Emmanuel

Macron

Président de la République française

Discours prononcé devant l'Assemblée

mardi, 1 octobre 2019

Madame la Présidente de l'Assemblée parlementaire,

Madame la Secrétaire Générale du Conseil de l'Europe,

Monsieur le Président du Congrès,

Monsieur le Président de la Cour européenne des droits de l'homme,

Madame la Commissaire aux droits de l'homme,

Mesdames et Messieurs les ministres,

Mesdames et Messieurs les parlementaires,

Mesdames les ambassadrices, Messieurs les ambassadeurs,

Mesdames et Messieurs,

Merci, avant toute chose, Madame la Présidente, pour les mots d'amitié que vous venez d'avoir pour la France et le président Chirac. J'y suis extrêmement sensible et je veux vous dire combien, pour moi-même et l'ensemble de la nation, ces mots nous vont droit au cœur.

Je vous remercie aussi pour le soutien à l'action conduite et vous félicite de ce volontarisme que vous venez d'afficher.

Si je suis aujourd'hui devant votre Assemblée, c'est d'abord pour lui rendre hommage et rendre hommage à l'institution qui nous accueille : le Conseil de l'Europe. Je vous remercie de votre invitation et tiens ici à saluer l'action du Secrétaire Général, Monsieur JAGLAND, et présente mes vœux plein de succès à Madame PEJČINOVIĆ-BURIĆ, qui lui succède.

Je suis très heureux que la présidence française du Comité des Ministres me donne l'opportunité d'être devant vous, les représentants de 47 États membres, de 820 millions de citoyens en cette année du 70e anniversaire de l'Organisation. Je souhaite ici, avant toute chose, vous redire l'indéfectible attachement que la France porte à notre Organisation depuis l'origine.

Charles Péguy disait que « la liberté est un système de courage » et cette persévérance de la liberté et de la dignité face à toutes les adversités est au cœur de cette Organisation. Née dans cette ville trois fois déchirée par les guerres fratricides -je ne crois pas au hasard- comme si, au fond, l'unité ne pouvait être pensée que là où les brûlures avaient été les plus vives, cette Organisation est le produit de l'humanisme européen.

D'un acte de foi naît la possibilité d'une réconciliation de notre continent autour du respect de la personne humaine et du caractère sacré de sa dignité. Au moment même où rien ne portait à y croire, cet acte de foi fut le nôtre et est encore le nôtre.

Le Conseil de l'Europe a effectivement fait progresser le respect des droits fondamentaux, la démocratie et l'État de droit en Europe. Il a permis l'éradication presque totale de la peine de mort sur le continent européen en faisant de son abolition un préalable à l'adhésion. Il a fait reculer la torture par la prévention qu'il exerce sur les lieux de privation de liberté. Il a permis l'adoption de textes sur la protection des enfants, contre leur exploitation, sur la prévention des violences faites aux femmes. Il a donné naissance à la Convention européenne des droits de l'homme, imposant, sous l'impulsion de René Cassin, qu'une juridiction soit chargée d'en assurer le respect par les États avec force obligatoire de ses arrêts. Il a fait progresser les droits sociaux, au logement, à la santé, à l'éducation, à l'emploi, à la libre circulation, garantis par la Charte sociale européenne. Il a accompagné la construction de l'État de droit, comme il le fait aujourd'hui en Moldavie au travers de la Commission de Venise. Il a su jouer un rôle visionnaire et précurseur sur la biodiversité comme sur la protection des données personnelles. Il a rendu notre continent plus démocratique par l'observation des élections, la lutte contre la corruption, la défense de la liberté d'expression. Il l'a rendu plus sûr en définissant des règles communes pour lutter contre le terrorisme ou la cybercriminalité.

Je serai forcément incomplet à vouloir ainsi égrainer 70 ans de luttes, 70 ans de conquêtes qui sont le trésor de notre Organisation.

Nous avons forgé ici, à l'échelle d'un continent et malgré tous les vents contraires, une architecture commune au nom de la grande fraternité européenne dont Victor Hugo rêvait avec la volonté de bâtir la maison commune européenne évoquée par Mikhaïl GORBATCHEV devant cette Assemblée en 1989.

Trente ans après la chute du mur de Berlin, les murs de cette maison commune sont toutefois fissurés. Ils le sont par la remise en cause des droits fondamentaux sur notre continent, que nous devons regarder en face en en débattant dans cette enceinte. En Turquie, où l'État de droit recule, où les procédures judiciaires ouvertes contre les défenseurs des droits de l'homme, des journalistes, des universitaires, doivent faire l'objet de toute notre vigilance. En Russie, où la répression des manifestations de cet été suscite de nombreuses et légitimes préoccupations que la France partage et sur lesquelles elle s'est clairement exprimée. Ils le sont aussi par la fascination qu'exercent jusqu'au sein de l'Union européenne les régimes autoritaires parce que nos démocraties en crise n'ont pas su apporter à nos concitoyens les protections auquelles ils aspirent. Ils se sont fracturés, enfin, sous le coup de l'illusion que la liberté s'imposerait mécaniquement partout, que les peuples d'Europe finiraient par s'unir dans un ensemble de règles et de normes dans lequel le poids de leur passé, de leur culture profonde, finirait par se diluer.

Le retour de l'Histoire a mis un terme à cette croyance, peut-être, dirais-je, cette espérance.

C'est pourquoi les temps que nous vivons, ces temps de fissures que je viens d'évoquer, appellent une certaine force d'âme, celle de la lucidité -je le crois profondément- et du courage.

Je crois que pour l'avenir, nous devons veiller à nous donner au moins deux exigences sur lesquelles je veux ici revenir.

La première est de veiller, voire reconstruire ici, l'unité de notre continent sur le socle de nos valeurs communes. C'est ce que la France porte au sein de l'Union européenne pour construire avec ses partenaires une souveraineté économique, numérique, écologique, stratégique. Elle passe par la solidarité première, pleine et entière entre ses membres. Elle passe par le renforcement de l'État de droit au sein de l'Union européenne et, donc, par la prise en compte du travail réalisé par le Conseil de l'Europe et par l'adhésion de l'Union européenne à la CEDH. Nulle incompatibilité, nulle concurrence entre les projets et les organisations, au contraire. Je suis profondément convaincu que cette souveraineté européenne sera d'autant mieux portée que nous saurons poser les bases, à l'échelle continentale, d'une confiance fondée sur les valeurs qui nous réunissent au sein du Conseil de l'Europe.

Faire l'Europe n'est jamais naturel et n'est pas une donnée. C'est la conquête des sept dernières décennies sur le lit de millénaires de conflits, de guerres civiles européennes comme de conquêtes venant de l'extérieur. Je crois très profondément que c'est au Conseil de l'Europe que les fractures de notre continent peuvent être réparées, parce que nous avons su ici, précisément, dépasser les déchirures de la guerre, les divisions de la guerre froide ; parce que c'est le lieu où la conscience européenne se construit et se débat.

