaboreront et s’opéreront dans un cadre très vaste, aux ressources extrêmement diverses, elles seront moins difficilement réalisées que dans les limites étroites des frontières nationales.

Une telle réorganisation rationnelle sera, d’autre part, facilitée par la constitution de fonds de péréquation, de reconversion ou d’adaptation. Ces fonds seront alimentés par des prélèvements sur l’ensemble de la production associée. L’assainissement de la production est, en effet, d’intérêt général et finira par profiter à toutes les entreprises, même aux plus favorisées.

Les gouvernements devront sans doute, eux aussi, contribuer à cet effort de réorganisation. Ils ne s’y refuseront pas, car ils comprendront qu’un tel effort de solidarité rend possible aux moindres frais pour eux des réformes qui seront un jour inéluctables et qui seraient accablantes, si elles devaient être entreprises avec les seules ressources nationales.

Un tel programme suppose beaucoup de clairvoyance et de courage. Nous aurions tort de nous dissimuler ou de minimiser ses risques. Mais, ce serait aussi une erreur et une injustice que de croire que ces difficultés seront la conséquence de notre Plan. Elles existent déjà maintenant sinon d’une façon aiguë, du moins latente et même parfois apparente. C’est grâce à la mise en œuvre d’une solidarité supranationale que chacun des pays associés trouvera la possibilité de solutions moins pénibles et plus rationnelles.

Il est encore trop tôt pour établir un programme détaillé de réformes. Ce sera l’affaire de l’Autorité qui procédera à des enquêtes préalables, enquêtes qui n’ont jamais été entreprises jusqu’ici sur le plan international. On a bien enregistré dans les statistiques, dans les rapports, les incohérences actuelles et le déséquilibre de plus en plus menaçant de notre production européenne; mais, jusqu’à présent, on n’a pas pu préparer de réforme de structure dépassant le cadre national. L’existence d’une Direction supranationale ouvrira des perspectives nouvelles. Sans tomber dans les excès d’un rationalisme qui ferait fi des aspects sociaux et politiques, elle procédera par étapes à des aménagements progressifs incompatibles avec le cloisonnement actuel.

L’ampleur de ces objectifs fait éclater à nos yeux l’importance primordiale du choix des hommes auxquels sera dévolue une telle mission. Ils auront à embrasser l’ensemble des problèmes et des situations. Ils ne seront pas, au sein de l’Autorité, les défenseurs d’intérêts spéciaux, d’intérêts nationaux ou d’intérêts de classe. Certes, l’Autorité n’aura pas le droit de négliger de tels intérêts; elle devra les concilier avec l’intérêt collectif, et cet intérêt collectif s’identifie avec la prospérité de toutes les économies nationales associées: mais, en contre partie, celles-ci devront accepter le principe et la réalité d’une discipline commune, d’une coordination rationnelle qui est une condition de leur propre assainissement autant que de la prospérité collective.

Ces idées de solidarité, de bien commun, de mise en commun des ressources et des efforts ont été hors de discussion pendant la guerre. Nous les acceptons, nous les proclamons, et vous l’avez entendu ces jours-ci d’une façon éloquente, en ces heures de tension internationale, dans l’organisation de la défense commune. Il faudra que très rapidement, et plus complètement que par le passé, ces idées prennent forme dans nos relations économiques.

Ces principes n’excluent pas, mais, au contraire, postulent des garanties contre les erreurs et les abus possibles, des étapes et des précautions dans leur mise en œuvre. Il faudra de la circonspection et de la prudence, sans que toutefois celles-ci paralysent et vident de leur substance les réformes que nous reconnaissons comme indispensables.

