1. Introduction
1. La proposition de résolution à l’origine du présent
rapport («Utilisation abusive du système de justice pénale dans
les Etats membres du Conseil de l’Europe») couvre un domaine particulièrement
vaste, tant au niveau de son thème que de sa portée géographique.
C’est pourquoi je me suis efforcée dans la note introductive
de synthétiser le sujet pour qu’il puisse
être traité dans un rapport destiné à l’Assemblée parlementaire.
2. La phrase figurant au dernier paragraphe de la proposition
de résolution présentée par Marie-Louise Bemelmans-Videc et plusieurs
de ses collègues, à savoir:
«examiner,
à partir d’exemples concrets, les éventuelles utilisations abusives
du système de justice pénale des Etats membres et leurs incidences
sur le fonctionnement des instruments juridiques pertinents du Conseil
de l’Europe, en vue de formuler des recommandations visant à améliorer
ces derniers, ainsi que les dispositions et les pratiques nationales»
est
particulièrement utile à cet égard car elle reconnaît qu’on ne peut
travailler qu’à partir d’exemples concrets. Il convient donc en
premier lieu de définir des critères objectifs qui nous permettent
de sélectionner les exemples les plus pertinents pour établir des
conclusions générales – en gardant à l’esprit que l’objectif est
de formuler des propositions visant à améliorer les instruments
du Conseil de l’Europe en matière de coopération judiciaire, ainsi
que les dispositions et les pratiques nationales.
3. Comme convenu par la commission des questions juridiques et
des droits de l’homme lors de la discussion de la note introductive,
j’utilise deux ensembles de critères, afin de déterminer de la façon
la plus objective et la plus impartiale possible quels sont les
exemples les plus pertinents: en identifiant des catégories ou des
groupes distincts de systèmes de justice pénale en Europe, puis
en les mettant en correspondance avec les statistiques de la Cour
européenne des droits de l’homme relatives au nombre de requêtes
déposées et d’arrêts ayant établi une violation des droits procéduraux
protégés par la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH),
notamment le droit à un procès équitable visé à l’article 6 de la
CEDH.
2. Missions
d’enquête à Londres, Paris, Moscou et Berlin pour recueillir des
informations pertinentes sur les quatre catégories de systèmes de
justice pénale en Europe
4. Comme annoncé dans la note introductive, je me suis
servie d’une classification des systèmes de justice pénale en Europe
reposant sur le caractère plus ou moins «accusatoire» ou «inquisitoire»
de leur système de
procédure, mon hypothèse de travail étant que les éléments «accusatoires»
assurent un plus grand degré d’immunité à l’égard des poursuites
motivées par des considérations politiques ou d’autres formes d’interventions
abusives. Cette approche m’est apparue utile pour apporter un tant
soit peu d’ordre à l’examen de la variété des systèmes de justice
pénale en Europe. Ces derniers peuvent être classés en quatre groupes distincts:
principalement accusatoires, principalement inquisitoires, mixtes
et, quelles que soient leurs caractéristiques formelles, ceux fortement
influencés dans la pratique par la tradition juridique soviétique.
5. Dans les systèmes accusatoires, il appartient aux parties
– l’accusé (ou, plus généralement, son avocat) d’une part, le procureur
général d’autre part – de préparer l’affaire pour le procès et au
juge de jouer le rôle d’arbitre, comme dans un match de football;
le juge veille donc à ce que les règles du jeu (règles procédurales) soient
respectées et décide (ou supervise la décision du jury) si l’accusé
est coupable ou innocent sur la seule base des éléments de preuve
présentés par les deux parties. Dans ces systèmes, la garantie de l’indépendance
de la justice et le rôle actif que jouent les avocats de la défense
sont considérés comme une protection essentielle contre un éventuel
abus de pouvoir par l’exécutif. Le point faible d’un tel système,
en revanche, est qu’il dépend de la qualité et des moyens des représentants
des parties.
6. Dans les systèmes inquisitoires, le juge joue un rôle dominant
au cours de l’instruction mais aussi lors de l’appel et de l’interrogation
des témoins à la barre; les avocats de l’accusation et de la défense
ont tendance à ne jouer qu’un rôle secondaire. Un tel système part
du principe que, puisqu’il existe des garanties de l’indépendance
de la justice, on peut attendre de la justice qu’elle instruise
l’affaire en toute neutralité à la recherche de la vérité. Malheureusement,
ce postulat ne résiste pas toujours à l’analyse des faits.
7. Eu égard aux inquiétudes concernant, notamment, dans les pays
qui ont adopté le système inquisitoire, l’abus du rôle du juge d’instruction
au cours de la phase d’instruction, ces grands systèmes ont été
adaptés; après tout, les juges, tout autant que les représentants
des parties dans le système accusatoire, peuvent ne pas être à la
hauteur. Les obligations découlant de la CEDH qui, de toute évidence,
énonce certaines exigences en matière de procédure accusatoire à
l’article 6, notamment à propos de l’égalité des armes, ont également
incité les pays concernés à adapter leur système.
8. Un élément important de différence entre systèmes de justice
pénale est la prévalence ou non du «principe de légalité» qui fait
obligation aux autorités de poursuivre tout acte criminel dont elles
ont connaissance. Dans l’alternative, les autorités judiciaires
disposent de pouvoirs discrétionnaires («principe de l’opportunité
des poursuites»). Toutefois, cette différence n’est pas toujours
si tranchée en pratique car les pays dans lesquels le principe de
légalité est normalement la règle initiale (comme l’Allemagne) ont
été obligés d’introduire un certain degré de flexibilité afin d’assurer
l’utilisation rationnelle des ressources judiciaires (règle de minimis, et poursuite de certaines
infractions uniquement à la demande de la victime), tandis que ceux
qui autorisent une certaine discrétion (comme la France, l’Angleterre
et le pays de Galles) ont introduit des codes de conduite ou des
lignes directrices de portée générale afin de garantir le respect
de l’intérêt public et l’égalité de traitement. Comme on le verra,
cependant, toute discrétion laissée aux autorités judiciaires soulève
la question de savoir si des autorités «politiques» ont la possibilité
d’influencer son exercice en termes généraux (ce qui, en principe,
ne constitue pas un problème) ou dans des cas particuliers (ce qui
ouvre la voie à des abus motivés par des considérations politiques).
9. Les adaptations susmentionnées des systèmes accusatoire et
inquisitoire de justice pénale ont donné naissance globalement à
quatre grandes catégories de systèmes de justice pénale, à savoir
les systèmes anglais, français, allemand
et
russe. Le système anglais couvre dans une large mesure les pays
européens qui appliquent la
common law . Le deuxième système est en
vigueur dans de nombreux pays d’Europe, outre la France, en raison
de l’influence du système napoléonien. Le troisième système illustre
une approche plus récente qui rompt nettement avec le modèle français
(surtout en ce qui concerne le principe de légalité, mais sans pour
autant se rapprocher du système purement accusatoire qui prévaut
en Angleterre et au pays de Galles). Le quatrième continue à se
débattre avec l’héritage du système soviétique, notamment le rôle prépondérant
de la Prokuratura et les problèmes touchant à l’indépendance des
juges, tout particulièrement dans la pratique effective du système
judiciaire.
2.1. Le modèle anglais
10. Le système anglais est essentiellement accusatoire
au sens décrit précédemment, c’est-à-dire que les parties jouent
un rôle capital, au stade préliminaire (réunion et préparation des
éléments de preuve) comme au cours du procès (présentation des éléments
de preuve). Le juge joue un rôle neutre lors du procès, veillant à
ce que les règles de procédure et de recevabilité des preuves soient
respectées pendant le procès, mais c’est à lui qu’il appartient
d’établir la culpabilité ou l’innocence (tribunal de première instance),
ou d’assurer que le jury parvienne à une décision de la façon la
plus objective possible. Il peut interroger les témoins et les experts
mais seulement à des fins de clarification et en évitant que cela
ne pèse sur la procédure. La personnalité du juge et son indépendance
sont néanmoins d’une grande importance pour le fonctionnement du
système.
11. Pendant ma visite à Londres en mars-avril 2009, j’ai été impressionnée
par l’esprit d’indépendance qui règne à la fois au sein des cercles
judiciaires et du bureau du directeur du parquet (Director of Public Prosecution,
DPP). Répondant à la question hypothétique classique que je lui
posais, à savoir quelle serait sa réaction s’il recevait un coup
de téléphone de Downing Street lui disant quoi faire dans une affaire
particulière, celui-ci a déclaré sans hésitation en présence de
collaborateurs de haut niveau: «Je refuserais et, si mon interlocuteur
insistait, je démissionnerais de mon poste et mes collègues de haut
rang démissionneraient probablement avec moi; et, quelques jours
après la conférence de presse expliquant les raisons de notre démission,
le gouvernement tomberait certainement.» Ses collaborateurs ont
alors acquiescé. J’ai été frappée par la franchise du directeur
du parquet. Plusieurs juristes et avocats m’ont indiqué à ce propos
que la nomination à ce poste de cet avocat connu pour sa détermination
est, en tant que telle, l’illustration de la volonté politique du
gouvernement de soutenir l’indépendance de cette fonction.
12. Les principes généraux de fonctionnement du ministère public
(Crown Prosecution Service, CPS) sont définis dans «le Code»
qui guide l’ensemble des procureurs,
y compris le DPP lui-même, dans son travail quotidien. Etant accessible
au grand public et rédigé dans un style clair et concis, le Code
constitue un outil important pour garantir que prévalent, dans tous
les cas et aux yeux de tous, l’équité et la transparence.
13. Un esprit d’indépendance comparable règne parmi les juges
anglais dont le statut est traditionnellement très bien protégé
de toute influence politique. A la lumière des entretiens que j’ai
pu avoir à Londres, je confirme que les procédures de nomination,
de promotion et – dans des cas très rares – d’action disciplinaire
dans le domaine judiciaire assurent un degré élevé de transparence
et d’objectivité.
14. La création en 2006 de la Commission des nominations judiciaires
(Judicial Appointments Commission, JAC), dans le cadre de la mise
en œuvre de la loi de réforme constitutionnelle, renforce encore
le principe de l’indépendance du judiciaire à l’égard de toute influence
politique, y compris en ce qui concerne la procédure de nomination
des juges. La promotion des juges est soumise à une procédure similaire
faisant appel à un collège de juges. Dans son dernier rapport annuel
, la JAC indique fièrement avoir examiné
2 535 candidatures en 2007-2008 et sélectionné en tout 458 personnes;
ses recommandations ont été acceptées par le Lord Chancelier dans
tous les cas. Le ministère de la Justice m’a précisé à cet égard
que, bien que le Lord Chancelier puisse s’opposer aux recommandations
émises par la JAC sur la base de critères très restreints, il ne
peut en aucun cas remplacer le candidat recommandé par la JAC par
une personne de son choix. La composition de la JAC, qui comprend
en majorité des personnalités du secteur judiciaire et des professionnels du
droit mais aussi des non-professionnels qualifiés tels qu’universitaires
et journalistes (non des hommes politiques), ainsi que son fonctionnement
en pratique, sont décrits en détail dans le rapport susmentionné.
La création de la JAC visait à renforcer encore la transparence
d’une procédure déjà imprégnée historiquement d’un vigoureux esprit
d’indépendance, ainsi que la confiance du public en cette dernière.
Elle a aussi été conçue de façon à servir de modèle à d’autres pays.
J’ajouterai à cet égard que le Royaume-Uni fait partie du petit
groupe d’Etats parties à la CEDH ayant mis en place une procédure
transparente pour la sélection des candidats à la Cour européenne
des droits de l’homme
.
15. Cependant, dans le système anglais de justice pénale, il existe
une autre voie possible pour exercer éventuellement une influence
politique sur des affaires particulières: procureur général
(Attorney General). Ce poste associe
des fonctions d’administration juridique, la fourniture d’avis juridiques
indépendants et les obligations politiques liées au fait de faire
partie du gouvernement. Le titulaire de ce poste supervise aussi
les services du parquet en Angleterre et au pays de Galles. Lorsque
j’ai demandé au DPP de m’expliquer les relations qui existent entre
son bureau et celui du procureur général, celui-ci a évité ma question
de manière diplomatique en me renvoyant à un rapport de la commission
des affaires constitutionnelles de la Chambre des communes sur le
rôle constitutionnel du procureur général
.
Dans ce rapport, la commission note que «les témoignages que nous
avons recueillis à propos de l’affaire BAE sont particulièrement
instructifs car ils mettent en évidence les tensions intrinsèques
qui sont liées à la dualité des fonctions du procureur général et, en
particulier, l’opacité des relations qu’il entretient parfois avec
les services du parquet»
.
