Konrad
Adenauer
Chancelier fédéral et ministre des Affaires étrangères de la République fédérale d'Allemagne
Discours prononcé devant l'Assemblée
jeudi, 20 mai 1954
Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, permettez-moi tout d’abord de vous exprimer la satisfaction et la joie que j’éprouve, peu de jours après le cinquième anniversaire de la fondation du Conseil de l’Europe, après le premier lustre de son histoire, à adresser la parole à son Assemblée Consultative.
Jetant un regard rétrospectif sur les réalisations accomplies par le Conseil de l’Europe dans la voie de la collaboration européenne, nous avons tout lieu de ne pas nous en déclarer mécontents, et nous devons envisager dès maintenant ce qu’il faut en attendre pour l’avenir.
Mais laissez-moi tout d’abord évoquer devant vous le changement survenu l’an dernier dans la direction du Secrétariat Général. Le Secrétaire Général Jacques-Camille Paris nous a été enlevé par un brusque coup du sort. Le souvenir du premier Secrétaire Général du Conseil de l’Europe, qui était non seulement un homme hautement qualifié, mais un bon Européen, nous restera toujours cher. Nous savons que son successeur, M. Léon Marchai, dont la réputation n’est plus à faire, poursuivra l’œuvre de son prédécesseur, et nous lui souhaitons de tout cœur un plein succès.
Lorsqu’il y a cinq ans, par la résolution sur le Statut du Conseil de l’Europe, du 5 mai 1949, les peuples et les hommes d’Etat de l’Europe créèrent une assemblée européenne de représentants et un comité européen des gouvernements, c’était là un geste presque révolutionnaire pour L’époque. Depuis, le Conseil de l’Europe a pris sa place dans les cœurs et dans les esprits de tous les Européens conscients de leurs responsabilités. En dépit de ses faiblesses indéniables, il ne peut plus être rayé de la vie en Europe, car l’idée d’une assemblée consultative embrassant tous les peuples de l’Europe — où s’expriment les revendications de l’opinion publique européenne — et l’idée d’un comité des ministres comprenant tous les Etats européens où les gouvernements européens se consultent mutuellement — répondent aux nécessités de notre temps. L’immense majorité de tous les citoyens de l’Europe souhaite que les Etats européens poursuivent leur route en commun en continuant à délibérer et à collaborer pour le bien de tous et de chacun d’eux en particulier. C’est là la base du Conseil de l’Europe; c’est sur cette base qu’il a travaillé jusqu’ici.
Certes, Mesdames, Messieurs, le Statut du Conseil de l’Europe et le cours des événements ont imposé certaines limites à nos travaux. Le Conseil de l’Europe n’est pas habilité à prendre des décisions à proprement parler; d’importantes questions politiques sont soustraites à sa compétence. C’est ainsi que la défense européenne en a été disjointe, demeurant réservée à d’autres grandes institutions communes. En outre, la question à peine moins importante d’un marché commun en Europe n’a été entamée pour l’instant que dans certains secteurs, dans le cadre d’une communauté se limitant à six Etats européens. Cependant, une multitude d’attributions relèvent de sa compétence. Elle résulte du Statut du Conseil de l’Europe, qui prescrit de réaliser une union plus étroite entre ses Membres, afin de sauvegarder et de promouvoir les idéaux et les principes qui sont leur patrimoine commun et de favoriser leur progrès économique et social. Cela oblige les organes du Conseil à adopter une action commune dans les domaines économique, social, culturel, scientifique, juridique et administratif par l’examen des questions d’intérêt commun et par la conclusion d’accords, et à réaliser ainsi une coopération toujours plus étroite dans tous les domaines de l’activité des Etats européens.
Cela n’est certainement pas possible simultanément et uniformément dans tous les secteurs de la vie européenne. Dans certains d’entre eux, la coopération technique est plus facile à réaliser que dans d’autres, qui sont encore considérés à présent comme un domaine spécial, réservé à la politique nationale. Mais l’essentiel est avant tout que l’on se mette sérieusement à collaborer dans les tâches courantes de tous les jours. Pour accélérer cette collaboration européenne et poser des jalons concrets dans le plus grand nombre possible de domaines, les gouvernements membres du Conseil de l’Europe ont donc, par la Résolution 14, du 7 mai 1953, décidé d’établir un programme d’action fixant l’activité à déployer dans les différents domaines de la pratique intergouvernementale.
