Rapport | Doc. 812 | 23 avril 1958
Situation actuelle (A) en Pologne (B) en Roumanie, en Bulgarie et en Albanie (C) en Estonie, en Lettonie et en Lithuanie
Relations avec les pays européens non membres
A. Projet de directive
(open)L'Assemblée,
Ayant pris connaissance des rapports de la commission des Nations non représentées sur la situation actuelle en Pologne, Roumanie, Bulgarie, Albanie, Estonie, Lettonie et Lithuanie (Doc. 812),
Charge cette commission de poursuivre l'examen de la situation en Europe centrale et orientale et d'en faire un nouveau rapport à l'Assemblée en temps voulu.
A
La situation actuelle en Pologne (Rapporteur : M. BOEGHOLM)
[Ce rapport est provisoire. Un rapport supplémentaire sera présenté à la prochaine partie de session de l'Assemblée, traitant particulièrement des aspests économiques de la situation en Pologne.]
Gomulka est apparu comme le héros de la révolution d'octobre, bien qu'il n'en ait ni commandé les combats proprements dits, ni conçu l'idéologie, et bien qu'il se soit contenté de faire sien un programme élaboré par d'autres. Pendant deux mois, il eut une popularité plus grande que n'en a jamais connu aucun autre dirigeant dans l'histoire du communisme mondial. Tant pour les masses que pour Y Intelligentsia, il incarnait la volonté indomptable de liberté de la nation polonaise. Il n'en est plus ainsi. Bien que les rênes du pouvoir restent entre ses mains, il a perdu la confiance de beaucoup d'entre ceux qui l'ont porté au pouvoir. Le fondement de sa puissance se trouve en dehors de la Pologne. Le fait est que la politique polonaise est gouvernée par des facteurs extérieurs à la Pologne elle-même, tels que le Kremlin, et aussi la peur de voir une rupture du Pacte de Varsovie porter atteinte aux frontières occidentales.
Toutefois, il serait parfaitement inutile de simplement souligner le fait que des élections vraiment libres, ne subissant d'aucune manière une influence étrangère, emporteraient le gouvernement actuel et laisseraient Gomulka le chef d'un groupe minoritaire.
Il semble qu'il soit beaucoup plus important de faire l'analyse de la situation actuelle. On ne peut nier que Gomulka ait fait du chemin depuis les jours de la révolte nationale, et que les différences entre la Pologne communiste et la Russie communiste ne soient pas plus grandes qu'à l'époque de la révolution d'octobre. Il n'est pas besoin d'en chercher l'explication très loin. La révolution hongroise a enflammé l'imagination de la jeune génération dans les pays satellites, et il se produit dans toute l'Europe soviétique une fermentation des esprits, qui aboutira à la ruine de cet empire, à condition que la démocratie occidentale n'abandonne pas l'équilibre de puissance qui commande actuellement la politique mondiale.
Les dirigeants communistes n'ont pas mis longtemps à saisir qu'un communisme « national » ou même « modéré » peut facilement « dégénérer » en démocratie et conduire à la défaite du communisme lui-même. C'est pourquoi Tito a trahi Imre Nagy, et c'est la raison majeure qui a poussé Gomulka à rechercher l'amitié du Kremlin et à abandonner la souveraineté de la Pologne. On. peut difficilement mettre en doute le fait que, si Gomulka devait choisir entre l'Est et l'Ouest, il se tournerait vers l'Est. Il craint sincèrement, on n'en peut douter, les changements révolutionnaires qui pourraient survenir dans les pays satellites.
Cela ne veut pas dire qu'il considère la Pologne comme une colonie russe, ni qu'il soit prêt à obéir en toutes circonstances.
La Pologne doit encore être considérée comme le pays le plus « libéral » du monde communiste, plus libéral certes que la Yougoslavie de Tito. D'autre part, Gomulka doit user de plus de circonspection que Tito pour parler d'indépendance nationale, aussi longtemps du moins qu'il n'a pas avec l'Ouest le même genre de contact que Tito.