16. L’affaire British Aerospace (BAE) a été citée par tous mes
interlocuteurs à Londres à qui je demandais des exemples concrets
d’ingérences motivées par des considérations politiques dans le
système de justice pénale du Royaume-Uni. Ce cas le plus célèbre
d’ingérence politique présumée dans le système de justice pénale
pendant les dernières années faisait alors l’objet d’une procédure
d’examen judiciaire engagée conjointement par Corner House et Campaign
against the Arms Trade contre la décision du directeur du Bureau
de répression des fraudes graves (Serious Frauds Office, SFO), Robert
Wardle, de ne pas poursuivre BAE. L’enquête du SFO portait sur des
allégations de paiements illicites effectués par BAE au profit de membres
de la famille royale saoudienne et du Gouvernement d’Arabie saoudite
en échange de la signature d’une série de contrats lucratifs de
vente d’armes entre le Royaume-Uni et l’Arabie saoudite, mieux connus sous
le nom de contrats d’armement «Al Yamamah».
17. Les allégations de corruption ont d’abord été publiées dans
un journal national qui, en septembre 2003, a rapporté qu’un ancien
employé de BAE avait pris contact début 2001 avec le SFO pour l’informer
de l’existence d’une caisse noire d’environ 60 millions de livres
dont se serait servi BAE pour les paiements illicites allégués
. Plusieurs personnes ont ensuite
été arrêtées en novembre 2004. A la fin 2005, BAE n’a pas respecté
les ordonnances impératives qui exigeaient la divulgation du détail
des versements effectués au Proche-Orient.
18. Fin 2006, alors que l’enquête menaçait de se poursuivre pendant
encore au moins un an, BAE a commencé à négocier un nouveau contrat
pour la vente d’Eurofighter Typhoons à l’Arabie saoudite. La valeur de
ce contrat était estimée entre 6 et 10 milliards de livres, avec
potentiellement la création de 5 000 à 10 000 emplois de nationaux
britanniques. Selon les spéculations parues peu après dans la presse,
l’Arabie saoudite aurait donné au Royaume-Uni dix jours pour suspendre
l’enquête du SFO en invoquant des raisons d’intérêt public; dans
le cas contraire, le contrat serait offert à la France
. Une campagne de relations publiques
a alors été lancée afin de souligner l’importance de ce contrat
pour l’emploi au Royaume-Uni.
19. En décembre 2006, le procureur général (Lord Goldsmith) a
annoncé que l’enquête serait interrompue pour des raisons d’intérêt
public et au vu des arguments présentés à lui-même et à M. Wardle
sur la nécessité de sauvegarder la sécurité nationale et internationale.
Lord Goldsmith a alors déclaré à la Chambre des Lords que «les intérêts
commerciaux et l’intérêt économique national n’ont pas pesé sur
cette décision»
. Le Premier ministre, Tony Blair,
a justifié la décision de ne pas engager de poursuites en disant
ceci: «Les relations avec l’Arabie saoudite sont d’une importance
vitale pour notre pays du point de vue de la lutte contre le terrorisme,
de l’ensemble de la situation au Proche-Orient et de notre aide
s’agissant d’Israël et de la Palestine. Cet intérêt stratégique
est prioritaire.»
20. Ces explications n’ont guère convaincu; l’Organisation de
coopération et de développement économiques (OCDE), notamment, a
adressé une lettre officielle au Foreign Office demandant à connaître
les raisons pour lesquelles l’enquête avait été interrompue. Transparency
International et un certain nombre de députés ont appelé instamment
le gouvernement à rouvrir l’enquête et, dans une interview accordée
à un journal, M. Wardle a reconnu que la décision de ne pas engager
de poursuites avait sans doute nui à «la réputation du Royaume-Uni
en tant que pays déterminé à éradiquer la corruption»
. En novembre 2007, deux organisations
à caractère politique (Corner House et Campaign against the Arms
Trade) ont été autorisées à engager une procédure de recours contestant
la décision du SFO d’interrompre l’enquête.
21. Dans le jugement en première instance rendu en avril 2008,
la Haute Cour a considéré que le SFO avait agi illégalement en interrompant
l’enquête
.
La cour a critiqué avec des mots très durs les pressions politiques ayant
abouti à la décision de ne pas poursuivre, en déclarant qu’«un tableau
aussi affligeant de l’impuissance du droit suscite la consternation,
si ce n’est l’indignation». La cour a condamné la façon dont les
ministres avaient «abdiqué» devant la «menace ouverte» d’une cessation
de la coopération saoudienne dans la lutte contre le terrorisme
si l’enquête n’était pas close: les choses, selon la cour, se sont
passées comme si le prince saoudien Bandar [l’un des bénéficiaires
allégués des paiements illicites] «était allé directement au 10
Downing Street et avait dit “arrêtez cette enquête”». «Céder à une
telle ingérence, a déclaré la cour, ne peut qu’encourager quiconque
dispose d’un pouvoir ou occupe une position stratégique ou politique
importante à recourir à son tour à de telles menaces, en sachant
que les tribunaux n’interviendront pas dans la décision du procureur
de déposer les armes.» Le journal
The
Times a considéré que ce jugement était «l’une des attaques les
plus vigoureuses contre l’action du gouvernement»
.
22. En ce qui concerne la nature et le degré de l’ingérence politique,
les points suivants relevés par la Haute Cour et examinés dans le
rapport de l’OCDE en date du 16 octobre 2008
, qui est extrêmement critique à l’égard
du Royaume-Uni, méritent d’être notés:
- Le Royaume-Uni n’a encore fait que le minimum pour intégrer
au droit interne la Convention de l’OCDE sur la lutte contre la
corruption d'agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales
(ci-après «la convention»). Particulièrement préoccupante est l’absence
d’une disposition spécifique exigeant l’application de l’article
5 de la convention qui requiert que les «considérations d’intérêt
économique national, les effets possibles sur les relations avec
un autre Etat ou l’identité des personnes physiques ou morales en
cause» n’exercent aucune influence sur la décision d’engager ou
non des poursuites. L’OCDE note que, dans certains cas, cette norme
apparaît incompatible avec l’obligation à laquelle est soumis le
SFO d’examiner si des poursuites sont dans «l’intérêt public», conformément
au Code des procureurs. En outre, pour reprendre la formulation
de l’article 5, «les relations avec un autre Etat» est précisément
l’argument invoqué par Tony Blair pour justifier la décision de
ne pas poursuivre BAE et l’on suppose généralement que les «intérêts économiques»
du Royaume-Uni constituent le véritable motif de cette décision.
- La loi pénale de 1997 a, semble-t-il, été conçue afin
de donner à Lord Goldsmith, en tant que procureur général, la capacité
de superviser le processus de décision du directeur du SFO d’une
manière qui n’est ni entièrement indépendante, ni soumise à l’obligation
de rendre des comptes. Comme le note la Haute Cour, Lord Goldsmith
était lui-même soumis à des pressions politiques de nombreuses sources. Premièrement,
le Premier ministre a pris l’initiative, qualifiée par la Cour de
«mesure exceptionnelle», de lui écrire, faisant naître le «soupçon»
que l’argument de sécurité ensuite mis en avant par les deux hommes
constituait un «prétexte utile» pour enterrer une enquête du SFO
dommageable à certains intérêts commerciaux. Deuxièmement, plusieurs
ministres et hauts fonctionnaires (et non des procureurs) ont écrit
à Lord Goldsmith en défendant à la fois la clôture de l’enquête
pour des raisons d’intérêt économique national et la non-applicabilité
de l’article 5 de la convention de l’OCDE. Troisièmement, dès le
mois de décembre 2005, BAE avait envoyé plusieurs lettres à Lord
Goldsmith afin de l’inciter à abandonner l’enquête. Ces lettres
mentionnaient les rencontres qui avaient eu lieu entre des officiels
saoudiens et l’ambassadeur britannique en Arabie saoudite afin de
préparer le terrain au nouveau contrat sur les Eurofighter Typhoons,
ainsi que la visite potentielle du secrétaire à la Défense britannique
en Arabie saoudite pour obtenir la vente de ces avions (M. Cowper-Coles
a indiqué par la suite à M. Wardle que la vie de citoyens britanniques
serait en danger d’attentats terroristes si l’affaire n’était pas
abandonnée). Confronté à toutes ces pressions, Lord Goldsmith, en
décidant de procéder à un réexamen des risques en termes de sécurité
nationale, a semblé se conformer aux vœux de ses chefs politiques;
l’OCDE qualifie le résultat de ce réexamen de «décousu et quelque
peu incohérent».
- La Cour a déclaré que ni Lord Goldsmith, ni M. Wardle,
ni d’ailleurs personne d’autre à l’intérieur du gouvernement ou
du SFO n’avait apparemment examiné sérieusement d’autres voies légitimes
d’action pour répondre aux menaces saoudiennes comme celle d’informer
les autorités saoudiennes de l’indépendance du SFO ou notifier le
Conseil de sécurité de l’ONU de la menace de cesser toute coopération
dans la lutte contre le terrorisme.
23. Le 30 juillet 2008, la Chambre des Lords a renversé à l’unanimité
le jugement de la Haute Cour en déclarant que la décision d’interrompre
l’enquête était conforme à la loi
. La Chambre des Lords, notant que les
tribunaux britanniques sont traditionnellement réticents à examiner
les processus décisionnels en matière d’enquête et de poursuites,
affirme que la Haute Cour a rompu avec cette tradition en suggérant
que la décision dans le cas d’espèce résultait d’une menace saoudienne
à l’encontre de l’Etat de droit. La Haute Cour avait considéré que,
si la menace en question affectait la juridiction pénale du Royaume-Uni,
les tribunaux étaient tenus d’examiner les mesures à prendre pour
préserver l’intégrité du système de justice pénale. Comme indiqué
plus haut, la Haute Cour avait conclu que le fait de céder à la
menace ne pouvait être considéré comme conforme à la loi qu’à la
condition de pouvoir montrer qu’aucune autre voie d’action légitime ne
s’offrait aux décideurs.
24. Ce principe a été rejeté par la Chambre des Lords au motif
qu’il n’était pas soutenu par la jurisprudence et qu’il éloignait
du véritable problème, qui était de savoir si M. Wardle avait outrepassé
ses pouvoirs discrétionnaires en mettant en balance l’intérêt public
lié à la poursuite de l’enquête et l’intérêt public concurrent lié
à la nécessité de sauvegarder les vies de citoyens britanniques
en interrompant l’enquête. La Chambre des Lords a reconnu qu’il
s’était trouvé confronté au «risque hideux et évidemment à éviter»
que l’Arabie saoudite cesse toute coopération avec le Royaume-Uni
dans la lutte contre le terrorisme, ce qui aurait mis en danger
la vie de citoyens britanniques. Par conséquent, la décision de
ne pas engager de poursuites ne constitue pas «un affront à l’Etat
de droit» et «il est même douteux qu’un décideur responsable aurait
pu parvenir à une autre décision».
25. Nonobstant la décision de la Chambre des Lords, un grand nombre
des critiques formulées par la Haute Cour et l’OCDE conservent leur
force, notamment les préoccupations avancées par l’OCDE au sujet
des problèmes constitutionnels résultant des fonctions politiques
et juridiques parfois contradictoires du procureur général et la
réticence notoire du Royaume-Uni à mettre en œuvre la convention,
bien que l’ayant ratifiée. Les jugements contradictoires de la Haute
Cour et de la Chambre des Lords mettent peut-être en lumière la difficulté
à trouver un équilibre entre des intérêts publics concurrents lorsqu’il
s’agit de décider d’engager ou non des poursuites dans une affaire
politiquement importante. Comme le reconnaît la Chambre des Lords,
le décideur serait tenu d’évaluer tous les éléments qui lui sont
présentés et tous les avis qu’il reçoit afin d’en déterminer la
pertinence et le poids qu’il convient d’y attacher. Cependant, on
imagine sans peine les problèmes qui se posent probablement aux
décideurs en présence d’affirmations relatives à des risques pour la
sécurité nationale. De telles affirmations sont souvent imprécises
et leurs auteurs ne sont sans doute pas prêts à divulguer en détail
les éléments factuels sur lesquels ils s’appuient, et encore moins
à fournir aux décideurs des éléments de preuve tangibles.
26. Quel que soit le mélange précis de considérations de sécurité
nationale et de considérations commerciales en jeu dans les menaces
saoudiennes, et l’influence exercée sur les avis reçus par M. Wardle, l’enquête
a repris souffle en juin 2007 avec la décision du département de
la Justice des Etats-Unis de lancer sa propre investigation sur
l’affaire Al Yamamah, notamment en examinant des allégations selon
lesquelles une banque américaine aurait servi au transfert des paiements
au prince saoudien Bandah. L’enquête des Etats-Unis se poursuit
actuellement.
27. La deuxième affaire à forte visibilité ayant contribué au
déclenchement de l’enquête sur le rôle du procureur général est
l’investigation concernant la vente de titres honorifiques.
