Václav
Havel
Président de la République fédérative tchèque et slovaque
Discours prononcé devant l'Assemblée
jeudi, 10 mai 1990
Monsieur le Président, Madame le Secrétaire Général, Messieurs les ministres, Mesdames, Messieurs, les douze étoiles qui figurent sur l’emblème du Conseil de l’Europe symbolisent, entre autres, le cours du temps, au rythme des douze heures du jour et des douze mois de l’année. L’emblème de l’institution devant laquelle j’ai l’honneur de parler en ce moment renforce ma conviction que j’adresse mes paroles à des hommes qui perçoivent sensiblement la soudaine accélération du temps européen dont nous sommes actuellement les témoins, donc à des hommes qui me comprennent aussi, moi qui non seulement désire cette accélération, mais aussi me trouve directement dans l’obligation de la refléter dans les accomplissements politiques.
Si vous le permettez, je vais essayer, une fois de plus aujourd’hui, de réfléchir à haute voix sur ce devoir, de méditer sur un terrain qui, pour de telles réflexions, est probablement le plus opportun.
J’illustrerai mes considérations par la description de l’une de mes expériences personnelles.
Pour moi, ces douze étoiles signifient que l’on pourrait vivre mieux sur terre si l’on osait, de temps en temps, lever les yeux vers les étoiles.
Chaque fois qu’au cours de ma vie je réfléchissais sur des sujets généraux, donc sur des affaires sociales, politiques et morales, chaque fois, tôt ou tard, je rencontrais une personne raisonnable qui, au nom de la raison, se mettait à m’expliquer raisonnablement que je devais aussi être raisonnable, renoncer aux considérations extravagantes et me rendre compte qu’on ne pourrait rien améliorer car le monde était divisé une fois pour toutes en deux mondes, que cette division convenait aux deux moitiés, qu’aucune des deux ne souhaitait rien y changer, que se conduire conformément à sa conscience n’avait aucun sens, car personne ne pouvait rien y changer et que tous ceux qui ne désiraient pas la guerre n’avaient qu’à se taire.
Cette prétendue voix de la raison parvenait fréquemment jusqu’à moi, notamment après que Brejnev eut perpétré son agression contre la Tchécoslovaquie, agression après laquelle tous les hommes prétendus raisonnables s’étaient directement ranimés, car ils venaient de trouver un nouvel argument en faveur de la position d’indifférence pour les affaires communes. Ils pouvaient dire: «Tu vois, cela se passe toujours ainsi; ils ont tous tiré un trait sur nous; nous n’intéressons personne; nous n’y changerons rien; tout est vain; tirons-en une leçon, il vaut mieux se taire! Ou veux-tu aller en prison?»
Certes, je ne fus pas le seul à me moquer des sages conseils et à continuer à faire ce qui me paraissait être juste. Nous étions nombreux à nous comporter ainsi dans notre pays. Nous ne craignions pas de faire les fous, nous ne cessions de réfléchir pour construire un monde meilleur et nous ne cachions pas nos idées. Petit à petit, nous avions uni nos efforts dans un seul courant coordonné que nous avons appelé la Charte 77.
Dans la charte, tous ensemble et chacun pour soi, nous réfléchissions librement sur la liberté et l’injustice, sur les droits de l’homme, sur la démocratie et le pluralisme politique, sur l’économie de marché et sur de nombreux autres sujets encore. Nous réfléchissions, donc nous rêvions, que ce soit dans les prisons ou en liberté; nous rêvions d’une Europe sans fils de fer barbelés, sans murs, sans nations artificiellement divisées, sans stocks gigantesques de munitions, d’une Europe se libérant du schéma des blocs, de la politique européenne fondée sur le respect de l’homme et de ses droits, d’une politique qui ne serait pas subordonnée à des intérêts temporaires et particuliers. Oui, nous rêvions d’une Europe qui serait une communauté de nations amies et indépendantes, et d’Etats démocratiques. Lorsque avec mon ami Jiri Dienstbier, actuellement Vice-Premier ministre du Gouvernement tchécoslovaque, et notre ministre des Affaires étrangères, nous avions la possibilité de parler ensemble un quart d’heure en nous transmettant la machine à la fin de la journée de travail dans la prison de Hermanice, il nous arrivait parfois de rêver à haute voix à toutes ces choses.
Plus tard – déjà chauffeur de chaudière – Jiri Dienstbier écrivit son livre Rêveries sur l’Europe. «A quoi sert à un chauffeur d’écrire ses idées utopiques sur l’avenir alors qu’il ne peut pas le moins du monde l’influencer et ne risque que de s’attirer de nouvelles brimades?» s’interrogeaient les amis de la raison en agitant, sans comprendre, leurs têtes avisées.
Puis il se produisit quelque chose d’exceptionnel: le temps s’accéléra subitement. Ce qui se passait autrefois en une année se produisait brusquement en une heure! Tout commença à se transformer à une allure surprenante; l’impossible se transforma soudainement en possible et le rêve devint réalité. La rêverie du chauffagiste se transforma en travail quotidien de ministre des Affaires étrangères et les partisans de la raison se divisèrent en trois groupes.
Les premiers attendent en silence quelques mauvais augures qui leur serviront de nouvel argument pour soutenir leur théorie nihiliste; les deuxièmes se demandent comment faire pour chasser les rêveurs des postes qu’ils occupent dans l’Etat et pour les remplacer par des «sages» pragmatistes; les troisièmes s’écrient qu’enfin il vient de se passer quelque chose dont ils avaient toujours su que cela se passerait un jour.
Je ne vous parle pas de cette expérience pour me moquer, en ce lieu, de mes concitoyens, les prétendus raisonnables, mais pour une tout autre raison: vous montrer qu’il n’est jamais inutile de réfléchir, même aux alternatives qui, à un moment donné, paraissent improbables, impossibles, voire directement chimériques.
On ne rêve pas pour que les résultats de notre rêverie puissent un jour venir bien à-propos; on rêve, dirais-je, par principe. Néanmoins, il s’avère que, dans l’Histoire, des moments surviennent où le fait d’avoir un jour «rêvé par principe» peut tout à coup nous rendre des services.
Le temps passe. Il fuit même dans cette salle. C’est pourquoi je ne peux pas vous retenir plus longtemps par mes réflexions littéraires. Je dois en venir au sujet.
D’abord quelques mots sur le pays d’où je viens.
Après l’attaque contre les étudiants, le 17 novembre dernier, la coupe de la patience de nos deux nations a débordé. Elles ont très rapidement renversé le système totalitaire qui régnait depuis quarante-deux ans dans notre pays. Nous nous sommes engagés sur le chemin de la démocratie, du pluralisme politique et de l’économie de marché. Dans notre pays, la presse jouit de la liberté et, dans un mois, nous aurons nos premières élections libres, depuis quarante-deux ans, auxquelles participeront des forces politiques de toutes tendances.