Deux événements survenus au cours de ces quelques derniers mois ont clairement fait ressortir ce fait. Dans toute la Pologne on a célébré le 12 octobre la fête de l'armée. De hauts représentants du groupe Nord de l'armée russe assistaient à l'une des réunions et, dans un discours qu'il a prononcé devant cet auditoire, le général Kuszko, chef adjoint de la section politique de l'État-major de l'armée polonaise, a non seulement eu des paroles très chaleureuses à l'intention des invités soviétiques, mais s'est même laissé aller jusqu'à critiquer les généraux polonais qui avaient combattu sur le front occidental au cours de la deuxième guerre mondiale. Dans son ordre du jour, le ministre de la Défense, le général Spychalski, a particulièrement insisté sur la fraternité polono-russe, ajoutant que l'alliance avec la Russie était la garantie des frontières actuelles de la Pologne, point qu'avait approfondi Gomulka peu auparavant.
Mais, bien que Gomulka accepte l'appartenance à l'empire soviétique, il ne veut pas que les liens impériaux soient trop étroits. Peu après la fête de l'armée, il a prononcé devant les activistes du parti un discours que l'on peut difficilement interpréter autrement que comme un avertissement contre la création d'une nouvelle organisation internationale communiste. A propos du Komintern, il déclara qu'il avait, à ses débuts, eu son utilité, mais qu'il était devenu rapidement préjudiciable aux véritables intérêts des classes laborieuses. Ensuite, à propos du Kominform, il n'a certes pas ménagé ses termes, en déclarant qu'« on ne pouvait rien en dire de bon ».
Autant qu'on puisse en juger sur la foi des renseignements disponibles, les dirigeants du Kremlin avaient proposé une nouvelle organisation internationale, mais il semble que la Yougoslavie, la Pologne et, vraisemblablement, même la Chine aient rejeté ce projet.
C'est un fait curieux que les dirigeants de l'Allemagne orientale aient fait une déclaration dans laquelle ils se réjouissaient de « la décision prise par Moscou » de publier « une revue marxiste-léniniste internationale », bien qu'il ne soit fait état d'aucune publication de cette nature dans la déclaration de Moscou.
Il y a environ quinze jours, s'est tenue à Prague une réunion destinée à discuter de la publication d'un périodique international, comme premier pas vers la création d'un nouveau Kominform. Les observateurs occidentaux à Prague ont affirmé qu'aucun délégué de la Yougoslavie ni de la Pologne n'était présent à la réunion.
Varsovie avait accueilli dans l'allégresse l'évincement des groupes de Molotov et de Malenkov. L'organe officiel du parti, Trybuna Ludu, soulignait « l'importance internationale » des décisions des Soviets. C'était « la victoire du marxisme- léninisme vivant, créateur ». Le Zysie Warszawy remarquait : « Le nouveau triomphe de l'ancien. »
On a interprété ces commentaires comme une preuve du désir de Gomulka de s'attacher à un communisme tempéré.
Une telle preuve pourrait fort bien devenir nécessaire, car de nombreux stalinistes bien connus sont restés en fonction et sont récemment devenus très actifs.
En outre Gomulka s'est amèrement attaqué à la politique dite du « révisionnisme ».
Le communisme polonais paraît se diviser en quatre groupes différents. A droite — selon la terminologie communiste — se trouve le groupe Natolin, qui est constitué par les stalinistes, et semble avoir été en mesure d'exercer une influence surprenante au dixième Congrès du parti. Les dirigeants de ce groupe sont Mijal, Witaszewski, Ruminski et peut-être Zawadski.
Le groupe du centre se rassemble autour de Gomulka et a pour principal théoricien Adam Schafî. Ce groupe n'est pas facile à définir, en raison du rôle dominant que joue la tactique de parti pour un grand nombre de ses membres. D'une manière générale, ils affirment que le communisme soviétique a décliné parce qu'il a abandonné l'idéologie léniniste d'un « centralisme démocratique » qui permettait la libre discussion de tous les sujets au sein du parti avant qu'un vote n'ait eu lieu. C'est l'un des principes essentiels de M. Schafî, qu'cc une réelle liberté de discussion » ne peut être permise qu'au sein du parti lui-même.