Nous aurons à convaincre les sceptiques qui ne voient que les risques et qui pensent à tort que le moindre risque consiste toujours à ne rien faire. Il y a, d’autre part, les défenseurs des prérogatives politiques. J’ai eu l’occasion tout à l’heure, à plusieurs reprises, de marquer notre souci de respecter les attributions et les responsabilités des pouvoirs publics. Nous aurons toujours la préoccupation de distinguer et de séparer les pouvoirs. Aussi, sommes-nous persuadés que les pouvoirs politiques ne doivent exercer, dans les domaines de l’économie, qu’un contrôle général, sans assumer la responsabilité des décisions pratiques. Il s’agira, en somme, de trouver un judicieux équilibre entre les pouvoirs et les Autorités en cause. D’après nous, les pouvoirs politiques auraient à définir les objectifs, à instituer les organismes statutaires, à délimiter leurs attributions, à contrôler l’usage qui sera fait des pouvoirs ainsi conférés, à agir même préventivement, par des orientations ou des avertissements donnés à l’Autorité compétente. Par contre, les organes politiques n’ont pas qualité pour gérer eux-mêmes, pour établir les programmes de production, d’investissement et d’équipement, pour établir les règles d’après lesquelles se détermineront les prix. Leur rôle sera celui d’un contrôleur toujours vigilant, préoccupé d’assurer, d’imposer s’il le faut, l’observation d’une politique générale de bien-être, de plein emploi et de justice sociale. C’est pour cela et à cette fin seulement, qu’il faudra prévoir pour les gouvernements la faculté d’intervenir par des recours contentieux contre les décisions qui compromettraient gravement les intérêts généraux de leur pays. Un Comité de ministres se tiendrait au surplus en liaison permanente avec l’Autorité, afin de pouvoir faire valoir et faire prendre en considération, en tout moment opportun, les nécessités de politique générale.

Des droits analogues seront reconnus aux représentants des intérêts particuliers, en vue de sauvegarder les intérêts vitaux des entreprises ou des travailleurs. C’est ainsi que des organismes consultatifs permanents, composés de salariés, d’employeurs et de techniciens, assisteront l’Autorité dans l’élaboration des plans, dans la préparation des décisions et dans l’exécution de ces dernières. D’autre part, une juridiction internationale indépendante statuera sur les recours qui pourront être interjetés pour méconnaissance grave des règles et des principes qui seront énoncés dans le statut.

Il sera prévu, enfin, une sanction suprême frappant l’ensemble de la gestion, et non pas seulement une décision isolée. Il appartiendra à une Assemblée supranationale politique de la prononcer, en conclusion de la discussion qu’elle instaurera sur le rapport annuel présenté par l’Autorité. Elle pourra approuver ou rejeter ce rapport. Dans ce dernier cas, lorsqu’une majorité qualifiée se sera désolidarisée de l’Autorité, celle-ci sera démissionnaire d’office et remplacée dans son intégralité.

Cet ensemble de verrous de sécurité est susceptible de multiples variantes, sur lesquelles les gouvernements et les parlements participants auront à se prononcer. Votre Assemblée voudra sans doute, à l’occasion du débat qui va s’engager sur les principes et sur la structure générale du système proposé, donner son avis sur les solutions qui lui paraîtront souhaitables, notamment sur les possibilités qu’elle aura de s’associer de même à la mise en œuvre et au fonctionnement de cette première institution européenne, nantie de pouvoirs effectifs. Les formes définitives de ces rapports ne pourront, cependant, être déterminées utilement que lorsque les pouvoirs de l’Autorité auront été exactement délimités et quand les dispositions essentielles du traité seront connues.

Telles sont les données que je suis à même de vous communiquer en l’état actuel des négociations. Celles-ci se poursuivent depuis le 20 juin seulement. Bien des études techniques et juridiques sont encore à parachever; sur de nombreux points de détail, il est permis d’hésiter entre plusieurs solutions. L’accord s’est établi et demeure sur tout ce qui est essentiel.

La plus grande latitude, d’ailleurs, a été laissée aux experts, afin de les encourager à explorer toutes les possibilités, à examiner toutes les éventualités, avant que gouvernements et parlements soient appelés à se prononcer à leur tour.

Je me plais à rendre hommage au remarquable esprit de coopération, au véritable esprit d’équipe, dont font preuve les délégations associées à ce travail. L’Autorité et sa charte deviendront ainsi une œuvre commune.

Ce que j’ai eu l’honneur de vous exposer constitue l’armature de cet édifice, ses caractéristiques le distingueront de tout ce qui a été fait jusqu’ici.