28. «Cash for honours» est
le nom donné au Royaume-Uni au scandale politique suscité en 2006
et 2007 par la question du lien entre certaines donations politiques
et l’attribution d’un siège de pair à vie. Une lacune du droit électoral
britannique fait que, tandis que quiconque donne une somme, même
modeste, à un parti politique doit en faire la déclaration publique,
les personnes qui prêtent de l’argent à un parti politique à un
taux d’intérêt commercial ne sont pas tenues de le déclarer. Pendant
l’enquête de police, plusieurs membres des trois principaux partis
politiques (y compris le Premier ministre Tony Blair) ont été interrogés
et le trésorier en chef du parti travailliste, Lord Levy, a été
arrêté deux fois. Pour finir, le parquet a décidé de ne pas engager
de poursuites: dans sa décision, il indique que, bien que certains
sièges de pairs aient pu être attribués en échange de prêts, il
n’a pu trouver de preuves directes que cela avait été convenu à
l’avance, cet élément constituant une condition préalable à la réussite
des poursuites.
29. Ce scandale est intéressant du point de vue de la politisation
des enquêtes pénales parce que, des deux côtés – celui des hommes
politiques soumis à enquête et celui des policiers enquêteurs –,
on a pu entendre des accusations d’ingérence illégitime. En effet,
certains membres du parti travailliste se sont plaints que l’enquête
de police, qui privait le parti de ressources financières après
le remboursement des prêts, cherchait à porter atteinte à la réputation
de certains hommes politiques et avait été délibérément prolongée
afin de gêner la campagne du parti pendant la période précédant
immédiatement l’accession de Gordon Brown au poste de Premier ministre,
avec la convocation éventuelle d’élections générales. De l’autre
côté, le haut fonctionnaire de police chargé de l’enquête a déclaré
à la commission spéciale sur l’administration publique de la Chambre
des communes qu’il avait fait l’objet de «pressions intenses» de
la part de certains hommes politiques qui traitaient l’enquête comme
«un problème politique et non un problème pénal»
.
30. De telles récriminations mutuelles sont peut-être inévitables
lorsqu’une enquête criminelle pénale porte directement sur les actions
d’hommes politiques dont l’intérêt légitime à se défendre contre
des accusations pénales peut presque toujours être présenté comme
une ingérence politique dans le processus pénal. Ce scandale, cependant,
a mis en lumière une nouvelle fois l’action controversée de Lord
Goldsmith qui a insisté sur le fait qu’il avait un rôle à jouer
dans la décision d’inculper ou non Tony Blair et d’autres hommes
politiques, en dépit de l’éventuel conflit d’intérêts résultant
de ses liens étroits avec le Premier ministre et le parti travailliste.
Lord Goldsmith a également cherché à empêcher la diffusion par la
BBC d’informations révélant un échange de correspondance entre Downing
Street et Lord Levy au sujet des dons au parti travailliste. Bien qu’un
courrier électronique ait par la suite été publié, mais seulement
après que la police a soumis son rapport au ministère public, la
tentative de Lord Goldsmith d’en empêcher la diffusion a contribué
à répandre très largement l’hypothèse qu’il cherchait à «couvrir»
des éléments de preuve incriminant le parti travailliste, en relançant
le débat sur l’incompatibilité des fonctions politiques et légales
du procureur général.
31. Lors de son accession au poste de Premier ministre en juillet
2007, Gordon Brown a annoncé que «le rôle du procureur général,
qui associe des fonctions juridiques et des fonctions ministérielles,
doit être modifié». Cela a conduit à une consultation publique officielle
sur le rôle du procureur général afin d’assurer que «cette fonction
conserve la confiance du public». En succédant à Lord Goldsmith,
le nouveau procureur général, Lady Scotland, a aussi paru accepter
la nécessité d’une modification de son rôle. Cependant, le projet de
loi de réforme constitutionnelle, qui a été examiné par la commission
conjointe de la Chambre des communes début 2008 et devrait être
discuté par la législature plus tard cette année, ne semble guère
modifier les choses: il est rédigé de telle façon que le procureur
général conserve le pouvoir d’empêcher une enquête du SFO et d’interrompre
des poursuites pénales. Lord Falconer, ancien Lord Chancelier, a
qualifié le projet de loi d’«occasion manquée», en ajoutant que
«l’avis du procureur général sur les questions d’intérêt public devrait
être soumis au contrôle du parlement afin d’éviter de donner l’impression
que des pressions politiques puissent s’exercer sur des procédures
particulières»
.
32. Cette proposition de réforme assez timide maintient effectivement
les prérogatives du procureur général en matière de supervision
du CPS et du SFO, dont l’exercice peut ou non transgresser la «ligne
rouge» de l’ingérence politique illicite. Elle s’inscrit dans le
droit-fil de la réponse du gouvernement au rapport mentionné plus
haut sur le rôle constitutionnel du procureur général
, qui accepte certaines –
mais non toutes – des recommandations formulées par la commission.
Le gouvernement, notamment, «propose de légiférer de façon à prévoir
expressément que le procureur général ne peut donner l’ordre de
poursuivre ou de ne pas poursuivre dans aucune affaire particulière
(sauf lorsque la sécurité nationale est en jeu)»
. La législation «exigera du procureur
général qu’il notifie le parlement de l’exercice du pouvoir en question
dès que possible (sauf lorsqu’un délai est aussi nécessaire à des
fins de protection de la sécurité nationale)». En ce qui concerne
la «tension intrinsèque» entre les différentes fonctions du procureur
général, le gouvernement considère qu’«en raison des synergies entre
les fonctions du procureur général, leur regroupement en un même
office renforce l’exercice de chacune d’elles». En somme, le gouvernement
«prend note des préoccupations exprimées par la commission et certaines
personnes interrogées selon lesquelles l’association de ces différentes
fonctions peut donner l’impression d’un risque de conflit d’intérêts»
mais approuve le point de vue des personnes interrogées pour qui
«une impression erronée ne constitue pas un motif suffisant de réforme»
(Lord Lloyd of Berwick)
.
33. Les pouvoirs dont dispose le procureur général eu égard aux
affaires particulières constituent, à mon avis, un motif potentiel
de préoccupation, y compris après l’entrée en vigueur de la réforme
proposée. La nouvelle législation précisera que ces pouvoirs ne
peuvent s’appliquer que dans certains cas exceptionnels, mais ce
sont généralement les «cas exceptionnels», à la frontière entre
politique et corruption, qui sont les plus tentants aux fins d’une
ingérence «motivée par des considérations politiques». La notion
de sécurité nationale est ouverte à interprétation et, dans son
avis sur l’affaire BAE
, la Chambre
des Lords reconnaît une grande latitude au gouvernement. La solution
évidente est la transparence et l’obligation de rendre des comptes.
Il est donc regrettable que l’obligation proposée pour le procureur
général de notifier le parlement en temps opportun de l’exercice
de ses prérogatives soit soumise encore une fois à une exception
«lorsque la sécurité nationale est en jeu».
34. Comme cela est généralement le cas dans les pays comme le
Royaume-Uni dont le système juridique s’est développé au cas par
cas «depuis des temps immémoriaux», les dispositions statutaires
explicites sont souvent moins importantes en pratique que l’esprit
traditionnel d’indépendance et la force des personnalités occupant
des positions de pouvoir, qui exercent leurs responsabilités sous
le contrôle d’un parlement prenant son rôle de supervision très
au sérieux, et des médias indépendants et dynamiques. A la lumière
de ces considérations, la situation au Royaume-Uni me semble généralement
acceptable. J’aurais tendance néanmoins à partager les conclusions
de la commission spéciale sur les affaires constitutionnelles et,
dans l’affaire BAE, je me rangerais plutôt du côté de la Haute Cour
que de celui de la Chambre des Lords, et je souhaite que cette position
se reflète aussi dans la résolution de l’Assemblée.
2.2. Le modèle français
35. Dans le système français, il incombe, dans les cas
les plus graves ou complexes (c’est-à-dire environ 5 % de toutes
les affaires pénales) à un juge – le juge d’instruction – de mener
l’enquête et de rassembler les éléments de preuve. Le juge d’instruction
interroge donc le suspect et les témoins, examine les éléments de preuve,
s’efforce d’obtenir des preuves scientifiques et peut demander à
des experts d’effectuer des enquêtes. Dès lors que l’affaire est
prête à être jugée, il la défère au procureur. Dans la grande majorité
des cas, c’est le procureur qui prépare le procès, toujours selon
des modalités «inquisitoires» (ex officio), avec
l’aide de la police judiciaire. Quant à l’avocat de la défense,
son rôle se limite généralement à des questions de caution et de
garde à vue, outre sa plaidoirie en faveur de l’accusé devant le
juge et le jury. L’accès de l’avocat de la défense au dossier de
l’enquête dépend de l’implication d’un juge d’instruction dans la
procédure; ce n’est que dans ce cas qu’il peut accéder au dossier
et demander que des mesures soient prises. Dans les enquêtes de police
où n’est pas désigné un juge d’instruction, l’avocat de la défense
n’a aucunement accès au dossier, non plus que le suspect lui-même
pendant l’interrogatoire au cours de la garde à vue. Le suspect
n’a le droit de consulter un avocat qu’après vingt heures de garde
à vue, et cela pendant seulement dix minutes.
36. Au cours du procès (durant lequel des assesseurs non juristes
ou des jurés, dont le rôle ne se limite pas à trancher des questions
factuelles, peuvent venir s’ajouter aux juges professionnels), les
juges jouent un rôle actif pour établir les faits, mais la défense
et l’accusation peuvent également interroger les témoins. La défense est
toujours la dernière à être entendue
.
37. Les juges de carrière (juges ou magistrats du siège) et les
procureurs (ou magistrats debout/du parquet) appartiennent à la
même catégorie professionnelle, celles des magistrats, dont les
membres ont suivi la même formation (l’Ecole nationale de la magistrature,
à Bordeaux) et peuvent (ce qu’ils font souvent) passer de l’une des
sous-catégories à l’autre au cours de leur carrière. La plupart
des hauts magistrats que j’ai rencontrés lors de ma visite à Paris
avaient commencé leur carrière comme juges d’instruction, ces derniers
étant perçus traditionnellement comme faisant partie d’une certaine
élite au sein des magistrats
,
et étaient passés ensuite plusieurs fois des fonctions de juge à
celles de procureur ou de fonctionnaire ministériel.
38. Les juges, y compris les juges d’instruction, jouissent en
droit et en pratique d’un haut degré d’indépendance, tandis que
les procureurs sont soumis à une hiérarchie très précise au sommet
de laquelle se trouve le ministre de la Justice (ou garde des Sceaux).
Cependant, le Code de procédure pénale
et
le statut de la magistrature
assurent
aussi certaines garanties d’indépendance aux procureurs. Les pouvoirs disciplinaires
dont dispose le ministre sont en particulier tempérés par la participation
obligatoire du Conseil supérieur de la magistrature à ses décisions
en la matière; le ministre ne peut donner que des instructions générales
ou, en ce qui concerne des affaires particulières, l’instruction
de poursuivre l’enquête et de saisir le tribunal compétent, mais
non de s’abstenir de le faire. Enfin, bien qu’ils doivent se conformer
aux instructions de leur hiérarchie dans leurs déclarations écrites,
les procureurs, même à l’échelon le plus bas, peuvent s’exprimer
librement devant le tribunal
,
notamment lors de la plaidoirie finale pour réclamer une peine particulière
(réquisitoire), afin de leur permettre de prendre soigneusement
en considération les résultats effectifs de la procédure judiciaire.
39. La séparation des pouvoirs et l’indépendance du système judiciaire
ne semblent pas tout à fait absolues dans la vie politique française
sous la Constitution de 1958 qui, au sortir de la IVe République
perçue comme une période d’instabilité dominée par un parlement
rebelle, a délibérément renforcé le rôle du Président de la République.
Plusieurs interlocuteurs français ont attiré mon attention sur le
fait que la Constitution emploie le mot de «pouvoirs» à propos du
président, du gouvernement
et du parlement
, mais se sert du terme d’«autorité»
lorsqu’elle se réfère aux prérogatives de la magistrature
. Cette différence par rapport à la terminologie,
qui remonte à Montesquieu (dont on dit qu’il est mieux connu à l’étranger
qu’en France), ne serait pas innocente.
40. Ma visite à Paris, en janvier 2009, est intervenue seulement
quelques jours après l’annonce par le Président Sarkozy d’une réforme
de grande portée potentielle du système de justice pénale, avec
la proposition de supprimer le juge d’instruction dont les tâches
seraient confiées aux procureurs. Cette proposition est considérée
comme le point culminant d’un processus perçu par les syndicats
de magistrats français comme une prise de contrôle du système judiciaire
par le gouvernement aux seules fins d’empêcher les «petits juges»
de poursuivre (ou, selon certains hommes politiques, de persécuter)
des responsables politiques ou des dirigeants d’entreprises sur
la base d’allégations de corruption ou d’autres infractions financières
.