Le troisième groupe dirigé par Hochfeld et Helena Eilstein est un véritable groupe révisionniste, dont les adhérents peuvent même sembler être un genre de communistes pré-léniniens. Ils citent fréquemment ces paroles de Rosa Luxembourg : « Une révolution que l'on fait sans souci du droit, de la liberté et des droits démocratiques, dégénérera en un système de despotisme. »
Les porte-parole du dernier groupe, et surtout Kolakowski et Szaki, se donnent à eux-mêmes le nom de marxistes humanitaires. Leur première exigence est une société qui garantisse ses citoyens de la peur. Ils repoussent la violence en tant que moyen politique.
Le jeune philosophe polonais Kolakowski est un homme que doivent observer tous ceux qui s'intéressent à l'avenir de la nation polonaise. Entré très jeune au parti communiste, il est encore profondément sous l'influence de l'idéologie léniniste. Il insiste fréquemment sur l'importance de l'idée de liberté, mais il est en faveur de la libre discussion uniquement « des idéologies fondées sur les principes du socialisme ». Il est opposé à la réintroduction d'un système à plusieurs partis.
Kolakowski est pour l'instant un chercheur qui n'a pas encore trouvé sa voie. On n'a jamais écrit de réquisitoire plus pénétrant et plus mordant contre le totalitarisme que les essais de Kolakowski, La fin de l'âge des mythes, qui ne sont pas encore publiés en Pologne, mais qui ont paru il y a un an environ dans The New Leader. Il y définit l'État totalitaire comme celui « dans lequel une personne qui n'a commis aucun crime attend chez elle qu'arrive la police, dans lequel il y a plus d'espions que d'infirmières et plus de gens dans les prisons que dans les hôpitaux ».
On ne peut mettre en doute la sincérité de ses efforts pour analyser la crise de conscience par laquelle passe aujourd'hui plus d'un jeune communiste. Il ne rejette pas encore le principe qui veut que la fin justifie les moyens, mais il a acquis un esprit assez critique au sujet tant des fins que des moyens. En dépit de sérieuses attaques de la part d'écrivains d'inspiration soviétique, il poursuit sa critique idéologique. En septembre dernier, il a écrit pour la Nowa Kultura une série d'articles, que l'on a dépeints comme la critique la plus poussée qu'ait jamais écrit un communiste sous un régime communiste. En outre, il ne se contente pas du rôle d'un critique. « Nul, dit-il, ne peut être exempté de l'obligation morale de combattre un système de gouvernement, une doctrine, ou un ordre social qu'il estime vils et inhumains, en faisant valoir qu'il leur trouve une nécessité historique. » Dans un autre article, il déclare : « On serait loin de la vérité en disant que les modes de pensée, de sentiment et d'action que l'on a critiqués ici ont entièrement disparu ; ils sont manifestement doués d'une vitalité virulente. »
Le nom de Kolakowski est bientôt devenu le mot de passe du révisionnisme non seulement en Pologne, mais dans toute l'Europe sous domination soviétique. Comme l'État communiste, plus qu'aucun autre, se fonde sur la théorie, le révisionnisme est un danger latent pour l'ensemble du système soviétique. C'est pourquoi non seulement le communisme orthodoxe, mais aussi le communisme à la manière de Khrouchtchev le répudient également.
Aussitôt après la déclaration de Moscou émanant des douze partis communistes, la Pravda et les Izvestia ont lancé une violente campagne contre le révisionnisme, dont les fruits inévitables seraient l'apparition du « communisme national », le rejet du rôle dirigeant de la Russie et la destruction de l'unité communiste. Trois hommes seulement se sont à ce jour fait remarquer par un traitement spécial : le « fasciste » hongrois Imre Nagy, le « renégat » yougoslave Djilas et le philosophe polonais Kolakowski.