Je suis fermement persuadé que ces élections réussiront, même sous les regards des observateurs étrangers. Nous avons la liberté de l’esprit et des convictions. Tous les diocèses catholiques ont, pour la première fois depuis la fin de la seconde guerre mondiale, leurs évêques; les ordres religieux ont repris leurs activités. Notre pays n’a aucune idéologie d’Etat. La seule idée avec laquelle il veut respirer dans sa politique intérieure et extérieure est celle de l’observation des droits de l’homme – dans le sens le plus large de ce mot – et du caractère unique de chaque être humain.
Notre parlement a, entre autres nombreuses lois, adopté plusieurs textes importants sur l’économie. Ils ont pour but de faciliter le passage vers l’économie de marché et de redonner un sens au travail humain. Nous préparons des constitutions démocratiques au niveau fédéral, ainsi que pour nos deux républiques nationales. Nous souhaitons donner enfin une expression institutionnelle à l’identité nationale de nos deux nations et garantir des droits collectifs à nos minorités nationales. Nous estimons être un Etat souverain. Nous désirons vivre en amis avec toutes les nations dans le monde, mais, en cas de nécessité, nous sommes résolus à défendre notre souveraineté.
J’estime que nous avons le droit au statut d’invité spécial dans votre Assemblée. Je vous remercie, au nom de notre peuple, de nous l’avoir accordé il y a trois jours. J’espère fermement que le Conseil de l’Europe accueillera avec compréhension notre demande d’adhésion à part entière.
Ce que je viens de dire à propos de notre pays ne signifie pas que la Tchécoslovaquie d’aujourd’hui est une oasis harmonieuse. Bien au contraire, nous connaissons, à l’heure actuelle, une des périodes les plus dures de notre histoire moderne. Nous sommes submergés par une quantité énorme de problèmes qui étaient restés à l’état latent pendant des années et dont la profondeur et l’entrelacement ne nous sont apparus en pleine lumière que sous le coup de la liberté récemment recouvrée. Du régime précédent, nous avons hérité un paysage dévasté, une économie délabrée et, avant tout, une conscience morale mutilée.
L’abolition du pouvoir totalitaire a été, certes, un pas important parce qu’il était le premier, mais il n’est que le début du chemin sur lequel nous devrons rapidement faire de nombreux autres pas, des pas incomparablement plus difficiles.
Nous constatons que nous ne savons presque rien faire convenablement et que nous devons apprendre bien des choses. Nous devons apprendre la culture politique, la pensée individuelle indépendante et la conduite civique responsable. Nous sommes bien conscients, peut-être plus que de nombreux autres qui nous observent, avec préoccupation, de loin, et se désespèrent devant notre maladresse.
Je ne parle pas de cela ici pour vous demander, sans les mériter, certains avantages, voire de la compassion, mais parce que j’ai l’habitude de dire la vérité, même dans des situations où, apparemment, il y aurait avantage pour moi et mes concitoyens à mentir ou, tout au moins, à me taire. J’estime en effet que l’avantage d’une bonne conscience ne peut pas être éclipsé par un quelconque autre avantage.
Vous ayant ainsi dressé un tableau général du pays d’où je viens, je puis enfin vous livrer à haute voix mes réflexions sur l’Europe d’aujourd’hui et de demain. Elles ne seront certainement pas que la reproduction de mes anciens rêves de dissident; elles représenteront aussi l’image de ce que j’ai compris jusqu’ici, dans l’exercice de ma fonction, au cours des nombreux entretiens avec des hommes d’Etat étrangers que j’ai eu la chance de connaître grâce à cette fonction.
Il est inutile de répéter ici ce que chacun sait, à savoir qu’à l’heure actuelle s’ouvrent à l’Europe des perspectives qu’elle n’avait encore jamais eues dans l’Histoire, notamment la possibilité de devenir un continent de coopération pacifique et amicale de toutes les nations qui l’habitent.
C’est pourquoi je vais passer directement aux considérations sur les pas concrets dans les domaines des structures, des institutions et des liaisons contractuelles. Il faudra certainement les accomplir conjointement ou dans un ordre convenu, afin que la perspective ouverte se transforme progressivement en réalité. Ce faisant, je vais partir de l’hypothèse que les structures anciennes, tributaires des époques passées, devraient soit se transformer de façon continue en structures nouvelles, soit se fondre dans ces dernières, ou qu’il faudrait tout simplement les supprimer ou les laisser s’éteindre. Parallèlement, devraient naître des structures tout à fait nouvelles, points de départ ou embryons de l’organisation future.
Pour ordonner cela, je distinguerai quatre catégories: structures, institutions ou mécanismes de sécurité, politique, économie et civisme.
La division de l’Europe d’après guerre dans le domaine de la sécurité et dans le domaine militaire est consacrée aujourd’hui par l’existence de deux pactes: le traité de l’Alliance atlantique et le Pacte de Varsovie. Ce sont deux groupements militaires présentant une mission, une histoire et un caractère assez dissemblables.
Alors que l’OTAN s’est constituée en tant qu’instrument de défense des démocraties de l’Europe occidentale contre le danger d’expansion de l’Union Soviétique stalinienne, le Pacte de Varsovie, au contraire, s’est formé en quelque sorte comme un rejeton de l’armée soviétique et un instrument de la politique soviétique. Sa mission consistait à proclamer la condition de satellite pour les pays européens sur lesquels Staline avait établi sa domination après la seconde guerre mondiale.
Si l’on prend en considération le contexte géopolitique, donc le fait que les démocraties de l’Europe occidentale sont bordées à l’ouest par l’océan et que les anciens satellites soviétiques touchent à l’est l’Union Soviétique, on se rend alors pleinement compte de l’asymétrie de la situation.
Néanmoins, je pense que, dans cette situation radicalement nouvelle, les deux regroupements devraient se transformer progressivement en un système de sécurité totalement nouveau, préfigurant la future Europe unifiée. Il formerait une sorte d’arrière-plan ou de garantie de la sécurité. Ce serait une sorte de communauté composée de la sécurité qui enserrerait une grande partie de l’hémisphère Nord.
Les garants du processus d’unification en Europe devraient donc non seulement être les Etats-Unis d’Amérique et le Canada à l’ouest, mais aussi l’Union Soviétique à l’est. Quand je parle d’Union Soviétique, j’entends la communauté des nations qui se forme actuellement dans ce pays.
Qu’est-ce que cela signifie pour l’OTAN et le Pacte de Varsovie, dans le contexte de la situation asymétrique déjà mentionnée?