Une autre réforme annoncée par le gouvernement actuel, la «décriminalisation»
de certaines pratiques commerciales aujourd’hui incriminées, dans
le domaine du droit des sociétés et du financement des entreprises
, est critiquée comme visant à mener
à bien cette stratégie au niveau du droit matériel.
41. Les relations entre les dirigeants politiques actuels et la
magistrature semblent assez froides. Des représentants des juges
m’ont cité une déclaration publique de la ministre de la Justice
dans laquelle celle-ci se qualifie de «chef» de tous les procureurs
et indique que les tribunaux rendent leurs décisions au nom de l’autorité
suprême du Président de la République élu par le peuple
. Les représentants syndicaux des juges et
des procureurs avec lesquels je me suis entretenue étaient particulièrement
déçus par l’absence de réaction publique à de tels propos. Ils sont
douloureusement conscients du fait qu’ils ne bénéficient pas dans
la population d’un soutien aussi étendu que leurs homologues italiens,
par exemple
. Bien qu’ils soient aussi constamment
critiqués par les dirigeants politiques italiens actuels, y compris
le Premier ministre Berlusconi, les magistrats italiens jouissent
d’un soutien important parmi la population depuis la lutte qu’ils
ont menée avec succès contre le crime organisé et la corruption
pendant la campagne
mani pulite.
Les juges français ont aussi obtenu des succès spectaculaires dans
certaines affaires de corruption largement couvertes par les médias
, mais leur popularité
a gravement souffert des erreurs apparemment commises par un jeune
juge d’instruction dans l’affaire d’Outreau. Dans cette affaire,
plusieurs habitants d’une petite ville, qui avaient été accusés d’abus
sexuels à l’égard d’enfants et placés en détention préventive, ont
fini par être acquittés après avoir passé jusqu’à trois ans en prison
. Les juges français sont en colère
parce que, d’un côté, les dirigeants politiques privent la justice
des ressources dont elle a besoin et, de l’autre, ne manquent pas
une occasion de la critiquer durement et publiquement pour tout
manquement ou échec apparent ou réel pouvant précisément être causé
ou aggravé par le manque de moyens, cette situation risquant de
déstabiliser encore plus le système judiciaire.
42. S’agissant des ressources, le contraste entre le Royaume-Uni
et la France est en effet frappant: en 2006, le budget de l’aide
judiciaire pour l’Angleterre et le pays de Galles uniquement
était
presque aussi élevé que le budget du secteur judiciaire (en y incluant
tous les tribunaux, le ministère public et l’aide judiciaire) de
l’ensemble de la France
,
!
Des fonctionnaires du ministère de la Justice m’ont informée que
les ressources affectées au secteur judiciaire ont augmenté pendant
les dernières années, notamment avec le recrutement de 1 500 juges
et procureurs supplémentaires, mais la plupart de mes interlocuteurs
ont insisté sur le fait que beaucoup reste à faire.
43. Les représentants des juges sont persuadés que l’affaire Outreau,
qui a suscité la création d’une commission d’enquête parlementaire,
n’est qu’un prétexte commode pour la classe politique de se débarrasser enfin
de l’institution du juge d’instruction, par trop indépendant – ce
que, à leur avis, les prédécesseurs du Président actuel voulaient
faire depuis longtemps mais sans jamais oser. Il est intéressant
de noter que la commission d’enquête parlementaire sur l’affaire
Outreau s’est abstenue de recommander la suppression du juge d’instruction,
en se déclarant au contraire favorable à la poursuite du processus
de réforme engagé auparavant. Le juge d’instruction, en fait, n’a
plus le pouvoir de placer un suspect en détention préventive; cela est
maintenant la tâche du juge des libertés et de la détention
,
fonction instituée par la réforme de 2000
. Les représentants des juges soulignent
également que la question de la «solitude» du juge d’instruction
a déjà été prise en compte dans une réforme qui devrait entrer en
vigueur début 2010 et qui prévoit la possibilité de désigner jusqu’à
trois juges d’instruction dans les affaires particulièrement lourdes
et complexes afin de leur permettre de travailler en équipe. Ils
insistent sur le fait que les effets de cette mesure devraient être
évalués au moins pendant un certain temps avant de supprimer complètement
la fonction de juge d’instruction.
44. La dévolution proposée des pouvoirs d’enquête du juge d’instruction
au parquet est critiquée non seulement par les représentants élus
des magistrats
mais
aussi par les avocats
qui craignent que leur accès au
dossier ne s’en trouve encore réduit. Mes interlocuteurs du ministère
de la Justice ont déclaré être conscients du problème lié au fait
que les avocats ne peuvent avoir accès au dossier et être présents
lors des interrogatoires de la procédure préparatoire au procès
que lorsque celle-ci est conduite par un juge d’instruction, mais
ils n’ont pu m’indiquer si l’accès serait étendu dans toutes les
procédures pénales ou seulement dans le petit nombre d’affaires
qui étaient auparavant traitées par le juge d’instruction, et dans quelle
mesure. Mes interlocuteurs du ministère ont également reconnu que
des ressources supplémentaires devront être affectées à l’aide judiciaire
car la réforme aboutira à une procédure de type plus accusatoire, augmentant
ainsi le besoin que les avocats de la défense effectuent eux-mêmes
certaines tâches d’enquête qui sont actuellement du ressort des
juges d’instruction. Mais ils n’étaient pas conscients des énormes ressources
que requiert l’aide judiciaire dans un système pleinement accusatoire
comme celui de l’Angleterre et du pays de Galles
.
45. Le 6 mars 2009, après ma visite à Paris, la Commission Léger
a publié un prérapport sur la phase préliminaire de la procédure
pénale. La majorité des membres de la commission soutient et développe
la proposition du président de transformer le juge d’instruction
en un juge de l’enquête et des libertés qui exercerait des fonctions
exclusivement judiciaires, les fonctions d’instruction étant transférées
au bureau du procureur. La majorité des membres de la commission
n’est pas favorable à la proposition d’accroître l’indépendance
des procureurs, par exemple en alignant leur procédure de nomination
sur celle qui s’applique aux juges, non plus qu’à l’introduction
du «principe de légalité» qui supprimerait ou réduirait le pouvoir discrétionnaire
du procureur de décider ou non de poursuivre l’auteur d’une infraction.
La majorité des membres de la commission considère que le futur
juge de l’enquête et des libertés suffira à contrebalancer les pouvoirs
accrus du bureau du procureur. D’autre part, la commission formule
des propositions de portée assez étendue pour accroître les droits
de la défense, mais seulement dans le cas des personnes soupçonnées d’infractions
graves ou complexes («régime renforcé» avec d’importants éléments
accusatoires); dans les autres cas («régime restreint»), la procédure
demeurerait essentiellement identique à celle que prévoit le système
actuel dans les affaires qui ne donnent pas lieu à la désignation
d’un juge d’instruction
.
46. Les trois syndicats représentant les juges et les procureurs
(USM, SM et AFMI) ont réagi au prérapport de la Commission Léger
par un communiqué commun le 9 mars 2009
. Ils déclarent que la commission, composée
selon eux de proches du président dont les opinions étaient connues
d’avance, a, comme on pouvait s’y attendre, approuvé la directive
présidentielle d’abolir le juge d’instruction sans garantir en retour l’indépendance
de l’autorité qui sera chargée de l’enquête à sa place et sans prévoir
de ressources et de droits adéquats pour la défense, dont l’extension
du rôle, telle que proposée, est soumise à de nombreuses exceptions.
Les représentants des juges considèrent la fonction proposée de
«juge de l’enquête et des libertés» comme celle d’un «juge alibi»
sans statut bien défini et sans véritables pouvoirs d’initier et
de guider l’enquête. Ils demandent par conséquent la dissolution
de la Commission Léger qui, à leur avis, a clairement montré sa
partialité et son incompétence.
47. Le Conseil national des barreaux, dans une résolution adoptée
à l’unanimité lors de l’assemblée générale du 14 mars 2009, a également
condamné fermement le prérapport de la Commission Léger, notamment
en ce qui concerne les droits de la défense.
48. Le 21 mars 2009, les Etats généraux de la justice pénale
, sous la présidence de M. Robert
Badinter, ancien ministre de la Justice, ont lancé une série de
consultations dans toute la France afin de contribuer aux discussions
en cours sur la réforme du système de justice pénale. L’appel national
adopté lors de la conférence de lancement dénonce «les attaques
contre le principe de la séparation des pouvoirs, dont le transfert
annoncé de toutes les fonctions d’instruction à un ministère public
hiérarchisé et dépendant de l’exécutif n’est que l’une des dernières
manifestations». L’appel souligne aussi la nécessité de l’indépendance
de l’autorité chargée de l’enquête.
49. Ces réactions fortement hostiles des organes professionnels
représentatifs concernés montrent que la Commission Léger a encore
du travail à faire, car il serait certainement mal avisé d’imposer
les propositions de réforme à ceux qui devront les appliquer dans
leur travail quotidien.
50. La réforme du Conseil supérieur de la magistrature (CSM),
qui décide des sanctions disciplinaires à l’égard des juges et des
procureurs et donne son avis sur les nominations judiciaires, est
aussi une pomme de discorde entre le gouvernement et la magistrature.
Le ministre ne peut normalement s’éloigner de l’avis formulé par
le CSM en ce qui concerne la nomination des juges (procédure d’avis
conforme) mais il peut le faire dans le cas des procureurs (procédure
d’avis simple). Nous avons appris que, sous le gouvernement actuel,
la pratique consistant à passer outre à l’avis du CSM a fortement
augmenté, au point même de remettre complètement en question le
rôle du CSM
. Mon interlocuteur au
CSM a déclaré qu’une autre réforme, qui entrera en vigueur en 2010
, modifiera de façon substantielle
l’équilibre des pouvoirs à l’intérieur de cet organe dans la mesure
où les représentants des juges et des procureurs seront en minorité.
Jusqu’à maintenant, six juges ou procureurs
se
trouvent face à quatre personnalités nommées respectivement par le
Président de la République, les présidents des deux chambres du
parlement et le Conseil d’Etat; le CSM est présidé par le Président
de la République, représenté par le ministre de la Justice. Après
l’entrée en vigueur de la réforme, le Président, les présidents
des deux chambres et le Conseil d’Etat nommeront deux représentants
chacun et le CSM sera présidé par le premier président de la Cour
de cassation ou le procureur général de cette même cour; il y aura
donc sept juges ou procureurs et huit personnalités «politiques»
contre six et cinq précédemment (en comptant les présidents). Cette
réforme, qui permettra aussi aux citoyens de saisir individuellement
le CSM en cas d’allégation d’infraction disciplinaire de la part
d’un juge ou d’un procureur, vise à répondre au reproche de «corporatisme»
à l’égard des juges et des procureurs qui sont souvent perçus comme
prenant entre eux les décisions qui concernent leurs promotions
réciproques et les sanctions disciplinaires. Les syndicats de juges
et de procureurs, ainsi que le CSM lui-même, sont opposés à la réforme
.
Ils soulignent que l’indépendance judiciaire est menacée lorsque
des personnalités nommées par la majorité politique du jour peuvent
décider de la carrière des juges et procureurs et des sanctions disciplinaires
éventuelles à leur égard. Ils invoquent en outre les «normes européennes»
qui exigent au moins la parité entre juges et procureurs, d’un côté,
et personnalités «politiques», de l’autre
.
Enfin, ils notent que les juridictions judiciaires sont moins bien
traitées que les autres juridictions comme les tribunaux administratifs et
les juridictions financières dont les conseils supérieurs comportent
une majorité de juges
.
51. La Commission de Venise, dont l’Assemblée a sollicité l’avis
sur ma proposition, a adopté le point de vue suivant:
«Pour résumer,la Commission de Venise est d’avis
que, au moins dans les nouvelles démocraties, il est indispensable
à l’indépendance de la magistrature qu’un conseil judiciaire indépendant
joue un rôle déterminant dans les décisions relatives à la nomination
et à la carrière des juges. Etant donné la richesse de la culture
juridique en Europe, qui est précieuse et doit être préservée, il
n’existe pas un modèle unique applicable à tous les pays. Tout en
respectant la diversité des systèmes juridiques, la Commission de
Venise recommande aussi aux anciennes démocraties qui ne l’ont pas
encore fait d’examiner la possibilité de créer un conseil judiciaire
indépendant ou un organe similaire. La composition de ce conseil
doit, dans tous les cas, présenter un caractère pluraliste, une
partie importante, sinon la majorité, de ses membres devant être
des juges élus par leurs pairs.»