Il y a quelques semaines seulement, la Pravda citait cette question qu'aurait posée Kolakowski : « Le concept même du marxisme a-t-il gardé un sens ? » ; d'après la même source, Kolakowski donnait à sa propre question la réponse suivante : « Ce même organe estime que l'on peut faire remonter l'origine du révisionnisme à la social-démocratie, au trotskisme, au syndicalisme anarchiste, etc. » En Roumanie, le Contemporanul s'est attaqué à Kolakowski en tant que bourgeois et, en Tchécoslovaquie, a été radiodiffusée une critique faite par le théoricien tchèque Filiec, afin de lui assurer une large audience. Les intellectuels polonais n'ont pas reculé devant l'attaque, mais ont répondu aux coups.
Dans tout le pays se sont fondés des clubs permettant aux jeunes intellectuels de discuter des problèmes de politique et de philosophie. Un grand nombre de ces clubs ont eu pour point de départ le club PetOfi, à Budapest. Po Prostu représentait essentiellement le symbole et l'élément coordinateur de ces clubs.
L'essai de Paul Hertz, Valeurs européennes et littérature polonaise, qui fut publié à l'automne, et qui constitue l'un des documents les plus importants de la culture polonaise d'aujourd'hui, avait initialement fait la matière d'une conférence donnée à l'un de ces clubs. Dans cette conférenc, M. Hertz qui, soit dit en passant, était autrefois un enthousiaste de la littérature soviétique, rappelle à son peuple que trois éléments ont toujours été le moule où s'est formée la culture polonaise : les idées grecques, romaines et chrétiennes. Ce retour aux idées de l'antiquité classique et de l'éthique chrétienne est un fort indice de la banqueroute de l'idéologie communiste en Pologne.
Au cours du festival de la jeunesse à Moscou, en août dernier, les étudiants polonais ont porté la torche de la liberté intellectuelle dans le camp soviétique. Selon le journal polonais Zysie Warszawy, les jeunes Polonais ont été accusés de « révisionnisme », ce à quoi leur chef Broszkiewicz répliqua : « La meilleure politique culturelle est l'entière liberté culturelle. »
Des émissions de Radio-Varsovie firent état de ce conflit d'opinions. Dans une émission spéciale de Moscou, il fut déclaré que « l'attitude polonaise devant certaines questions ouvrait les yeux d'autres délégations » du camp communiste. Deux jours plus tard, Radio-Varsovie déclarait que la façon de penser des Polonais exerçait un attrait magnétique sur la jeunesse russe.
Fait assez curieux, on accusa même la revue polonaise Opinie, qui se trouve être le porte-parole de la Société pour l'amitié entre la Pologne et la Russie, de « dénigrer » la littérature russe. L'hebdomadaire officiel polonais Polityka vint immédiatement au secours d'Opinie.
Un peu plus tard un orage éclata à propos d'une interview donnée par le Président du syndicat des écrivains polonais, Antoni Slonimski, au quotidien japonais, le Mainichi.
La Komsomolskaya Pravda commenta l'interview en ces termes : « U'interwiew fut brève — une demi-page seulement — mais un plein seau d'ordures y fut déversé sur la littérature et la culture soviétiques. »
Ces quelques citations sont des indices assez éloquents de la fermentation qui se fait sentir parmi la jeunesse intellectuelle en Pologne.
Cette fermentation, qui pourrait fort bien conduire à la défaite du communisme polonais dans le domaine culturel, est à l'arrière-plan du nouveau renforcement de la censure. Au sens occidental du terme, la presse polonaise n'a jamais été libre sous le régime de Gomulka, mais elle était néanmoins en mesure d'apporter des renseignements assez objectifs sur le monde occidental et de faire valoir certaines vues qui n'étaient pas en stricte conformité avec celles du gouvernement. La liquidation de Po Prostu peut donc fort bien marquer une époque. En tout état de cause, les commentaires de l'hebdomadaire officiel Polityka, que l'on tient généralement pour représenter les vues de Gomulka, sont plutôt inquiétants. « La liberté de parole — écrit Polityka — s'arrête là où commencent l'agitation et la propagande contre la structure sociale de notre pays. Nous n'interdisons pas l'expression de points de vues divergents, à condition que ceux-ci ne soient pas dirigés contre les fondements de notre système. »
Le rédacteur de Po Prostu, Turski, et l'ancien rédacteur Lasota, ainsi que huit autres personnes furent expulsés du parti, mais il n'est pas dépourvu d'intérêt de faire remarquer que Lasota fut autorisé à conserver son mandat de membre du Sejm.