Cela imposera aux deux pactes de renforcer sensiblement la fonction qu’ils remplissent déjà dans une certaine mesure – celle d’instruments politiques dans les négociations communes de désarmement – et d’affaiblir considérablement leur ancienne fonction, c’est-à-dire celle d’instruments de défense d’une moitié de l’Europe contre l’attaque éventuelle de l’autre moitié. Autrement dit, les deux pactes devraient toujours fonctionner plus nettement comme des instruments de désarmement et non comme des instruments d’armement.
Il semble que l’OTAN, en tant que structure plus sensée, plus démocratique et d’un meilleur fonctionnement, pourrait – mieux que le Pacte de Varsovie – constituer le germe d’un nouveau système de sécurité en Europe. Il est cependant évident qu’elle aussi doit se transformer. Avant tout – face aux réalités du monde actuel – elle devrait modifier sa doctrine militaire. Elle devrait aussi – en raison du changement de sa fonction – changer bientôt également son appellation, au moins pour deux raisons.
La première tient au fait que les transformations actuelles sont le résultat de la victoire de la raison historique sur l’absurdité historique et non celle de l’Ouest sur l’Est. L’appellation actuelle est à tel point liée à l’ère de la guerre froide qu’il y aurait une marque d’incompréhension de l’évolution actuelle si l’Europe devait se rallier sous le drapeau de l’OTAN. Si les structures actuelles de l’alliance ouest-européenne de sécurité peuvent constituer la préfiguration ou l’embryon de la future alliance paneuropéenne, cela n’est certainement pas dû au fait que l’Occident aurait gagné la troisième guerre mondiale; c’est le résultat de la victoire de la justice historique.
La deuxième raison du changement inévitable est son évidente imprécision géographique. En effet, dans le futur système de sécurité, seule une minorité de ses participants serait limitrophe de l’océan Atlantique.
Quant au Pacte de Varsovie, il semble que lorsqu’il aura achevé son rôle d’instrument politique du désarmement européen et de guide de certains pays européens pour leur retour au sein de l’Europe, il n’aura plus aucun sens et disparaîtra. Ce qui s’était initialement constitué comme le symbole de l’expansion stalinienne perdra, avec le temps, toute raison d’être.
La grande zone «septentrionale» de sécurité, comme cela apparaît d’évidence au premier coup d’œil, pourrait, en principe, porter le nom de «zone d’Helsinki». Les pays qui pourraient et devraient y appartenir sont en effet les participants du processus d’Helsinki. Ce qu’il en résulte est évident: les nouvelles structures qui devraient se constituer parallèlement à la transformation ou à la disparition progressive des structures anciennes pourraient, dans le domaine de la sécurité, se développer sur les bases établies par le processus d’Helsinki.
C’est aussi de cette idée que s’inspire la proposition tchécoslovaque visant à fonder une commission sur la sécurité européenne en tant que point de départ pour le futur système commun de sécurité d’Helsinki, garantissant la sécurité de l’Europe en voie d’unification. Les pays participant à la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe ont été informés de cette initiative, je n’ai donc pas à expliquer ici une fois de plus son contenu.
Au fur et à mesure que le Pacte de Varsovie s’éteindrait ou perdrait sa raison d’être et que l’OTAN se transformerait, l’importance de cette commission croîtrait ou plus exactement tout ce qui naîtrait autour d’elle et dans quoi s’incorporerait progressivement l’OTAN.
Je vais essayer de résumer brièvement cette idée.
Si, dans la sphère de la sécurité, le processus d’Helsinki passait du domaine des recommandations communes aux Etats participants au domaine d’engagements et de traités communs, il pourrait constituer un large cadre de garanties pour l’unité politique naissante de l’Europe.
La course accélérée de l’Histoire nous oblige à réaliser toute considération politique immédiatement ou dans un délai raisonnable. Je vais essayer de le faire aussi dans ce cadre.
Il est possible – espérons qu’il en sera ainsi – que le sommet des Etats participant à la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe se tienne encore au cours de cette année. Aux pays qui proposent qu’il se tienne à Prague, j’adresse de cette place l’assurance que la Tchécoslovaquie serait très honorée et qu’elle mettrait tout en œuvre pour son bon déroulement. Mais, plus importants que le lieu de la tenue de ce sommet sont son contenu et son objectif. Nous avons réaffirmé à maintes reprises qu’en dehors de l’agenda et de ses buts actuels il pourrait faire plus.
Ce sommet pourrait avant tout – si tous les Etats participants étaient d’accord – constituer la commission européenne de sécurité qui pourrait, dès le 1er janvier 1991, commencer à travailler. La Tchécoslovaquie propose que son siège soit à Prague. Le secrétariat, c’est-à-dire sa partie représentative, pourrait siéger dans un des beaux palais de Prague, voisin du château. Certes, il serait beau que la première institution européenne d’une telle importance soit localisée à Prague, mais ce n’est pas une condition. Le sommet peut s’installer chez nous, même s’il se tient ailleurs.
Si le sommet se réunit cette année, il pourrait également décider que la conférence, portant le nom de travail «Helsinki 2» et prévue pour 1992, se tienne déjà en automne de l’année prochaine.
La troisième et la plus importante décision que le sommet de cette année pourrait prendre serait celle relative au contenu et à la signification de Helsinki 2, ainsi qu’au lancement immédiat de préparatifs rapides en ce sens auxquels pourrait, entre autres, contribuer la commission proposée. Ce devoir devrait être la préparation et peut-être aussi déjà la signature d’une nouvelle génération de conventions d’Helsinki. La nouveauté, dans ces conventions, devrait être le fait qu’il ne s’agirait plus seulement d’un grand ensemble de recommandations aux gouvernements et aux Etats, mais d’une série de traités réciproques de coopération et d’entraide dans la sphère de la sécurité. Il s’agirait donc d’une obligation de s’aider réciproquement en cas d’agression extérieure et de se soumettre aux procédures d’arbitrage en cas de conflits locaux dans toute la région.
Il paraît évident que de telles négociations et de tels traités fixeraient définitivement les frontières actuelles de l’Europe et le système des accords qui en assurerait la garantie pourrait mettre un point final, après la seconde guerre mondiale, à ses funestes conséquences, surtout après l’ère de la longue et artificielle division de l’Europe.
En conclusion, avant la fin de l’année prochaine, on pourrait avoir posé les bases d’un système nouveau et commun de sécurité d’Helsinki qui donnerait à tous les Etats européens la certitude de ne plus avoir à se craindre mutuellement, car ils feraient partie du même système de garanties réciproques, d’un système fondé sur le principe de l’égalité de tous les participants et sur le devoir de tous de protéger l’indépendance de chacun.
Permettez-moi de formuler encore une remarque. Elle concerne les armes nucléaires en Europe. Ces armes – fabriquées pour ne jamais être utilisées – sont devenues, dans la période d’après-guerre, une partie du modèle de sécurité qui, paradoxalement, garantissait la paix par l’équilibre de la peur. Cependant, les peuples de l’Europe centrale et orientale payaient un lourd tribut pour l’efficacité de ce modèle nucléaire en demeurant enfermés dans une carapace totalitaire.