Le résultat, Mesdames, Messieurs, vous sera transmis dans le courant de la journée sous la forme du message du Comité des Ministres à l’Assemblée Consultative.
Il est dû essentiellement au travail systématique accompli dans un esprit véritablement européen par mes prédécesseurs à la présidence du Comité des Ministres, MM. van Zeeland et Bidault. C’est sous leur direction que les propositions multiples et très vastes des gouvernements membres ont été examinées au sein du Comité des Ministres, pour être réunies ensuite en un tout homogène.
Je suis particulièrement heureux de constater que tous les gouvernements membres ont pris la part la plus active aux travaux d’élaboration du programme d’action. Cette participation a été si intense et le matériel reçu si volumineux que nous n’avons pu encore tenir compte ici de toutes les propositions faites. Néanmoins, elles seront précieuses à l’avenir. Les gouvernements membres ont été unanimes à répondre à notre appel du 7 mai de l’année dernière, leur demandant d’accepter certaines limitations de leurs privilèges pour le bien et dans le sens d’une plus grande communauté, européenne; ils ont concrétisé ainsi leur intention de ne pas s’arrêter dans la voie où ils se sont engagés il y a cinq ans, mais au contraire de poursuivre plus avant avec courage et confiance.
Permettez-moi maintenant, Mesdames, Messieurs, de vous exposer les points essentiels du programme d’action qui vous sera communiqué sous peu. En l’établissant, nous sommes partis du fait qu’aux termes de la Résolution 13, du 7 mai 1953, le Conseil de l’Europe doit constituer le «cadre général de la politique de l’Europe», comme je viens de l’exposer. Dans ce cadre, la coopération pratique doit être intensifiée grâce à la conclusion d’un nombre aussi grand que possible d’accords techniques. Ici, nous pouvons travailler sur les bases qui ont déjà été posées. Je tiens à souligner notamment avec une satisfaction particulière que la 13e Session du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, tenue le 11 décembre 1953, à Paris, a vu la signature de cinq accords, les accords de sécurité sociale et d’assistance sociale et médicale, la convention relative aux demandes de brevets, la convention sur l’équivalence des diplômes. D’autres accords, notamment l’importante Convention sur le Règlement pacifique des Différends, ne vont pas tarder à suivre.
En ce qui concerne les travaux ultérieurs vous pouvez voir, d’après le programme d’action, que nous avons une idée très nette de la répartition des tâches entre les deux organes du Conseil de l’Europe, Assemblée Consultative et Comité des Ministres. L’Assemblée doit émettre des suggestions, élaborer des propositions et formuler des recommandations. Ce faisant, non seulement elle peut donner son avis sur les questions fondamentales de la politique européenne — comme l’a si bien montré la session de septembre 1953 — mais elle doit s’occuper, dans le cadre de ses discussions, de toutes les questions d’actualité de la vie européenne. C’est seulement ainsi qu’elle représente un forum européen. Le Comité des Ministres s’attaque aux tâches proposées en faisant intervenir simultanément sa propre initiative. Il peut arriver alors que des suggestions ou des recommandations de l’Assemblée Consultative ne deviennent pas réalité ou qu’elles ne le deviennent pas, au début, sous la forme désirée. Mais, Mesdames, Messieurs, vous savez comme moi que l’action des gouvernements se heurte à des difficultés particulières. Si des perturbations et des retards se produisent, cela est dû moins au manque de volonté d’union européenne qu’à la nécessité de coordonner et d’adapter les intérêts particuliers des différents Etats, intérêts qui, après tout, existent. Néanmoins, l’Assemblée ne doit pas se lasser de prodiguer aux gouvernements conseils et avertissements; et les gouvernements membres doivent continuer à se présenter régulièrement devant l’Assemblée pour prendre connaissance des critiques qu’elle a à formuler et pour stimuler ses suggestions. C’est seulement grâce à cette action commune et réciproque de l’Assemblée Consultative et du Comité des Ministres que la collaboration européenne pourra s’effectuer avec succès. Dans notre message, nous vous avons fait des propositions détaillées vous indiquant comment cette collaboration pourrait être renforcée et s’épanouir davantage encore.