Les journalistes polonais qui avaient durement combattu pour la liberté de l'expression écrite, semblent, pour l'instant, avoir perdu l'espoir. Les dirigeants du Syndicat des journalistes n'ont pas été touchés, mais il semble qu'ils se soient engagés à poursuivre une propagande active dans le sens de la ligne du parti. La résolution qui fut adoptée à titre de compromis contient une certaine auto-critique, mais il ne faut pas en négliger l'introduction, qui souligne la « fierté » que tirent les journalistes « de la lutte qu'ils ont menée pour l'amélioration du parti, la démocratisation du pays, le relèvement du niveau de vie des masses et le redressement de l'économie ».
La liberté relative de la presse a disparu, et les promesses faites lors de la révolution d'octobre et immédiatement après n'ont pas été tenues. Certains articles et discours sont aujourd'hui assez curieux à lire :
« En octobre, le parti a rallié autour de lui la nation, et la nation a donné au parti un rôle politique dirigeant. » (Tygodnik Powszechny).
« La durée de l'accord dépend de la suite que donnera ou non le parti à ses propres résolutions. » (Même source).
Lors du huitième Congrès du parti, Gomulka déclara : « On ne peut se dérober à la vérité. Si on la garde secrète, elle surgira comme un fantôme menaçant. » Au neuvième Congrès du parti, Gomulka parla plus de centralisation que de démocratie et de liberté, mais en rejetant toujours l'idée d'un état monolithe.
C'était l'époque où l'antistalinisme était en vogue. Le ministre de l'Agriculture, M. Ocham, premier secrétaire du parti avant la révolution d'octobre, répliqua à l'attaque lancée par lès stali-nistes à propos de la politique nouvelle, dans les termes suivants : « Nous avons eu assez de discours écrits avec de l'encre d'importation. » Cette déclaration était une réponse aux accusations du dirigeant staliniste Mijal, selon lequel la voie empruntée par Gomulka pour aller au communisme était « une capitulation devant le capitalisme » ; mais l'attaque réelle était certainement dirigée contre l'intervention du Kremlin dans la politique intérieure de la Pologne.
Au dixième Congrès du parti, Gomulka abandonna sa politique tempérée pour combattre le révisionnisme. Il ne nia pas l'existence d'une faction « dogmatique » (c'est-à-dire staliniste), mais, selon lui, le meilleur moyen de vaincre le dogmatisme serait de faire échec aux révisionnistes. Le révisionnisme, poursuivit-il, est beaucoup plus dangereux que le dogmatisme, parce qu'il provoque un chaos idéologique et rompt l'unité du parti. Les fautes des dogmatistes résident principalement dans leur nostalgie d'un retour aux anciennes méthodes, tandis que « le socialisme glisserait dans l'abîme » si les révisionnistes avaient voix au chapitre.
La collaboration de Gomulka avec les éléments stalinistes est sans aucun doute une source de danger, mais il serait trop tôt pour soutenir qu'il est devenu staliniste lui-même, comme semblent le penser certains de ses ennemis.