Une quantité excessive de toutes sortes d’armes, en particulier nucléaires, déforme inévitablement l’espace dans lequel elles se trouvent. Cela est particulièrement valable pour celles qui ne volent qu’à petite distance et que l’on appelle «armes tactiques».
Nous apprécions par conséquent la proposition du Président Bush de renoncer à la modernisation planifiée de ces armes. Si la rencontre de l’OTAN, en été, décidait aussi de la liquidation progressive des autres missiles moins modernes qui sont actuellement déployés en Europe centrale, nous l’accueillerions également avec joie.
Pourquoi, en fait, devraient exister ici des armes qui ne peuvent atteindre que la Tchécoslovaquie, la partie orientale de l’Allemagne en voie d’unification ou la Pologne? Qui vont-elles dissuader: les nouveaux gouvernements issus des premières élections libres depuis plusieurs décennies? Les nouveaux parlements élus démocratiquement?
J’ai dit au Parlement polonais que notre société rappelait parfois un prisonnier récemment amnistié qui ne s’oriente que difficilement en liberté. Les gens sont pleins de préjugés, de stéréotypes et d’idées forgés par les longues années du régime totalitaire. Peuvent-ils comprendre les raisons pour lesquelles les armes mentionnées sont braquées précisément sur eux? Les partisans de l’ancien régime, chez nous et ailleurs, attendent une occasion. Ce serait un paradoxe historique si ceux qui, au cours des années précédentes, nous soutenaient dans la lutte contre le régime totalitaire devaient la leur offrir.
Je pense que le plus grand malheur du monde contemporain a résidé dans sa bipolarité, c’est- à-dire dans le fait que la tension entre les deux principales puissances mondiales et leurs alliés s’est transférée, d’une manière ou d’une autre, indirectement au monde entier. Cet état de choses s’est perpétué jusqu’à nos jours.
Le monde entier semble constamment être déchiré par cette tension et étouffé par l’existence des grandes puissances. Les victimes de cet état funeste sont, avant tout, les quelque cent pays différents portant l’appellation imprécise de tiers monde, de monde en voie de développement ou de pays non engagés. Les craintes éventuelles de ce monde, croyant que la formation d’une zone commune de sécurité suivant les principes d’Helsinki va encore approfondir l’abîme entre le Nord et le Sud, ne sont pas justifiées. C’est précisément le contraire: le pas conduisant de la bipolarité vers la multipolarité a été pourtant important.
A côté du puissant continent nord-américain, de la communauté des nations en rapide transformation de l’actuelle Union Soviétique et avec eux, la naissance d’un grand maillon intermédiaire européen – donc trois entités vivant en paix et dans la coopération réciproque – ouvrirait indirectement à tous les autres pays ou communautés de pays un nouvel espace pour leur pleine existence.
Dans l’espace de la confrontation mutuelle et d’influences expansionnistes directes et indirectes de deux superpuissances se dressant l’une contre l’autre, toute la communauté mondiale commencerait à se transformer en un espace de coopération pacifique entre partenaires égaux.
Le Nord cesserait de menacer le Sud par l’exportation de ses intérêts et de sa suprématie et, au contraire, il émettrait vers le Sud l’idée de la coopération égale en droits de tous.
Sur le vaste arrière-plan de cette grande zone de sécurité «septentrionale» ou «d’Helsinki» et parallèlement à sa constitution, l’Europe pourrait, relativement vite et libérée des obstacles qui semblaient jusqu’ici insurmontables, s’intégrer politiquement en tant que communauté démocratique d’Etats démocratiques.
Incontestablement, ce processus connaîtrait plusieurs phases et serait assuré simultanément par des mécanismes divers. Il est possible que, dans la première phase – disons dans cinq ans – pourrait se former sur le territoire européen une communauté que l’on pourrait appeler «Organisation des Etats européens», par analogie à l’existence de l’Organisation des Etats américains. Puis, au début du troisième millénaire, pourrait peut-être, si Dieu le veut, commencer à naître la confédération européenne, telle que la propose le Président Mitterrand.
Au fur et à mesure que cette future confédération se consoliderait, se stabiliserait et ferait ses preuves à tous les points de vue, tout le système proposé de sécurité d’Helsinki pourrait progressivement disparaître jusqu’à ce que l’Europe soit en mesure d’assurer elle-même sa sécurité. A ce moment, évidemment, le dernier soldat américain pourrait quitter l’Europe, car celle-ci n’aurait plus aucune raison de craindre la force militaire soviétique, ni l’imprévisible politique de ce puissant pays.
A mon avis, tout ce qui contribue à ces objectifs doit être soutenu. Plus on entreprendra de tentatives diverses et parallèles, mieux cela vaudra, car on aura alors plus de chances que l’une d’entre elles aboutisse et fasse ses preuves.
Pour cette raison, la Tchécoslovaquie soutient les initiatives les plus variées, comme par exemple les petites associations régionales de travail du type «Initiative 4», association danubo-adriatique, et examine aussi des projets comme celui du Premier ministre polonais Mazowiecki, qui est proche de nos idées, consistant à constituer un organe politique permanent composé des ministres des Affaires étrangères de tous les Etats européens.
Vous comprenez certainement pourquoi je développe ces idées d’une manière aussi large justement ici, devant les représentants de la plus ancienne et de la plus grande organisation politique de l’Europe, qui a des bases aussi solides et saines et qui a déjà effectué beaucoup de travail utile. Oui, les valeurs spirituelles et morales sur lesquelles repose le Conseil de l’Europe et qui sont l’héritage commun de toutes les nations européennes constituent la meilleure base possible pour la future Europe intégrée.
Je ne vois pas pourquoi vos assemblées parlementaires et vos organes exécutifs ne pourraient pas constituer le noyau de cristallisation de la future Europe confédérée. La Tchécoslovaquie estime que tous les critères pour l’adhésion des autres Etats au Conseil de l’Europe sont très bons; elle les approuve sans réserve et se réjouit que ce Conseil s’ouvre largement même aux démocraties naissantes dans les pays qui, encore récemment, étaient des satellites soviétiques, mais qui édifient leurs relations actuelles avec l’Union Soviétique sur le principe de l’égalité et du plein respect de la souveraineté des Etats.
Je suis fermement convaincu que le jour viendra où tous les Etats européens rempliront vos critères et deviendront des membres à part entière du Conseil. Du reste, le Conseil de l’Europe s’est constitué en tant qu’institution paneuropéenne et seul le triste cours de l’Histoire a fait qu’il est resté si longtemps une institution limitée à l’Europe occidentale.