Je voudrais insister ici sur quelques points particuliers. Pour le Comité des Ministres, aussi bien que pour l’Assemblée Consultative, les comités d’experts sont l’instrument le plus important permettant d’effectuer le travail technique proprement dit. Nous envisageons d’augmenter le nombre des comités d’experts du Comité des Ministres en fonction des tâches qui se présenteront à nous. Nous souhaitons qu’une collaboration étroite s’établisse entre nos experts et ceux de l’Assemblée Consultative. L’Assemblée doit être consultée aussi souvent qu’il se peut au sujet de leurs recommandations et de leurs suggestions, et nous désirons, d’autre part, qu’elle soit informée aussi complètement que possible du stade des travaux du Comité des Ministres.
Nous attachons la plus grande importance à éviter une dispersion des efforts, comme il est dit dans la Résolution 37, du 12 décembre 1953. Ce qui importe avant tout, c’est d’aborder résolument tout problème d’intérêt européen de manière à s’en occuper efficacement et à y apporter une solution rapide. Aucun différend ne doit subsister sur des questions de compétence, à cet égard, entre les grandes organisations internationales. L’organisation la plus qualifiée en la matière doit se mettre à l’œuvre. Si, dans certains domaines importants, le Conseil de l’Europe n’a pas exercé jusqu’à présent son activité — ou ne l’a pas fait de la façon désirée — c’était avant tout parce que l’on désirait éviter cette dispersion des efforts. D’autre part, les propositions présentées par les gouvernements membres pour le programme d’action prouvent que ceux-ci veulent réserver au Conseil de l’Europe une part importante dans la | coopération internationale.
Nous souhaitons enfin que les délégations des gouvernements membres réalisent également un minimum de coopération au sein, des autres grandes organisations internationales. Nous croyons à l’efficacité de tels contacts réciproques entre les États membres, au service du grand objectif d’unification que nous recherchons tous.
C’est inspirés par ces idées politiques générales, Mesdames, Messieurs, que nous avons élaboré le programme d’action. Permettez-moi maintenant d’attirer votre attention sur certains points particuliers.
La collaboration économique des États européens s’effectue en majeure partie au sein des organisations spécialisées telles que l’Organisation Européenne de Coopération Économique, l’Union Européenne de Paiements, la Conférence des Transports, la Conférence sur l’Organisation I des Marchés agricoles et, avant tout, la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier. Mais j cela ne saurait rendre superflue une activité du Conseil de l’Europe sur le plan économique. Cette activité est nécessaire afin de donner au travail spécialisé de ces organisations et communautés les I impulsions politiques générales qui seules peuvent maintenir vivantes et faire progresser à la longue les réglementations économiques. Les débats de l’Assemblée Consultative sur la convertibilité des monnaies, la libération de la circulation de la main-d’œuvre, la coordination des investissements, l’accroissement de la productivité, l’abaissement des tarifs douaniers et, enfin, le grand problème de l’intégration économique européenne dans son ensemble ont fourni des résultats fort utiles et très précieux. Nous poursuivons l’étude de ces problèmes en collaboration avec les organisations et institutions de caractère européen déjà citées et avec d’autres encore. Nous veillerons notamment à trouver le plus grand nombre possible de solutions pratiques dans des secteurs particuliers et limités, mais importants, comme par exemple la lutte contre les épizooties, la protection des plantes, etc. Cela vaut également pour les suggestions utiles formulées par le Plan économique de Strasbourg, qui pourraient être mises en œuvre. Enfin, il convient de mentionner, dans le domaine économique qui nous occupe, la Conférence européenne de l’Aviation qui s’est | réunie ici même le 21 avril. Bien que cette Conférence ait été organisée sous l’égide de l’Organisation de l’Aviation Civile Internationale, elle émanait des débats du Conseil de l’Europe, et les résultats de ses travaux profiteront avant tout à l’aviation des États européens.