Il y a seulement quelques mois, M. Adam Schafî, son principal adjoint dans le domaine idéologique, écrivait : « Le choc politique et moral de la dernière période a porté un coup mortel à l'attitude de foi aveugle. En tout état de cause, nous autres, Polonais, nous n'y reviendrons pas, car semblable attitude, une fois ébranlée, ne se prête pas à la reconstruction. L'emploi de la force est vain à cet égard. »
Quant aux propres discours de Gomulka au dixième Congrès du parti, on sait que la version des actes officiels du congrès qui a paru est incomplète. Il semble que l'on ait publié les discours écrits à l'avance, mais non les interventions de Gomulka au cours du débat. On dit que Gomulka fut mis en fureur par la violence des diverses interventions du groupe Natolin (staliniste) et répliqua dans un langage sans équivoque. Il aurait même parlé du dirigeant du Natolin, Mijal, comme d'un agent étranger (c'est-à-dire soviétique).
Un autre des dirigeants du Natolin, Mazur, réputé le plus intelligent de toute la faction, a été envoyé comme ambassadeur à Prague, ce qu'en l'occurence on doit considérer comme une sorte d'exil politique.
Simultanément, l'ancien ministre adjoint de la Sécurité Publique et son entourage firent l'objet de sentences très graves.
Tout cela tend à montrer que Gomulka n'a pas abandonné ses idées sur une « voie polonaise vers le communisme », par opposition à la voie russe.
Le 5 novembre, la Pravda publiait un article de Gomulka, où ce dernier soulignait les différences existant entre les diverses « voies nationales menant au communisme ». Dans la même édition, le dirigeant albanais Hoxha faisait valoir l'importance de l'unité idéologique et politique du monde communiste.
Dans un discours prononcé devant le Sejm le dernier jour de l'année 1957, le Premier Ministre polonais Cyrankiewicz insistait sur le fait qu'il y avait beaucoup à apprendre de l'Ouest dans le domaine économique. « Nous devrions », déclara le Premier Ministre polonais, « apprendre de l'Ouest la technique de l'organisation du travail. Nous devrions apprendre d'eux les moyens permettant d'atteindre une productivité élevée, apprendre l'assiduité, la prévoyance, l'épargne et la simplicité de vie. Nous devrions nous souvenir que les peuples de l'Ouest ont atteint leur niveau de vie plus élevé par leur diligence et leur efficacité au travail. C'est une chose qu'ils peuvent nous apprendre. »
De fait, l'influence occidentale semble être prépondérante dans le domaine économique. Voici comment Gomulka s'est exprimé au Congrès du parti démocratique le 15 janvier : « Notre politique à l'égard des artisans et de la petite entreprise privée n'a subi aucun changement... Nous avons place en Pologne pour le développement de l'artisanat et des services privés, et aussi pour le commerce privé. »
On pourrait ajouter que la déeollectik visation de l'agriculture se poursuit toujours. Avant la révolution d'octobre, il existait plus de 10.000 « coopératives » agricoles, contre seulement 1.724 actuellement. Pendant cette transformation la production agricole n'a pas cessé de croître. D'une manière générale, la condition du paysan polonais est très supérieure à celle de l'ouvrier polonais. Le journal officiel du parti, Trybuna Ludu, a publié en août des statistiques extrêmement intéressantes sur le niveau de vie de l'ouvrier polonais. Dans les mines de charbon, le salaire mensuel moyen s'élève à 2.344 zlotys, dans la métallurgie à 1.614 zlotys, et dans les industries textiles à 1.124 zlotys. Le coût de la vie s'élève en gros à environ 2.400 zlotys par mois. C'est dire que l'ouvrier doit faire des heures supplémentaires pour pouvoir couvrir ses dépenses. Seules font exception les mines de charbon.
Les grèves en Pologne ne sont pas motivées par des questions politiques. Elles résultent de l'insuffisance des salaires qui ne couvrent pas les dépenses indispensables. Le niveau de vie de l'ouvrier polonais ne peut se comparer avec les conditions existant non seulement en Tchécoslovaquie, mais même en Union Soviétique et en Allemagne de l'Est.
Gomulka et l'Église
Le problème religieux en Pologne doit être traité en particulier. Le peuple polonais est l'un des plus catholiques d'Europe. Entre un tiers et la moitié des membres du parti communiste vont à la messe tous les dimanches.