Il est évident que les Etats où régnait le système totalitaire, qui, à l’heure actuelle, surmontent les séquelles de ce système et désirent retourner dans l’Europe, peuvent s’y incorporer le mieux et le plus vite possible en évitant de vouloir se devancer ou de rivaliser, en s’aidant mutuellement et solidairement. En effet, si ces pays souhaitent s’ouvrir à la nouvelle Europe, ils devront, avant tout, s’ouvrir à eux-mêmes. Pour cette raison, en Tchécoslovaquie, le nouveau gouvernement démocratique s’efforce de tout mettre en œuvre pour contribuer à la coordination des efforts développés par les pays de l’Europe centrale afin d’entrer dans les différentes institutions européennes.
C’est pourquoi aussi nous faisons si souvent appel à différentes institutions théoriquement européennes, mais pour le moment seulement ouest-européennes, afin qu’elles s’ouvrent plus souplement à ceux qui, pendant de longues années, ont été coupés d’elles par la force, alors qu’ils en font logiquement partie.
Le plus grand degré d’intégration a été incontestablement atteint par les douze pays de la Communauté économique européenne. Les pays de l’Europe centrale et orientale qui, à l’heure actuelle, consentent des efforts pour passer de la «non-économie» centraliste à l’économie normale de marché, qui s’efforcent d’entrer dans le système mondial des relations économiques normales et de réaliser la convertibilité de leurs monnaies, regardent actuellement vers la CEE comme vers une sorte d’horizon éloigné, presque inaccessible en dépit de tous leurs efforts.
Ils devraient donc se coordonner sur le chemin conduisant au voisinage de la CEE. Par contre, de son côté, la CEE devrait construire autour d’elle une avant-cour qui serait conforme à leur intérêt, à celui de la CEE elle-même et à celui de l’Europe démocratique intégrée.
La dure leçon que nous avons reçue du système totalitaire nous a appris à apprécier les droits de l’homme et les droits civils, et ce n’est pas un hasard si les démocraties naissantes dans nos pays ont jailli des mouvements civiques indépendants, comme a jailli en Tchécoslovaquie la Charte 77. Nous n’oublions pas le sol sur lequel nous sommes nés, ni les principes suivant lesquels nous avons mené notre combat pour la liberté. C’est aussi la raison pour laquelle nous nous rendons compte combien il est indispensable que les efforts d’intégration les plus variés des Etats, des gouvernements et des parlements soient accompagnés, voire directement inspirés, par des efforts civiques parallèles.
C’est pourquoi j’ai soutenu récemment, avec Lech Walesa, le projet du rassemblement civique européen. J’espère que les gouvernements d’Europe occidentale auront de la compréhension pour ce projet.
Il semble, à la conclusion de ces réflexions, que je doive encore mentionner deux thèmes d’actualité qui intéressent aujourd’hui le monde entier et qui sont étroitement liés à l’avenir de l’Europe.
Le premier d’entre eux est l’Allemagne.
Nous avons déjà mentionné à maintes reprises le point de vue tchécoslovaque. Néanmoins, je répéterai que la nation allemande, artificiellement divisée, doit se réunifier un jour en une seule formation étatique. Cela nous a toujours paru clair.
Il fut un temps où cette opinion – prononcée à haute voix – était considérée comme une provocation, y compris par bon nombre d’Allemands. Nous sommes heureux que ce qui devait se produire se réalise à l’heure actuelle.
Nous sommes heureux, non seulement pour la raison que nous ne souhaitons à aucun pays d’être artificiellement divisé, mais aussi parce que nous concevons le démantèlement du mur allemand comme le démantèlement de tout le rideau de fer, donc comme un phénomène qui nous libère tous.
Ainsi que nous l’avons déjà dit maintes fois, l’unification de l’Allemagne en un seul Etat démocratique ne constitue pas un frein au processus d’unification de toute l’Europe. Il doit être conçu, au contraire, comme un moteur.
Nos idées et nos actes tendant vers la mise en place d’un ordre nouveau en Europe devraient emboîter le pas à l’unification de l’Allemagne. C’est pourquoi nous sommes en faveur des négociations appelées «4 + 2». Simultanément, nous comprenons pleinement les inquiétudes de nos frères polonais à propos de la frontière occidentale de leur pays. Nous la considérons comme définitive et nous soutenons les droits de la Pologne à participer à toutes les négociations qui concernent ses frontières.
A notre avis, ces négociations pourraient définitivement aboutir à la conférence «Helsinki 2», qui devrait formellement confirmer les frontières européennes actuelles, comme la première conférence d’Helsinki l’a fait, mais plus encore les garantir juridiquement.
Le deuxième thème, très actuel de nos jours, est l’avenir de l’Union Soviétique.
La Tchécoslovaquie reconnaît sans réserve le droit de toutes les nations à leur indépendance et à la décision autonome quant au caractère de leur Etat et de leur politique. Je suis persuadé que le processus de démocratisation dont nous sommes les témoins en Union Soviétique est irréversible. C’est pourquoi je suis fermement convaincu que toutes les nations de l’Union Soviétique passeront par la voie pacifique au type de souveraineté politique qu’elles désirent et même que la direction soviétique donnera libre cours à cette évolution avant qu’il ne soit trop tard, c’est-à-dire avant que les confrontations violentes ne commencent à menacer.
Il semble que l’on ne soit pas loin de l’époque où certaines républiques de l’Union Soviétique vont devenir absolument indépendantes et où certaines autres vont fonder un nouveau type de communauté, que ce soit sur le principe d’une confédération ou sur un principe encore plus libre.
A mon avis, il n’y a aucune raison qui empêche, sur l’arrière-plan du grand système de sécurité d’Helsinki certaines ou toutes les nations européennes de l’actuelle Union Soviétique d’être simultanément membres de la confédération européenne et d’une éventuelle confédération «postsoviétique».
La direction soviétique d’aujourd’hui, qui se réclame de la conception scientifique des processus historiques, doit certainement comprendre l’aspiration naturelle de tous les peuples à l’indépendance et le caractère artificiel de la structure actuelle de l’Etat soviétique, héritée de l’hégémonie tsariste et, plus tard, stalinienne. Pour toutes ces raisons, l’Occident devrait enfin se défaire de sa traditionnelle terreur devant l’Union Soviétique.
On ne peut pas à la fois admirer M. Gorbatchev et le craindre. On ne peut pas indéfiniment brandir l’épouvantail des forces conservatrices ou des faucons qui vont renverser Gorbatchev et renvoyer l’Union Soviétique aux années 50. Moins encore, on ne peut cultiver cet épouvantail uniquement pour que l’industrie des armements ait suffisamment de commandes. Il n’y a pas de retour en arrière possible et l’avenir du monde, aujourd’hui, ne dépend plus d’un seul homme, pas plus qu’il n’existe de force humaine capable d’arrêter l’Histoire qui s’est mise inexorablement en mouvement.