Cela n'ira pas aujourd'hui comme hier, sans tension. Je sais les débats profonds qui ont eu lieu cette année dans cette Assemblée sur la place de la Russie au Conseil de l'Europe. Votre Assemblée et le Comité des Ministres on fait le choix du maintien de la Russie au sein du Conseil de l'Europe.

Sans le travail conjoint que nous avons conduit avec la présidence finlandaise, sans l'engagement de nos pays et de cette Assemblée pour avancer ensemble vers un retour à la normale du fonctionnement du Conseil de l'Europe, la crise n'aurait pu être surmontée et s'en seraient suivies -je le crois très profondément- des conséquences néfastes à nos peuples et à la protection de leurs droits.

Je soutiens pleinement le choix qui a été fait de maintenir la Russie dans le Conseil de l'Europe parce que je crois que le peuple russe se reconnaît fondamentalement dans l'humanisme européen, parce qu'il a participé à sa construction, parce que la géographie, l'histoire et la culture de la Russie sont fondamentalement européennes, et parce que quand l'un de nos membres s'éloigne du socle de nos valeurs communes, la division – l'exclusion – serait un échec de plus qui, au fond, nous condamnerait à l'impuissance. Cette impuissance ne serait que la victoire de ceux qui ne croient pas dans ce socle et nos valeurs.

Les doutes et les critiques sont audibles, légitimes, mais que ce serait-il passé si nous n'avions rien fait ?

N'oublions jamais tout ce que l'entrée de la Russie dans notre Organisation a pu apporter de manière tangible, concrète, à tous les citoyens russes : le moratoire sur la peine de mort, le recours individuel et la juridiction obligatoire ; la possibilité pour les citoyens russes de défendre leurs droits devant la Cour européenne contre leur gouvernement.

Votre Assemblée a fait le choix souverain d'accueillir à nouveau la délégation russe, sans quoi le risque était bien, tôt ou tard, de voir la Russie, tout simplement, quitter le Conseil de l'Europe. Alors, les citoyens russes auraient été privés du droit de recours, de la possibilité même de faire respecter leurs droits.

Cette décision vous l'avez prise -et je la soutiens- sans naïveté aucune. Conscients que le rôle du Conseil, du Comité des Ministres, de cette Assemblée n'est pas de se substituer aux gouvernements qui sont eux-mêmes responsables de faire aboutir les accords de Minsk, les procédures de Normandie ou d'importer d'autres débats légitimes, mais déjà de préserver les droits de tous les citoyens. Cette décision -je le crois très profondément- n'affaiblit en rien notre détermination commune et ne signifie en rien l'existence de plusieurs standards au sein du Conseil de l'Europe. Cette décision n'affaiblit en rien -tout au contraire- notre détermination à en finir avec les conflits gelés qui sont les cicatrices encore si douloureuses des divisions de notre continent : en Ukraine, en Géorgie, dans le Caucase, en Transnistrie.

Ce n'est pas un geste de complaisance ; c'est une décision d'exigence. Exigence à l'égard de la Russie pour qu'elle respecte pleinement ses obligations et s'acquitte de ses devoirs à l'égard du Conseil de l'Europe. Exigence à l'égard de notre Organisation pour que nous soyons collectivement plus forts et plus efficaces face à ce type de situations, avec plus de prévisibilité, de réactivité, de crédibilité. C'est l'objet de la nouvelle procédure conjointe que votre Assemblée et le Comité des Ministres ont décidé d'initier. Je souhaite qu'elle soit opérationnelle en janvier prochain.

Nous devons avoir les outils crédibles et renforcés pour faire appliquer les décisions du Conseil de l'Europe et nous assurer que chacun des États membres respecte pleinement les engagements et les devoirs qui sont les siens.

Avant de vous rejoindre ici même, j'étais avec Oleg Sentsov. Il est là, aujourd'hui, à Strasbourg : libre. C'est le résultat de l'avancée que fut l'échange de prisonniers intervenu il y a quelques semaines entre la Russie et l'Ukraine et qui a également permis la libération des 24 marins ukrainiens. D'autres attendent encore. Nous leur devons la force de notre engagement pour le dialogue et pour la réconciliation sur notre continent. Oleg Sentsov est de ceux qui pensent – comme jadis Bernanos – que la liberté des autres nous est aussi essentielle que la nôtre ; de ceux qui pensent qu'il ne sert à rien d'avoir des idéaux si l'on n'est pas capables de se battre pour eux envers et contre tout, dans l'épaisseur de l'Histoire et dans le cours de nos vies. Cela fait de lui un grand Européen parce qu'être européen, fondamentalement, c'est ne jamais se résigner dans le combat pour la liberté et pour la dignité, et c'est œuvrer comme nous venons de le faire et comme nous continuerons de le faire, pour l'unité de tout notre continent autour de ces valeurs, et pour leur donner leur pleine effectivité, comme le disait la philosophe Simone Weil.

La deuxième exigence que nous devons nous donner est de construire ici la pensée des droits de l'homme, de la liberté et de la démocratie face aux grands défis contemporains. Je ne serai pas là non plus exhaustif, mais je voulais ici, en tant que chef d'État, partager quelques réflexions inachevées -et je l'assume pleinement avec vous- sur la situation collective que nous vivons aujourd'hui et qui est -je crois- profondément inédite.

Là est sans doute l'enjeu principal de l'humanisme européen au XXIe siècle car les principes et les valeurs qui nous réunissent au sein du Conseil de l'Europe ne sont pas seulement menacés par nos divisions, ils sont mis au défi par les grandes transformations que nous vivons. Contestés de l'extérieur par un ensauvagement du monde, le retour à une ère d'exercice brutal de la puissance dans laquelle les violations des droits fondamentaux, du droit humanitaire le plus élémentaire, ne sont plus ni punies ni sanctionnées et font même de moins en moins l'objet d'une réprobation assumée.

L'ère que nous vivons -David Miliband la qualifiée il y a quelques semaines de « nouvel âge de l'impunité »- est un recul historique du respect des droits humains, des droits humanitaires sur les principaux théâtres de guerre dans nombre de nos sociétés. Là où nous pensions, jusqu'à il y a encore une dizaine d'années, que ce mouvement était inarrêtable, que son sens était toujours l'extension des droits, le parachèvement de la démocratie, la conquête des droits de l'homme, la victoire à nouveau dans chaque nouvel État de nouveaux centimètres de démocratie et d'État de droit : ça n'est plus le cas.

Cela s'explique par un affaiblissement sans précédent du système multilatéral et constitue une source profonde d'insécurité pour tous et remet très profondément en cause – la cause même de notre Organisation comme de l'Europe – la construction au nom de la Paix fondée sur la coopération entre les nations et le respect des droits de chacun. Contestés, nos principes et nos valeurs le sont aussi à l'intérieur, dans la grande accélération de l'Histoire que nous traversons. Ils sont percutés par la menace terroriste, les transformations numériques, climatiques, démographiques, la crise du capitalisme mondialisé qui n'a pas su prendre en charge la question des inégalités.

Tous ces phénomènes ont des logiques, des dynamiques, parfois profondément différentes, mais ils adviennent là ensemble dans nos sociétés et marquent le retour des grandes peurs que nous voyons partout remonter. Et avec elles, de l'irrationalisme : peur du déclassement, perte de repères, peur du monde, perte de confiance en ce que nous sommes, en notre rapport au monde, dans la vérité même des faits, parfois dans l'État de droit.

