1. Partie I – Evaluer la qualité de la
démocratie
1.1. Introduction
1. En avril 2007, l’Assemblée
parlementaire du Conseil de l’Europe a tenu un débat sur la situation
des droits de l’homme et de la démocratie dans les Etats membres
du Conseil de l’Europe. Les discussions, qui ont duré toute une
journée, se fondaient sur trois rapports: deux rapports thématiques,
l’un sur la situation des droits de l’homme, préparé par la commission
des questions juridiques et des droits de l’homme, l’autre sur la situation
de la démocratie, préparé par la commission des questions politiques;
et un rapport traitant de ces deux aspects pays par pays, établi
par la commission de suivi. Les autres commissions de l’Assemblée
ont été invitées à compléter ces trois rapports dans leurs domaines
de compétence respectifs.
2. Dès le début, ce débat a été conçu comme un exercice périodique.
L’expérience acquise lors du premier débat, en avril 2007, et les
discussions menées par la suite dans les commissions concernées
et au sein du Bureau de l’Assemblée ont mené à la conclusion que
le débat devrait être tenu sur une base annuelle et consacré alternativement
aux droits de l’homme et à la démocratie. Il a également été décidé
que le débat devrait se concentrer sur des questions précises.
3. En tant que rapporteur de la commission des questions politiques
pour le débat de 2007, et sachant que mon rapport allait être le
premier d’une série de rapports dans ce domaine, j’ai décidé d’adopter
une démarche normative. Il m’a semblé essentiel de commencer par
identifier et définir la base normative des démocraties, base qui
pourra servir de critère pour évaluer la situation de la démocratie
dans les pays européens, ses principaux défis, et les solutions
qui pourraient être proposées.
4. En conséquence, dans mon rapport de 2007 sur la situation
de la démocratie en Europe, j’ai recensé les dimensions constitutives
de la démocratie et leur pertinence au niveau des individus, des
organisations politiques et des institutions de l’Etat. La démocratie
étant un processus permanent, jamais terminé, j’ai également proposé
un ensemble de normes qui peuvent s’appliquer aux différents stades
d’avancement de la démocratie, de «fondamental» à «fort». Sur la
base de ces critères, j’ai pu examiner l’application des normes démocratiques
dans les Etats membres du Conseil de l’Europe et identifier ainsi
les insuffisances du processus démocratique dans certains pays.
Je renvoie, à ce sujet, au
Doc. 11203, à la
Recommandation
1791 (2007) et à la
Résolution
1547 (2007).
5. Cette année, la commission des questions politiques a décidé
que le rapport devrait se concentrer sur l’un des principaux défis
auxquels la démocratie est aujourd’hui confrontée: la migration.
Nos systèmes démocratiques font face à une énorme diversité multidimensionnelle
au sein même de leur propre société. L’ampleur de ce phénomène sera
démontrée dans ce qui suit. Aujourd’hui, tous les Etats doivent
relever un défi majeur consistant à concilier le respect de la diversité
dans la société et le respect des droits de l’homme et de l’intégrité
de l’individu, en se fondant sur une politique démocratique commune.
6. Or les institutions démocratiques de nos pays ne prennent
pas suffisamment en compte cet aspect, et le processus démocratique
se déroule en grande partie sans impliquer les habitants qui n’ont
pas la citoyenneté du pays. Bien souvent, les citoyens d’origine
étrangère eux-mêmes ne participent pas suffisamment au processus
démocratique, pour plusieurs raisons que je tenterai d’identifier.
7. Tout processus de modernisation implique nécessairement une
diversification des communautés qui composent la société. Le défi
de la diversité, dont la migration est l’un des facteurs, impose
de reconsidérer le cadre analytique servant à évaluer la qualité
de la démocratie.
8. En Europe, la migration internationale joue à cet égard un
rôle croissant, au même titre que le processus de mondialisation,
la libéralisation de l’économie et les changements démographiques.
Ce constat s’applique aussi bien aux pays d’Europe occidentale qu’à
ceux d’Europe orientale, y compris la Fédération de Russie. En outre,
il est de plus en plus largement reconnu que la démographie des
populations immigrées sera un élément important de l’évolution future
des populations en Europe.
9. L’objectif ultime de tout système démocratique doit être l’élimination
des privilèges politiques liés au statut de citoyen, dont sont exclus
ceux qui n’ont pas la citoyenneté du pays. En outre, il ne devrait
pas y avoir de différence sensible, quant à la participation au
processus démocratique, entre des citoyens de différentes origines
ou appartenant à des communautés culturelles différentes. Le principe
fondamental de la démocratie est que toutes les personnes concernées
par une décision donnée dans le cadre d’un processus démocratique doivent
être impliquées dans le processus décisionnel.
1.2. Principales
conclusions du débat de 2007 sur la situation de la démocratie en
Europe
10. La journée de débat de l’Assemblée
sur la situation des droits de l’homme et de la démocratie en Europe,
en avril 2007, s’est révélée utile et fructueuse. D’une part, nous
avons unanimement constaté qu’il est impossible de définir un modèle
parfait de démocratie
. On peut certes
dégager un consensus général sur les principes essentiels de la
démocratie, mais il n’existe pas de voie unique et parfaite pour
mettre ceux-ci en œuvre.
11. Les variables sont trop nombreuses pour cela: elles concernent
la géographie, l’histoire, les traditions, la culture, l’état de
développement du pays, la manière dont les valeurs et les croyances
influencent la démocratie, et la manière dont la démocratie a vu
le jour. A mon avis, ce dernier point revêt une importance particulière,
et j’y reviendrai dans le présent rapport. Comme l’a souligné M. Riester
au cours du débat, pour évaluer la situation de la démocratie dans
un pays donné, il faut tout d’abord en étudier l’histoire.
12. S’il est presque impossible de présenter un modèle idéal de
démocratie, il est d’autant plus important d’élaborer des critères
pour l’évaluation de la démocratie. D’autre part, après que nous
avons tous reconnu que la démocratie est un processus de développement
permanent, j’ai proposé d’établir quatre ensembles de critères pouvant
s’appliquer aux différents stades de ce processus: démocratie fondamentale,
avancée, stable ou forte.
13. Cette proposition ayant été favorablement accueillie, j’entends
la développer dans le présent rapport, notamment dans le contexte
de l’augmentation considérable des flux migratoires, qui est l’un
des principaux défis posés à nos systèmes démocratiques aujourd’hui.
En effet, les normes et les stades identifiés en matière de démocratie
dans le précédent rapport se vérifient quotidiennement dans la pratique
de nos pays, et il est essentiel de réagir face à de nouveaux facteurs
et à l’évolution de la situation.
14. Troisièmement, nous avons également constaté d’un commun accord
qu’aucune démocratie, parmi nos Etats membres, ne peut s’estimer
à l’abri de la crise
. Comme l’a souligné à juste titre
l’un des orateurs de l’année dernière, dans un contexte marqué par
l’augmentation du niveau d’éducation, la croissance de l’économie
et le progrès technologique, mais aussi par la mondialisation de
l’information, des marchés et de la société, la démocratie n’est
plus simplement une forme d’organisation de la vie politique fondée
sur la garantie des droits civiques et sur des élections régulières,
libres et équitables. La démocratie ne se résume pas à des élections
législatives ou présidentielles. La démocratie concerne la manière
dont nous vivons au quotidien. Comme l’a déclaré M. Bonnici au
«sujet de la primauté du droit, les lois ne
font pas une démocratie à elles seules; encore faut-il disposer
de bonnes lois».
15. La démocratie, c’est aussi la promesse fondamentale de distribuer
équitablement et sans exclusion les chances et les opportunités
de la vie. Les modalités actuelles d’exercice de la démocratie ne
permettent pas de tenir de telles promesses.
16. Le déséquilibre entre l’économie et la démocratie a pour conséquence
que, de plus en plus souvent, d’importantes décisions sont prises
en dehors des parlements, sous l’influence de différents groupes
de pression. Les citoyens nourrissent des doutes au sujet de la
démocratie, car ils estiment ne pas être en mesure d’influencer
le processus politique de prise de décision.
17. En outre, si nous voulons surmonter la crise de la démocratie,
nous devons réfléchir au moyen d’établir la démocratie au niveau
transnational, dans le cadre d’un traité de l’Union européenne.
Les développements récents quant à la Constitution européenne ont
clairement montré que la tâche est extrêmement difficile. A cet égard,
j’attire l’attention sur un autre rapport en cours de préparation
par la commission des questions politiques, qui abordera cette question
au sujet de la réforme des Nations Unies.
18. Je partage pleinement le point de vue de nombreux participants
au débat de l’an dernier selon lequel nous devons discuter ouvertement
de ces questions, faire preuve de persévérance dans nos efforts
pour identifier les déficits, et continuer d’émettre des propositions
de réforme. A cet effet, nous devons examiner le fonctionnement
de la démocratie dans nos pays respectifs et avoir le courage de
dévoiler les déficits concrets afin de pouvoir proposer des solutions
concrètes. C’est pourquoi je n’hésite pas à illustrer le présent
rapport par des exemples concrets de bonnes et de mauvaises pratiques
dans les Etats membres.
19. En particulier, j’attire votre attention sur l’excellente
idée émise par M. Kox, selon laquelle les rapports examinés lors
du débat sur la situation des droits de l’homme et de la démocratie
devraient être envoyés aux parlements nationaux et examinés par
les commissions compétentes. Malheureusement, il était trop tard,
l’an dernier, pour demander officiellement aux parlements nationaux
de donner suite à nos textes. Cette année, j’inclurai une recommandation
en ce sens dans un projet de texte qui, je l’espère, sera adopté
par l’Assemblée. Nous devons impliquer les parlements nationaux!
Nous devons encourager la prise de conscience et le débat au niveau
national sur cette question essentielle!
20. C’est pourquoi il est si important que nous élaborions des
mesures nous permettant d’évaluer la qualité de la démocratie. Un
des chapitres suivants a pour but de proposer un cadre amélioré
pour une analyse approfondie.
1.3. Exemples
illustrant l’actuelle «crise de la démocratie» et la fragilité du
citoyen dans nos pays aujourd’hui
21. De nombreux intellectuels différents,
des universitaires ainsi que des journalistes ont approfondi, depuis notre
débat d’avril 2007, certaines des hypothèses développées dans le
premier rapport. Je voudrais citer certains d’entre eux pour illustrer
le témoignage de nos travaux et nous permettre d’élargir notre réflexion.
22. Heribert Prantl, grand journaliste allemand et rédacteur en
chef de la section politique du journal
Süddeutche
Zeitung, a écrit dans une tribune intitulée
«L’automne de l’Etat» :
«Lorsque l’Etat se débarrasse de ses tâches comme un arbre se débarrasse
de ses feuilles à l’automne, lorsque l’Etat ne cesse de rétrécir, c’est
aussi le domaine d’influence potentiel des citoyens qui se réduit.
L’excès de désétatisation fait peser un risque sur la démocratie.»
23. «Le désengagement de l’Etat réduit la marge de décision relevant
du processus démocratique. Nous devons répondre par des moyens démocratiques
à l’importante question de savoir dans quel type de société nous
souhaitons vivre. N’est-ce pas une société dans laquelle chaque
habitant peut se sentir chez soi? N’estce pas une société consciente
des enjeux fondamentaux de la démocratie, une société dont les membres construisent
eux-mêmes leur avenir? Un tel objectif est incompatible avec le
fait qu’un nombre croissant d’individus soient victimes d’exclusion.