En conclusion, je mentionnerai la crainte, fréquente aujourd’hui, des conflits nationaux, ethniques et sociaux sur le territoire de l’Europe centrale auxquels pourraient aboutir les problèmes les plus divers, irrésolus pendant des années et empirant d’une façon latente. Cette crainte se transforme en question de savoir si cette partie de l’Europe ne deviendra pas, bientôt, une sorte de baril de poudre du type balkanique.
Il est de notre devoir d’exclure une telle menace et de considérer cette crainte comme sans fondement. C’est avant tout le devoir de nos pays eux-mêmes qui devront, sans délai, d’une façon coordonnée et dans une totale compréhension mutuelle, résoudre les problèmes hérités. Mais c’est aussi un devoir pour les pays de l’Europe occidentale qui, par leur soutien, pourraient sensiblement nous aider dans ce processus compliqué.
Mesdames, Messieurs, en 1464, le roi de Bohême, Georges de Podebrady, avait envoyé une importante mission au roi de France, Louis XI, pour lui proposer de se mettre à la tête de la ligue de la paix et de convoquer les souverains chrétiens pour la conclusion d’un traité qui, sur la base du droit international, empêcherait les guerres entre les membres de l’union et permettrait leur défense commune.
Je pense que, si l’une des premières grandes tentatives d’unification pacifique de l’Europe émane du territoire de l’Europe centrale, ce n’est absolument pas un hasard. Carrefour traditionnel de tous les conflits européens, c’est précisément cette région qui est particulièrement intéressée à la paix et à la sécurité dans toute l’Europe. Je suis heureux d’avoir pu parler de ce thème, ici, à Strasbourg, dans la ville qui, jadis symbole des confrontations traditionnelles, est aujourd’hui celui de l’unité européenne.
Honoré d’avoir pu prendre la parole devant le forum politique le plus important d’Europe, je me suis naturellement consacré à des considérations sur les structures politiques, les systèmes, les institutions et les mécanismes; mais cela ne signifie pas que je ne connaisse pas ce qui est plus qu’évident, à savoir qu’aucune structure vraiment nouvelle ne se créera et qu’aucune structure actuelle ne changera substantiellement sans changements radicaux dans la pensée humaine, dans le comportement des hommes et dans la conscience sociale. Sans hommes audacieux, les transformations structurelles audacieuses sont impossibles.
Par cette remarque, je reviens à ce par quoi j’avais commencé, à savoir le rêve. Tout porte à croire que l’on ne doit pas avoir peur de rêver sur ce qui est en apparence impossible si l’on souhaite que l’apparemment impossible devienne réalité. Sans rêver d’une meilleure Europe, on n’édifiera jamais une Europe meilleure.
Je ne conçois pas les douze étoiles de votre emblème comme l’expression de la conviction que le Conseil de l’Europe édifiera le paradis sur terre. Il n’y aura jamais de paradis sur terre. Pour moi, ces douze étoiles signifient que l’on pourrait vivre mieux sur terre si l’on osait, de temps en temps, lever les yeux vers les étoiles.
Je vous remercie de votre attention.
(Mmes et MM. les parlementaires se lèvent et applaudissent longuement)
M. LE PRÉSIDENT (traduction)
Je vous remercie, Monsieur Havel. Votre cheminement a été tout à fait remarquable puisque, d’ancien dissident, vous êtes devenu très rapidement Président. Vous avez parlé de rêves et d’un peuple courageux. Vous-même ainsi que votre ministre des Affaires étrangères, M. Dienstbier, qui est aussi parmi nous aujourd’hui, vous faites partie de ce peuple courageux qui a changé le destin de votre pays. Nous partageons vos rêves concernant une Europe nouvelle.
Je vous remercie, Monsieur Havel, de votre intéressante allocution. Beaucoup de questions ont été posées et je propose de les examiner selon la procédure habituelle de l’Assemblée. Je vous inviterai, Monsieur Havel, à répondre successivement à chaque question et j’inviterai ensuite le membre intéressé à poser une brève question supplémentaire ne dépassant pas trente secondes.
Pas moins de vingt-trois questions ont été déposées à l'intention de M. Havel. Je tâcherai de les prendre en compte autant que possible en totalité. J’ai passé en revue les sujets qui ont été communiqués au Service de la séance et je donne à mes collègues l’assurance que je ferai de mon mieux pour les inviter à poser leurs questions dans un ordre qui vise à réaliser un certain équilibre entre les sujets, les pays et les intérêts politiques.
Pour commencer, je donne la parole à M. Baumel, pour poser sa question sur l’Assemblée et la maison commune européenne.
M. BAUMEL (France)
Monsieur le Président, nous avons écouté avec un immense intérêt et avec un grand respect le magnifique discours que vous venez de prononcer devant nous et qui n’a éludé aucun des grands problèmes. Nous ressentons tous, sur tous les bancs, le caractère historique du moment que nous venons de vivre et nous sommes vraiment très émus de vous voir ici devant cette grande assemblée européenne.
Permettez-moi de vous poser une question qui a trait au projet de commission européenne de sécurité dont vous avez parlé et qui a été proposé par votre gouvernement.
Il y est dit, de façon judicieuse, que la construction d’un système moderne de sécurité suppose le recours à l’expérience acquise par les institutions existantes de la coopération, tel le Conseil de l’Europe.
Estimez-vous que l’expérience que le Conseil de l’Europe a accumulée depuis de nombreuses années, notamment en ce qui concerne le respect des droits de l’homme, le respect de l’Etat de droit et de la démocratie pluraliste – cela est consacré dans le Statut du Conseil – pourrait nous permettre de devenir le volet parlementaire indispensable d’une future construction européenne?
Quant à la coopération européenne dont vous avez parlé, qui pourrait être l’héritière de la CSCE, comment voyez-vous la position du Conseil de l’Europe par rapport à l’évolution de la CSCE?
M. Havel, Président de la République fédérative tchèque et slovaque (interprétation)
souligne que le Conseil de l’Europe ne traite pas des questions de sécurité; aussi avait-il pensé que la commission qui serait éventuellement mise en place par la CSCE pourrait constituer le germe d’un nouveau système de sécurité et de l’intégration politique de l’Europe.
M. PANGALOS (Grèce)
Monsieur le Président, tous ceux qui parmi nous, au cours de cette terrible et magnifique année 1968, n’ont pas voulu accepter les «évidences», notamment l’idée selon laquelle la raison et l’intelligence doivent se soumettre à la force mécanique et le fait que le futur doit rester l’otage du présent, sont heureux et fiers de vous avoir parmi nous.