Face à cela, deux voix radicalement opposées s'affirment aujourd'hui.

La première est celle que je qualifierais du délitement. C'est celle de ceux qui prétendent que la protection face aux bouleversements du monde passe par le rétrécissement de l'espace de nos droits et de nos libertés, le repli sur soi et le refus de l'autre ; ceux qui acceptent des élections mais refusent le pluralisme et se méfient des contre-pouvoirs qui limitent l'exercice de leur autorité ; ceux qui utilisent l'argument de la lutte contre le terrorisme pour réduire au silence leurs opposants politiques ; ceux qui pensent au fond que la réponse aux défis contemporains et la construction d'un État fort passe par la déconstruction de ce que nous avons bâti. Cette voix existe. Elle a triomphé dans certains pays d'Europe et elle est de plus en plus fortement représentée dans nos pays. Ce serait, profondément, oublier qui nous sommes, nous, Européens.

Comme vous, je vois malheureusement les sondages qui montrent la fascination croissante de notre population, de nos peuples pour des régimes autoritaires et qui sont prêts parfois à toutes les concessions, en disant peut-être que l'autorité est plus efficace pour répondre à ces peurs et à ces menaces.

Je pense que ce serait là une erreur historique. Ce serait nous perdre et prendre le risque de disparaître.

La seconde voix, parfois portée par certains de leurs opposants, est celle que je qualifierais de l'illusion. Elle se nourrit d'une forme de sécheresse de la raison qui prétendrait effacer la morsure de l'Histoire. Elle est empruntée par ceux qui, le plus souvent, épris sincèrement de liberté et de droits, voudraient que le monde ne soit pas tel qu'il est et que les peuples ne soient pas tels qu'ils sont. Ils voudraient dire que le peuple a tort, que ses peurs sont illégitimes. Et n'y répondre que par un discours de raison, parfois d'exclusion ou de sermon. Ce serait oublier que l'État de droit est une construction fragile qui doit faire l'objet chaque jour de soins, d'intelligence, de persévérance, qui s'éprouve dans les contradictions. Ce serait condamner la pensée des droits fondamentaux à une forme de pensée magique incapable de s'incarner dans l'Histoire au service des femmes et des hommes de notre temps. Ce serait oublier que les droits de l'homme, au fond, sont un combat toujours inachevé, mais qu'avec modestie nous ne pouvons en être que -comme le disait René Cassin à qui ici nous devons tant- « le fantassin » et non pas seulement le sourcilleux gardien. Le fantassin, oui. Parce que c'est une bataille qui se mène au corps-à-corps, en comprenant ses peurs et les situations limites qu'elles peuvent produire.

Je crois que c'est notre tâche collective ici, au Conseil de l'Europe et tous ensemble, de ne céder à aucune de ces deux voix mais d'essayer d'en construire une autre et, tout au contraire, de penser pour le réaliser, l'espace des libertés et des droits dans notre monde tel qu'il est, avec des questions qui paraissent simples mais qui sont précisément les questions qui nous sont posées. Comment protéger nos concitoyens du terrorisme en préservant leurs droits et leur libertés individuelles ? Comment défendre la liberté d'expression face à la prolifération des discours de haine ? Comment répondre à la violence qui s'exprime de plus en plus dans nos sociétés en rendant nos démocraties plus fortes ? Comment protéger le droit d'asile en répondant à l'exigence légitime de maîtrise des flux migratoires ? Quels droits nouveaux devons-nous bâtir à l'ère du numérique, de l'intelligence artificielle, dans un monde où la vie humaine est de plus en plus dématérialisée ?

Voilà quelques-unes des questions, avec d'autres, que nous devons ici affronter, et sans facilité aucune.

L'enjeu est bien à mes yeux de donner un ancrage, une réalité factuelle historique à la construction des droits et des libertés, à opposer concrètement à tous ceux qui n'y croient plus et ne voient dans l'édifice que nous avons bâti ici que le passé d'une illusion. L'enjeu, c'est de rendre nos démocraties plus solides en retrouvant le sens même de ce qui fait de nous des Européens. La conviction – et par-dessus tout la démonstration dans les faits – que notre force face aux transformations du monde réside non pas dans l'affaiblissement mais dans la défense de nos droits et libertés.

Cela exige d'abord de la clarté d'esprit. Il est toujours plus aisé de critiquer les démocraties libérales que les régimes autoritaires. Toujours plus aisé. On peut faire des recours contre les démocraties libérales et on peut faire d'ailleurs encore plus de recours contre les démocraties libérales qui ratifient le plus de traités qui permettent de faire ces recours. On peut faire le plus de critiques possibles dans les démocraties libérales qui les autorisent. Mais, gardons-nous, par là même, de faire le jeu des régimes autoritaires et des illibéraux.

Non, ce n'est pas la même chose de maintenir l'ordre public et de réprimer une manifestation. Ce n'est pas la même chose de protéger ses frontières et de porter atteinte au droit d'asile. Ce n'est pas la même chose de lutter contre les discours de haine et la désinformation et de restreindre la liberté d'expression et d'opinion. Prenons garde à l'exactitude du langage, à la précision dans l'analyse des faits.

Je le dis pour nous tous : les démocraties peuvent s'épuiser dans la confusion des esprits. Il faut donc que chacun fasse preuve d'une grande responsabilité en évitant toutes les facilités. Cela exige aussi le courage d'affronter en face les grands défis, chacun dans nos pays, en acceptant le débat ici au Conseil de l'Europe.

Je veux, donc, évoquer devant vous quelques exemples qui ont pu faire l'objet de discussions, voire de critiques, dans cette Assemblée. Ces critiques nous nourrissent parce qu'elles sont la sève de ce dialogue démocratique, de la construction même de notre droit. D'ailleurs, la réponse n'existe ni totalement ici ni totalement dans les pays qui sont discutés, critiqués ou jugés, mais dans ce dialogue, dans l'existence de ce dialogue et dans la dialectique qu'il produit.

La première question, je l'évoquais rapidement, est celle de la lutte contre le terrorisme en démocratie. Je l'avais évoquée il y a deux ans devant la Cour européenne des droits de l'homme. Il n'y a aucune distinction à faire entre la protection de nos sociétés contre le terrorisme et la défense des droits et des libertés. C'est un seul et même combat puisque précisément, les terroristes veulent détruire dans notre société les droits, la liberté, cette façon de vivre libre. L'objectif est donc de rendre nos démocraties plus fortes face au terrorisme, tout en renforçant la garantie des droits de nos concitoyens. C'est la notion même de sûreté qui ne doit jamais être confondue avec l'obsession sécuritaire.

C'est dans cet esprit que la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme du 1er novembre 2017 a été préparée, débattue et adoptée en France. Elle a permis à la France, d'abord, de sortir de l'état d'urgence et de revenir, ainsi, dans le droit commun de la Convention européenne des droits de l'homme en sortant du dispositif prévu par son article 15. Je pourrais répondre à toutes les questions qui se posent sur ce sujet mais je crois que cette loi à permis de revenir au droit commun et de répondre aux défis que pose le seul fait du terrorisme dans nos sociétés et de préserver la sûreté de chacun.