Chacun doit, pour pouvoir assumer pleinement son rôle de citoyen
en démocratie, jouir d’un minimum de sécurité sans craindre de ne
pas pouvoir satisfaire ses besoins fondamentaux. Telle serait une
véritable intégration, et l’intégration est le contraire de l’exclusion.»
24. Dans un ouvrage intitulé
L’hiver
de la démocratie , Guy Hermet aborde la question
de l’état critique de la démocratie: «Nous avons aujourd’hui tendance,
estimet-il, à confondre l’étendue et la profondeur de la démocratie.
On assiste ainsi au triomphe de la démocratie en surface et à la
perte de substance de la démocratie en profondeur.» De fait, nombreux
sont ceux pour qui la démocratie ne signifie plus rien.
25. Dans un article publié récemment par un grand journal allemand
de politique étrangère, Guy Hermet se montre encore plus explicite
et souligne que «tout comme les anciens systèmes de gouvernement,
la démocratie périra inévitablement à son tour»
.
Aujourd’hui, déclare-t-il, «la démocratie se répand à la périphérie
du globe, mais s’est épuisée au centre, dans nos anciennes démocraties».
26. Le professeur Hermet est convaincu que «la crise de notre
démocratie dans les pays riches n’est pas temporaire», mais marque
le commencement de la fin. Il explique cette crise, notamment, par
«la perte d’importance de la souveraineté du peuple», souveraineté
qui, selon lui, était perçue jusqu’à présent comme le cœur de la
démocratie. M. Hermet est persuadé que pour beaucoup de membres
de l’élite, qui ont peur de la souveraineté, celle-ci est «une fiction
et une astuce» comprise comme telle par les gens, et que pour faire plaisir
au peuple, l’élite est en train d’élaborer des formes différentes
de populisme («autoritaires, aimables et traditionnelles»).
27. D’après le professeur Hermet, la cause fondamentale du «déclin
de la démocratie politique» est que «nos sociétés sont arrivées
à leurs limites matérielles». Pour lui, «le pétrole de la démocratie,
ce sont les promesses (matérielles)», et «l’Etat providence, maintenant
assis sur le sable, ne peut plus financer toutes les promesses».
C’est pourquoi, souligne-t-il, «l’espoir sur lequel reposait la
démocratie a été détruit».
28. L’ancien secrétaire à l’emploi de la première administration
Clinton et professeur de sciences politiques à Berkeley, Robert
Reich, est l’auteur d’une réflexion systématique sur ces questions.
Il souligne l’existence d’un double dilemme qui concerne chaque
citoyen: «Le capitalisme est sans doute une condition nécessaire de
la démocratie mais, comme nous pouvons le voir aux EtatsUnis, la
démocratie n’est pas une conséquence nécessaire du capitalisme.»
29. Reich décrit ce dilemme en ces termes: «L’influence de l’économie
sur la politique a augmenté au point d’étouffer la démocratie. Quand
je suis arrivé à Washington, dans les années 1970, on y comptait
environ 7 000 lobbyistes. Aujourd’hui, ils sont plus de 36 000,
auxquels il faut ajouter 70 000 avocats qui défendent les intérêts
de l’économie vis-à-vis du Congrès. Ce glissement du pouvoir joue
un rôle important dans l’érosion considérable de la confiance des
citoyens à l’égard de la politique.»
30. Le second dilemme, selon Robert Reich, concerne directement
les citoyens: «Nous avons tous, les Américains comme les autres,
un double rôle: consommateurs d’un côté, citoyens de l’autre. En
tant que consommateurs, nous souhaitons tous pouvoir acheter à bas
prix, jouir des nombreux avantages de la mondialisation et posséder
les technologies les plus modernes. En tant qu’investisseurs, nous
voulons tirer le profit le plus élevé possible de notre capital,
sans prendre en considération la manière dont ce profit a été obtenu.
Ce faisant, nous contribuons à renforcer la pression qui s’exerce
sur les entreprises. Mais en tant que citoyens, nous déplorons que
les entreprises procèdent à des rationalisations, diminuent les
salaires et délocalisent les emplois à l’étranger.»
31. «Le problème prend sa source dans notre esprit. La plupart
d’entre nous n’ont pas conscience de cette contradiction. Les effets
sociaux négatifs de notre système économique sont la conséquence
logique de la concurrence de plus en plus vive que se livrent les
entreprises pour attirer les consommateurs et les investisseurs
(...). Le seul moyen de retrouver notre rôle de citoyens consiste
à nous doter de lois visant par exemple à renforcer le droit syndical
ou à augmenter les impôts pour les plus fortunés.»
32. «Toutes les démocraties ont été affaiblies par la pression
exercée par les entreprises, qui ont su influencer la législation
à leur avantage en employant un nombre croissant de lobbyistes.
La concurrence accrue se révèle en fin de compte n’être qu’un leurre
pour la démocratie.»
33. L’hypothèse selon laquelle il n’existe pas de modèle démocratique
applicable à toutes les sociétés est également défendue par Pierre
Rosanvallon, éminent spécialiste français de l’histoire de la démocratie:
«Pour bien penser la démocratie, il faut abandonner l’idée de modèle
au profit de celle d’expérience.»
34. En ce qui concerne la nécessité d’établir la démocratie au
niveau transnational afin de permettre aux populations de faire
jeu égal avec l’économie transnationale, aucun progrès n’a été enregistré
depuis des mois, et l’optimisme ne semble pas de mise. Face à l’échec
de la seconde tentative d’élaborer une nouvelle Constitution européenne
depuis 2001, on finira par adopter l’an prochain un traité européen
très proche, par sa substance, du projet constitutionnel rejeté
en 2005 par les Français et les Néerlandais, sans que ceux-ci aient
eu à nouveau la possibilité de se prononcer. Serge Halimi, directeur
de la rédaction du
Monde diplomatique,
voit dans cette situation un cas de «démocratie simplifiée»
.
35. Pour Martin Alioth, correspondant en Irlande de l’hebdomadaire
suisse
NZZ am Sonntag, la
cause de cette confusion n’est pas dans une organisation qu’il faudrait
améliorer mais dans le manque de volonté politique et l’absence
d’imagination. Selon lui, il ne devrait pas être trop difficile
de rédiger une Constitution européenne qui tienne sur cinq pages
et qui puisse être adoptée lors d’un référendum à l’échelle européenne. Le
peu de cas dont il est fait aujourd’hui des citoyens européens contribue
à renforcer leur scepticisme à l’égard de l’Europe
. Mais aussi à l’égard de la démocratie.
36. Dans un nouveau livre à grand tirage sur la justice et l’avenir
de la mondialisation, deux auteurs allemands, Harold Schuman et
Christiane Greffe, concluent:
«L’Union
européenne est dans une situation analogue à celle des Nations Unies:
elle est plus que jamais nécessaire, mais en même temps, elle devient
de plus en plus incapable d’agir. La cause de l’échec de l’Europe
sur la scène mondiale est une lacune béante du projet européen,
qui n’est autre que le manque de démocratie. Les ministres gouvernent
l’Union comme si elle n’était que l’affaire des élites. Les gens
se sentent exclus des questions essentielles, qui sont d’ordre politique. (…)
Cinquante ans après sa fondation, nous devons donner du pouvoir
à l’Europe, la rendre plus capable d’agir. En répugnant à instituer
des règles claires pour la constitution d’une majorité démocratique
et à démocratiser le régime administratif de l’Union,
on sabote toute l’idée européenne.»
37. Les élections législatives italiennes des 13 et 14 avril 2008
sont un exemple de plus de ce que le professeur britannique Colin
Crouch qualifie de «postdémocratie»
. Selon lui, on observe deux tendances dans
les systèmes démocratiques modernes: «Les classes socio-économiques
défavorisées des sociétés postindustrielles ne sont guère plus capables
d’exprimer leurs intérêts politiques de façon autonome, surtout si
on les compare aux mouvements ouvriers industriels d’autrefois.
Les élites économiques partagent des buts clairs (maximisation de
la valeur actionnariale) et une idéologie bien affirmée (le néolibéralisme).
Par des coopérations supranationales, elles arrivent à faire jouer
les gouvernements les uns contre les autres et à exercer beaucoup
de fonctions de direction au sein de l’économie mondiale sans la
participation d’aucun Etat ou gouvernement, si bien qu’elles disposent
d’un pouvoir politique considérable.»
38. «C’est pourquoi tous les grands partis politiques donnent
la priorité au jeu des coopérations mondiales (…). Les chefs de
tous les partis, qu’ils soient de gauche, de droite ou du centre,
se sont coupés des citoyens ordinaires et ne s’adressent à eux que
par le biais des médias et en recourant à des méthodes qui dérivent
du secteur de la consommation.»
1.4. Amélioration
du cadre d’analyse
1.4.1. Dimension
conceptuelle
39. Dans mon rapport de l’an dernier,
j’ai proposé, aux fins de l’évaluation de la qualité de la démocratie, d’en
déterminer les cinq dimensions constitutives et de considérer celles-ci
à différents niveaux: celui des individus, celui des organisations
politiques et celui des institutions de l’Etat. Cette approche permettait d’évaluer
les réalisations et lacunes spécifiques des démocraties en Europe
et de définir quatre stades d’avancement de la démocratie en fonction
de divers critères.
40. Dans ce vaste débat en cours sur l’avenir de la démocratie,
l’hebdomadaire allemand
Der Spiegel reprend
notre remarque de l’an dernier, à savoir que les causeries télévisées
se substituent de plus en plus aux parlements comme lieu où la nation
se fait une idée commune d’ellemême: «Les causeries télévisées s’inscrivent
dans le XXIe siècle, elles soutiennent le parlement de la démocratie
et fixent l’ordre du jour du débat politique d’un pays. La démocratie
des causeries télévisées est plus transparente que ne l’était la démocratie
parlementaire du XXe siècle, mais elle est aussi plus hystérique,
plus superficielle et plus émotionnelle. (…) Dans la démocratie
de la causerie télévisuelle, il est permis d’exposer les problèmes,
jamais de les résoudre, car on aura encore besoin d’eux la semaine
suivante pour une autre causerie. (…) Ce que pense l’invité est
certes intéressant, mais ce qu’il dit relève souvent d’une manière
de s’exprimer qui cache ce qu’il pense vraiment et veut vraiment
dire.»
41. En élaborant le présent rapport, je me suis rendu compte que
la question de la diversité et de l’intégration n’avait pas été
suffisamment prise en compte dans le cadre proposé l’an dernier.
Comme je l’ai déjà fait observer, la diversité est un signe de la
modernisation de nos sociétés. Elle est un processus inévitable
qui constitue sans aucun doute un enjeu pour les systèmes démocratiques
et appelle une réponse appropriée. On ne saurait en faire abstraction
lorsqu’on évalue la qualité de la démocratie.
42. Pour assurer le bon fonctionnement de la démocratie, il est
à mes yeux essentiel de trouver un juste équilibre entre diversité
et intégration. L’intégration, qui vise en substance à éliminer
l’exclusion et la ségrégation sociales, doit aller de pair avec
le respect de la diversité, des différences culturelles, linguistiques et
religieuses.