Les pays associés à cette négociation se sont, en effet, délibérément engagés dans une voie nouvelle. Ils sont convaincus que, sans qu’on renonce par ailleurs aux formules traditionnelles, le moment est venu, pour eux, de tenter pour la première fois l’expérience d’une autorité supranationale qui ne soit pas uniquement une combinaison ou une conciliation de pouvoirs nationaux.

Votre Assemblée, je le répète, est elle-même, sinon une réalisation satisfaisante, du moins la préfiguration d’une telle Autorité européenne, extrêmement vaste dans ses desseins et dans ses possibilités, mais encore imprécise dans ses contours, provisoirement dénuée de moyens efficaces. La proposition française, elle, se contente d’un champ d’action bien plus restreint; l’organisation envisagée reposera par contre sur une base solide et sera assortie d’une structure telle que nous ayons enfin l’espoir de sortir du symbolique pour entrer dans le réel.

L’opinion de nos populations ne s’est pas méprise sur la portée de cette initiative. Nous en avons comme preuve la résonance que celle-ci a trouvée dès la première heure dans tous les pays, dans tous les partis politiques qui veulent la réforme pacifique de nos institutions, dans tous les milieux sociaux et économiques. L’intérêt ainsi éveillé se maintient depuis trois mois, à travers tant d’autres préoccupations graves. Il ne s’agit donc pas d’une simple curiosité, ni d’une sympathie de principe, mais d’un espoir tenace et d’une volonté d’aboutir.

Cette constatation nous confirme dans notre conviction d’avoir répondu à une aspiration commune aux peuples européens libres; à leur désir de s’associer plus étroitement non seulement pour leur défense, mais pour les œuvres constructives de paix. Nous avons le sentiment que de ce forage jaillira une source ' d’énergies inexploitées dont nous devinions l’existence, dont nous souhaitions la mise en œuvre, mais que le préjugé et la routine nous empêchaient jusqu’ici d’atteindre. Il nous faudra réussir, malgré les appréhensions que certains peuvent ressentir, malgré les risques que nous pouvons courir les uns et les autres. Ces risques sont peu de chose devant la certitude que nous avons des crises insurmontables que nous réserverait le maintien passif du statu quo.

Nous avons déjà été récompensés de notre hardiesse. Le seul fait d’avoir proposé et d’avoir entrepris l’étude de cette réforme nous a valu un résultat immédiat: le climat politique, si sombre par ailleurs, s’est transformé dans cette région de l’Europe, les espoirs renaissent, des antagonismes qui paralysaient nos efforts et entretenaient les malentendus, se sont effacés pour faire place à la volonté sincère de se comprendre et de s’attacher, en confiance, à une œuvre commune. Entre l’Allemagne et la France, les risques de tension ou même de conflits sanglants se trouvent désormais éliminés. Un pas décisif vers la réconciliation et vers la paix est accompli sans que personne puisse légitimement s’en offusquer.

Mais, il y a plus: plus que la réorganisation rationnelle des deux industries-clefs, plus que l’assainissement du climat politique, plus qu’une contribution importante à la paix. Nous ne croyons pas être présomptueux en disant que la proposition qui a été faite et acceptée, si elle devient réalité telle qu’elle a été faite et acceptée, implique des virtualités que nous ne pouvons pas encore pleinement mesurer, mais qui se développeront rapidement dans le sens de l’unification complète, économique et politique de l’Europe.

La France n’a pas le monopole de ces initiatives; d’autres s’y joindront très heureusement et la compléteront. Le plan élaboré et présenté par mon collègue M. Stikker au nom du gouvernement hollandais, et visant à la réforme de l’O.E.C.E., se situe dans la même ligne; nous lui donnerons tout notre appui.

Le Gouvernement français, quant à lui, est reconnaissant à votre Assemblée d’avoir bien voulu prêter attention à son initiative. Vous lui accorderez, j’ose l’espérer, votre consécration morale, et peut-être un concours effectif particulièrement précieux, marquant ainsi de votre haute autorité une étape décisive dans la construction de l’Europe.

Vous vous associerez ainsi à une entreprise concrète, constructive et durable. Vous donnerez à nos populations anxieuses, dont je ne voudrais pas voir accroître démesurément les alarmes, l’assurance qu’il y a, à côté de nos légitimes soucis de sécurité, l’espoir et la volonté de vivre et de travailler dans la paix et pour la paix.