Le second exemple que je voulais évoquer devant vous est la question du maintien de l'ordre dans nos démocraties. Comme d'autres pays, la France est confrontée à une mutation profonde du déroulement des manifestations de voie publique. Là aussi, ce phénomène ne souffre aucun raccourci, aucune confusion. Je veux ici le dire : nous avons examiné très sérieusement et attentivement le travail du Conseil de l'Europe sur l'usage de certaines armes dites intermédiaires. Le gouvernement a répondu de manière détaillée et publique aux observations de Madame la Commissaire aux droits de l'homme. Mais il est vrai, aussi, que cette situation nouvelle que nous connaissons, que ces violences inédites auxquelles nous avons été confrontés -qui ne datent pas d'hier mais qui se sont accrues- elle-mêmes organisées durant ces dernières années en France comme dans d'autres pays, doivent nous conduire à repenser notre propre Organisation avec beaucoup d'humilité, de pragmatisme et d'attachement à tous nos principes.

Cette situation implique, donc, une réflexion profonde sur les moyens de répondre à ces nouvelles formes de violence, là aussi, sans raccourci ou attaque trop facile contre les uns et les autres, à commencer par les forces de l'ordre dont la raison même est de préserver l'ordre public sans lequel il n'y a pas de liberté qui puisse s'exercer. Si nous ne le faisons pas, c'est la liberté de manifestation elle-même qui finirait par être remise en cause.

C'est pourquoi j'ai demandé au gouvernement de prendre en compte toutes les observations faites par la Commissaire aux droits de l'homme, mais aussi toutes les discussions produites ici-même par les défenseurs des droits pour repenser et proposer une nouvelle doctrine qui est en train d'être élaborée. Cette nouvelle doctrine de sécurité intérieure et de maintien de l'ordre public sera débattue et rendue elle-même publique et transparente.

Le troisième exemple, c'est celui de la lutte contre la désinformation. Les récentes élections, notamment les élections européennes, ont démontré l'existence de campagnes massives de diffusion de fausses informations destinées à modifier le cours normal du processus électoral. Si les responsabilités civiles et pénales des auteurs de fausses informations pouvaient être recherchées sur le fondement de lois préexistantes, elles étaient toutefois profondément insuffisantes -en France comme dans beaucoup d'autres États- pour permettre le retrait rapide des contenus en ligne, pour éviter la propagation, leur apparition, et fausser, ce faisant, l'exercice démocratique.

La loi du 22 décembre 2018 a ainsi imposé une obligation de transparence aux plate-formes Internet pour faciliter le travail de détection des autorités policières et pour mieux informer les utilisateurs sur l'identité des diffuseurs de contenu publicitaire. Ce n'est là qu'un exemple et ce travail doit se poursuivre mais il montre combien il nous faut penser – là aussi – une forme d'ordre public démocratique dans l'Internet, en préservant, évidemment, la liberté d'expression, la liberté d'information. Tout dans ce nouvel espace, celui de l'Internet comme des réseaux sociaux, a été conçu, pensé, comme un espace nouveau où nos valeurs premières n'ont pas à être respectées.

Imaginez : il a fallu obtenir – de haute lutte ces derniers mois après ce qui s'est passé en Nouvelle-Zélande – une réponse à la lutte contre le terrorisme sur Internet par l'appel de Christchurch qui s'est tenu à Paris au mois de mai, et a été conforté il y a quelques jours à New York.

Il n'y a pas aujourd'hui un ordre public qui existe dans les réseaux sociaux et Internet. Je le dis à ceux qui défendent légitimement la liberté. Il n'y a pas de liberté sans ordre public. La liberté, comme le disait Montaigne, c'est la liberté qui s'exprime dans les lois dont un peuple souverain s'est doté. Il n'y a pas une liberté absolue qui s'exprimerait dans le déni de la liberté de tous les autres : ça n'existe pas. C'est, pourtant, ce que nous avons aujourd'hui à vivre. La liberté n'est pas la liberté de l'anonyme masqué qui proférerait les pires discours de haine, la pire désinformation, voire pire. Cette liberté n'en n'est pas une. C'est l'apparence de liberté. C'est même tout l'inverse.

Donc, nous avons sur ce plan aussi à réconcilier des contraires.

Le quatrième exemple, et je m'arrêterai là, est celui de la maîtrise des flux migratoires et de la protection du droit d'asile. Le droit d'asile est aujourd'hui menacé en Europe par les discours de ceux qui veulent tout confondre, qui estiment que l'Europe doit se barricader derrière des murs, ne plus accueillir ceux qui fuient la guerre et les persécutions et qui ont besoin de sa protection.

La Constitution française depuis la fin de la seconde guerre mondiale, comme notre texte constitutionnel ici-même, au Conseil de l'Europe, porte le droit d'asile, c'est-à-dire la protection des combattants de la liberté. C'est l'un de nos acquis les plus fondamentaux. Ça fait partie de ce que nous sommes et ce fut inventé ici, sur ce continent. Si nous ne sommes pas capables de répondre efficacement au défi migratoire, si nous n'avons pas le courage de regarder en face la demande de maîtrise exprimée par tous nos concitoyens, si nous n'avons pas la lucidité de voir que, dans de si nombreux cas, la demande d'asile vient de pays profondément sûrs – dont certains sont en train de vouloir ouvrir des négociations avec l'Union européenne – ou avec lesquels nous avons la liberté de circulation complète et que, aujourd'hui, la demande d'asile est l'objet, de manière évidente, d'un contournement – si ce n'était un détournement – nous ne serions pas lucides avec nous-mêmes. Nous ne serions pas lucides avec notre droit, avec les principes de ce droit et avec ce que notre peuple nous dit. Si nous laissons le droit d'asile devenir objet de détournement, de trafic, il disparaîtra.

Ce ne sont pas des démocrates qu'ils feront disparaître. Ce seront les autoritaires élus par des peuples qui auront peur et qui diront « ces gens-là ne sont pas sérieux, ils confondent tout et ne nous protègent plus de rien ». Nos peuples, en choisissant de protéger les combattants de la liberté du monde entier, n'ont pas décidé d'abolir tout frontière. Légitimement, ils ont décidé souverainement des choses. Ils veulent continuer souverainement de les décider. La souveraineté pose des frontières et le respect d'un droit.

C'est la raison pour laquelle la France porte au plan intérieur comme au plan européen et international un agenda complet relatif aux grandes migrations. Les grandes migrations ne touchent pas d'abord l'Europe ; elles sont bien plus en Afrique et au sein de l'Afrique elle-même. Nous devons avoir une politique de développement responsable, une politique de lutte contre tous les trafics mais aussi une protection de respect de nos frontières européennes, d'un ordre public européen, une harmonisation de nos règles. Nous devons, là-aussi, améliorer notre propre Organisation.