43. La notion d’intégration, comme l’a récemment souligné le Premier
ministre turc, M. Erdoğan, lors de son discours à Cologne, est incompatible
avec celle d’assimilation. L’intégration n’a pas pour but d’étouffer
la diversité. Bien au contraire, il s’agit de donner aux intéressés
le droit et la possibilité d’apprendre et d’étudier dans leur langue
maternelle, de développer leur propre culture et de cultiver leurs
coutumes et leurs traditions.
44. D’autre part, l’intégration doit s’accompagner d’un certain
degré de participation à la société dans son ensemble. Cela implique
d’abord de connaître une langue du pays de résidence. Cela implique
ensuite de respecter les valeurs prédominantes dans ce pays exprimées
dans sa Constitution, en particulier en ce qui concerne les droits
de l’homme, la démocratie et la primauté du droit.
45. Certes, la question de savoir où placer la frontière entre
le respect de la diversité et le besoin d’intégration est sujette
à controverse: il n’existe pas de modèle universel. Les pays ont,
à l’égard de leur population immigrée et de son intégration, des
approches différentes qui vont de l’intégration multiculturaliste, fondée
sur une grande tolérance et une large acceptation de la diversité
culturelle et religieuse, à l’intégration sur la base de principes
républicains qui subordonnent l’accès à la citoyenneté à une restriction
de l’expression des particularités religieuses et autres dans la
sphère publique. Le Royaume-Uni et la France, par exemple, se situent
respectivement aux deux extrémités du spectre.
46. Pour intégrer les minorités culturelles nouvelles et anciennes
et les nouveaux venus, la société doit faire naître en eux un sentiment
d’appartenance. Cela ne signifie pas qu’il faille faire disparaître
les sentiments anciens d’appartenance
à la culture d’origine,
mais qu’il convient de permettre à l’immigré de devenir un membre
actif de la nouvelle société, c’est-à-dire de pouvoir parler la
langue dominante, de vivre de son travail, de faire partie de la
société et de sentir que des perspectives encourageantes s’ouvrent
à ses proches et à soi-même.
47. Compte tenu de ce qui précède, je propose de compléter le
tableau sur les principes de la démocratie et leur expression à
trois niveaux – destiné à faciliter l’évaluation de la qualité de
la démocratie dans nos Etats membres – en y ajoutant une nouvelle
dimension qui avait été négligée dans le rapport de l’an dernier:
la diversité et l’intégration.
48. L’ajout d’un nouveau principe au cadre d’évaluation de la
qualité de la démocratie aura une incidence sur la classification
des paramètres de la construction de la démocratie en quatre catégories
que j’avais proposée dans mon précédent rapport. L’intégration et
la diversité devraient figurer parmi les critères permettant de
définir les démocraties «avancées».
1.4.2. Dimension
historique
49. Je voudrais à présent revenir
sur la proposition de M. Riester, exprimée lors du débat précédent
sur la démocratie, d’étudier l’histoire des différents pays avant
d’évaluer la situation de la démocratie en leur sein.
50. La démocratie est l’aboutissement des divers processus historiques,
sociaux et économiques intervenus dans différents pays. Ces conditions
spécifiques ont inévitablement influé sur le développement de la démocratie
et la forme qu’elle revêt aujourd’hui. Cela est particulièrement
évident lorsqu’on compare les «anciennes» démocraties établies de
longue date et les nouvelles démocraties issues de l’effondrement
des régimes communistes. Cela ne signifie en aucun cas que les premières
soient de «meilleures» démocraties, qui connaîtraient un moins grand
nombre de problèmes et de préoccupations.
51. La question de la diversité et de l’intégration offre une
bonne illustration de ce phénomène. Les pays qui ont émergé récemment
d’un passé totalitaire, comme la Lettonie ou la Fédération de Russie,
semblent rencontrer à cet égard des problèmes et des préoccupations
particuliers en ce qui concerne les droits individuels.
52. Mais par ailleurs, en Suisse, où la démocratie résulte d’un
long processus de formation et d’amélioration progressives des institutions
politiques, encore trop de citoyens semblent la considérer comme
un privilège qui leur est réservé et non comme un droit de l’homme
pour tous les habitants du pays.
53. On retiendra de l’expérience helvétique qu’il n’y a pas de
raison de ne pas partager le pouvoir avec les citoyens et de leur
dénier le droit de participer à toutes les décisions importantes
qui les concernent. La société suisse était très diverse dès le
début du XIXe siècle. Son intégration au XXe siècle a été essentiellement atteinte
par une participation continue à toutes les décisions publiques
et politiques importantes. Le système démocratique suisse souffre
toujours de deux lacunes: d’abord, les Suisses excluent un trop
grand nombre de ceux qui sont concernés par les résultats du processus
de décision, car la nationalité suisse est trop difficile à obtenir,
alors que dans la quasi-totalité du pays, les droits démocratiques
des étrangers sont sous-développés. Ensuite, la démocratie suisse,
qui reste privée de financements publics, dépend beaucoup trop de
capitaux privés et des personnes riches
.
Il faut encore améliorer l’équité du processus de formation de l’opinion. Sinon,
la légitimité des résultats pourrait être contestée
.
Les principes de la démocratie
et leur expression à trois niveaux
Niveaux
Principes
|
1er niveau individu/citoyen
|
2e niveau groupes sociaux/
organisations politiques (partis, ONG)
|
3e niveau
système de gouvernance, institutions de l’Etat
|
1. Droits fondamentaux
|
Droits individuels, protection juridique,
liberté d’expression
|
Liberté d’association, protection
des minorités
|
Limitation du pouvoir
de l’Etat, Constitution fondée sur la prééminence du droit, indépendance
du pouvoir judiciaire
|
2. Ouverture des structures du
pouvoir
|
Accès à la communication
et au pouvoir politiques, droit de contrôler le pouvoir
|
Pluralisme des associations/élites/médias
indépendants
|
Séparation des pouvoirs, limitation
des mandats, compétition politique, contrôle du pouvoir
|
3. Egalité politique
|
Suffrage universel, plus grande
égalité des droits de participation
|
Egalité des chances d’accéder
aux ressources organisationnelles et d’exercer une influence
|
Egalité des chances dans
les systèmes électoraux et les processus de décision
|
4. Diversité et intégration
|
Egalité des droits politiques, économiques
et sociaux; possibilité de développer sa langue, sa culture et ses traditions
dans le respect des droits de l’homme et des valeurs démocratiques; multiplication
des possibilités d’intégration, et remplir les obligations, en particulier: apprentissage
de la langue du pays hôte
|
Respect de la diversité; soutien
public et financier et ressources organisationnelles; engagement
dans le processus de décision concernant leurs intérêts
|
Egalité des chances pour
les migrants et les minorités dans le système électoral et le processus
de décision. La conception des institutions politiques devrait servir
ce but
|
5. Transparence et rationalité
|
Pluralisme des sources d’information,
possibilités diverses d’éducation/d’acquisition de compétences politiques, efficacité
de la participation individuelle
|
Pluralisme dans les médias, sphère
publique ouverte au débat et à la critique, pluralité des intérêts
|
Procédures de décision transparentes,
différentiation des responsabilités, efficacité et procédures fondées
sur le dialogue
|
6. Efficacité politique, capacité
d’agir et d’orienter la société
|
Intérêt politique, volonté
de participer, être prêt à prendre des responsabilités, esprit critique,
être prêt à accepter des décisions
|
Recherche d’intérêts communs,
mobilisation d’un soutien politique
|
Principe de la majorité, capacité
de trouver des compromis, ressources pour la mise en œuvre des décisions
(droits, ressources financières, etc.), confiance dans les institutions
et les systèmes
|
7. Culture de la citoyenneté
|
Confiance, sentiment d’appartenance,
idée d’être concerné par le jeu politique
|
Reconnaissance et soutien d’associations, d’organisations
civiques et d’ONG
|
Participation citoyenne
à tous les niveaux
|
54. Dans ce qu’avant la fin de
la guerre froide l’Europe occidentale appelait «l’Europe de l’Est»,
le processus de démocratisation connaît aujourd’hui des dynamiques
différentes. Il n’y a pas d’entité pouvant être qualifiée d’«espace
homogène d’Europe orientale»
.
La démocratie n’est remise en cause dans aucun de ces pays, mais
différents types de systèmes démocratiques sont en train d’apparaître,
qui sont confrontés chacun à des problèmes spécifiques.
55. Pour Charles Rupnik, nul ne peut douter que les pays d’Europe
centrale qui ont adhéré à l’Union européenne en 2004 soient confrontés
à «une grave crise de la démocratie qui doit être analysée avec
soin sans prendre ses désirs pour des réalités». En Pologne, ajoute-t-il,
il semble bien que la «politique de frustration et de ressentiment»
de l’ancien gouvernement indique une déception largement répandue
face à la démocratie. Il explique de la même manière l’indifférence
qu’il observe en République tchèque à l’égard des politiques les
plus modérées.
56. Le professeur français constate dans les nouveaux Etats membres
d’Europe centrale «une tendance à une certaine lassitude à l’égard
de la démocratie», qui doit nous préoccuper, mais qu’il ne faut
pas non plus exagérer. Cette tendance met en cause l’attente générale
de beaucoup de pays d’Europe centrale selon laquelle les progrès
de la libéralisation conduisant à un changement de système et de
fonctionnement démocratique devraient être continus.
57. Par «consolidation de la démocratie», il faut comprendre davantage
que l’acceptation de ceux qui sont au pouvoir, une modernisation
générale, une bonne gouvernance ou l’intégration au sein de l’Union européenne.
L’évolution récente en faveur du populisme dans ces pays montre
l’importance d’une «culture de la citoyenneté», que de Tocqueville
qualifiait «d’habitudes du cœur», pour renforcer la démocratie.
Selon Rupnik, «sans une telle culture politique, la légitimité et
la stabilité des institutions démocratiques seront toujours contestées».
58. Enfin, pour évaluer un système démocratique, il faut se souvenir
que, bien que la diversité liée à la violence soit un signe manifeste
des défauts de la démocratie, ce n’est pas la diversité qui fait
problème, mais que c’est la manière dont celle-ci est traitée qui
est à l’origine du problème.
1.4.3. Etudes
de cas: Norvège, France et Pays-Bas
59. Vers la fin du XXe siècle,
le Parlement norvégien a lancé une «étude sur le pouvoir et la démocratie» en
Norvège, où «le système démocratique est l’un des plus solides des
pays démocratiques contemporains»
. Entre 1998 et 2003, un comité de
cinq professeurs a dirigé un projet de recherche, qui a conduit
à la publication de 50 livres, de 77 autres rapports et de bien
davantage d’articles, rédigés par plus d’une centaine d’auteurs.
Le résultat de cette action remarquable n’est guère connu hors de
Norvège. Selon Stein Ringen, professeur de sociologie norvégien
basé à Oxford, l’étude a abouti à la conclusion suivante: «La chaîne
de commandement démocratique où la gouvernance est sous le contrôle
des électeurs s’est rompue et la structure de gouvernement par consensus
populaire est en train de se désintégrer sous nos yeux.»
60. Stein Ringen: «Si l’on mesure la qualité d’un système démocratique
non seulement à ses procédures constitutionnelles, mais aussi aux
structures sociales sousjacentes, il convient de se demander si
la société se caractérise par plus ou moins d’équité dans un souci
d’autonomie et de dignité. Les gens ordinaires peuventils prendre
en main leur destin? Les groupes autrefois exclus s’émancipent-ils?