Ce n’est pas par hasard si vous représentez la Tchécoslovaquie enfin libre. Ce n’est pas par hasard si vous êtes honorablement connu dans le monde entier. Vous savez cependant que le soleil brille parfois si fort qu’il empêche de voir les étoiles qui sont pourtant là. On dit même qu’elles se multiplient sans cesse. Cela m’amène à vous poser la question suivante: quelle sera l’évolution des institutions démocratiques tchèques et slovaques? Etes-vous partisan d’un système parlementaire avec une diversification et un rôle accru des partis politiques ou d’un système présidentiel? Permettez-moi une impertinence: à plus long terme, vous verriez-vous, vous-même, président d’une république présidentielle, voire – pourquoi pas – comme un chef de parti?
M. Havel, Président de la République fédérative tchèque et slovaque (interprétation)
souligne que, dans l’attente d’une nouvelle constitution, le président actuel a plus de pouvoirs que n’en possède normalement un président élu par le parlement. Il n’est pas favorable à un régime présidentiel de type français ou américain, mais il reconnaît que les pouvoirs du président devront rester assez étendus pour conforter le système fédéral.
Quant à son rôle personnel, il rappelle que, quarante jours après les prochaines élections du nouveau parlement, il y aura une élection présidentielle. Il n’y aura pas de candidature individuelle et ce sont les partis qui présenteront des candidats. Quel que soit l’élu, son mandat sera limité à deux ans, délai retenu pour l’adoption d’une nouvelle constitution. Personne ne sait quelles seront ensuite les nouvelles compétences présidentielles. Le Président Havel estime qu’un président de transition n’est sans doute pas celui qui doit présider un régime stabilisé.
Mme HOFFMANN (République Fédérale d'Allemagne) (traduction)
Monsieur le Président, permettez à une Allemande née à Prague, profondément attachée à son pays natal, de vous remercier du fond du cœur de votre merveilleux discours et de la main fraternelle que vous avez tendue aux Allemands des Sudètes. Je connais les horreurs qui ont été infligées aux Tchèques et aux Slovaques sous le IIIe Reich; j’ai eu moi- même la douleur de perdre trois proches allemands en mai 1945 à Prague. Aussi, je mesure toute l’importance de votre geste, de cette main tendue, gage de paix et de réconciliation, que les Allemands des Sudètes se garderont de repousser, car ils savent bien qu’elle est le fondement d’une vraie réconciliation. La question que j’aimerais vous poser, Monsieur le Président, est la suivante: comment voyez-vous la coexistence future des Tchèques, des Slovaques et des Allemands, y compris des Allemands des Sudètes, dans la vision qui est la vôtre de la future coexistence des peuples en Europe?
M. Havel, Président de la République fédérative tchèque et slovaque (interprétation)
pense que son pays sera capable de garantir l’identité de ses deux nations au sein d’une fédération et de faire respecter les droits des minorités. Au demeurant, les frontières vont de plus en plus perdre de leur importance en Europe.
M. KORITZINSKY (Norvège) (traduction)
Vous venez juste de nous rappeler que les rêves et les idéaux sont le moteur de tout changement politique et que, fondamentalement, la politique consiste à rendre possible l’impossible. Dans l’évolution actuelle de l’Europe, certains pays du tiers monde doivent précisément relever le défi de rendre possible ce qui, aujourd’hui, semble impossible – lutter contre la pauvreté, l’injustice sociale et le mécanisme des prix dans le commerce international, de manière à instaurer les droits de l’homme dans le tiers monde.
J’aimerais avoir votre sentiment sur ces questions, car les Européens ne doivent pas oublier qu’avec l’argent économisé sur les dépenses militaires ils peuvent soit s’enrichir encore plus, soit mettre en œuvre une politique de solidarité avec le tiers monde. Certains pays d’Europe occidentale ont à présent tendance à réduire l’aide au développement. Les négociations Nord-Sud pour instaurer plus de justice dans les échanges commerciaux internationaux ne progressent que très lentement. J’aimerais savoir ce que vous pensez de ces grandes évolutions.
M. Havel, Président de la République fédérative tchèque et slovaque (interprétation)
reconnaît que, si les grandes puissances et leurs alliés s’engagent dans un processus de désarmement, beaucoup d’argent sera disponible pour aider le tiers monde; mais les pays occidentaux devraient y exporter moins d’armes, car celui-ci a besoin d’autre chose.
M. COLOMBO (Italie) (traduction)
Dans vos interventions, Monsieur le Président, vous faites souvent allusion aux valeurs culturelles et spirituelles de la politique. Votre rencontre avec Sa Sainteté, le pape Jean-Paul II, a été un événement remarqué.
Pensez-vous que la structure culturelle et politique de l’Occident, fondée sur l’humanisme chrétien, la personne humaine et la solidarité, sur l’économie sociale et l’économie de marché, suffise à donner corps à un projet politique moderne qui remplace, d’une part, le marxisme collectiviste et, d’autre part, le libéralisme capitaliste?
M. Havel, Président de la République fédérative tchèque et slovaque (interprétation)
se félicite de ce que son pays se soit libéré de catégories idéologiques périmées et que les mots de «capitalisme» et de «socialisme» perdent leur sens. Ses concitoyens veulent construire un Etat où l’économie fonctionne correctement tout en ayant une dimension sociale, humaine et culturelle. Qu’on parle alors de «capitalisme» ou de «socialisme», c’est l’affaire de chacun.
M. MIVILLE (Suisse) (traduction)
Monsieur le Président, la domination de l’Union Soviétique sur l’Europe orientale était une dictature intolérable. Elle avait purement et simplement refoulé des problèmes qui nous préoccupent gravement aujourd’hui et la violence avec laquelle ils explosent maintenant ne laisse pas de nous inquiéter. Je veux parler des nouveaux nationalismes, des conflits entre nationalités au sein des Etats, du traitement des minorités et de véritables mouvements racistes – comme Pamiat en Union Soviétique. Or, le racisme et l’antisémitisme vont, hélas, toujours de pair. Ce phénomène vous paraît-il également préoccupant? Pensez-vous aussi qu’il y ait lieu de s’en inquiéter? Quelles sont les mesures prises par les gouvernements des ex-pays socialistes pour y remédier?
M. Havel, Président de la République fédérative tchèque et slovaque (interprétation)
fait observer que ces nations ont été privées du droit d’exprimer leur identité par le système totalitaire et qu’il est compréhensible qu’aujourd’hui explosent des sentiments nationalistes. D’autre part, la pression démoralisante du système totalitaire porte aujourd’hui ses fruits et certains pensent que la liberté consiste à pouvoir faire et dire n’importe quoi. A cela s’ajoute le fait que les institutions policières, qui étaient auparavant surtout chargées d’opprimer la population, sont en pleine restructuration et qu’il n’est pas facile d’agir efficacement contre les mouvements qui inquiètent l’honorable parlementaire. Mais l’on peut penser qu’avec le temps des solutions pacifiques seront trouvées et que ces excès prendront fin.
M. LOPEZ HENARES (Espagne)
Monsieur le Président, permettez-moi d’exprimer la profonde joie que nous ressentons en vous voyant parmi nous. Vous êtes, en personne, un exemple vivant du combat de la Raison dont vous venez de parler.