Sur chacun de ces sujets je veux ici vous faire toucher du doigt, au fond, ce que j'appellerais profondément la tension éthique qui vient traverser nos démocraties, et qui rend votre travail – notre travail – sans doute profondément inédit et historique.

Je crois que notre génération n'a plus à construire uniquement l'avancée des droits partout en Europe, l'avancée d'un socle de droits que nous aurions construit dans des pays qui n'y avaient pas accès ou le refusaient jusqu'alors, et donc une extension géographique ou simplement l'invention de nouveaux droits. Non, nous avons à vivre la tension que de nouveaux phénomènes viennent faire jouer dans nos sociétés avec les droits existants.

Parce que ces phénomènes sont si radicaux comme le terrorisme, si profondément nouveaux comme le fait migratoire, dans cette ampleur et dans ses caractéristiques, si profondément inédits technologiquement comme les réseaux sociaux et l'Internet, qu'il nous faut repenser notre Organisation sans céder aux facilités. Je crois que c'est notre travail. Cette Assemblée n'est pas une assemblée de juristes. Avec le plus grand respect que je dois aux juristes et aux juges, qui ont leur rôle à jouer.

Nous avons un travail politique à conduire au sens le plus noble du terme, qui est, au fond, l'accomplissement dans l'espace public de ce que la pensée éthique peut être. Nous avons donc à penser ces situations limites, ce cadre nouveau, sans aucune facilité, en n'oubliant jamais d'où nous parlons et ce qui se passe tout autour de nous.

Voilà quelques-unes des convictions que je voulais partager avec vous, mesdames et messieurs, chers amis, avant de répondre à vos questions. Exigence d'unité, de lucidité mais aussi nécessité, au fond, de penser ce cadre nouveau. Je crois que c'est le défi de notre Conseil, de cette Assemblée, du Comité des Ministres, de la Cour. C'est le défi qui est aussi posé par intelligence artificielle, je ne veux pas être long, j'aurais pu y revenir et nous l'avions évoqué il y a quelques jours avec l'ensemble des juridictions européennes.

Ce défi est historique. C'est le défi européen et c'est celui que nous avons ensemble à porter. Je relisais, en préparant mon intervention devant vous, quelques textes pour essayer de me dire, au fond, qu'est-ce qui caractérise le plus cette Grande Europe que notre Organisation incarne et qu'elle porte ? Sans doute, la capacité de relever ces défis qui, on le voit, ont des réponses incomplètes et univoques partout ailleurs dans le monde, en assumant les tensions que je viens d'évoquer.

J'ai retrouvé un texte de 1992, dans un ouvrage qu'avait dirigé Koslowski, qui s'appelait Imaginer l'Europe , un ouvrage écrit par un de mes maîtres, auquel je dois beaucoup, Paul Ricoeur. Il l'appelait « quel ethos nouveau pour l'Europe ». Je voulais terminer mon propos sur ces quelques convictions qui illustrent les débats que nous avons pu avoir ces derniers mois et ceux qui vont nous guider dans les prochains mois. Au fond, il essayait de qualifier l'Europe. Il disait qu'il y a trois piliers. C'est un modèle de la traduction. Je l'ai souvent évoqué citant Umberto Eco : « la (...) langue européenne est celle de la traduction ». C'est vrai que ce qui caractérise notre Grande d'Europe -cette Assemblée l'illustre merveilleusement- c'est, au fond, cette forme d'hospitalité linguistique qui consiste à accepter tous les langages de l'Europe, et aucun continent -regardez la carte- n'a une telle concentration de langages, de cultures, et n'a accepté ainsi la traduction. La traduction, c'est accepter l'autre dans sa différence et l'accueillir dans ma langue. Ce n'est pas le rêve d'un espéranto qui réduirait toutes les différences ; c'est la capacité d'hospitalité et, donc, d'accepter nos dissonances, nos différences. Même si elles sont – et surtout si elles sont – momentanées.

Ensuite, il disait, c'est un « modèle de l'échange des mémoires ». Au fond, l'Europe n'est pas encore une réconciliation des mémoires -et ce que nous voyons dans les conflits gelés le montrent, les divisions qu'il y a pu avoir au sein de cette Assemblée l'ont montré, il y a des mémoires encore fracturées, divisées-, mais en Europe, au moins, il y a un échange de mémoires. C'est-à-dire qu'elles se parlent, qu'elle se racontent.

Beaucoup voudraient nous faire croire qu'il y a une identité européenne figée. Parfois même, on dit un mode de vie européen figé, une forme, comme si elle était établie. Je crois très profondément qu'il y a avant tout en Europe, pour paraphraser Ricoeur, ce que j'appellerais une identité narrative. Il y a une histoire commune qu'on s'est racontée ensemble. Parfois on a des versions différentes, mais on se la dit, on l'écrit. Nous sommes un continent de l'écrit. Elle dialogue, elle est faite de controverses, d'historiographie et ces controverses continueront, et donc cet échange des mémoires est un irréductible. C'est pourquoi l'observatoire de l'enseignement de l'Histoire, que nous soutenons profondément, est à mes yeux, dans cette entreprise essentielle, un de nos rôles fondamentaux et, en particulier de votre Assemblée.

Il disait, enfin, c'est « un modèle de pardon », l'Europe. Quand on a eu tant de guerres, quand on s'est tant divisés, il y a un moment où le décret de Sparte doit s'appliquer : il est interdit de rappeler les mots du passé aussi vrai qu'il y a le devoir de mémoire, d'histoire, il faut à un moment une forme de devoir d'oubli. Pas un oubli qui efface les traces, mais un oubli qui permet de vivre ensemble. Ce modèle de pardon est constitutif de ce que nous sommes. Cela suppose de régler les choses, mais d'avoir ce que j'appellerai l'intelligence de l'avenir. Parce que nous avons à vivre ensemble. C'est cela l'Europe, sa fatalité et son trésor. Nous avons à vivre ensemble et nous sommes là, ensemble.

Voilà, mesdames et messieurs, quelques convictions que je voulais partager avec vous. Cette Grande Europe se fait ici, parfois dans cette division, dans ses traumatismes. On oublie trop souvent dans l'époque que nous vivons que la controverse est essentielle, elle est profondément démocratique. La controverse incessante n'est pas un affaiblissement. Au contraire : elle est un luxe de la démocratie et de l'État de droit.

Qu'elle vive longtemps.

Je vous remercie.

Merci. Merci beaucoup.

Mme Liliane MAURY PASQUIER (Suisse), SOC, Présidente de l'Assemblée

Merci beaucoup, Monsieur le Président, d'avoir brossé un tableau complet des succès du passé, des préoccupations du présent et des défis du futur.

Et je pense que nous avons, vous l'avez senti, écouté avec beaucoup d'intérêt votre discours, vos convictions, que nous partageons.

J'espère que nous serons à la hauteur du courage dont ont fait preuve les pionnières et les pionniers pour défendre l'unité et l'humanisme européen.

Vous avez tout à l'heure fait allusion aux questions qui allaient vous être posées et je ne vous cacherai rien en vous disant que 87 personnes se sont inscrites sur la liste pour vous poser ces questions: autant vous dire qu'il y aura beaucoup de frustration et de ce fait, je voudrais vous proposer d'écouter en fait cinq questions.