A certains égards, la réponse à ces questions est toujours positive.
La situation des anciennes minorités (la population sámi, les juifs,
les Tsiganes, les Gens du voyage/rétameurs et les Finnois) a radicalement
évolué. En ce qui concerne les Sámis, cette situation a été institutionnalisée
par la reconnaissance des droits collectifs dans la Constitution,
un parlement sámi élu par la population sámi et jouissant de compétences
législatives. Ils sont en outre reconnus comme un peuple autochtone.
La situation politique des femmes s’est transformée, celles-ci obtenant
dans la pratique un statut égal à celui des hommes.»
61. La tendance dans le domaine des relations sociales n’est pas
universellement démocratique; une exception notable de la classe
très défavorisée des immigrés est en train d’apparaître. Cependant,
en général c’est là une société où le droit et le pouvoir de disposer
de soi-même sont non pas endigués, mais dilués au sein de la population.
62. Je cite encore M. Ringen: «Le pouvoir politique et économique
s’exerce de plus en plus par-dessus et en dehors de l’Etat-nation,
c’est-à-dire qu’il échappe au contrôle des institutions démocratiques
nationales; alors qu’au sein de l’Etat-nation, la chaîne de commandement
depuis la base est en train de s’affaiblir, hors de l’Etatnation,
une nouvelle chaîne de commandement apparaît par-dessus ces limites
et elle dirige la législation nationale, sans que les citoyens ou
leurs représentants aient virtuellement leur mot à dire ou jouissent
d’un pouvoir de contrôle.»
63. «Il est remarquable d’avoir conclu que la démocratie est en
déclin indépendamment de l’état de la cohésion sociale. L’étude
souligne que le recul de la qualité d’une démocratie représentative
tient, si l’on excepte les pressions internationales, aux procédures
constitutionnelles et aux institutions elles-mêmes: effritement
du pouvoir au niveau local, élections, systèmes de partis, manque
de transparence de l’Etat providence, fonctionnement des tribunaux
et du contrôle judiciaire. Cela ne favorise guère la protection
et l’amélioration de la démocratie dans la pratique. C’est pourquoi,
la meilleure façon de restaurer la démocratie est de s’atteler à
cette tâche. Il n’est pas nécessaire d’attendre pour œuvrer en faveur
de celle-ci qu’on ait réformé la société et le capitalisme. On peut
s’occuper directement de la démocratie.»
64. Pour moi, l’intérêt suscité par le projet de démocratie participative
lors de la présidentielle du printemps 2007 en France montre bien
ce que la conclusion de l’étude norvégienne a de juste. C’est ce
qu’ont indiqué beaucoup de livres publiés depuis en France en insistant
sur la nécessité d’une démocratie qui soit plus participative. Ainsi,
Loïc Blondeaux (
Le nouvel esprit de la
démocratie – Actualité de la démocratie participative,
Seuil, Paris, 2008): «Les démocraties modernes sont à la recherche
d’un nouvel esprit, de nouvelles bases. Les formes classiques de
représentation politique survivront, mais leur légitimité diminue,
de même que leur efficacité. Le pouvoir des institutions représentatives
recule partout, leur autorité est contestée et leur capacité d’imposer
des solu-tions d’en haut est fortement amoindrie (…). Cet affaiblissement
des structures traditionnelles de la démocratie représentative n’annonce
pas du tout la mort de la démocratie elle-même.» La démocratie participative
offre ellemême une solution politique de rechange, mais elle n’est
pas le monopole d’un candidat ou d’un parti, aussi opportune soit-elle.
Ce n’est jusqu’ici qu’un programme, qui doit être élaboré et développé
avec soin
.
65. Je citerai ici l’excellent rapport élaboré par le ministère
néerlandais de l’Intérieur et des Relations au sein du royaume et
intitulé «L’état de la démocratie en 2006», qui résulte d’un débat
public sur le fonctionnement de la démocratie néerlandaise. Ce rapport,
qui examine en détail et évalue différents aspects du système démocratique,
notamment la législation, son application, la pratique, le rôle
des divers intervenants politiques, et les interactions entre eux,
vise à recenser les mesures qui permettraient de garantir, de renforcer
et – si nécessaire – de renouveler la démocratie.
66. Le rapport est aussi considéré comme un état des lieux initial.
Sur la base d’enquêtes analogues, des changements de la qualité
démocratique du système politique néerlandais deviendront perceptibles.
Le texte fait en outre ressortir les problèmes qui requièrent de
la vigilance et des études complémentaires.
67. Il a été rédigé conformément aux grands principes de l’International
Institute for Democracy and Electoral Assistance (IDEA)
. La
méthodologie d’«évaluation de la démocratie» prévoit 56 angles d’approche, qui
sont traités en fonction de leur contenu. Les réponses à chacune
des sous-questions sont formulées dans la mesure du possible à quatre
niveaux différents: législation existante, application effective,
indicateurs positifs et négatifs (statistiques) et, si nécessaire,
opinions.
68. Les conclusions du rapport, de même que divers constats qui
s’y trouvent, donnent matière à réfléchir. En effet, elles soulignent
que «la réactivité du gouvernement laisse beaucoup à désirer. C’est
pourquoi 83 % des habitants estiment que les autorités ne s’intéressent
guère aux problèmes de la population. 90 % ont le sentiment que
les politiques associent peu les électeurs à la définition de politiques,
et 79 % qu’ils ne rendent pas suffisamment compte de leurs résultats».
69. Je recommande vivement de prendre connaissance de cette initiative
extrêmement intéressante, qui devrait être imitée par d’autres Etats
membres. J’ai l’intention d’inviter leurs gouvernements à suivre
cet exemple.
2. Partie
II – Un défi spécifique des systèmes démocratiques modernes en Europe:
la diversité et les migrations
2.1. Diversité
de la population des Etats membres du Conseil de l’Europe
70. Les sociétés modernes sont
caractérisées par une très grande diversité ethnique. Cela vaut
aussi pour les Etats membres du Conseil de l’Europe. En effet, parmi
ses 47 Etats membres, plus aucun, pourrait-on dire, n’est encore
composé d’une population homogène sur le plan ethnique.
71. Beaucoup de pays européens sont caractérisés depuis fort longtemps
par la présence de minorités «traditionnelles». Ce problème, qui
est principalement dû au déplacement des frontières, a été traité
aux niveaux national et européen parallèlement au processus de démocratisation
et d’intégration. Le Conseil de l’Europe a largement contribué à
la détermination de modèles de bonnes pratiques dans ce domaine
et sa Convention-cadre pour la protection des minorités nationales
a eu un impact très positif sur la situation des minorités dans
les Etats membres.
72. En principe, le présent rapport ne traitera pas des minorités
traditionnelles qui jouissent des droits civiques dans leur pays
de résidence et dont les préoccupations relèvent plutôt des droits
spécifiques des minorités. En revanche, j’examinerai de plus près
la situation de certains groupes de personnes qui sont devenues
minoritaires par suite de changements de frontières intervenus au
cours des dernières décennies et n’ont pas la nationalité du pays
où elles résident. C’est le cas en particulier de groupes importants
dispersés sur les territoires de plusieurs Etats issus de la chute
de l’Union soviétique.
73. Au cours des dernières décennies, la quasi-totalité des pays
européens ont été confrontés, de plus en plus, au phénomène des
«nouvelles minorités» – des immigrants s’installant durablement
dans un pays d’accueil, à la recherche de meilleures perspectives
économiques. Ce phénomène, qui a pris une ampleur considérable dans
certains Etats membres du Conseil de l’Europe, est une conséquence
inévitable de la mondialisation et n’est sans doute pas près de
s’arrêter.
74. De surcroît, comme je l’ai déjà mentionné, l’élargissement
de l’Union européenne et la mondialisation économique ont pour conséquence
une augmentation considérable des mouvements de population entre
les pays européens.
75. Dans beaucoup de pays, ce processus a entraîné la formation
d’importantes communautés de résidents étrangers privés des droits
afférents à la citoyenneté et vivant en marge du processus démocratique.
L’accès à la citoyenneté est ici une préoccupation centrale, même
si ce n’est pas la seule, et j’approfondirai cette question dans
mon rapport. J’examinerai aussi dans quelle mesure une opportunité
est donnée aux résidents de longue durée porteurs d’un passeport
étranger de participer au processus démocratique dans le pays où ils
résident.
76. Certains pays ont en outre vu apparaître une nouvelle catégorie
de citoyens issus de l’immigration. Bien que ces personnes, descendants
d’immigrés ou étrangers qui ont acquis la nationalité de leur pays
de résidence, jouissent en principe de tous les droits, il arrive
fréquemment, en pratique, qu’elles ne soient pas associées au processus
démocratique. J’exposerai des cas de marginalisation qui sont la
conséquence de lacunes dans le fonctionnement des institutions démocratiques.
Je laisserai à M. Greenway, rapporteur de la commission des migrations,
des réfugiés et de la population, le soin d’identifier les mesures
susceptibles d’améliorer cette situation.
77. Dans mon rapport, je n’aborderai pas la question des migrants
en situation irrégulière. Cette question importante et urgente est
traitée dans plusieurs rapports élaborés par la commission des migrations,
des réfugiés et de la population.
78. Je n’examinerai pas non plus la situation dans les zones de
conflit. Ces questions font également l’objet de rapports spécifiques.
2.2. Importance
de la diversité
79. Je n’ai pas l’intention de
présenter ici des informations exhaustives sur le nombre d’étrangers
ou de citoyens d’origine étrangère dans les Etats membres du Conseil
de l’Europe. Je voudrais toutefois donner plusieurs exemples pour
illustrer l’étendue du problème. Cela permettra, je l’espère, de
faire prendre conscience au lecteur de l’urgence de cette question.
80. Avant de commencer, je dois souligner que les statistiques
à notre disposition laissent encore beaucoup à désirer, même si
les choses se sont considérablement améliorées depuis quelques années.
Les principales difficultés viennent de l’incompatibilité des sources,
ainsi que de problèmes conceptuels et de problèmes de définition.
Les législations nationales relatives à la protection des données
et les modalités de traitement de l’information présentent également
des différences selon les Etats membres du Conseil de l’Europe, différences
qui entraînent des variations considérables dans les statistiques
disponibles. Enfin et surtout, les méthodes de collecte, en particulier
en Europe orientale, restent inadaptées et il n’y a pas de systèmes statistiques
suffisamment développés. Je ne m’attarderai pas sur cette question,
mais je renvoie les lecteurs intéressés aux travaux de la Commission
européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI), et plus spécialement
au document intitulé «Statistiques “ethniques” et protection des
données dans les pays du Conseil de l’Europe»
.
81. Malgré toutes ces difficultés, force est de constater que
les migrants et les personnes issues de l’immigration représentent
une proportion importante des sociétés représentées au Conseil de
l’Europe et que ce phénomène est en augmentation.
82. Le nombre total d’étrangers vivant dans les Etats membres
du Conseil de l’Europe s’élevait en 2004 à quelque 64,1 millions
de personnes
, soit environ 8,8 % de la population
en Europe. Ces étrangers n’étaient pas répartis également entre
les pays, la plus grande partie d’entre eux résidant en Europe occidentale.