Mesdames, Messieurs, dans le domaine social; le travail accompli jusqu’à présent par le Conseil de l’Europe a déjà été très fructueux. Nous avons déjà le comité d’experts pour les questions de sécurité sociale, qui a fait ses preuves et que nous nous proposons de maintenir.
Nous avons décidé, en outre, de créer un Comité Social général, composé de hauts fonctionnaires des ministères compétents des États membres. Ce Comité aura pour tâche d’examiner les grandes questions spécifiques de politique sociale en Europe, de donner son avis à ce sujet au Comité des Ministres et, en collaboration notamment avec l’Organisation Internationale du Travail et l’Organisation Européenne de Coopération Économique, d’émettre lui-même des suggestions et de prendre des initiatives. Nous attendons précisément votre avis à ce sujet au cours même de cette session. Le domaine social est extrêmement important et fort étendu. Nous n’en sommes certes pas encore à l’établissement d’une Charte sociale européenne, mais nos travaux servent à sa préparation. Nous souhaitons un échange de vues intense sur le plan de la politique sociale entre les gouvernements membres et les conférences sociales, groupant salariés, employeurs et gouvernements. Nous nous efforçons notamment de supprimer la discrimination dans le domaine social entre les ressortissants des pays membres du Conseil de l’Europe. Passant outre aux barrières existantes, l’Europe doit garantir à ses habitants la liberté d’établissement et l’égalité de traitement, si elle veut assurer sa vie économique et sociale.
Laissez-moi maintenant insister sur un point qui me tient particulièrement à cœur: aujourd’hui, près de dix ans après la fin de la seconde guerre mondiale, l’Europe compte encore un grand nombre de réfugiés et de personnes déplacées. Nous voyons quotidiennement de ces malheureux arriver des pays situés au-delà du rideau de fer. En tant qu’Allemand, j’en suis particulièrement ému; mais ce serait manquer à mon devoir de Président du Comité des Ministres que de ne pas faire appel à vous, en vous disant: «C’est à l’échelon européen et par des mesures européennes qu’il faut mettre un terme à toute cette misère.» Conformément à la Résolution 35, du 12 décembre 1953, nous avons nommé une personnalité européenne éminente, M. Pierre Schneiter, à la charge de Représentant Spécial pour les réfugiés nationaux et les excédents de population. M. Schneiter a pour mission d’éveiller dans ce domaine l’intérêt de l’opinion publique européenne, d’examiner la question des réfugiés en collaboration avec les gouvernements membres et les organisations internationales intéressées, et de transmettre au Comité des Ministres des propositions de solution. Nous avons pleine confiance en M. Schneiter et savons avec quel zèle il saura se consacrer à sa tâche. Nous accorderons la plus grande attention aux questions dont il devra tenir spécialement compte, telles que la construction de logements et l’intégration professionnelle des réfugiés et exilés. Une proposition généreuse a également été formulée par le Gouvernement néerlandais: elle vise à la création, dans le cadre du Conseil de l’Europe, d’un fonds spécial pour les expulsés. Laissez-moi donc vous dire combien je suis heureux de voir, sur ce sol européen et dans ce cadre européen, un éminent Français s’occuper précisément, entre autres, de la détresse des réfugiés allemands, et nos voisins néerlandais nous tendre la main pour nous aider à résoudre ce difficile problème. J’y vois la caractéristique d’un esprit vraiment européen et d’une pensée européenne désintéressée qui, nous n’en doutons pas, contribuera mieux que bien des gestes et des déclarations à surmonter définitivement les controverses du passé.
Je tiens maintenant à vous indiquer que de nombreuses propositions nous ont été transmises, tendant à développer la coopération européenne dans le domaine de la santé, et dont nous poursuivrons l’examen en collaboration avec le Bureau régional européen de l’Organisation Mondiale de la Santé.
Je voudrais ensuite évoquer brièvement devant vous le travail accompli en commun dans le domaine culturel et administratif. L’activité culturelle du Conseil de l’Europe s’effectue peut-être un peu dans le silence. Elle n’en occupe pas moins dans nos efforts une place de choix. Nous pouvons être satisfaits du travail accompli, spécialement dans le cadre des échanges d’étudiants et de professeurs, des facilités d’accès aux universités étrangères et de séjours pour études, des rencontres culturelles de personnalités européennes éminentes et des réunions régulières d’experts culturels. C’est là, à mon avis, un bon témoignage du désir du Conseil de l’Europe de voir s’établir un esprit véritablement européen.