Cinq questions posées par des porte-paroles des cinq groupes politiques auxquelles vous voudrez bien répondre par la suite, ma foi, en étant d'ores et déjà désolée pour les autres.

Je donne donc la parole à Madame BAKOYANNIS, au nom du groupe PPE.

Mme Theodora BAKOYANNIS (Grèce), PPE/DC, Porte-parole du groupe

Monsieur le Président,

soyez le bienvenu. Félicitations pour votre discours.

Vous avez parlé de la crise migratoire. Je suis grecque. A mon avis, on est devant une nouvelle grande crise. Pendant les trois mois d'été, 20 000 personnes sont arrivées sur les îles grecques par la Turquie. C'est très clair que la Turquie ne fait aucun effort pour arrêter, sinon qu'elle facilite ce flux migratoire.

La Turquie fait pression sur l'Europe pour des raisons financières -elle veut un nouvel accord-, pour que l'Europe accepte sa politique en Syrie, et pour qu'il n'y ait pas de réaction envers la flagrante violation des droits souverains de la zone exclusive économique chypriote.

Quelle sera, monsieur le Président, la politique de la France sur ce sujet où tout le monde est d'accord que le partage de fardeau est nécessaire pour une politique européenne commune et solidaire?

Merci beaucoup.

Mme Liliane MAURY PASQUIER (Suisse), SOC, Présidente de l'Assemblée

Je donne la parole, à la suite, au cinq porte-paroles, comme ça, vous pourrez, peut-être, regrouper quelques réponses. La parole et à monsieur SCHWABE pour le groupe socialiste.

M. Frank SCHWABE (Allemagne), SOC, Porte-parole du groupe (traduction)

Monsieur le Président,

Je tiens à exprimer mes sincères remerciements à la présidence française.

Vous l'avez dit : nous menons actuellement ce Conseil de l'Europe dans une nouvelle ère. La Russie est de retour, mais nous avons convenu de créer un nouveau mécanisme pour remettre dans le droit chemin les pays qui ne respectent pas leurs engagements. Je ne peux que vous encourager à continuer sur cette voie. Mme BAKOYANNIS a raison : il est scandaleux que des gens meurent en Méditerranée. C'est une honte pour l'Europe, pour tous les pays européens. Il y a un grave problème de sauvetage en mer. Nous recensons déjà 928 personnes décédées cette année. Qu'allons-nous faire? La chancelière allemande Merkel a proposé une nouvelle vision des choses du côté de l'Union européenne, la création d'un nouveau mécanisme de sauvetage en mer. Quel est l'avis de la France?

Mme Liliane MAURY PASQUIER (Suisse), SOC, Présidente de l'Assemblée

La question suivante est posée par M. LIDDELL-GRAINGER pour le groupe conservateur.

M. Ian LIDDELL-GRAINGER (Royaume-Uni), CE, Porte-parole du groupe (traduction)

Merci Madame la Présidente.

Monsieur le Président, vous avez dit dans votre discours -vous avez mentionné plusieurs pays- et j'en suis très reconnaissant, mais imaginez un Etat membre qui a envahi deux autres membres et a déclaré qu'il exécuterait ses citoyens sur le sol du Conseil de l'Europe et a commis de graves violations de la Convention des Droits de l'Homme, tout en continuant de bénéficier du soutien total des pays du "grand payeur".

Vous avez dit qu'en tant que pays, vous n'excluriez pas un Etat membre du Conseil de l'Europe. Alors quel est le seuil des violations qui aboutirait à ce que la France -la France- appelle à une telle expulsion ?

Mme Liliane MAURY PASQUIER (Suisse), SOC, Présidente de l'Assemblée

Pour le groupe libéral, la parole est à M. DAEMS.

M. Hendrik DAEMS (Belgique), ADLE, Porte-parole du groupe

Monsieur le Président, merci de vos propos importants et motivants d'ailleurs.

Mais j'ai une question très précise: est-ce que votre nouvelle approche du dialogue avec Moscou va modifier la position de la France sur l'annexion illégale de la Crimée ? Plus concrètement, allez-vous, tôt ou tard, accepter l'annexion de la Crimée par la Russie ?

Mme Liliane MAURY PASQUIER (Suisse), SOC, Présidente de l'Assemblée

Merci. La dernière question est posée par M. KOX pour la Gauche unie européenne.

M. Tiny KOX (Pays-Bas), GUE, Porte-parole du groupe (traduction)

Monsieur le Président,

Permettez-moi d'abord de vous remercier, vous et Mme de MONTCHALIN, pour l'aide précieuse que la France a apportée pour remettre cette organisation sur les rails. Merci beaucoup. Merci beaucoup.

Êtes-vous d’accord avec moi pour dire que le prochain grand pas que nous devrions franchir est l’adhésion de l’Union européenne à la Convention européenne des droits de l’homme ? De sorte que nous puissions réellement renforcer le système des droits de l’homme, de l'Etat de droit et la démocratie. Comme vous le savez, le traité de Lisbonne a déjà donné lieu à un accord, mais cela a pris dix ans. Pouvons-nous donc compter sur la France pour être le principal défenseur d'une adhésion rapide à la Convention, comme Mme de MONTCHALIN l'avait également préconisé dans son discours d'introduction hier ?

Merci beaucoup.

Mme Liliane MAURY PASQUIER (Suisse), SOC, Présidente de l'Assemblée

Merci. Monsieur le Président, vous avez la parole.

M. Macron, Président de la République française

Merci beaucoup, Madame la Présidente.

Merci d'avoir parlé en français, Madame Bakoyannis, j'y suis très sensible. Et merci pour vos propos.

Je suis en effet pleinement conscient de ce que la Grèce vit aujourd'hui. Si, aujourd'hui, la tension migratoire repointe en Europe, c'est bien par cette route dite de la Méditerranée orientale qu'elle se joue. Vous avez pleinement raison. Et vous avez parfaitement raison de dire que ceci est un moyen de pression de la Turquie. Alors, je vais vous répondre de manière extrêmement simple. Premièrement, je n'entends pas que la bonne réponse soit de céder à la pression.

Je pense qu'il y a un travail avec la Turquie. Je n'étais pas élu à ce moment-là mais il y a eu une négociation menée en 2015-2016 et, en 2016, un accord a été trouvé avec la Turquie, accord qui doit être respecté et qui ne suppose pas à ce stade de mesure additionnelle.

Je pense qu'en aucun cas notre agenda en Syrie ne doit être dicté par cette pression turque, en aucun cas.

Nous avons d'ailleurs des désaccords assumés sur le nord-est syrien avec la Turquie et nous avons un travail commun, dans le format d'Istanbul - l'Allemagne, la France, la Russie, la Turquie et les Nations Unies - qui permet aussi d'avancer en Syrie.

Donc, il ne faut pas céder à cette pression. Et, pour ma part, j'y suis très attaché.

Pour ce qui est de la politique migratoire et ce que vous avez appelé le « partage du fardeau », c'est une nécessité de la réforme -pour moi- de notre politique migratoire, et qui doit maintenant passer une nouvelle étape avec cette nouvelle Commission.