83. Dans les pays d’Europe occidentale, la population étrangère
représentait 42 millions de personnes (plus de 10 %). Ce chiffre
a augmenté de plus de 30 % depuis 1995.
84. En Europe centrale et orientale, y inclus la Fédération de
Russie, environ 22 millions de résidents étrangers étaient enregistrés
en 2004, soit quelque 9% d’une population totale de plus de 242
millions d’habitants. Cependant, je souligne encore une fois que
les informations sur la population étrangère vivant dans ces pays,
et notamment en Fédération de Russie, sont incomplètes, qu’elles
proviennent de sources diverses et que leur collecte laisse à désirer.
Il y a tout lieu de penser que les chiffres réels sont beaucoup
plus élevés.
85. La proportion d’étrangers dans la population totale varie
considérablement d’un pays à l’autre. En 2004, c’est au Luxembourg
que cette proportion était, de loin, la plus élevée (38,6 % de la
population totale); venaient ensuite la Suisse (22 %) et l’Autriche
(9 %), suivies de près par l’Allemagne et la Belgique, puis par
l’Irlande et l’Espagne. Dans un autre groupe de pays (Danemark,
France, Pays-Bas, Norvège et Royaume-Uni), ce pourcentage s’établissait
aux alentours de 4 à 5 %.
86. La situation dans les Etats baltes constitue un cas particulier
sur lequel je reviendrai plus en détail. La majorité de la population
étrangère en Estonie et en Lettonie est de souche russe. Ces Russes
se sont installés en tant que migrants internes pendant l’ère soviétique
et ne sont devenus des «migrants internationaux» qu’après l’éclatement
de l’Union soviétique.
87. La Lettonie a proportionnellement une large part de résidents
n’ayant pas la citoyenneté. La population de résidents en Lettonie
est composée de deux groupes ethniques principaux: les Lettons pour
58,9 % et les Russes pour 28,6 %. En 2005, sur une population totale
de 2,29 millions d’habitants, 1,9 million (ou 79,6 %) étaient des
citoyens lettons et 432 896 (ou 18,8 %) n’avaient pas la citoyenneté
lettonne ni même aucune citoyenneté.
88. Un autre indicateur semble important aux fins du présent rapport:
le nombre de personnes de naissance étrangère dans les pays européens.
Cette catégorie, à l’évidence bien plus nombreuse que la précédente, comprend
à la fois les résidents porteurs d’un passeport étranger et les
anciens ressortissants étrangers qui ont été naturalisés
. Il va sans dire
que cette catégorie n’est pas homogène et que les deux groupes rencontrent
des problèmes différents en ce qui concerne la participation au
processus démocratique. Si je les mentionne, c’est que je crois
qu’ils sont très révélateurs et illustrent parfaitement la diversité
de nos sociétés.
89. En 2006, en Europe occidentale, les personnes nées à l’étranger
représentaient entre 7 % et 15 % de la population totale
.
En termes absolus, cela signifie que dans l’UE/EEE et la Suisse
(c’est-à-dire dans 31 des 47 Etats membres du Conseil de l’Europe),
sur 474 millions de personnes, quelque 42 millions sont nées hors
du pays où elles habitent. L’Allemagne compte, de loin, la plus
grande population de naissance étrangère (10,1 millions), suivie
par la France (6,4 millions), le Royaume-Uni (5,8 millions), l’Espagne
(4,8 millions), l’Italie (2,5 millions), la Suisse (1,7 million)
et les Pays-Bas (1,6 million).
90. Par rapport à la taille de leur population, ce sont les deux
plus petits pays d’Europe qui comptent le plus grand nombre d’immigrés:
le Luxembourg (37,4 %) et le Liechtenstein (33,9 %). Viennent ensuite
la Suisse (22,9 %), la Lettonie (19,5 %), l’Estonie (15,4 %), l’Autriche
(15,1 %), l’Irlande (14,1 %), Chypre (13,9 %), la Suède (12,4 %)
et l’Allemagne (12,3 %).
91. Par ailleurs, l’évolution des chiffres est particulièrement
intéressante. Ainsi, on observera que, en 1996, les immigrants représentaient
les trois quarts de la croissance démographique de l’Union européenne.
92. Quant à la Fédération de Russie, elle se situe en deuxième
position au niveau mondial après les Etats-Unis pour le nombre d’immigrants.
En 2000, le nombre de migrants internationaux était de 13 millions
(plus de
10 % de la population). D’après le recensement effectué en 2002,
11 millions de personnes avaient immigré en Russie depuis le précédent
recensement en 1989. 99,5 %, pour la plupart des Russes de souche,
venaient de pays de l’ex-Union soviétique.
93. L’immigration de main-d’œuvre en Russie, principalement en
provenance des pays de la CEI, est un phénomène très important,
largement sous-estimé dans les statistiques officielles. La loi
sur les procédures d’entrée et de sortie adoptée en 1996 a eu une
incidence fortement préjudiciable sur l’enregistrement des migrants
internes et externes en raison d’une répartition tout à fait artificielle
entre immigration permanente et temporaire. De ce fait, les immigrants
temporaires (dont beaucoup sont restés ou ont l’intention de rester pendant
une longue période) ont échappé aux statistiques officielles. A
la suite d’autres modifications apportées à la loi en 2000 et en
2003, le coût d’obtention d’un permis de résidence permanent ou
temporaire a augmenté, de sorte que de nombreux étrangers ont préféré
rester sans papiers.
94. Pour toutes ces raisons, il est difficile de comparer les
données relatives à la Fédération de Russie à celles des pays de
l’Union européenne et de donner des chiffres exacts sur le degré
de diversité. Mais même ces chiffres imparfaits illustrent bien
l’étendue du problème auquel doivent faire face les institutions démocratiques
dans la Fédération de Russie.
95. Il existe des différences importantes entre l’Europe occidentale
et l’Europe centrale et orientale, ainsi qu’entre les pays, en ce
qui concerne la composition nationale des populations étrangères.
Il est opportun, aux fins du présent rapport, d’établir une distinction
entre les migrants citoyens de l’Union européenne et ceux issus d’autres
pays européens ou de pays non européens, étant donné que leur situation
– qu’il s’agisse des droits politiques ou de l’intégration – n’est
pas du tout la même. J’étudierai cette question le moment venu dans
mon rapport.
96. En Europe occidentale, la composition de la population étrangère
reflète les arrivées successives de migration de main-d’œuvre et
le processus plus récent du regroupement familial, ainsi que les
arrivées de réfugiés en provenance de pays européens et non européens.
Les groupes étrangers prédominants sont par conséquent originaires
des pays où des travailleurs ont été recrutés dans les années 50,
60 et 70 ainsi que, le cas échéant, des anciennes colonies. S’y
ajoutent souvent des ressortissants des pays de l’ex-Yougoslavie
et des régions d’Asie et d’Afrique dévastées par la guerre.
97. Pour donner une idée générale de la proportion de migrants
européens et non européens, j’attire votre attention sur les données
suivantes: au sein de l’Union européenne, il y avait 12,45 millions
d’Européens, 3,66 millions d’Africains et 2,51 millions d’Asiatiques.
98. Néanmoins, si l’on considère les personnes résidant légalement
dans un pays et les citoyens naturalisés, le nombre de migrants
dans les pays européens en provenance de pays non européens s’élève
à près de 25 millions et se décompose approximativement comme suit;
5 millions de Nord-Africains, principalement en France, aux Pays-Bas
et en Suède; 5 millions d’Africains, principalement au Royaume-Uni, en
France, aux Pays-Bas et en Allemagne; 2,2 millions de Latino-Américains,
principalement en Espagne et en Italie; 4 millions de Sud-Asiatiques,
principalement au Royaume-Uni; 1 million de Pakistanais, principalement
au Royaume-Uni; 1,5 million de Kurdes, principalement en Allemagne;
1 million de Chinois, principalement en France, au Royaume-Uni et
aux Pays-Bas; 500 000 Philippins, principalement au Royaume-Uni,
en France et en Allemagne; 100 000 Japonais, principalement au Royaume-Uni.
99. Sur presque 50 millions d’étrangers résidant dans les Etats
membres de l’Union européenne, quelque 5,51 millions (11,2 %) étaient
des ressortissants d’autres Etats membres.
100. Plus récemment, comme je l’ai déjà indiqué, des mouvements
migratoires massifs ont eu lieu au sein de l’Union européenne. A
la suite de l’élargissement de l’Union en 2004 et 2007, les migrations intracommunautaires
ont considérablement augmenté. Il s’agit essentiellement d’immigration
dans les pays d’Europe occidentale en provenance des pays d’Europe
orientale. Ainsi, depuis 2004, on estime que 750 000 Polonais ont
immigré au Royaume-Uni et en Irlande.
101. Il semble que soit en train de se former un espace économique
européen transnational caractérisé par une main-d’œuvre extrêmement
mobile. Les mouvements de population informels et de courte durée
sont désormais très fréquents, bien qu’il subsiste des parallèles
remarquables avec la situation qui régnait lors de la vague d’arrivée
de travailleurs immigrés dans les décennies qui ont suivi la seconde
guerre mondiale. Les récents élargissements de l’Union européenne
entraînent une nouvelle répartition des populations au fur et à mesure
de l’intégration des économies de l’Union. On constate d’importants
mouvements en direction de l’Europe occidentale en provenance des
nouveaux membres (lorsque les politiques le permettent).
102. D’autre part, l’émigration européenne vers l’Europe de Sud
est un phénomène assez nouveau. Les ressortissants de l’Union européenne,
en particulier du RoyaumeUni et de l’Allemagne, constituent une proportion
croissante des immigrés en Espagne. Cette dernière compte une population
d’environ 1 million de citoyens britanniques, dont 800 000 résidents
permanents. Depuis 2000, l’Espagne a «absorbé» quelque 4 millions
d’immigrants, voyant ainsi sa population croître de 10 %.
103. Aux données statistiques s’ajoutent des perspectives de plus
en plus préoccupantes quant à la démographie, au vieillissement
des sociétés, à l’offre et à la demande de main-d’œuvre.
104. Il ne fait aucun doute que la diversification de nos sociétés
va se poursuivre parallèlement à leur modernisation. Si nous fermons
les yeux sur ce phénomène, si nous ne nous efforçons pas d’intégrer
ces groupes importants dans nos systèmes démocratiques, nous mettrons
en danger le principe même de la démocratie dans nos pays.
2.3. Normes
démocratiques définies dans le rapport de 2007 sur la situation
de la démocratie qui peuvent être remises en cause par l’importance
du nombre de migrants dans les pays européens
105. Dans mon dernier rapport, j’ai
proposé des critères permettant d’évaluer la qualité de la démocratie
et de déterminer son stade d’avancement. Tout système démocratique
doit satisfaire à un certain nombre de conditions préalables, que
j’ai appelées «normes fondamentales de la démocratie». Parmi les
conditions de démocratie fondamentale figurent notamment les libertés
individuelles (liberté des médias, liberté d’association, droits
politiques), des élections libres et équitables, une représentation
réelle et une démocratie parlementaire effective.
106. Dans le présent rapport, je me propose d’examiner dans quelle
mesure les migrants qui, comme je l’ai montré, représentent une
proportion importante de nos sociétés, peuvent jouir des droits
découlant de ces normes. La réponse aura également une incidence
sur l’évaluation de la qualité de la démocratie dans nos pays, puisqu’elle
offrira aussi une mesure de la représentativité et de la participation
au processus de décision politique.