Gomulka sait certainement qu'il est tributaire de la neutralité bienveillante de l'Église. Ceci explique le fait étrange qu'une instruction religieuse soit donnée dans les écoles d'État de Pologne.
Il semble en même temps redouter l'immense influence du Primat de l'église polonaise, le cardinal Wyszinski. C'est pourquoi il a son propre mouvement catholique privé •— connu sous le nom de Pax — animé par l'ancien dirigeant fasciste Piasezki. C'est un fait curieux que l'ancien fasciste Piasezki soit, dans les années qui ont suivi la guerre, devenu un staliniste fervent ; beaucoup croient qu'il représente même davantage aujourd'hui le Kremlin que le Gouvernement polonais.
On n'oubliera pas que juste avant les événements dramatiques d'octobre 1956 le journal de Varsovie, Slowo Powszechne, avait publié un article signé de M. Piasezki, dans lequel il avertissait le peuple polonais que tout mouvement irréfléchi de sa part serait susceptible d'entraîner les Russes à prendre des mesures d'ordre militaire. Il est maintenant le chef de l'une des plus grandes organisations existant en Pologne, qui publie des documents et des livres, et dirige un grand nombre d'entreprises industrielles et commerciales.
Un journal polonais a écrit il y a quelque mois que Pax avait plus de 66 millions de zlotys; de capitaux fixes, plus de 100 millions de zlotys en circulation, dont 11 millions en espèces monnayées, déposés dans des banques et dans les coffres-forts de diverses entreprises. L'année dernière, le mouvement a réalisé des bénéfices s'élevant à 100 millions de zlotys, dont au moins 38 millions servirent à couvrir le déficit de ses entreprises politiques, parmi lesquelles toutes sortes de publications. Le mouvement Pax est exonéré de l'impôt sur les revenus et de toute forme de taxe sur les bénéfices pouvant être prélevée par le trésor public. L'organe quotidien de Pax atteint, avec environ 200.000 exemplaires, l'un des plus forts tirages en Pologne. Pour pouvoir comprendre la politique polonaise actuelle, il faudra se demander pourquoi cette gigantesque organisation catholique est maintenue en vie. Il paraît probable que le régime de Gomulka voit en Pax un moyen de diviser la population catholique, et d'empêcher ainsi qu'elle ne s'unisse sous la conduite du cardinal Wyszinski, l'une des plus grandes figures de la Pologne d'aujourd'hui.
Il semble que Gomulka devra toujours faire certaines concessions aux autorités ecclésiastiques. L'organisation de bienfaisance Caritas fut retirée des mains de l'Église en 1949 et Gomulka a toujours refusé de la lui rendre. Mais, d'après une déclaration émanant du secrétariat du cardinal, le Gouvernement polonais a donné satisfaction à une requête présentée de longue date par l'Église et visant à lui permettre de traiter directement avec les organisations catholiques américaines de la question des oeuvres.
On a simultanément annoncé à New-York qu'un programme d'échanges rapprocherait une université américaine et l'université catholique de Lublin en Pologne. C'est, croit-on, le premier cas de cette espèce.
Il serait vain de dépeindre le système de Gomulka comme un régime démocratique ou semi-démocratique. Ce n'est pas le cas. Mais, d'autre part, il a sa place propre dans la hiérarchie du communisme international, et ne voit pas toujours les choses du même oeil que les dirigeants du Kremlin. Il n'est pas dans l'intérêt de la démocratie occidentale qu'il soit par trop tributaire de l'aide russe.
C'est tout à fait à rencontre des désirs du Kremlin que Gomulka a négocié un prêt américain. Et il n'a certes pas suivi le conseil des Russes lorsqu'il a autorisé l'organisation de bienfaisance américaine Care à reprendre ses activités en Pologne.
L'objet de ce rapport a été de montrer que la jeunesse polonaise n'est pas perdue pour la démocratie et qu'on trouve très largement répandu dans le peuple polonais le désir de reprendre contact avec le monde démocratique. Il ne tient qu'aux pays occidentaux de faciliter de tels contacts.