Et je pense que nous avons collectivement failli à l'égard de la Grèce, au début de la crise migratoire, à l'égard de l'Italie. Non pas ces derniers mois où les flux étaient relativement réduits. Mais au moment de ce qu'on a appelé Mare Nostrum, c'est à dire, là aussi, au moment du cœur de la crise migratoire qu'a vécue l'Italie, bien plus en 2015.

A ce moment-là, il n'y a pas eu de solidarité européenne et cette solidarité européenne est aujourd'hui encore imparfaite, très largement inachevée. Par quels mécanismes passe-t-elle à mes yeux ? D'abord, une vraie politique européenne à l'égard des pays d'origine parce que nous parlons ici uniquement du sujet de la frontière Méditerranée orientale, mais nous avons une vraie politique européenne à coordonner sur ce point.

Deuxième point : nous devons avoir une vraie politique européenne de protection commune de nos frontières. La protection de nos frontières ne peut pas être uniquement à la charge du pays de première entrée. La France a longtemps défendu l'idée de mettre plus d'argent dans Frontex et de recruter de nouveaux fonctionnaires. Il y a plusieurs positions communes, il nous faut en tout cas mutualiser les coûts de protection. Ensuite, pour ma part, je pense que nous ne pouvons sortir de ce débat entre responsabilité et solidarité qu'en changeant les points de repère qui étaient les nôtres. Jusqu'à récemment, pour simplifier -vous savez- le débat de nombreux pays, dits d'accueil de second ordre, était de rallonger la durée de responsabilité des pays de première entrée, qui est aujourd'hui de six mois, ce qui va à l'inverse de ce vous êtes en train de dire.

Je pense qu'il nous faut assumer beaucoup plus de solidarité financière à l'égard des pays de première entrée, assumer d'avoir un système beaucoup plus commun. Et quand une personne venant hors de l'espace européen s'inscrit dans Eurodac, donc un migrant -je n'aime pas beaucoup ce terme qui est générique et qui recouvre beaucoup de réalités différentes- s'inscrit, il est à la charge commune. Il ne peut pas être à la seule charge du pays d'entrée. Sinon, un jeu non coopératif se noue entre les pays, qui conduit à une situation inacceptable pour les pays de premier accueil et inhumaine pour nombre de réfugiés.

Donc, pour moi, le troisième aspect, c'est d'avoir une vraie solidarité financière européenne -qui est aujourd'hui très loin d'être à l'échelle- et de considérer que le coût de la migration est un coût européen, ce qui évitera les jeux non coopératifs. Et le quatrième point, c'est d'harmoniser -en tout cas au sein de l'espace Schengen- nos dispositifs, en particulier d'asile, et nos règles d'accompagnement. C'est, là aussi, non pas un point pour régler le fardeau des pays de première entrée mais pour éviter la circulation non maîtrisée, où des réseaux de trafiquants utilisent la situation, -nos imperfections- pour proposer le rêve à celles et ceux qui n'ont aucun espoir d'avoir l'asile, et arriver à des situations qui sont inacceptables où des gens, venant de pays sûrs, passent trois-quatre ans en Europe sans aucun espoir d'avoir l'asile et finissent parfois même par ne pas être raccompagnés dans leur pays d'origine. Ou pour éviter des situations qui sont encore plus intolérables, où des personnes qui ont droit à l'asile par ce système très inefficace vont devoir attendre deux à trois ans avant de pouvoir bénéficier de la protection qui leur est due et vont rester dans la précarité.

Enfin, il faut une vraie politique européenne de reconduite parce que l'accueil réel et humain n'existe que si la reconduite est effective pour celles et ceux qui n'y ont pas droit.

Donc, oui à un partage de fardeau beaucoup plus efficace qui -pour moi- passe maintenant par un mécanisme de solidarité, de financement totalement européen et par un vrai mécanisme de mise en commun de notre droit d'asile et de notre politique de reconduite.

Merci beaucoup pour vos propos, Monsieur le député. Vous avez fait référence au mécanisme de sauvetage en mer qui est une autre partie du sujet migratoire, qui touche cette fois-ci la route de Méditerranée centrale et la Lybie. Vous savez, je ne suis jamais rentré dans les querelles de chiffres. Chaque vie humaine qui est perdue en Méditerranée est une honte pour nous tous et quand elle est due à notre inefficacité collective tout autant.

Nous avons toujours défendu des principes clairs : d'abord, éviter de faire le jeu des réseaux de trafiquants. Ils sont les premiers coupables de ce qui advient, ils promettent à des jeunes -jeunes adultes ou jeunes enfants- vivant en Côte d'Ivoire, en Guinée, au Sénégal, au Mali ou ailleurs, que leur avenir ne peut se construire qu'en Europe, et leur font vivre la route de la misère à travers le Sahara, le Sahel, pour finir en Libye dans des camps pendant parfois des mois et prendre tous les risques en Méditerranée. Et donc, la réponse est d'abord une lutte sans merci contre ces groupes. Ensuite, c'est un travail que nous avons mené avec l'Union africaine, le HCR et l'Office international des migrations, pour justement lutter contre le traitement inhumain et dégradant. Je me permets d'apporter cet élément de réponse à votre question qui se passe en Libye. Au mois de juillet dernier, après la réunion d'Helsinki, c'est en France que les ministres de l'Intérieur et des Affaires étrangères, avec le HCR et l'OIM se sont réunis pour justement condamner les frappes contre des camps de réfugiés mais aussi, comme nous l'avions fait à la fin de l'année 2017, permettre le retour en toute sécurité vers leur pays d'origine de celles et ceux qui n'auront pas droit à l'asile, et l'accompagnement asilaire de celles et ceux qui y ont droit. C'est l'initiative que nous avions lancée le 28 août 2017 à Paris avec nombre d’États d'origine de transit africains et la chancelière Merkel, comme le président du Conseil Gentiloni et plusieurs autres dirigeants européens. Ce qui est la manière la plus efficace de protéger ces ressortissants qui ont droit à l'asile, c'est leur octroyer l'asile dans un pays de transit sûr. En l'espèce, on l'a beaucoup fait avec le Niger.