107. Avant d’entrer dans le détail, je souligne encore une fois
que, sur le territoire de l’Union européenne, la situation des migrants
originaires de pays membres de l’Union est généralement bien meilleure
que celle des ressortissants de pays non membres.
108. Une autre observation générale porte sur les progrès considérables
qui ont été réalisés depuis quelques années s’agissant d’associer
les migrants, qu’ils soient ou non citoyens de l’Union européenne,
au processus démocratique. Cela est en partie le fruit d’une prise
de conscience au sein des sociétés. Dans les années 1950 et 1960,
les «travailleurs immigrés» étaient considérés comme des migrants
temporaires et leurs libertés fondamentales – de circulation, d’assemblée
et d’association, notamment – faisaient l’objet de restrictions
(par exemple en France ou en Belgique). Dans les années 1970, quand
des contingentements de l’immigration ont été imposés, de nombreux
gouvernements européens ont adopté des lois pour étendre aux immigrés
déjà présents dans le pays une série de droits civiques, notamment
les libertés fondamentales et les droits à l’éducation, à la santé
et à la sécurité sociale. Dans certains pays, ces droits ont été
assortis de droits politiques. Malheureusement, plusieurs pays,
en particulier les nouveaux pays de destination, n’ont pas suivi cette
voie.
109. Lorsque, dans un pays démocratique, une grande partie de la
population est exclue du processus démocratique, deux voies sont
en principe à sa disposition pour remédier à cette situation: intégrer
les immigrés dans la communauté des citoyens par la naturalisation
ou accorder des droits politiques aux non-ressortissants. Les deux
options ne s’excluent pas mutuellement, elles peuvent être complémentaires.
Les mesures adoptées varient considérablement selon les Etats membres
du Conseil de l’Europe. Je vais maintenant les examiner.
2.3.1. Accès
à la citoyenneté
110. Concernant l’accès à la citoyenneté,
il ressort clairement des statistiques que cette option ne peut
être considérée comme la solution principale à l’exclusion des migrants
et qu’elle ne peut venir qu’en complément d’autres mesures. Le pourcentage
d’étrangers qui acquièrent la nationalité de leur pays de résidence
diffère peu d’un Etat membre du Conseil de l’Europe à l’autre. Il
est resté relativement stable au cours des dernières années (sauf
en Allemagne et en Lettonie, voir ci-après). Il s’établit bon an
mal an aux alentours de 2 à 3,5 %.
111. Les principales préoccupations relatives à l’acquisition de
la citoyenneté peuvent être illustrées par la situation en Allemagne.
Dans ce pays, les débats publics ont eu une large audience, du fait
que la population immigrée y était extrêmement importante et le
taux de naturalisation très faible. En 1989, près de 5 millions
de personnes, principalement originaires de Turquie, vivaient en
Allemagne depuis une vingtaine ou une trentaine d’années sans qu’elles-mêmes
ni leurs enfants, nés en Allemagne, ne jouissent de droits civiques.
En 1999, une nouvelle législation a libéralisé les procédures d’acquisition
de la citoyenneté, permettant à la troisième et, dans certains cas,
à la deuxième génération d’immigrés de bénéficier du jus soli.
112. La situation en Lettonie est également un sujet de préoccupation.
En raison du contexte historique, au moment de la proclamation de
l’indépendance en 1991 quelque 730 000 résidents n’avaient pas de
liens de citoyenneté avec la Lettonie d’avant-guerre et, de ce fait,
n’ont pu bénéficier de l’octroi automatique de la nationalité sur
la base du
jus sanguinis.
Le processus de naturalisation n’a commencé qu’en 1995, après l’adoption
(en 1994) de la loi sur la citoyenneté; ce retard a nui à son bon
déroulement. A la suite du processus de naturalisation, qui s’est
étalé sur dix ans, le nombre total de non-citoyens a diminué d’un
tiers, passant de 29 % de la population à 18,8 %. Le processus s’est
accéléré après l’adhésion de la Lettonie à l’Union européenne. En
2004, le nombre de citoyens d’origine russe a pour la première fois
dépassé celui des noncitoyens d’origine russe
. Toutefois,
sachant que plus de 432 000 résidents sont toujours des non-citoyens,
on ne peut certainement pas dire que le problème soit réglé.
113. En Fédération de Russie, la situation n’est pas moins préoccupante.
D’après les estimations, entre 600 000 et 1,4 million de personnes
vivent sur le territoire de la Fédération de Russie hors de tout
statut juridique. Outre les migrations illégales, le problème vient
de cette absence de statut juridique
, qui est le lot d’un grand nombre
d’anciens citoyens soviétiques qui résidaient auparavant en Fédération
de Russie et ont été réputés migrants en situation irrégulière à
partir de l’entrée en vigueur des lois fédérales de 2002 sur la
citoyenneté russe et sur le statut juridique des ressortissants
étrangers dans la Fédération de Russie. Ainsi, beaucoup de citoyens
de l’ex-URSS qui n’ont pas obtenu la nationalité russe vivent dans
le pays sous le régime d’un enregistrement provisoire ou même sans
être enregistrés.
114. Les conditions à remplir pour pouvoir être naturalisé diffèrent
d’un pays à l’autre. Les lois sont plus ou moins restrictives en
fonction du dosage entre le jus soli et
le jus sanguinis. A l’évidence,
le besoin se fait sentir d’une harmonisation à l’échelle de tout
le continent, en s’alignant de préférence sur les modèles les plus généreux.
115. Faciliter l’accès à la naturalisation n’est cependant qu’un
aspect du problème. Et ce n’est pas toujours la législation restrictive
du pays de résidence qui empêche les ressortissants étrangers de
faire une demande de naturalisation. Dans certains cas, même ceux
qui pourraient l’obtenir s’en abstiennent en raison de lois restrictives
dans leur pays d’origine. Dans certains Etats, en effet, la renonciation
à la nationalité n’entraîne pas seulement la perte des droits politiques.
Ainsi, jusqu’en 1995, les Turcs qui renonçaient à la nationalité
turque ne pouvaient pas posséder de biens fonciers en Turquie ni
en hériter. D’autre part, certains Etats interdisent aux émigrants
qui souhaitent se faire naturaliser dans un autre pays de renoncer
à leur nationalité d’origine tant qu’ils n’ont pas remboursé les
frais de leur scolarité et ne se sont pas acquittés de leurs obligations militaires
(par exemple la Grèce).
116. Aussi longtemps que la double nationalité sera impossible,
la naturalisation est une mesure insuffisante car cela entraîne
un problème de loyauté des deuxième et troisième générations envers
leurs parents et grands-parents.
117. La solution pourrait être la double nationalité. Cette formule
présente cependant des inconvénients: dans certains cas, les intéressés
peuvent avoir à faire leur service militaire dans les deux pays
ou être soumis à une double imposition. Le principal problème est
toutefois que la double nationalité est interdite par beaucoup de
pays.
118. La position du Conseil de l’Europe a évolué sur cette question.
En 1963, il a élaboré une convention visant à la réduction des cas
de pluralité de nationalités (Convention sur la réduction des cas
de pluralité de nationalités et sur les obligations militaires en
cas de pluralité de nationalités (STE no 43). En 1990, 11 pays seulement
avaient ratifié ce texte. En 1977, deux résolutions
du Conseil de l’Europe préconisaient
la double nationalité pour les enfants, au moins jusqu’à un âge
donné, ainsi que pour les conjoints de nationalités différentes.
En 1997, le Conseil a élaboré une Convention sur la nationalité
(STE no 166) qui reconnaissait le droit des Etats de déterminer
leur propre procédure d’acquisition de la nationalité et les laissait
libres d’autoriser ou non la double nationalité.
119. A l’heure actuelle, plusieurs Etats membres du Conseil de
l’Europe, dont l’Allemagne, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie,
l’Autriche et le Danemark, n’autorisent pas la double nationalité.
A l’inverse, certains pays, dont la Suisse (en 1990) et les Pays-Bas
(en 1991), ont instauré cette possibilité dans leur législation
nationale. J’espère que l’Assemblée conviendra de la nécessité d’appeler
les gouvernements de nos Etats membres à instituer, s’ils ne l’ont
pas encore fait, la notion de double nationalité dans leur droit
interne.
2.3.2. Droits
électoraux
120. Bien entendu, la naturalisation
ne suffit pas à régler le problème de l’exclusion des migrants du
système démocratique et ne peut améliorer que marginalement la situation.
Tout en encourageant les gouvernements à faciliter l’accès à la
naturalisation, l’Assemblée devrait les inviter à accorder des droits
politiques indépendamment de la nationalité.
121. Je reviens ici à une remarque que j’ai faite plus haut sur
les différences de traitement entre les ressortissants et les non-ressortissants
de l’Union européenne dans ses 27 Etats membres. La citoyenneté européenne
instaurée par le Traité de Maastricht (1992) et confirmée par le
Traité d’Amsterdam (1997) attribue à tous les ressortissants des
Etats membres de l’Union le droit de vote et l’éligibilité lors
des élections locales et au Parlement européen, quel que soit leur
pays de résidence au sein de l’Union. Ce principe, fondé sur la réciprocité,
fait obligation à tous les Etats membres d’adopter des lois à cet
effet dans leur législation nationale. Il a été mis en application
et les dispositions pertinentes s’appliquent aux nouveaux Etats
membres.
122. Toutefois, ces droits électoraux ne sont accordés qu’aux ressortissants
des Etats membres de l’Union européenne. Les étrangers issus de
pays tiers, quelle que soit la durée pendant laquelle ils ont résidé légalement
sur le territoire de l’Union, ne bénéficient pas de cette disposition.
123. Quant à la situation des citoyens de l’Union européenne en
matière de droits électoraux dans les pays européens non membres
de l’Union, elle n’est pas différente de celle des autres résidents
étrangers.
124. Pour l’instant, il n’est pas question d’octroyer aux citoyens
de l’Union européenne de droits électoraux au niveau national dans
leur pays de résidence.
125. Concernant les droits électoraux des non-ressortissants de
l’Union européenne sur le territoire de l’Union ou d’autres Etats
membres du Conseil de l’Europe, la situation varie selon le pays
de résidence. Chaque pays (y compris les Etats membres de l’Union)
est libre d’autoriser la participation politique des étrangers aux
différents niveaux (à l’exception des élections au Parlement européen).
126. A ce jour, 11 pays ont accordé des droits électoraux aux résidents
étrangers quelle que soit leur nationalité, sous réserve d’une durée
minimale de séjour dans le pays. En Irlande (depuis 1963), tous
les étrangers qui résident dans le pays depuis au moins six mois
peuvent voter et être candidat aux élections locales. En Suède (depuis
1975) et au Danemark (depuis 1991), la durée de séjour minimale
requise est de trois ans. Les Pays-Bas ont accordé en 1985 le droit
de vote au niveau local à tous les étrangers résidant depuis cinq
ans sur leur territoire. En Finlande, la période requise est de
quatre ans. En Estonie, en Lituanie et en Slovénie (depuis 2002)
ainsi qu’en Slovaquie (depuis 2003) et en Belgique (depuis 2004),
elle est de cinq ans.