52. Mon point de vue sur les diverses propositions de réforme
privilégie la nécessité de sauvegarder l’indépendance de fait et
d’apparence de la magistrature. Si l’on décide en France de supprimer
le juge d’instruction et de transférer ses fonctions au ministère
public, certaines conditions essentielles devront être satisfaites
afin d’éviter l’impression que cette réforme vise à protéger la
classe politique de tout contrôle judiciaire. Ces conditions devraient
comprendre, en particulier, un degré d’autonomie du procureur beaucoup plus
grand en pratique que cela ne semble le cas actuellement
.
Il serait aussi très important que l’accès de l’avocat de la défense
au dossier de l’enquête et à l’interrogatoire des suspects et des
témoins soit étendu au moins au niveau actuellement prévu dans les
procédures impliquant un juge d’instruction, et cela dans tous les cas,
pas seulement dans le petit nombre d’affaires que traite aujourd’hui
le juge d’instruction. Une dose plus élevée de procédure accusatoire
nécessiterait aussi une augmentation substantielle des ressources
affectées à l’aide judiciaire; autrement, le risque existe que se
développe un système de justice pénale à deux vitesses, l’égalité
des armes étant assurée uniquement pour ceux qui en ont les moyens.
Enfin, s’agissant du CSM, je suis favorable au maintien au moins
de la parité entre juges et procureurs, d’un côté, et personnalités nommées
par le pouvoir politique, de l’autre. En ce qui concerne ces dernières,
il paraîtrait raisonnable qu’elles ne soient pas toutes nommées
par la majorité au pouvoir, comme cela est actuellement le cas en
France, mais que les forces politiques d’opposition soient aussi
représentées.
2.3. Le modèle allemand
53. Dans le système allemand, l’enquête préliminaire
est effectuée par la police sous le contrôle du procureur. La police
est tenue de chercher les éléments de preuve à charge et à décharge,
mais la défense peut également jouer un rôle actif au cours de la
procédure. Contrairement à la situation actuelle en France, l’avocat
de la défense a pleinement accès au prévenu et au dossier de l’enquête,
y compris pendant la procédure préparatoire au procès. Le «contrôle»
de la police par le procureur garantit que les activités de la police
ne sortent pas du cadre prévu par la loi. Certaines décisions d’enquête
particulièrement sensibles du point de vue des droits de l’homme
(arrestations, perquisitions, saisies, etc.) doivent être autorisées
par un juge appelé
Ermittlungsrichter (ou
«juge de l’enquête», notion qui est proche de celle de «juge de
l’instruction» qui pourrait remplacer le «juge d’instruction» en
France à la suite des propositions de réforme évoquées plus haut
).
54. Les procureurs allemands ne sont pas indépendants, dans la
mesure où ils s’inscrivent dans une hiérarchie administrative au
sommet de laquelle figure le ministre de la Justice de leur Land
(Etat fédéral). Les ministres de la Justice sont habilités, en vertu
du pouvoir de tutelle qu’ils exercent en matière de poursuites,
à donner non seulement des instructions générales destinées à garantir
l’égalité de traitement dans l’administration de la justice, mais
encore des instructions portant sur des affaires précises. Cette
faculté, à laquelle ils recourent rarement dans les faits, est cependant
bel et bien prévue par la loi
.
Les instructions ministérielles sont encadrées par une exigence:
elles doivent être conformes à la législation, et notamment au «principe
de légalité»
(Legalitätsprinzip) ,
en vertu duquel tout acte délictuel ou criminel porté à la connaissance
des autorités doit, en principe, donner lieu à l’ouverture d’une
enquête et à l’engagement de poursuites. Le principe de légalité
est en pratique tempéré par un certain nombre d’exceptions mises
en place par les réformes successives de la législation; elles lui
ont ajouté une forte dose de «principe de l’opportunité des poursuites»
(Opportunitätsprinzip) applicable
aux infractions mineures ou autres pour lesquelles l’intérêt général
de poursuites est limité. Néanmoins, le fonctionnaire de police,
le procureur ou tout autre fonctionnaire qui entrave le cours normal
de la justice est passible de lourdes sanctions pénales
.
La question des instructions données en matière de poursuites dans
des affaires précises rencontre une vive opposition en Allemagne.
Les partisans du statu quo affirment que le principe du contrôle
démocratique impose la responsabilité complète des ministres devant
le parlement pour tout acte ou omission en matière de poursuites
. Les tenants de la réforme, à commencer
par la Fédération allemande des juges et des procureurs, considère
que le fait même de pouvoir donner des instructions dans une affaire
précise, quelle que soit la rareté de cette pratique
, donne à l’opinion publique le
sentiment que les responsables politiques manipulent la procédure
judiciaire à des fins personnelles et ébranle sa confiance dans
l’impartialité et l’indépendance du système de justice pénale
. Mes interlocuteurs à Berlin soutenaient
qu’il serait même dans l’intérêt des ministères de ne pas disposer
de ce pouvoir d’intervention par instructions dans une affaire:
en fonction du point de vue de son détracteur, les ministres peuvent
en effet être la cible de critiques, soit pour avoir utilisé cette
faculté, soit pour n’en avoir rien fait. De plus, la possibilité
même que, par exemple, la décision d’abandonner des poursuites engagées
à l’encontre d’un responsable politique accusé d’une infraction mineure
soit la conséquence d’une instruction «politique» annule l’effet
recherché d’une telle décision, à savoir la réhabilitation de l’intéressé.
55. Au cours du procès, le tribunal – qui peut être en partie
non professionnel – est tenu d’établir les faits. Le tribunal, dont
les juges jouissent d’une pleine et entière indépendance (avec mandat
à vie et inamovibilité notamment) et à qui les affaires sont attribuées
automatiquement, en fonction de critères objectifs définis au préalable
(Geschäftsverteilungsplan), peut
de plein droit faire appel à d’autres moyens de preuve, mais le procureur
et la défense peuvent également formuler des suggestions (pratique
courante) et présenter des témoins. Le tribunal ne peut rejeter
de telles requêtes
(Beweisanträge) que
pour un nombre de motifs limité. La défense peut participer activement
aux procédures, notamment à la sélection des experts et à l’interrogatoire
des témoins. On peut donc considérer que le système allemand part
d’une prémisse inquisitoire
, axée sur
l’établissement des faits matériels, mais qu’il est tempéré de façon
notable par des éléments accusatoires, notamment le rôle important
accordé à la défense dès le début de la procédure. Cela apparaît
dans une certaine mesure dans les ressources affectées à l’aide
judiciaire: l’Allemagne dépense beaucoup plus que la France, qui
a un système fortement inquisitorial, mais beaucoup moins que le
Royaume-Uni dont le système est purement accusatoire
.
56. S’agissant des questions particulièrement pertinentes aux
fins du présent rapport, le système allemand est quelque peu en
retard sur les systèmes britannique et français en ce qu’il ne prévoit
pas d’institution indépendante chargée des nominations, des promotions
et des mesures disciplinaires concernant les magistrats comme la
Judicial Appointments Commission ou le Conseil supérieur de la magistrature.
Les
Richterräte (conseils
des juges) et les
Präsidialräte (Conseils
des présidents) prévus dans la législation fédérale et des Länder
sur le statut des juges
(Richtergesetze) ne
remplissent pas une fonction comparable. Le
Deutscher
Richterbund (Fédération des juges), l’organisation professionnelle
la plus représentative des juges et des procureurs en Allemagne,
est favorable à l’introduction d’un système de gestion autonome
de la profession sur le modèle des conseils judiciaires qui existent
dans la plupart des pays européens
. L’Allemagne fait figure d’exception
en la matière: elle dispose uniquement d’un statut d’observateur
dépourvu de droit de vote au sein du réseau européen des présidents
de conseils supérieurs de la magistrature, où elle était il y a
peu de temps encore représentée par un fonctionnaire du ministère
fédéral de la Justice
.
La Fédération allemande des juges et procureurs estime que le manque
d’autonomie de la justice pourrait en partie expliquer le financement
inférieur à celui des autres pays européens, comme le soulignent
plusieurs études comparatives récentes réalisées par le Conseil
de l’Europe. Même une question aussi «banale» que celle du niveau
de rémunération des juges et des procureurs a, considère-t-on, des
conséquences sur l’indépendance de la justice par rapport aux «influences
extérieures excessives».
57. Soulignons que l’éventuelle répercussion de questions telles
que l’indépendance du parquet vis-à-vis des instructions ministérielles
et l’absence d’autonomie de la justice en matière de recrutement
et de promotion est atténuée par la structure fédérale de l’appareil
judiciaire allemand. Les juridictions de première et deuxième instance
ainsi que les parquets qui leur sont associés sont placés sous la
tutelle de chaque Land, tandis que les juridictions fédérales (y
compris le
Bundesgerichtshof, juridiction
suprême en matière civile et pénale, et la Cour constitutionnelle
fédérale) relèvent de la compétence du gouvernement fédéral. Le
risque qu’une faction politique prenne le contrôle de la justice
et l’utilise de manière abusive pour asseoir son pouvoir et nuire
à l’opposition n’est pas aussi élevé que dans les Etats centralisés
soumis aux mêmes principes. La compétence politique en matière de
justice et l’éventuelle influence exercée sur le pouvoir judiciaire
se répartissent entre les ministres ou les sénateurs de la Justice
des 16 Länder et le ministre fédéral de la Justice. Les Länder
présentent des traditions et des
dispositions légales diverses, qui régissent la nomination et la promotion
des juges et des procureurs, tandis que les différentes majorités
politiques changent fréquemment. Certains ont déjà mis en place
des mécanismes progressifs, qui visent à l’autonomie de la justice,
et ont encadré les pouvoirs de l’administration ministérielle en
matière de personnel. D’autres ont déjà pris la décision d’agir
en ce sens, alors que d’autres encore ont à peine entamé une réflexion
sur le sujet. L’actuelle ministre fédérale de la Justice, Mme Zypries,
a publiquement déclaré lors d’une conférence au mois de mai 2009
qu’elle
ne jugeait pas souhaitable de s’orienter vers une autonomie de la
justice conforme aux «normes européennes». Elle considère que l’Allemagne
devrait exporter ses normes en matière judiciaire plutôt que les importer,
dans la mesure où son appareil judiciaire jouit d’une excellente
réputation de qualité, d’efficacité et d’intégrité. Cela dit, elle
s’est déclarée disposée à entendre les arguments des partisans de
la réforme.
58. Après avoir rencontré les hauts représentants de la justice,
de la Fédération des associations du barreau et du ministère fédéral
de la Justice
, je partage
finalement pour l’essentiel le point de vue de la Fédération allemande
des juges et des procureurs.
59. S’agissant de l’autonomie de la justice, je souscris à l’idée
que cette réforme pourrait favoriser un repli sur soi et une attitude
corporatiste, qui couperait la justice du reste de la société et
tendrait à la dispenser de son obligation démocratique de rendre
compte. Ce risque peut cependant être contrecarré par l’existence d’une
instance de type «Conseil supérieur de la justice» dans lequel tous
les secteurs de la société seraient représentés, comme le Royaume-Uni
semble y être parvenu jusqu’ici avec succès. Contrairement à Mme Zypries,
je prends également très au sérieux l’argument selon lequel l’autonomie
de la justice est conforme aux normes européennes. Je considère
certes, comme elle, que l’indépendance du pouvoir judiciaire est
à l’heure actuelle bien respectée dans les faits en Allemagne, mais
il importe que les structures prévues par la loi puissent empêcher
tout abus au cas où les instruments en question tomberaient à nouveau
entre les mains d’individus mal intentionnés. Les «anciennes démocraties»
devraient s’abstenir de donner aux «nouvelles démocraties» des conseils
qu’elles ne sont pas prêtes à mettre en œuvre elles-mêmes. Faire
ainsi deux poids deux mesures est parfaitement inadmissible
et
nuit à l’action menée par le Conseil de l’Europe pour renforcer
partout sur le continent européen l’indépendance de la justice.
Je suis par conséquent favorable au choix du Royaume-Uni, qui a
récemment créé la Commission des nominations judiciaires
, non pas tant parce que l’indépendance
du pouvoir judiciaire britannique était mise en cause, mais pour
éviter tout précédent regrettable dont d’aucuns pourraient se prévaloir.
60. S’agissant du pouvoir d’adresser des instructions individuelles
aux procureurs, je souscris pleinement à la proposition de supprimer
cette faculté. Au vu de mon expérience personnelle en qualité de
ministre, je ne peux que confirmer qu’il s’agit d’un instrument
à double tranchant, capable aussi bien de nuire que de bénéficier
à celui qui en use, comme à celui qui en fait l’objet. C’est particulièrement
vrai compte tenu de cet usage largement répandu et en partie «légalisé»
ces derniers temps des «arrangements» entre le ministère public,
le tribunal et la défense
;
si le ministère public se trouve dans l’obligation de suivre des
instructions à caractère politique, l’ensemble de la procédure ne
sera plus qu’une farce.