Ensuite, sur le mécanisme de sauvetage en mer a proprement parler, qui est -si je puis dire- déjà trop tard, c'est quand tous les risques sont pris et qu'on se retrouve en mer. Là-dessus, nous avons toujours suivis des principes simples : nous devons l'assistance, là aussi, la prise en charge doit être européenne et appelle la solidarité. Et le droit humanitaire maritime doit être respecté : celui du port le plus sûr le plus proche. La France est le pays qui a le plus contribué ces derniers mois aux répartitions de migrants sauvés en mer. Le plus. Nous n'avons pas accueilli de bateau, nous ne sommes pas le port le plus sûr le plus proche. Et je ne veux pas déroger à cette règle qui, je considère, était, -en tout cas l'a été pendant plusieurs mois- une espèce de jeu politique mené par certains. Mais nous devons avoir une solidarité. Et donc de fait, nous avons adopté un mécanisme qui a été bâti et consacré en juillet par les ministres à Helsinki puis à Paris, de sauvetage en mer. C'est celui-ci que la chancelière Merkel soutient et c'est celui-ci qui a associé de manière officielle huit pays. Certains ont manqué à l'appel cet été, n'ont pas respecté leurs engagements politiques, je tiens ici à le souligner. Et donc, il faut que sur ce mécanisme européen de sauvetage, nous puissions parachever le caractère obligatoire, sous l'égide de la Commission, comme nous l'avons demandé au mois de juillet. C'est le seul moyen de régler ce problème humanitaire. Mais vous le voyez bien, ce problème -si je puis dire- est déjà trop tard et trop imparfait. Si nous arrivons -comme je le disais à votre collègue- à apporter une vraie réponse de partage du fardeau, de solidarité, de protection commune et de prise en charge commune des migrants, nous n'aurons plus ce problème de répartition dès l'arrivée. La répartition sera -si je puis dire- immédiate par la solidarité de tous.

La question peut ensuite se poser de la répartition de l’installation durable de ceux qui ont droit à l'asile. Et je considère que le devoir de solidarité, au sein de l'espace Schengen, s'impose et pour ma part, je défends l'idée que ceux qui ne veulent pas se plier à ce devoir de solidarité peuvent s'exposer à une exclusion de l'espace Schengen. Parce que là, je crois que l'exclusion a du sens. C'est un espace d'accès à des libertés de circulation qui impose une solidarité liée aux libertés de circulation.

Sur la question que vous avez ensuite posée -et plusieurs questions ont été voisines- les deux questions suivantes ont été, sur, au fond, la Russie. La première question, Monsieur le député, était relative aux limites qui se posent. Je ne mésestime pas du tout l'émotion, le caractère inacceptable et évidemment la réaction qui s'impose lorsqu'un État membre de ce Conseil viole toutes les règles et envahit un autre État membre. La question que je me pose, c'est l'effet utile des types de décisions qu'on prend. L'effet utile se pose toujours dans ces termes. D'abord, les décisions que nous prenons, nous, doivent être parfaitement solides sur le plan juridique. Était-ce de manière totalement solide une décision à prendre par la seule Assemblée permanente ? Je ne le crois pas. Deuxième chose : nous devons ensuite regarder l'effet utile et les conséquences. Est-ce que cela a un impact sur l'invasion de l'Ukraine par la Russie et les provocations qui peuvent être faites par ailleurs ? Force est de constater que non. Quelle est la conséquence possible ? La sortie pure et simple du Conseil de l'Europe. Et là, je peux vous donner la conséquence claire, qui est à mon avis contraire à l'intention première de celles et ceux qui avaient pris cette décision. Cette sortie, c'était garantir que tous les ressortissants russes n'auraient plus accès à la Cour pour défendre leurs droits y compris contre leur gouvernement. Donc, je me permets de dire que je partage totalement votre indignation première mais que je pense que la décision initialement prise ne répondait en rien à l'indignation et avait des conséquences contraires à celle-ci. Et donc, je pense que le choix souverain que vous avez pris était le bon. Maintenant, la question de la limite, et c'est ce qui sera posé au mécanisme nouveau et à la nouvelle approche conjointe -ce qui me permets de vous dire que je la soutiens évidemment pleinement comme je l'ai dit- ce sera de ce dire quelles sont les limites que nous posons. Et c'est ce que nous devons bâtir. La limite doit aller avec l'effet utile. Sinon, ceci n'a pas de sens. Si la sanction vaut abstention de payer et libération de vos citoyens, force est de constater que ça ne marche pas avec un régime qui a décidé d'être autoritaire et non coopératif. Et donc, c'est ça que nous devons bâtir ensemble. C'est ça et c'est indispensable.

Donc, je considère que le souveraineté des États membres du Conseil est un intangible. Et donc, pour moi, principiellement, la limite a déjà été franchie et donc, la question est maintenant de savoir comment on bâtit les décisions juridiques et politiques qui ont un effet utile par rapport à cela. Et nous, Européens, -si je puis dire- nous avons plusieurs enceintes pour le faire. Il y a le travail de l'APCE, il y a le travail des ministres, il y a le travail de la Cour et il y a aussi le travail de l'Union européenne, et à cet égard, vous noterez que la France a préféré procéder par le truchement de l'Union européenne et de sa relation bilatérale pour procéder à des sanctions, à un mécanisme de sanctions et au respect de celles-ci parce que je pense que c'est plus efficace. Et c'est aussi ce que nous avons décidé d'engager à travers les accords de Minsk et le processus de Normandie, qui -je crois aussi- est profondément plus efficace. Mais ça ne veut pas dire que nous n'avons ni naïveté ni complaisance, ni que nous considérons que quelques lignes rouges n'aient pas été franchies. Mais il nous faut maintenant regarder, de la même manière que je le posais pour les autres cas limites, comment on a une action utile. Je ne veux pas avoir une action qui ne soit pas utile ou contre-productive.

Sur la question qui m'a été posée dans la continuité sur le sujet ukrainien : les accords de Minsk, rien que les accords de Minsk. C'est tout simple. Nous n'avons pas du tout changé de position sur ce point. La volonté, dans la réinitialisation du dialogue avec la Russie, c'est aussi d'acter la réalité de notre histoire et notre géographie, mais je pense qu'on ne peut pas acter un dialogue de confiance sur une faiblesse ou une perte de lucidité. Donc, les accords de Minsk sont là, c'est ceux-là que nous veillons à faire avancer avec la chancelière Merkel et les présidents Zelenski et Poutine. Dans les prochaines semaines, nous aurons un sommet au niveau des chefs d’État et de gouvernements, en format Normandie, et je souhaite que nous puissions franchir de nouvelles étapes. Une étape importante après nos échanges de cet été a été franchie avec l'échange de prisonniers , je l'ai rappelé. Maintenant, nous devons avancer sur la mise en œuvre de ce qu'on appelle le compromis de Steinmeier, la formule Steinmeier et la mise en œuvre de ces accords de Minsk, sur la ligne de contact, sur le Donbass, sur la Crimée et les autres sujets. Là-dessus, c'est une décision que nous nous devons à nous tous.

Enfin, je vous confirme le soutien plein et entier de la France quant à l'adhésion à l'Union européenne au Conseil. Je pense que c'est un élément très important, je l'ai évoqué dans le discours et, comme la ministre a pu vous le dire hier, nous soutenons pleinement ce processus. Sans ambiguïté.

Mme Liliane MAURY PASQUIER (Suisse), SOC, Présidente de l'Assemblée

Merci, Monsieur le Président,

Un grand merci pour ces réponses et, encore une fois, pour le temps que vous avez pris pour vous adresser à notre Assemblée.

Nous devons malheureusement interrompre ici la série de questions. Je signale à mes collègues que, bien sûr, nous nous retrouverons cet après-midi pour la cérémonie organisée à l'occasion du 70e anniversaire, mais que la prochaine séance de l'Assemblée aura lieu demain matin à 10 heures conformément à l'ordre du jour de la présente partie de session.

La séance est levée.