127. Le Royaume-Uni, l’Espagne, le Portugal et la République tchèque
appliquent le principe de réciprocité. En outre, le Royaume-Uni
accorde des droits politiques, y compris le droit de vote lors des
élections nationales, aux ressortissants des pays du Commonwealth
qui résident sur son territoire.
128. En Suisse, où les cantons sont souverains pour ce qui est
de l’octroi de la citoyenneté et des droits électoraux, les cantons
francophones du Jura, de Neuchâtel, de Genève et de Vaud sont plus
progressistes et accordent les droits électoraux aux niveaux local
et cantonal aux étrangers à partir de cinq ans de résidence. Dans
le canton du Jura, ces étrangers peuvent même participer à l’élection
des deux sénateurs, c’est-à-dire des représentants du canton à la
deuxième chambre du parlement national.
129. A l’inverse, les propositions tendant à accorder aux résidents
étrangers les droits électoraux aux élections locales sont dans
l’impasse en Belgique, en France et en Allemagne. D’autres pays
membres du Conseil de l’Europe, qui n’ont pas été cités, n’accordent
aucun droit électoral aux résidents étrangers.
130. Dans certaines régions des Etats membres du Conseil de l’Europe,
les résidents étrangers privés des droits électoraux constituent
la majorité de la population dans cette région.
131. En 1992, le Conseil de l’Europe a ouvert à la signature la
Convention sur la participation des étrangers à la vie publique
au niveau local (STE no 144), dont l’objectif est d’améliorer l’intégration
et la participation des nonressortissants résidant légalement sur
le territoire de ses Etats membres, notamment en leur octroyant
le droit de vote aux élections locales. A ce jour, malheureusement,
la convention n’a été signée que par 13 pays et ratifiée par 8.
Elle est entrée en vigueur en 1997.
132. L’Assemblée a, à plusieurs reprises, exprimé sa préoccupation
quant à la participation politique des étrangers, en particulier
dans la
Recommandation
1500 (2001) sur la participation des immigrés et des résidents étrangers
à la vie politique dans les Etats membres du Conseil de l’Europe
et la
Recommandation 1650 (2004) relative aux liens entre les Européens vivant à l’étranger
et leur pays d’origine
.
133. Le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de
l’Europe a également pris position sur cette question, se déclarant
favorable à l’idée d’accorder les droits électoraux aux étrangers
résidant légalement dans les Etats membres du Conseil de l’Europe
depuis un certain temps, quel que soit leur pays d’origine
.
134. Je partage pleinement l’opinion des organes susmentionnés
du Conseil de l’Europe et propose que nous réitérions notre appel
aux Etats membres. La jouissance par tous des droits électoraux
est assurément indispensable au bon fonctionnement de la démocratie.
135. Une autre question sur laquelle je voudrais attirer l’attention
sans m’y appesantir, puisqu’elle fera l’objet d’un autre rapport
en cours d’élaboration par la commission des questions politiques,
est celle des seuils dans les systèmes électoraux. Etant donné qu’elle
est étroitement liée à celle de la représentation et qu’elle est importante
dans le cas des migrants, je voudrais réitérer ma position, à savoir
que des seuils plus bas sont davantage bénéfiques pour la représentativité
des parlements
.
2.3.3. Autres
droits politiques
136. Les droits électoraux sont
essentiels, mais ils ne sont pas la seule façon possible d’assurer
la participation politique des migrants. Les années 1970 et 1980
ont vu se développer des organisations, dans certains cas encouragées
par l’Etat, visant à représenter les intérêts des migrants, à faciliter
leur intégration et à proposer diverses activités sociales. Dans
beaucoup de pays européens, les droits civils et sociaux ont été accordés
plus rapidement aux résidents étrangers que les droits politiques.
Le rapport de la commission des migrations, des réfugiés et de la
population examinera plus en détail les différentes formes d’intégration
des migrants dans le processus de décision par le biais d’organes
consultatifs ou de consultations systématiques des ONG. Ces initiatives
sont précieuses, mais elles ne sauraient remplacer une véritable
représentativité
.
137. Je ferai observer que plusieurs Etats membres du Conseil de
l’Europe continuent de restreindre certaines des libertés individuelles
des résidents étrangers, en particulier la liberté d’association
(République tchèque) et/ou le droit d’adhérer à un parti politique
(Estonie, Lettonie, Lituanie, Slovaquie et Slovénie). Même si ces
mesures sont conformes à la Convention européenne des droits de
l’homme (article 16), elles sont difficiles à justifier et sont
assurément contraires à l’esprit de la démocratie. Je propose d’inviter
fermement tous les Etats à réexaminer leur législation nationale
en vue de garantir aux étrangers résidant légalement sur leur territoire
l’ensemble des libertés fondamentales et des droits politiques reconnus
aux citoyens. Je suis également d’avis que l’article 16 n’a plus
de justification dans nos sociétés modernes et doit être aboli.
138. Comme en attestent les nombreux exemples cités ci-dessus,
les Etats peuvent améliorer l’intégration démocratique sans toucher
au principe de la nationalité en étendant les droits électoraux,
les droits politiques et les libertés individuelles aux non-ressortissants.
Malheureusement, un certain nombre d’Etats membres du Conseil de
l’Europe, qui ont un accès restrictif à la naturalisation, ont également
des politiques restrictives en matière de droits politiques des
non-résidents.
2.3.4. Etude
de cas: le Canada
139. Etant donné le grand nombre
de migrants et de personnes d’origine immigrée, la question de l’intégration
est très importante au Canada. Chaque année, un certain nombre d’immigrés,
correspondant à 1 % de la population, sont admis au Canada. Dans
certaines provinces, comme le Québec, jusqu’à 10 % des habitants
sont nés à l’étranger. Il en va ainsi pour près de la moitié de
la population de l’Ontario, le centre économique du Canada.
140. Lancé en 1988, le modèle canadien de «multiculturalisme» est
en opposition complète avec celui «d’assimilation». Il est inscrit
dans le droit fédéral, qui impose le principe d’égalité raciale
et culturelle et qui encourage les divers groupes culturels à maintenir
et à développer leur identité et leurs traditions, tout en favorisant
leur participation à la société canadienne. Tout en reconnaissant
le français et l’anglais comme langues officielles, la loi sur les
langues officielles (1985) protège les minorités linguistiques et
elle leur donne les moyens de développer leur langue.
141. Ce modèle, qui est aussi qualifié de «société de la diversité
et de l’inclusion», est fondé sur un «contrat moral» entre la société
d’accueil et une communauté culturelle particulière afin de promouvoir
sa pleine intégration tout en préservant sa culture. Les mesures
d’application comprennent des équipements pour s’installer et apprendre
la langue du pays, une assistance pour chercher du travail et d’autres
services sociaux. Par ailleurs, les collectivités locales octroient
aux communautés culturelles des ressources financières et organisationnelles
pour préserver et développer leur culture.
142. Les résultats de cette approche, qui semblent particulièrement
encourageants, devraient être étudiés en Europe. L’intégration et
la reconnaissance simultanée de différentes cultures, une mosaïque
de nationalités développant leur culture tout en contribuant au
développement de la société globale conduisent à davantage de participation
des habitants et, en fin de compte, à un meilleur fonctionnement
de la démocratie.
143. L’expérience canadienne serait, me semble-t-il, très utile
pour inciter les pays européens, pour lesquels il est encore difficile
d’admettre qu’ils sont devenus ces dernières décennies des pays
d’immigration, à trouver un juste équilibre entre le fait que leur
société devient de plus en plus diverse et la nécessité de l’intégrer,
grâce à des mesures politiques, sociales et économiques méthodiques.
2.4. Préoccupations
relatives à la représentativité des systèmes démocratiques
144. Une participation effective
au système démocratique passe bien évidemment par le droit de participer aux
élections à différents niveaux, mais l’expérience montre que la
reconnaissance de ce droit «sur le papier» ne débouche pas automatiquement
sur une participation élevée. Même dans les pays où les migrants
peuvent voter (par exemple aux élections locales en Suède), le niveau
de leur participation en tant que candidats et en tant qu’électeurs
est à juste titre préoccupant.
145. Bien que très variable, le taux de participation des immigrés
est généralement inférieur à celui des autochtones. Ainsi, en 2006,
au cours d’un scrutin dans les trois cantons suisses qui ont accordé
le droit de vote aux étrangers, le taux de participation des résidents
étrangers était respectivement de 23 %, de 26,5 % et de 41 %, contre
32 %, 41 % et 59 % de la population suisse
146. Fait encore plus inquiétant en Europe, la participation politique
des groupes n’appartenant pas au groupe majoritaire dans le pays
a reculé au cours des dernières décennies. Les chiffres de la participation
ont certes aussi diminué pour les nationaux, mais ce recul a été
beaucoup moins important pour ces derniers que pour les migrants.
Ainsi, en Suède, le taux de participation aux élections locales
pour l’ensemble de la population est passé de 90 % en 1976 à 84
% en 1994. Dans le même temps, la participation des immigrés est
tombée de 60 % à 40 %.
147. Une faible participation au processus politique entraîne nécessairement
une faible représentation aux différents échelons du pouvoir. Les
migrants sont incontestablement sous-représentés à tous les niveaux.
Il suffira, pour illustrer ce problème, de dire qu’il y a eu seulement
quatre maires d’origine étrangère en France entre 1995 et 2001.
La situation s’est améliorée depuis, mais elle reste un sujet de
préoccupation. Lors des élections municipales de 2005 au Luxembourg,
les résidents étrangers constituaient 39 % de la population, mais
ils représentaient 10 % des électeurs, 5,9 % des candidats et 1,2
% des représentants élus.
148. Ceux qui ont le droit de vote au niveau national (les étrangers
naturalisés ou les citoyens d’origine immigrée) sont sous-représentés
au parlement. Ainsi, au cours des trois dernières élections en Norvège
(en 1997, en 2001 et en 2005), seuls quatre habitants d’origine
immigrée ont été élus. Aux Pays-Bas, ce chiffre est de dix depuis
1998. En Allemagne, à la suite des élections fédérales de 2005,
cinq députés d’origine turque ont représenté plus de 600 000 électeurs
d’origine turque. De plus, il y a deux autres députés d’origine étrangère
au Bundestag. Au Royaume-Uni, au cours de la période de 1997 à 2008,
il y avait 19 personnes d’origine immigrée à la Chambre des communes.
En France, entre 1997 et 2002, seule une personne d’origine étrangère
était membre de l’Assemblée nationale. A la suite des élections
récentes de 2007, ils sont désormais cinq.
149. Le problème commence par la sous-représentation au sein des
partis politiques. Même dans les pays où les migrants peuvent bénéficier
de droits politiques, ils sont, en règle générale, moins actifs
en termes de participation politique que les nationaux. Je tenterai
d’expliquer ce phénomène dans le chapitre suivant. Pour le moment,
je souhaite seulement attirer votre attention sur différents aspects
du problème.
150. Il est communément admis que les partis politiques choisissent
et désignent rarement des migrants comme candidats dans le processus
électoral. Ce grave problème a été dûment étudié dans la résolution
de l’Assemblée sur le Code de bonne conduite des partis politiques
. Je suis convaincu que la Commission européenne
pour la démocratie par le droit (Commission de Venise), qui est
en train d’élaborer ce code, examinera attentivement les mesures
qui pourraient être proposées pour remédier à cette situation.