Dans le domaine du droit et de l’administration, nous nous efforçons de poursuivre l’harmonisation des dispositions juridiques et administratives en Europe. Les projets de Convention sur le Traitement réciproque des Nationaux et sur l’Extradition, élaborés actuellement par les experts, doivent harmoniser une partie importante de l’administration européenne. Nous n’oublierons pas non plus d’examiner les possibilités d’établir un statut de la fonction publique européenne, applicable au plus grand nombre possible d’organisations européennes et réglant de façon uniforme le statut des fonctionnaires européens travaillant dans ces organisations.
Permettez-moi, pour terminer, de souligner encore, avec une satisfaction toute particulière, avec quel empressement les Etats membres ont répondu à la recommandation de l’Assemblée Consultative concernant la suppression du visa obligatoire et la simplification des formalités en matière de douane et de devises. Cette mesure, l’entrée sans visa dans un Etat voisin en Europe, est véritablement à même de rappeler aux citoyens de nos États qu’ils sont tous les ressortissants d’une plus grande patrie, l’Europe.
Je n’ai pu vous donner qu’un bref aperçu des nombreuses possibilités qui s’offrent à nous. Nous en sommes encore au stade initial de leur utilisation. Il nous incombera d’y travailler au cours des années qui viennent. Des aspects nouveaux et encore inconnus jusqu’à présent s’offriront à nous, et aboutiront peut-être à des résultats qu’un aperçu rapide du programme d’action ne nous permet pas encore d’entrevoir. Nous ne savons pas encore dans quelle mesure ce programme d’action pourra être exécuté. Notre travail se dirigera dans ce sens et nous permettra d’obtenir un résultat fructueux si l’Assemblée et le Comité des Ministres continuent à s’étayer dans leur collaboration mutuelle comme ils l’ont si bien fait jusqu’ici.
C’est dans cet esprit, Mesdames, Messieurs, que j’ai l’honneur de vous soumettre pour examen et avis le programme d’action du Comité des Ministres.
Mais permettez-moi encore quelques remarques d’ordre plus général.
Comme toutes les voies qui mènent à des objectifs vraiment grands, celle de l’unification européenne est difficile et ardue. Si nous voulons la suivre avec succès jusqu’au bout, deux conditions essentielles doivent être remplies: il faut nous mettre d’accord sur la méthode par laquelle nous entendons procéder, et il ne faut pas nous laisser ébranler dans l’application de cette méthode une fois que nous en aurons reconnu la justesse.
Or «accord sur la méthode» n’est pas synonyme d’uniformité, au contraire! La diversité de l’Europe rend nécessaire de procéder également à son unification par des moyens divers, qu’il s’agit ensuite d’harmoniser. Je crois qu’à ce sujet nous avons progressé dernièrement. De nombreux malentendus se sont éclaircis. A mon avis, il s’agit surtout de la pseudo-contradiction qui existerait entre la conception d’une grande et d’une petite Europe — celle d’une communauté des États du Conseil de l’Europe et celle d’une communauté des Six. En réalité, cette contradiction n’existe pas. Elle s’opposerait à l’évolution historique, car c’est précisément ici, dans le cadre du Conseil de l’Europe, que les propositions qui ont abouti à la création de la Communauté des Six ont été abondamment discutées et vigoureusement appuyées. En effet, la Communauté des Six et la grande communauté du Conseil de l’Europe sont en harmonie l’une avec l’autre et, sous un aspect plus vaste, elles représentent un tout européen. La Communauté des Six groupe les pays qui se voient dès maintenant en mesure d’établir des liaisons plus étroites. Comme le stipulent expressément les traités instituant la Communauté, chaque État peut néanmoins y adhérer, sans qu’une invitation soit nécessaire; de par sa nature même, la Communauté peut aussi établir avec d’autres Etats — qui n’acceptent pas encore de devenir membres de droit — un lien d’association adapté aux circonstances individuelles. Mais avant tout, elle vient se placer dans le cadre politique général du Conseil de l’Europe