61. Pour ce qui est de la rémunération, je partage l’avis des
représentants des juges et des procureurs: l’existence d’un traitement
décent est indispensable pour les protéger contre toute influence
extérieure excessive. Lorsque le niveau de rémunération est trop
insuffisant, le risque de corruption augmente; or la corruption
est un mal qu’il est beaucoup plus difficile de guérir que de prévenir.
De plus, sans une rémunération convenable à tous les échelons de
l’appareil judiciaire, les juges et les procureurs subalternes pourraient
être tentés de succomber à la tentation économique et de se lancer
dans une course à la promotion professionnelle, en s’efforçant de
plaire au pouvoir en place.
62. Les conversations que j’ai eues à Berlin me conduisent à formuler
une dernière recommandation: le contrôle exercé par les juges sur
les mesures prises au cours de l’instruction et qui portent atteinte
aux droits fondamentaux (comme la détention provisoire, l’autorisation
de perquisition et de saisie, les écoutes téléphoniques, etc.) doit
être renforcé grâce à l’allocation de moyens supplémentaires aux
tribunaux, afin d’éviter que les juges se contentent d’approuver
systématiquement, faute de temps, les demandes faites en ce sens
par les procureurs. C’est particulièrement vrai pour la lutte contre
le terrorisme, qui a entraîné un accroissement des pouvoirs et des
moyens des procureurs (de lege lata moins
indépendants), sans renforcer parallèlement les pouvoirs de contrôle
des juges.
2.4. Classement des
pays en fonction de ces trois premiers modèles
63. Une analyse formelle des différents systèmes de justice
pénale en vigueur dans les Etats membres révélerait qu’ils entrent
tous dans l’une des trois catégories précédentes, tout en possédant
évidemment chacun des traits distinctifs. L’Autriche, le Danemark,
la Finlande, l’Italie, l’Islande, le Liechtenstein, la Norvège, le
Portugal et la Suède semblent suivre le modèle allemand, tandis
que Andorre, la Belgique, la Grèce, le Luxembourg, les Pays-Bas,
Monaco, Saint-Marin, l’Espagne, la Suisse et la Turquie semblent
être davantage conformes au système français. Quant à Chypre, Malte,
l’Irlande du Nord et l’Ecosse, compte tenu des remarques formulées
plus haut, ces pays peuvent être rapprochés du modèle anglais
.
Parmi les pays d’Europe centrale et orientale, il semble que les
systèmes de justice pénale d’Albanie, Bosnie-Herzégovine, Bulgarie,
République tchèque, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Monténégro,
Pologne, Roumanie, Serbie, Slovénie et Slovaquie suivraient plutôt
le modèle allemand, tandis que le système croate – qui prévoit l’existence
d’un juge d’instruction – serait davantage aligné sur le modèle
français
.
2.5. Un système sui
generis: le système de justice pénale de la Fédération de Russie
2.5.1. Origines historiques
64. La Fédération de Russie semble appartenir à une quatrième
catégorie distincte de système de justice pénale encore soumise
de différentes façons à la tradition forgée pendant l’existence
de l’Union soviétique. Si elle paraît appropriée pour des pays comme
l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Géorgie, Moldova, la Fédération de Russie
et l’Ukraine, cette catégorie l’est moins pour les Etats membres
qui ont été communistes sans faire partie de l’Union soviétique,
ou alors seulement après la seconde guerre mondiale, et où des éléments
de la tradition juridique antérieure ont perduré ou ont été rétablis,
ou alors où les changements intervenus avant ou depuis la période
communiste semblent davantage ancrés dans la pratique.
65. Pendant la période soviétique, la Prokuratura était l’élément
dominant du système de justice pénale, les tribunaux ne jouant qu’un
rôle secondaire, de confirmation presque, et les avocats de la défense
ne servant quasiment à rien
. Même si des efforts considérables
ont été déployés dans les anciennes Républiques soviétiques afin
de renforcer l’autorité des tribunaux au pénal et de veiller à ce
que les avocats de la défense puissent participer à l’enquête comme
au procès, le procureur continue d’exercer une très forte influence.
Cette situation est due au fait que non seulement les personnes
en poste sont majoritairement les mêmes qu’avant (malgré un changement
officiel des responsabilités) mais aussi que le procureur conserve
une énorme influence dans l’ordre juridique en général
, avec un important
rôle de contrôle de nombreuses activités, même en dehors du domaine
pénal – état de choses qui a fait l’objet de critiques répétées
du Conseil de l’Europe.
66. Lors de ma visite à Moscou, j’avais prévu d’aborder certaines
questions structurelles comme la création récente de l’Unité d’investigation
«détachée» du bureau du procureur général ainsi que des cas concrets
de dysfonctionnement allégué du ministère public avec des représentants
de haut niveau de ces organes. Cependant, les rencontres avec le
procureur général adjoint et le chef adjoint de l’Unité d’investigation,
qui figuraient encore sur la dernière version du programme officiel
de ma visite qui m’a été donnée à Moscou, ont été annulées à la
dernière minute. Après mon retour, j’ai envoyé une lettre au procureur
général et au chef de l’Unité d’investigation en leur proposant
de les rencontrer à une autre date et en leur envoyant une liste
de questions auxquelles ils pourraient, dans l’alternative, répondre
par écrit. Dans sa réponse, le bureau du procureur général
(BPG) souligne l’indépendance
complète du BPG à l’égard de toute ingérence ou influence politique,
administrative ou autre, conformément à la Constitution et aux lois
de la Fédération de Russie. Toute tentative de s’ingérer dans le
travail du procureur serait poursuivie au pénal. En ce qui concerne les
relations entre le BPG et l’Unité d’investigation nouvellement créée,
on ne peut parler de concurrence car les responsabilités respectives
des deux organes sont clairement définies et, en cas de désaccord,
le procureur général a le dernier mot. Cette réponse, très instructive,
a fait naître des questions supplémentaires que j’ai transmises
dans un autre courrier demeuré pour le moment sans réponse.
67. Le président de la Commission de la Douma d’Etat sur la législation
civile, pénale, d’arbitrage et procédurale, M. Pavel Krashenninikov,
avec qui j’ai eu une discussion très éclairante à Moscou, réserve
son jugement quant aux conséquences pratiques de la création de
l’Unité d’investigation. Une certaine concurrence entre les deux
organes pourrait être de bon aloi mais la bonne coopération entre
eux est indispensable à l’application efficace de la loi. Il a aussi
jugé qu’il était trop tôt pour répondre à la question de savoir
si l’affaiblissement potentiel du ministère public pourrait avoir
pour effet d’améliorer la protection des droits des citoyens dans
le système de justice pénale. M. Krashenninikov est bien conscient
des faiblesses essentielles du système de justice pénale russe et,
en particulier, de la corruption judiciaire, du surpeuplement des
prisons et du recours trop fréquent à la détention préventive en
lieu et place d’autres mesures de contrôle
.
68. M. Krashenninikov a aussi souligné que lui-même et l’ensemble
de la commission continuaient à soutenir une proposition législative
dont il est l’initiateur et qui vise à compter pour double le temps
passé en détention préventive, étant donné la situation particulièrement
difficile qui règne dans les maisons de détention provisoire, en
réponse aux critiques formulées par la Cour européenne des droits
de l’homme. Le projet de loi aurait aussi été accueilli favorablement
par l’administration présidentielle, la Cour suprême et le Gouvernement de
la Fédération de Russie. Cependant, des experts indépendants m’ont
déclaré à Moscou que le gouvernement avait récemment retiré son
soutien à cette proposition au motif qu’elle pourrait bénéficier
à Mikhaïl Khodorkovski. Ils ont prédit que la loi, dont pourront
bénéficier uniquement les prisonniers condamnés à une peine de moins
de dix ans
, ne pourra entrer en vigueur qu’après
le deuxième procès de M. Khodorkovski au terme duquel il devrait
être condamné à une peine d’emprisonnement de plus de dix ans
.
M. Krashenninikov a indiqué que le projet de loi doit encore surmonter
certains obstacles administratifs et que cela pourra prendre du
temps.
2.5.2. Pressions exercées
sur les juges et pressions pour obtenir une condamnation
69. Des pressions très fortes semblent s’exercer en faveur
d’une condamnation dans de nombreux cas et les tribunaux ont tendance
à renvoyer l’affaire pour complément d’information plutôt que de
prendre une décision d’acquittement. Ayant soulevé la question de
ce type de pressions lors des entretiens que j’ai menés à Moscou
début avril, j’en suis venue à la conclusion que de telles pressions
existent, y compris en relation avec l’évaluation de l’«efficience
et de l’efficacité» des juges aux fins de leur promotion ou de leur
renvoi. Un ancien juge, M. Melichov (juge de l’instance pénale du
tribunal d’arrondissement de Dogobomila à Moscou) m’a expliqué de
façon cohérente et détaillée comment il était soumis à de fortes
pressions de ne pas rejeter les demandes de mise en détention provisoire
et
de ne pas décider «occasionnellement» l’acquittement
. Après
de nombreuses tribulations, il a fini par être renvoyé sur la foi
de plaintes déposées par le président du tribunal de la ville de
Moscou (et non le président de son propre tribunal)
.
70. Un ancien juge de la Cour suprême, M. S. A. Pashin, juriste
renommé qui était chargé de la réforme judiciaire dans l’administration
du président Boris Eltsine, m’a présenté une analyse pénétrante
lors de ma visite à Moscou. Ayant été renvoyé et rétabli plusieurs
fois dans ses fonctions, M. Pashin pense devoir sa réintégration
au fait que l’agent officiel de la Fédération de Russie auprès de
la Cour européenne des droits de l’homme aurait averti les autorités
russes qu’une requête de M. Pashin auprès de la Cour avait de bonnes chances
d’aboutir.
71. A ce propos, je voudrais mentionner que j’ai rencontré une
nouvelle fois la juge Kudeshkina
dont le moral
était excellent après sa victoire judiciaire provisoire à Strasbourg.
Elle a déclaré que l’arrêt de la Cour en sa faveur avait redonné
espoir aux autres juges en difficulté. Mme Kudeshkina a aussi apprécié
le fait que l’arrêt de la chambre a été référé à la Grande Chambre
car cela donnera à la Cour la possibilité d’aborder de manière encore
plus approfondie la question du manque d’indépendance des juges
russes et le contrôle toujours plus étroit auquel ils sont soumis
de la part des présidents de tribunal.
72. J’ai rencontré à Moscou une autre ancienne juge, Mme Gratchova.
Ayant travaillé comme juge pendant dix-neuf ans, Mme Gratchova avait
toujours eu d’excellentes évaluations professionnelles et était
sur le point d’être promue au rang de présidente adjointe de son
tribunal (à Korolyov dans la région de Moscou). Ayant dû annuler
une élection locale à cause de plusieurs infractions à la loi, elle
a été menacée pendant l’audition de «conséquences graves» par un
avocat. Le nouveau président du tribunal nommé peu après a alors
commencé à la «harceler» et a retiré le soutien donné par son prédécesseur
à sa promotion. Il a aussi commencé à la surcharger d’affaires pénales
(pour lesquelles elle n’avait aucune expérience), en sus des affaires
civiles qui composaient sa charge de travail. Elle a alors été victime
de problèmes de santé et fait l’objet d’une accusation frauduleuse
initiée par l’avocat qui l’avait menacée au sujet d’une petite indemnisation
reçue pour avoir aidé pendant son
temps libre à l’organisation d’une élection. La procédure la concernant
devant le collège des juges chargé des qualifications lui a paru
grossièrement irrégulière; le président de son tribunal aurait déclaré publiquement
qu’elle «devrait être flinguée»
.
Après avoir rejeté une proposition de quitter son travail volontairement
(en conservant ses droits à la retraite), elle a finalement été
démise de ses fonctions (ce qui implique la perte de ces droits).
Ayant perdu toutes les procédures d’appel engagées contre son renvoi
à l’échelon national, la Cour européenne est son dernier espoir.
Entre-temps, selon Mme Gratchova, le nouveau président de son ancien
tribunal de district, qui a été nommé en 2008, a critiqué sévèrement
les méthodes de son prédécesseur.
73. Le cas du juge Vassili Petrovich Savelyuk, qui a travaillé
dix ans au tribunal de Buterskiy à Moscou, illustre également le
manque de protection des juges en Fédération de Russie. Sa femme,
Irina Kadyrova, qui déclare être devenue avocate pour sauver son
mari, m’a raconté son histoire très en détail. Le juge Savelyuk a
eu essentiellement la mauvaise fortune d’être accusé de participation
à une opération d’escroquerie sur les biens, qui a bénéficié d’une
grande publicité et dans laquelle étaient impliqués plusieurs juges
moscovites, à un moment où la lutte contre la corruption judiciaire
se voyait accorder publiquement une très grande priorité politique.