La fermentation qui se produit dans les esprits des jeunes communistes polonais constitue pour l'instant le problème le plus grave qui se pose au communisme à l'Est. On prête à un journaliste polonais éminent ces paroles : «Blâmer Béria, cela suffit aux nourrissons soviétiques. Accuser le stalinisme, cela satisfera les Polonais naïfs. Mais nous, communistes polonais, nous devons rechercher quelle est la faille qui existe dans le léninisme et qui est à l'origine de tout. »
B
La situation actuelle en Roumanie, en Bulgarie et en Albanie (Rapporteur : M. KIRK)
INTRODUCTION
Roumanie
Bulgarie
Albanie
C
La situation actuelle en Estonie, en Lettonie et en Lithuanie (Rapporteur : M. WISTRAND)
Estonie
Lettonie et Lithuanie
Le compte rendu ci-dessus est également applicable à la situation qui prévaut en Lettonie et en Lithuanie. Il existe cependant une différence : un grand nombre de jeunes gens, pour la plupart diplômés des universités, ont été envoyés de Lettonie pour travailler dans diverses parties de l'Union Soviétique, si bien que le pays souffre d'une pénurie de spécialistes qualifiés. Cela mis à part, la situation est approximativement la même : il en est de même des difficultés que la mentalité « bourgeoise nationaliste » de la population suscite aux autorités.
Quelles sont les perspectives actuelles?
Les observateurs de l'étranger peuvent, étant donné la situation actuelle, être victimes de certaines illusions et s'imaginer qu'un changement radical s'est produit dans un sens favorable. Toutefois, étant donné que les conditions demeurent en grande partie inchangées, il serait vain d'espérer des modifications fondamentales dans un avenir proche.
On peut citer, à titre d'exemple, la prétendue « décentralisation économique » qui paraît si impressionnante à distance. A en croire cette définition, les trois républiques baltes sont devenues des « unités économiques distinctes ». Doit-on en conclure qu'un progrès considérable aurait été réalisé dans le sens d'une autonomie plus large ?
L'une des ressources les plus importantes d'une « unité économique distincte » réside évidemment dans ses disponibilités en main-d'oeuvre. Toute « unité économique distincte » devrait avoir la faculté et les moyens de mettre son économie au service de ses propres besoins. Or, l'agriculture des États baltes souffre depuis de nombreuses années, non seulement de la désorganisation considérable causée par la collecti-visation, mais aussi d'une pénurie critique de main-d'oeuvre. Les moissons en particulier sont toujours compromises par de longs retards. Malgré cela, une quantité de jeunes gens des villes baltes, parmi lesquels figuraient des centaines d'étudiants des universités et des collèges, doit participer aux moissons, non seulement dans leur propre pays, mais aussi dans les champs du Kazakstan, dans ce qu'on appelle « les terres vierges », à plus de 3.000 kilomètres de leur pays. Ces déplacements ont été organisés de Moscou et les républiques locales ne peuvent que recruter leurs propres contingents sur une base « volontaires », sous les auspices des Komsomol locaux. Le Conseil national économique, qui constitue une prétendue unité économique « indépendante » ou « autonome », n'ose pas s'opposer à ces déplacements de ses ressources — ou peut-être l'idée ne lui en est-elle même pas venue. Il convient toutefois de signaler que la campagne de moisson au Kazakstan a reçu une publicité moins importante en 1957 qu'au cours des années précédentes.
L'exploitation des ressources industrielles du pays est effectuée selon les mêmes principes. Les moteurs électriques Volta de l'usine Tallinn sont également utilisés sur toute l'étendue de l'U. R. S. S. et dans les pays du bloc soviétique, alors que l'Estonie elle-même n'a pas suffisamment de moteurs électriques. Le gaz de ville provenant des schistes bitumineux estoniens est dirigé sur Leningrad, tandis que Tallinn en manque.
Tout cet ensemble de faits suggère que I'« indépendance » des « unités économiques » n'est, en grande partie, que purement théorique.