151. L’expérience de certains partis est sans aucun doute intéressante.
Je mentionnerai ici les «Black Sections» du
Parti travailliste britannique et l’émergence, à l’échelon local
du pouvoir, de militants d’origine indo-pakistanaise.
152. L’on entend parfois objecter que la participation des immigrés
serait plus préjudiciable que favorable à l’intégration et que les
organisations d’immigrés pourraient contribuer à la formation de
«sociétés parallèles». Cette objection vise particulièrement les
communautés musulmanes et ce problème ne doit pas être éludé. A cet
égard, j’appelle votre attention sur le rapport de la commission
des questions politiques sur la question des «communautés musulmanes
européennes face à l’extrémisme» (
Doc. 11540).
153. Enfin, lorsqu’on parle de la participation politique des migrants,
on ne peut faire abstraction de graves problèmes qui touchent nos
sociétés contemporaines: le racisme et l’intolérance. Pour les surmonter,
nous devons engager nos sociétés dans un processus d’éducation,
de promotion des valeurs démocratiques et de la tolérance.
2.5. Obstacles
à une amélioration de la représentation et de la participation
154. Il existe relativement peu
d’études sur les raisons de la faible participation des migrants
à la vie politique. Néanmoins, il est généralement admis que les
personnes qui jouissent d’une position socio-économique plus élevée
tendent à être plus actives que les personnes défavorisées. Dans
la mesure où les migrants et les personnes issues de l’immigration
appartiennent majoritairement aux couches de la société de condition sociale
peu élevée et à faible revenu, on peut s’attendre, statistiquement,
à ce qu’ils soient moins actifs que la population autochtone.
155. Les migrants sont souvent en position défavorable en ce qui
concerne les facteurs de l’intégration politique: maîtrise de la
langue, éducation, emploi, appartenance à un syndicat ou à d’autres
associations.
156. Les compétences linguistiques sont cruciales pour l’intégration
en général. C’est pourquoi j’insiste encore une fois sur la nécessité
de connaître la langue locale. Cela ne doit pas empêcher les migrants
de cultiver leur propre langue et il convient de leur en donner
les moyens (écoles et associations). Il est préférable de laisser
aux collectivités locales, qui sont mieux placées à cet égard, le
soin de procurer aux migrants des possibilités d’apprendre la langue
locale.
157. La participation à des associations, à des organisations ethniques
et à des syndicats crée un engagement social qui peut déboucher
sur une activité politique et une plus grande participation politique.
De plus, la vie associative des communautés ethniques ne présente
pas seulement un intérêt pour les migrants: elle représente aussi
un investissement dans la qualité de la démocratie.
158. Il existe une corrélation positive entre l’acquisition de
la nationalité et le niveau de participation politique.
159. L’exclusion sociale a de toute évidence un effet négatif sur
la participation politique. Les individus ont besoin de reconnaissance,
de confiance et de soutien pour être actifs sur le plan politique.
160. Plus généralement, les communautés immigrées qui connaissent
les problèmes d’intégration les plus graves sont celles qui réunissent
les caractéristiques suivantes, qui les différencient de leur contexte
local: une culture différente, une religion différente, une langue
différente et un statut social peu élevé et le chômage.
161. Certains observateurs, dénonçant le faible nombre de responsables
politiques et de fonctionnaires d’origine immigrée, préconisent
des mesures d’action positive pour accroître la représentation des
étrangers dans les partis politiques et aux postes de responsabilité.
Le fait de créer un département ou un ministère chargé des questions
d’immigration permettrait d’accroître la visibilité politique de
ces questions. Les partis politiques devraient être encouragés à
désigner des candidats issus de minorités ethniques.
162. Le rapport présenté par M. Greenway an nom de la commission
des migrations, des réfugiés et de la population tentera de définir
plus systématiquement les mesures susceptibles de contribuer à l’amélioration
de la participation politique des migrants.
3. Conclusions
163. Plus la diversité est grande
dans nos sociétés, plus elle engendre de peurs qui sont exploitées
par les partis populistes d’extrême droite et qui favorisent la
xénophobie. Cela pourrait nous aider à expliquer le paradoxe selon
lequel bien que nous vivions à une époque bien plus sûre qu’au cours
des 200 dernières années, de plus en plus de gens se sentent en
insécurité
.
164. La seule façon de surmonter ce problème éprouvé par beaucoup
de monde, notamment les laissés-pourcompte, est à la fois économique
(sécurité des emplois, niveau de vie décent et sécurité sociale)
et sociale (sentiment d’appartenance à la société, possibilité de
promotion de l’individu au sein de la société). Trouver les moyens
de garantir cette sécurité dans une économie mondialisée, tel est
le principal défi que les systèmes démocratiques modernes doivent
relever aujourd’hui en Europe.
165. L’idée de partage est inhérente à la démocratie. Il est tout
naturel que l’on ne soit pas disposé à partager sa richesse si l’on
estime qu’elle est insuffisante. La pauvreté et un sentiment de
faiblesse peuvent conduire à l’agression dans des cas extrêmes,
comme nous l’avons vu dans certains de nos Etats membres.
166. Selon moi, la principale conclusion de ce rapport est qu’il
nous faut prendre cet élément élémentaire en considération quand
nous évaluons nos démocraties. L’intégration est une condition préalable
essentielle et un critère pour l’évaluation de la qualité d’une
démocratie.
167. Je le souligne encore une fois: la diversité de nos sociétés
doit être considérée dans un sens beaucoup plus large que le simple
résultat des migrations. En un sens, tout individu peut se sentir
à certains égards étranger dans le pays où il réside. Ce n’est pas
une question de nationalité, mais de situation économique, sociale
ou politique.
168. Ainsi, les conflits nés de la liberté et de la diversité sont
inévitables dans toute société. Ce qui fait la différence entre
un système démocratique et un système non démocratique, est une
responsabilité conjointe qui requiert une action et une solidarité
nationales et européennes. démocratique est la façon dont ces conflits sont
traités. S’ils sont gérés de manière efficace dans le cadre constitutionnel
d’une démocratie bâtie avec soin, cela prouve que les institutions
démocratiques du pays sont en état de fonctionner correctement.
Si, au contraire, ils débouchent sur la violence, il est clair que
les institutions démocratiques ont échoué. En effet, la démocratie
n’est pas seulement un processus, mais aussi une promesse.
169. Une autre conclusion de ce rapport concerne l’intégration.
Le principal obstacle à l’intégration politique est l’intégration
sociale. A dire vrai, la plupart des problèmes résultant des migrations
peuvent s’expliquer par des causes sociales et économiques.
170. L’intégration, par opposition à l’assimilation, est profitable
à l’ensemble de la société. Cependant, le respect de la diversité
multiculturelle doit être réciproque et fondé sur l’acceptation
de certaines valeurs universelles. Il doit aussi s’accompagner de
la volonté de devenir un membre à part entière d’une société, parlant
la langue du pays et respectant ses principes.
171. La participation politique n’est que l’une des nombreuses
dimensions de la participation active d’un individu à la société;
elle revêt toutefois une importance considérable en raison de ses
liens avec l’identité politique et l’expression de normes, de valeurs,
etc. L’exclusion politique des immigrés est préjudiciable à la cohésion
et à la justice sociales; elle compromet la qualité démocratique
de la représentation et de la participation dans les sociétés d’accueil.
172. Dans ce contexte, les problèmes posés par la diversité liée
à l’immigration, l’exclusion socio-économique et les perceptions
de la xénophobie et de l’insécurité appellent des politiques qui
tendent à promouvoir un développement économique qui permette à
tout un chacun de mener une vie digne de ce nom, une démocratie
participative qui n’exclut pas ceux qui ne sont pas nés dans le
pays et une culture de pluralisme et de respect mutuel. C’est ainsi
que les sociétés diversifiées peuvent être intégrées.
173. L’intégration des étrangers et des personnes issues de l’immigration,
ainsi que leur participation au processus
Commission chargée du rapport: commission des questions politiques.
Renvoi en commission: Renvoi no 3413
du 21 janvier 2008.
Projets de résolution et de recommandation adoptés en commission
le 15 mai 2008.
Membres de la commission: M. Göran Lindblad (Président),
M. David Wilshire (Vice-Président),
M. Björn von Sydow (Vice-Président),
Mme Kristiina Ojuland (VicePrésidente)
(remplaçant: M. Andres Herkel),
Mme Fátima Aburto
Baselga, M. Miloš Aligrudić,
M. Claudio Azzolini, M. Alexandre Babakov, M. Denis Badré, M. Ryszard
Bender (remplaçant: M. Karol Karski),
M. Fabio Berardi, M. Radu Mircea Berceanu, M. Andris Bērzinš, M. Aleksandër Biberaj, Mme Gudfinna
Bjarnadóttir, M. Giorgi Bokeria, M. Predrag Boškovic, M. Luc Van
den Brande, M. Mevlüt Çavuoğlu,
M. Lorenzo Cesa, Mme Elvira Cortajarena, Mme Anna Čurdová, M. Hendrick Daems, M. Dumitru
Diacov, M. Michel Dreyfus-Schmidt, Mme Josette
Durrieu, M. Frank Fahey, M. Joan
Albert Farré Santuré, M. Pietro Fassino, M. PerKristian Foss, Mme Doris
Frommelt, M. Jean-Charles Gardetto,
M. Charles Goerens, M. Andreas Gross,
M. Davit Harutyunyan, M. Joachim Hörster,
Mme Sinikka Hurskainen,
M. Tadeusz Iwiński, M. Bakir
Izetbegović, M. Michael Aastrup Jensen (remplaçant: M. Mogens Jensen), Mme Birgen Kele, M. Victor Kolesnikov, M. Konstantin
Kosachev, Mme Darja Lavtižar-Bebler, M. René
van der Linden, M. Dariusz Lipiński,
M. Younal Loutfi, M. Mikhail Margelov,
M. Dick Marty (remplaçante: Mme Fiala), M. Frano Matušić, M. Mircea Mereută, M. Dragoljub Mićunović
(remplaçant: M. Željko Ivanji),
M. Jean-Claude Mignon, Mme Nadezhda Mikhailova,
M. Aydin Mirzazada, M. Joāo Bosco Mota Amaral, Mme Miroslava Němcová, M. Zsolt Németh, M. Fritz
Neugebauer, M. Hryhoriy Omelchenko, M. Theodoros Pangalos (remplaçant:
M. Nicolaos Dendias), M. Aristotelis Pavlidis, M. Ivan Popescu, M. Christos Pourgourides, M. John Prescott, M. Gabino Puche, M. Jeffrey Pullicino Orlando,
M. Andrea Rigoni, Lord Russell-Johnston,
M. Oliver Sambevski, M. Ingo Schmitt,
M. Samad Seyidov, M. Leonid Slutsky, M. Rainder Steenblock, M. Zoltán Szabó, M. Mehmet Tekelioğlu, M. Han Ten Broeke,
Lord Tomlinson, M. Mihai
Tudose, M. José Vera Jardim, Mme Birutė
Vėsaitė, M. Wolfgang Wodarg, Mme Gisela Wurm,
M. Boris Zala.
Ex officio: MM. Mátyás
Eörsi, Tiny Kox.
N.B. Les noms des membres présents à la réunion sont indiqués
en gras.
Voir 24e séance, 25 juin 2008 (adoption
des projets de résolution et de recommandation amendés); et Résolution 1617 et Recommandation
1839.