Vous avez déjà pratiquement répondu à la question que je voulais poser sur la Constitution puisque vous avez indiqué que vous en aurez une dans deux ans. Mais, durant ce délai, quelles mesures prendrez-vous avec votre gouvernement pour garantir les droits et les libertés dont le peuple tchécoslovaque aura besoin?
M. Havel, Président de la République fédérative tchèque et slovaque (interprétation)
souligne qu’il n’est pas simple de reconstruire un Etat en assurant le bon fonctionnement des organes élus et en redéfinissant leurs relations avec le pouvoir exécutif. Il pense cependant que l’Assemblée législative pourra élaborer, dans le délai de deux ans, la nouvelle constitution. Trois projets ont été déposés pour la fédération et pour les nations tchèque et slovaque.
D’autre part, le parlement a déjà adopté soixante-quatre lois en trois mois, dont treize constitutionnelles, et il débat quant au fond de la modification de la Constitution. Dans le domaine économique, des premières mesures ont été prises, même si le plus important reste à faire. L’Assemblée a également aboli la peine de mort et garanti la liberté d’expression et le droit de réunion. Actuellement, il existe trente-quatre partis dont vingt-trois qui ont participé aux élections. Il faut laisser le temps faire son œuvre de façon que programmes et personnalités puissent gagner en clarté et en fermeté. Il est presque certain que dans deux ans les nouvelles élections mettront en présence des forces politiques plus mûres qu’aujourd’hui.
Mme VERSPAGET (Pays-Bas) (traduction)
Monsieur le Président, vous avez prononcé des paroles chaleureuses sur l’importance des droits de l’homme et la réalisation de droits collectifs pour les minorités. Dans le prolongement de ces remarques, j’aimerais vous poser une question sur le groupe minoritaire qui occupe le deuxième rang de par son importance numérique en Tchécoslovaquie, à savoir les Gitans qui représentent près d’un demi-million de personnes.
Etes-vous prêt à promouvoir l’idée que ce groupe aura le droit, comme les autres groupes minoritaires, de se définir dans la Constitution comme minorité nationale, de sorte qu’il pourra bénéficier de la possibilité d’exercer ses droits culturels?
Etes-vous prêt à abolir la législation discriminatoire qui existe toujours actuellement en Tchécoslovaquie – je cite comme exemple la Loi n° 74 de 1958?
Avez-vous également l’intention de mettre fin aux traitements discriminatoires des Gitans, comme l’application spécifique et à grande échelle de la législation sur la stérilisation à l’égard des femmes gitanes qui se voient, par l’intermédiaire des instances sociales, moralement obligées de se faire stériliser?
M. Havel, Président de la République fédérative tchèque et slovaque (interprétation)
rassure l’oratrice: tout sera fait pour régler le problème. Les Gitans sont nombreux en Tchécoslovaquie et souffrent sans doute de discriminations. Ils ont même été l’objet, récemment, de manifestations racistes dont on a peut-être exagéré l’importance et qui étaient en partie le fait de gens désireux de semer le trouble. Mais ils ont eux-mêmes pris des initiatives et fondé des partis ou bien sont représentés au sein d’autres mouvements; ils participeront aux élections et disposeront donc de députés. En tout état de cause, si le parlement actuel ne parvient pas à une solution satisfaisante, ce sera à celui qui sortira des élections libres de s’atteler à la tâche.
M. LE PRÉSIDENT (traduction)
Compte tenu de l’horaire et du programme chargé du Président Havel, nous devrions nous en tenir là. Néanmoins, j’autorise encore deux questions. Nous en terminerons par là, permettant ainsi au Président Havel de remplir ses autres obligations. La parole est à M. Altug.
M. ALTUG (Turquie) (interprétation)
après avoir souligné le rôle éminent joué par les intellectuels, dont M. Havel lui-même, dans le déclenchement du processus de réforme démocratique en Tchécoslovaquie, demande au Président quelles forces politiques ont à son avis le plus de chances de s’imposer prochainement dans le pays et quel rôle pourraient assumer à l’avenir les animateurs de la Charte 77.
M. Havel, Président de la République fédérative tchèque et slovaque (interprétation)
souligne que la Charte 77 n’est pas un parti politique, mais un mouvement de défense des droits de l’homme. A ce titre, elle conserve toute sa valeur et toute sa vitalité même après les changements récents. Elle continue de se faire entendre chaque jour, signalant toutes les violations des droits de l’homme, tous les phénomènes inquiétants: c’est ainsi qu’elle vient de publier un document sur les récentes manifestations dirigées contre les Gitans. Mais elle n’a pas vocation à participer à la vie politique entendue au sens strict: elle assume plutôt une fonction de monitoring en matière de droits de l’homme.
Les forces politiques se sont reconstituées très vite à partir de germes restés en quelque sorte latents et, dans une certaine mesure, on a retrouvé le spectre, traditionnel dans les démocraties occidentales, allant de la droite à la gauche. Cependant, les clivages habituels ont été quelque peu brouillés par quarante ans de totalitarisme. Quant aux mouvements qui ont le plus de chance de l’emporter bientôt, ce serait, si l’on en croit les sondages d’opinion, Forum civique et Public contre la violence.
M. SARTI (Italie) (traduction)
Monsieur le Président Havel, l’an dernier, c’est votre précieux opuscule, Quelques mots sur la parole, qui a remporté le plus grand succès de librairie en Europe.
Voici ma question: pourriez-vous aujourd’hui écrire un autre opuscule sur le destin du mot «communisme»?
M. Havel, Président de la République fédérative tchèque et slovaque (interprétation)
note que Quelques mots sur la parole ne faisait que reprendre le texte d’une conférence. Quant au mot «communisme», il l’évite parce qu’il ne sait trop ce qu’il signifie. (Rires et applaudissements) Mais s’il devait écrire une suite à Quelques mots sur la parole, qui était antérieur à la chute du régime communiste, il traiterait probablement de l’abus qui a été fait de mots tels que «démocratie», «liberté», «droits de l’homme», ou «humanité», en essayant de cerner comment la signification varie selon les utilisateurs.
M. LE PRÉSIDENT (traduction)
Merci beaucoup, Président Havel. Nous concluons ainsi la liste des interventions.
L’ovation qui a salué votre discours, Président Havel, est beaucoup plus éloquente que tout ce que je pourrais dire de la sympathie que nous éprouvons pour vous, pour vos collègues ici présents ainsi que pour votre pays. En conclusion, je me contenterai donc de vous remercier une nouvelle fois d’être venu à Strasbourg qui, pour la toute première fois, accueille un chef d’Etat tchécoslovaque. Nous adressons à votre pays et à vous-même nos meilleurs vœux pour l’avenir.