qui, de son côté, comporte les liaisons possibles, dès maintenant, pour chacun de nos États. Ce caractère universel appartient à la nature même du! Conseil de l’Europe. Selon les dispositions de son Statut, tout État européen qui le désire et qui;est prêt à le faire peut y collaborer. Bien qu’il ne comprenne pas encore tous les États européens; nous avons le désir et l’espoir que ceux qui n’en I font pas encore partie s’y rallieront eux aussi. Nous ne voulons pas et nous ne pouvons pas renoncer définitivement à eux, et ils ne doivent pas ignorer que nous espérons les voir venir à nous. Nous avons eu l’occasion aujourd’hui, Mes- j dames, Messieurs, de jeter à nouveau lin regard j rétrospectif sur ce qui a pu déjà être réalisé dans | la voie de l’unification européenne. Nous pouvons j’en être satisfaits, mais les succès obtenus ne doivent pas nous aveugler quant aux dangers qui menacent davantage l’œuvre d’unification européenne aujourd’hui que dans les premières années de nos efforts communs. Tout relâchement de notre ardeur, de notre énergie à achever ce que nous avons commencé, constitue un pas en arrière et risque même de compromettre toute notre œuvre. Çà et là, des signes d’impatience, voire de déception se font jour au regard de la situation sur le plan de défense commune. Nous devons tenir compte de ces avertissements, Mesdames, Messieurs, et nous devons éviter à tout prix que ne se paralyse la force propulsive inhérente à la pensée européenne, que les peuples d’Europe ont accueillie avec tant de compréhension et d’empressement. Il est périlleux de laisser passer des occasions historiques, car il est rare qu’elles se présentent à nouveau.
Si nous considérons objectivement l’ensemble de la situation mondiale, nous voyons tout le danger de notre situation. En Europe, la Conférence de Berlin a amené un raidissement complet des fronts, prouvant que les puissances qui menacent notre forme d’existence ne sont pas disposées à ouvrir les barrières qui les séparent de la liberté, et qu’elles n’aspirent, au contraire, qu’à étendre leur propre sphère d’influence et à faire ainsi triompher l’asservissement. Le cours pris par la Conférence de Genève n’est pas fait, lui non plus, pour nous redonner courage. Nous ne pouvons y voir la preuve que l’Union Soviétique et ses partenaires soient véritablement désireux de voir se produire une détente réelle.
Nous ne devons pas oublier, Mesdames, Messieurs, que nous faisons partie bon gré, mal gré, ici en Europe, du champ de la tension mondiale. Notre potentiel de main-d’œuvre hautement qualifiée et d’industries fortement développées, ainsi que notre richesse en matières premières d’importance essentielle font de nous un objet de convoitise. Il suffit de posséder le contrôle sur notre continent pour avoir le dessus de ce conflit, sans qu’il soit besoin d’efforts sur le plan militaire. Nombreuses sont aujourd’hui les méthodes propres à asservir les peuples. L’agression militaire ouverte n’en est que la forme la plus primitive, mais beaucoup plus dangereux est l’emploi de moyens subversifs pour saper les fondements d’un État. L’après-guerre nous a montré combien de pays européens ont succombé, tour à tour, à ce danger et sont tombés aujourd’hui au rang d’États satellites. Que signifie pour nous l’héritage souvent tragique de notre histoire si nous n’en tirons pas la leçon qui s’impose? Aucun membre de la communauté européenne n’est aujourd’hui en mesure, pris isolément, de sauvegarder son existence, et nous ne pouvons que nous serrer les coudes dans ce monde plein de dangers.
Mettons donc toute notre énergie à progresser dans la voie dans laquelle nous nous sommes engagés. Conscients de la grande tradition de notre continent, mobilisons toutes les forces qui, au cours des millénaires passés, ont toujours permis à nos peuples d’accomplir les plus grands exploits. Veillons et travaillons à ce que ces forces ne s’affrontent plus jamais les unes les autres, mais à ce qu’elles agissent en commun, pour maintenir la paix et la liberté, pour sauvegarder notre Europe et le monde libre. (Applaudissements.)