Le président du tribunal de Moscou
s’est
attribué publiquement tout le mérite de la résolution de cette affaire
en traitant les juges accusés de fraudeurs; M. Savelyuk a été condamné
à douze ans de prison sur la base de preuves très minces
, au terme d’une procédure hautement
questionnable qui a duré huit ans
.
La Cour européenne est, dans ce cas également, le dernier espoir
de cet ancien juge et de sa jeune famille qui ont déjà dû supporter
trois ans et demi d’emprisonnement de M. Savelyuk dans des conditions sévères
.
74. Avant mon départ pour Moscou, j’ai été informée de deux autres
affaires de juges qui auraient reçu des «instructions» en relation
avec l’affaire ToAZ. Comme l’a rapporté le
Moscow
Times , Elena
Valyavina, première présidente adjointe du Tribunal supérieur de
commerce, a fait des révélations étonnantes lors de sa déposition
dans la procédure en diffamation contre un journaliste bien connu
de la radio, Vladimir Soloviev, devant le tribunal d’arrondissement
de Dorogomilovsky à Moscou. Dans son émission de radio, M. Soloviev avait
directement accusé un haut fonctionnaire du Kremlin, Valery Boyev,
d’avoir donné des ordres au Tribunal supérieur de commerce
. M. Boyev
a porté plainte contre lui pour diffamation et la juge Valyavina,
appelée à témoigner dans la procédure en diffamation, a confirmé
que M. Boyev lui avait effectivement déclaré qu’elle ne pourrait
conserver son poste au terme de son mandat initial si elle refusait
de modifier sa position dans plusieurs affaires entendues par elle
.
75. La deuxième affaire en relation avec ToAZ est celle qui concerne
la juge Nadezhda Kostyuchenko, anciennement juge du Tribunal de
commerce de l’
oblast de Samara,
qui a porté son cas devant la Cour européenne des droits de l’homme
à Strasbourg. Cette juge est devenue la victime des autorités après
s’être prononcée en faveur de ToAZ dans plusieurs jugements en 2005
. L’affaire a été portée à la connaissance du
public en 2006: le renvoi de Kostyuchenko a alors été justifié principalement
par la nécessité de combattre la corruption judiciaire
. Cependant, dans les articles plus
récents, on note un changement de ton très net. Anatoly Ivanov,
député de Togliatti (Russie Unie) à la Douma d’Etat, a déclaré à
la
Gazette parlementaire que Mme Kostyuchenko avait été «illégalement
démise de ses fonctions» en mars 2006, en regrettant qu’elle soit
contrainte de saisir la Cour européenne pour obtenir la protection
de ses droits. Un autre député à la Douma d’Etat, Guennadi Gudkov,
vice-président de la commission parlementaire sur la sécurité, est
cité dans un article de
Nezavisimaya
Gazeta où il déclare que la plainte déposée
par Mme Kostyuchenko à Strasbourg témoigne des graves problèmes
qui existent au sein du système judiciaire russe. Pour M. Gudkov, la
tendance actuellement est de dessaisir de certaines affaires les
juges «peu dociles». Le journaliste Vladimir Soloviev a commenté
abondamment ces deux affaires
en
notant qu’aucune procédure pénale ni aucune enquête officielle n’ont
encore été ouvertes à l’encontre de M. Boyev, malgré la déposition
de la juge Valyavina devant le tribunal.
76. Je n’ai pas eu la possibilité, pendant mon séjour à Moscou,
de m’entretenir avec M. Soloviev, Mme Valyavina ou Mme Kostyuchenko,
non plus qu’avec les deux députés de la Douma qui les ont soutenus publiquement.
Des experts indépendants à qui je demandais si cette affaire pouvait
être «l’hirondelle qui annonce le printemps» m’ont fait part de
leur scepticisme, notamment au vu des positions habituelles de M. Soloviev,
très favorables au gouvernement. Il me semble néanmoins que le fait
qu’un juge de haut niveau ait osé confirmer en public qu’un haut
fonctionnaire du Kremlin avait tenté de lui donner des instructions
est un signe encourageant, qui montre la volonté croissante des
juges russes de s’affirmer; et le fait qu’une émission d’information
de grande diffusion ait décidé de couvrir cette affaire montre qu’il
existe un certain soutien public, sinon «officiel», pour ces juges.
Le Conseil de l’Europe doit s’efforcer de travailler avec ces forces
afin d’aider à renforcer cette tendance, cette «petite hirondelle»,
comme l’un de mes interlocuteurs, plutôt sceptique, a finalement
accepté de l’appeler.
2.5.3. Points de vue des
hauts juges de la Cour suprême de la Fédération de Russie
77. Lors de mon entretien à la Cour suprême de la Fédération
de Russie, le président Lebedev a présenté éloquemment les progrès
réalisés par le système judiciaire russe pendant les dernières années.
De très fortes augmentations de salaire, portant le revenu des juges
russes à un niveau presque trois fois supérieur à celui des juges
français ou allemands (par rapport au revenu moyen des salariés
de ces trois pays
), ont beaucoup contribué
à réduire la dépendance des juges à l’égard des «faveurs» des autorités
locales, notamment pour obtenir un logement. Des salaires d’un niveau
décent constituent à mon avis une condition nécessaire (mais non
suffisante) pour lutter contre la corruption, y compris au sein
de la magistrature.
78. Le président du Conseil des juges de la Fédération de Russie,
M. Zedarenko, et le président du collège supérieur des juges chargé
des qualifications, M. Kusznetsov, ont mis en avant les progrès
accomplis dans le fonctionnement des organes qu’ils président, dont
la tâche est d’assurer l’indépendance des magistrats «non seulement
en paroles, mais aussi dans les faits». Le président de la Cour
suprême, M. Lebedev, a souligné la «sensibilité» de la cour en matière
d’indépendance et l’importance de son rôle de conseil auprès du gouvernement
et de la Douma d’Etat pour la poursuite de l’amélioration du droit
procédural et du droit positif visant à accélérer et à «professionnaliser»
encore plus le travail des tribunaux, sans enfreindre aucun droit.
Le président Lebedev a également approuvé le passage à l’autoadministration
du secteur judiciaire depuis 1998 et le transfert des compétences
en matière d’administration des tribunaux du ministère de la Justice
à la «direction centrale de l’administration de la justice» au sein
de la Cour suprême. Le directeur général de ce département, de rang
ministériel, est nommé par le président de la Cour suprême après
consultation du président du conseil des juges. Le collège supérieur
des juges chargé des qualifications (29 membres) se compose de neuf
juges des instances civiles et pénales, neuf juges des tribunaux
de commerce, dix membres nommés par le Conseil de la Fédération
et un membre nommé par le Président de la Fédération de Russie. M. Kusznetsov
a indiqué que le collège des juges chargé des qualifications avait
fait échouer plusieurs tentatives d’en modifier la composition en
invoquant les normes européennes qui prévoient qu’au moins la moitié
des membres de ce type d’organe doivent être des juges. Les postes
de juge vacants (y compris les postes d’instances supérieures à
pourvoir par promotion) sont publiés dans la presse. Les décisions
et recommandations du collège doivent être motivées, exigence qui
a été récemment soulignée par la Cour constitutionnelle de la Fédération
de Russie. Le président Lebedev a aussi indiqué qu’il n’a pas le
droit de vote au sein du collège des juges chargé des qualifications.
Il a repoussé la proposition d’un groupe de juges de modifier cet
état de choses car, à son avis, le collège de juges travaillera
de manière plus sereine, avec une plus grande flexibilité, sans
lui.
79. La structure institutionnelle, telle que décrite brièvement
ci-dessus, paraît assez progressive, notamment si on la compare
directement à celle des autres pays que j’ai visités: le Royaume-Uni,
la France et surtout l’Allemagne
. Cependant, il se dégage des réponses
de mes interlocuteurs aux questions sur le fonctionnement effectif
de ces organes une impression légèrement différente.
80. Interrogé sur les méthodes appliquées pour assurer la cohérence
et l’uniformité des jugements rendus par les différents tribunaux
russes, le président Lebedev a présenté éloquemment la tradition
en place «depuis des décennies» qui veut que chaque président de
tribunal, y compris lui-même à la Cour suprême, tienne régulièrement
des réunions et des conférences de travail avec ses juges, ses collaborateurs
et ses conseillers, au cours desquelles certaines questions d’actualité
sont abordées. La méthode des vidéoconférences est aussi utilisée
pour communiquer avec les tribunaux d’autres républiques ou d’autres
régions et pour diffuser les arrêts de la Cour européenne des droits
de l’homme concernant la Fédération de Russie. Cependant, tout échange
avec des juges au sujet d’affaires en cours serait «illicite». M. Lebedev
a mentionné une émission de télévision, diffusée il y a plusieurs
années, au cours de laquelle un député à la Douma avait déclaré
lui avoir demandé d’influer sur un jugement particulier, ce à quoi
il avait répondu que cela lui était interdit, ayant dû à cette occasion
«maîtriser sa colère». En réponse à une question sur l’affaire Kudeshkina,
il a déclaré ne pas vouloir préjuger la décision finale de la Cour
européenne.
81. Les réponses à mes questions sur les critères d’évaluation
des compétences des juges à des fins de promotion, ou éventuellement
de renvoi, sont restées assez vagues. On m’a indiqué que le collège
de juges prenait en compte le fait de savoir si un juge avait «pris
les bonnes décisions»; les «violations de la loi» commises par un
juge qui peuvent conduire à des mesures disciplinaires semblent
inclure certains cas où un jugement a été invalidé en appel, mais
pas «automatiquement», seulement après analyse du jugement en question.
M. Kusznetsov, en réponse à une demande de précisions, a déclaré
que le collège de juges n’évalue pas la légitimité ou l’équité d’un
jugement mais seulement les erreurs juridiques commises par un juge
comme le fait d’ignorer un amendement à la loi ou de prononcer un
jugement ouvertement contraire à la législation. Le président Lebedev
a ajouté que le travail des juges est évalué tous les semestres
ou tous les ans. S’il apparaît qu’un juge est inapte à exercer ses
fonctions, le président du tribunal peut requérir l’adoption de
mesures disciplinaires par le collège des juges chargé des qualifications.
Les retards dans le travail peuvent justifier le renvoi d’un juge,
ainsi que le manque de qualité des jugements, par exemple lorsque
plusieurs d’entre eux ont été cassés par une instance supérieure.
Il n’est pas nécessaire qu’une violation ait été commise de façon intentionnelle.
Il est parfois nécessaire de faire comprendre à un juge qu’il n’a
pas choisi la bonne profession.
82. En réponse à ma question, M. Kusznetsov a indiqué que le renvoi
d’un juge est «extrêmement rare», citant à ce propos le chiffre
de 56 cas de «résiliation précoce des pouvoirs d’un juge» (renvoi).
Ce chiffre me semble assez élevé, étant donné la très grande stabilité
d’emploi (mandat à vie) dont bénéficient normalement les juges.
Au vu des témoignages d’anciens juges présentés plus haut, il se
pourrait que le nombre de juges qui démissionnent «volontairement»
(afin de préserver leurs droits à la retraite) lorsqu’on leur demande
de le faire soit encore plus élevé.
83. L’impression qui ressort de mes entretiens avec de hauts représentants
de la Cour suprême, d’une part, et des experts indépendants qualifiés,
d’anciens juges et des avocats, d’autre part, est que les juges
russes sont toujours, et peut-être de plus en plus, soumis à de
fortes pressions les incitant à «fonctionner» conformément aux vœux
des pouvoirs en place. Plusieurs observateurs indépendants m’ont
déclaré que la pratique de la «justice par téléphone» – expression
qui aurait été employée fin 2008 par le ministre de l’Intérieur,
M. Rashid Nurgaliev
, pour décrire les cas dans lesquels
un juge reçoit un appel téléphonique lui indiquant la décision à
prendre dans une affaire particulière – a effectivement évolué,
mais non dans le sens d’une plus grande indépendance: les juges,
fortement soucieux de bien anticiper les vœux de leurs «supérieurs»,
ont tendance de plus en plus à téléphoner eux-mêmes pour demander
des instructions plutôt que de subir les conséquences d’une erreur
d’appréciation. Mon impression, compte tenu aussi du grand nombre
de juges dont le renvoi est approuvé par le collège des juges chargé
des qualifications et du poids important accordé au contenu des
jugements dans le processus d’évaluation des performances des juges,
est que les juges russes continuent à travailler dans un climat
équivalent à celui d’une interminable «période probatoire» et que
le collège des juges chargé des qualifications ne joue pas encore
le rôle qui devrait être le sien dans la protection de l’indépendance
de tous les juges, y compris ceux qui prennent des décisions pouvant
déplaire aux pouvoirs en place. Les juges qui, dans ce climat, remplissent
leurs fonctions en toute indépendance courent encore le risque grave
de perdre leur emploi et méritent le plus grand soutien de la société
russe et du Conseil de l’Europe.
2.5.4. Procès par jury:
une réforme essentielle menacée?
84. L’introduction de procès par jury dans certaines
affaires aurait pu favoriser le développement d’une attitude plus
critique lors de l’évaluation des preuves – et, par conséquent,
l’augmentation du nombre d’acquittements – mais la plupart des affaires
continuent à être traitées par des juges de carrière et des assesseurs
non professionnels. Des propositions législatives récentes visent
à réduire encore la possibilité pour le défendeur de requérir un
procès avec jury, en excluant les affaires impliquant des actes
de terrorisme, de trahison, de violation de la sécurité nationale
ou de secrets d’Etat, et d’«extrémisme». Les réformistes considèrent
ces propositions comme un pas dans la mauvaise direction, notamment
en conjonction avec les projets législatifs simultanés visant à
étendre la portée des dispositions pertinentes du Code pénal.
2.5.5. Les avocats de
la défense: une profession à haut risque?
85. Bien que les avocats de la défense se soient vu formellement
reconnaître un rôle plus important dans le système de justice pénale,
des problèmes subsistent pour assurer en pratique à un niveau suffisant
la qualité professionnelle et le statut des avocats
.
86. Dans les affaires «sensibles», en outre, les avocats sont
aussi fréquemment la cible d’intimidations et de représailles
. J’ai évoqué plus haut les tribulations
des avocats de MM. Khodorkovski et Lebedev lors de leur premier
procès
.
Malheureusement, les pressions sur ces avocats se poursuivent sans
relâche pendant le nouveau procès. L’avocat de M. Khodorkovski,
Karina Moskalenko, a trouvé une petite quantité de mercure liquide
dans sa voiture à Strasbourg en novembre 2008
; la dose,
bien que non mortelle, mettait gravement en danger sa santé et celle
de sa famille, y compris ses deux jeunes enfants adoptés récemment
.
Lev Ponomarev, militant russe bien connu des droits de l’homme,
défenseur éloquent de M. Khodorkovski et père de l’avocate Elena
Liptser, autre membre essentiel de l’équipe de défense de M. Khodorkovski,
a été violemment passé à tabac en rentrant chez lui après un entretien
avec moi à Moscou dans les locaux de son ONG
. Ces agressions sont perçues par
les personnes qui en sont victimes comme des avertissements et des
actes d’intimidation visant à ébranler leur détermination à défendre
leurs clients. Il m’est difficile de ne pas partager leur interprétation
et je m’étonne que les autorités refusent ou soient incapables de
protéger ces avocats courageux ainsi que les membres de leur famille
.
87. Lors de ma visite à Londres et de nouveau à Berlin avant mon
départ pour Moscou, les avocats du Fonds de l’Hermitage/HSBC, qui
sont basés au Royaume-Uni, m’ont rapporté très en détail l’histoire
presque incroyable (mais bien documentée) de l’attaque, dans laquelle
seraient apparemment impliqués de hauts fonctionnaires, contre ce
qui était jusqu’en 2006 le plus important investisseur étranger
sur le marché des valeurs russe. Tous les avocats travaillant pour
HSBC/Hermitage en Fédération de Russie ont, en particulier, subi
des intimidations et des perquisitions par la police et ont été
interrogés comme témoins, en violation de la relation privilégiée
entre l’avocat et son client. Le 20 août 2008, la police a effectué
un raid dans les bureaux de Moscou de tous les cabinets d’avocats
représentant HSBC et Hermitage, en particulier ceux de Firestone Duncan,
société américaine basée à Moscou, et des avocats indépendants Eduard
Khairetdinov, Vladimir Pastukhov et Vadim Gorfel
. Lors
des perquisitions, les mandats autorisant les avocats à représenter
HSBC au cours des auditions judiciaires prévues dans la semaine
ont été saisis par la police, apparemment pour tenter de bloquer
les efforts engagés par HSBC pour s’opposer à certaines activités
frauduleuses en cours
.
88. A la fin août 2008, tous les avocats indépendants représentant
HSBC/Hermitage, MM. Khairetdinov, Pastukhov et Gorfel, qui avaient
réussi à désamorcer plusieurs procédures frauduleuses à l’encontre
des sociétés HSBC et qui s’apprêtaient à contester la légitimité
d’une procédure de mise en faillite, ont été convoqués par la police
de Kazan pour être interrogés comme témoins, en violation de l’article
8 de la loi russe sur les avocats qui interdit d’interroger un avocat
sur une affaire dans laquelle il apporte une assistance juridique.
89. Le 24 novembre 2008, un avocat indépendant, Sergei Magnitskey,
qui avait aidé HSBC/Hermitage à exposer des cas de fraude et d’abus
de fonctions, a été arrêté et placé en détention préventive. Le
même jour, ses bureaux ont été perquisitionnés par la police et,
en violation du droit procédural russe, l’avocat de la société n’a
pas été autorisé à être présent pendant la perquisition. D’après
ses avocats, M. Magnitskey n’a pas été interrogé une seule fois
pendant les quatre mois écoulés depuis que sa détention a été approuvée
par le tribunal le 26 novembre 2008; cette détention, dans des conditions
inhumaines et dégradantes
,
a été de nouveau prolongée de trois mois le 13 mars 2009 au motif
qu’il était nécessaire de mener à bien les mesures d’enquête en
vue du procès déjà invoquées au début pour justifier sa mise en
détention
. Une procédure pénale
a été ouverte fin novembre 2008 à l’encontre d’un autre avocat travaillant
pour Hermitage/HSBC, M. Eduard Khairetdinov, sous l’allégation d’usage
de mandat invalide, sans tenir compte des jugements antérieurs et
des témoignages des administrateurs de HSBC reconnaissant le mandat
dont il était porteur. Le 2 avril 2009, une procédure pénale a été
ouverte pour les mêmes motifs à l’encontre de M. Pastukhov.
90. Dans mes lettres au chef de l’Unité d’investigation et au
procureur général, j’avais inclus plusieurs questions sur les allégations
de harcèlement à l’égard des avocats de HSBC/Hermitage et la détention
de Sergei Magnitskey
. Dans sa réponse, l’Unité
d’investigation confirme que M. Magnitskey est entendu comme témoin
dans une affaire pénale particulière
mais
insiste sur le fait qu’aucune mesure coercitive n’a été prise à
son encontre et, en particulier, qu’il n’est «pas détenu». Après
vérification de cette réponse auprès des avocats de M. Magnitskey,
qui m’ont transmis les preuves documentaires de sa détention, il
est apparu que M. Magnitskey est détenu sous un autre numéro d’affaire
concernant
également le complexe Hermitage. La réponse de l’Unité d’investigation
pouvait donc, pour le moins, facilement induire en erreur. Au vu
de ce fait et des indications précises (dates, lieux et personnes
impliquées, y compris du côté des organes d’application de la loi)
reçues des avocats de HSBC/Hermitage, je ne suis pas certaine de
pouvoir accepter sans questions supplémentaires une autre affirmation
contenue dans la même réponse selon laquelle «les avocats travaillant
pour la société HSBC/Hermitage n’ont pas été interrogés», car elle
ne vaut peut-être que pour un numéro d’affaire particulier. La réponse
du procureur général à ce sujet est plus précise dans la mesure
où il reconnaît le fait de la détention de M. Magnitskey et indique
sur quelle base celle-ci a été décidée, à savoir une procédure pénale
ouverte le 4 octobre 2004 par les enquêteurs du ministère des affaires intérieures
de la République de Kalmoukie pour évasion fiscale. Cependant, il
n’explique pas pourquoi M. Magnitskey a été arrêté en novembre 2008
et n’a pas été interrogé une seule fois pendant plusieurs mois. Le
BPG reconnaît, contrairement à l’Unité d’investigation, que des
procédures pénales ont été ouvertes à l’encontre des avocats travaillant
pour HSBC/Hermitage, en particulier MM. Magnitskey, Khairetdinov
et Pastukhov (ce dernier en outre pour «usage de faux»).
91. M. Genri Markovich Rezhnik, président du barreau de Moscou,
m’a informé qu’il avait écrit au chef de l’Unité d’investigation
pour demander que les responsables de la persécution des avocats
de Hermitage soient contraints à rendre des comptes. Une commission
pour la protection des avocats a récemment été créée au sein du
barreau de Moscou pour réagir à la persécution illégale des avocats.
Plusieurs avocats réputés des droits de l’homme ont parlé en termes
fort élogieux de M. Rezhnik et de son rôle actif dans la protection
des avocats, par exemple en refusant de soutenir les accusations
du ministère public devant la commission de qualification du barreau.
92. Un autre cas de représailles à l’encontre d’un avocat a fait
beaucoup de bruit: le meurtre de M. Markelov le 19 janvier 2009,
qui a donné lieu à une déclaration publique de la commission des
questions juridiques et des droits de l’homme adoptée le 27 janvier
2009
. M. Markelov sortait d’une conférence
de presse au cours de laquelle il avait annoncé son intention de
contester au nom de la famille de la victime la décision de libération anticipée
du colonel Budanov condamné pour le viol et le meurtre d’une jeune
fille en Tchétchénie. Le colonel Budanov serait devenu un héros
pour les groupes fascistes militants en Fédération de Russie.
93. L’avocat Boris Kuznetsov a découvert, entre autres choses,
que son client, un membre du Conseil de la Fédération, avait été
illégalement placé sur écoutes téléphoniques. Sa première requête
auprès de la Cour suprême n’a même pas été examinée. Il s’est alors
tourné vers la Cour constitutionnelle en joignant à sa requête copie
d’un mémorandum montrant que les écoutes avaient bien eu lieu. Le
mémorandum en question étant classé secret, M. Kuznetsov a été poursuivi
pour violation du secret d’Etat et contraint à s’enfuir à l’étranger.
L’avocat qui m’a informé de ce cas a insisté sur le fait que M. Kuznetsov
n’a pas rendu public le mémorandum; il l’a simplement soumis à la
Cour constitutionnelle comme preuve de la violation sur laquelle portait
le recours qu’il déposait au nom de son client
. Dans
sa réponse à mes questions à ce propos, le procureur général se
contente de citer la législation faisant obligation aux avocats
de respecter les secrets officiels dont ils peuvent avoir connaissance
dans le cadre de leur travail, en soulignant le fait qu’un secret officiel
est «divulgué» dès lors que l’information est portée à la connaissance
d’«autres personnes», ce qui couvre, par implication, les membres
de la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie.
2.5.6. Absence de sauvegardes
pendant le procès à l’égard des irrégularités de l’enquête
94. Il ne semble toujours pas exister, à l’étape du procès,
de sauvegardes suffisantes à l’égard des irrégularités commises
lors de la phase d’investigation
.
L’impossibilité pour les avocats de la défense d’accéder au dossier
pendant l’enquête préliminaire peut nuire gravement à l’équité du
procès lui-même. Je l’ai constaté de façon concrète lors du premier
procès contre MM. Khodorkovski et Lebedev en 2004, où j’ai pu observer
directement comment le procureur a amené par l’intimidation un témoin
à charge à accepter que son témoignage oral soit remplacé par la
lecture du procès-verbal de son interrogatoire avant le procès,
alors qu’il était sur le point de donner une déposition différente
de celle qu’il avait faite en l’absence des avocats de la défense
au stade de l’enquête
.
95. D’autre part, la tactique judiciaire consistant à séparer
artificiellement les poursuites à l’encontre de plusieurs personnes
accusées de participation aux mêmes actes est encore largement utilisée,
y compris dans le nouveau procès contre Khodorkovski et Lebedev.
Cette tactique vise à contourner la protection contre l’auto-incrimination
et la protection, garantie par la loi, des communications entre
un avocat et son client, et enfin à créer des faits ou des «précédents»
pouvant être «importés» lors de procès plus tardifs engagés à l’encontre d’autres
participants allégués, en empêchant une participation véritable
de la défense dans ces procès ultérieurs. Ce type de tactique judiciaire
porte atteinte au droit à un procès équitable (article 6 de la CEDH)
.
2.5.7. Le «nihilisme juridique»:
deux affaires emblématiques
96. Le nouveau Président de la Fédération de Russie,
M. Medvedev, a récemment reconnu que le système de justice pénale
russe, et en particulier la Prokuratura, souffre encore de certains
défauts structurels qui aboutissent à l’inculpation et à la condamnation
de nombreux innocents
. L’ensemble de mes interlocuteurs à
Moscou ont été sensibles à l’utilisation par le Président de l’expression
de «nihilisme juridique».
97. Cette expression m’est revenue en tête lorsque l’on m’a présenté
très en détail deux affaires emblématiques: le deuxième procès à
l’encontre de MM. Khodorkovski et Lebedev, et les tribulations du
Fonds de l’Hermitage.
2.5.7.1. L’affaire Ioukos:
Mikhaïl Khodorkovski, Platon Lebedev et les autres
98. J’ai eu la possibilité d’assister à l’ouverture du
nouveau procès contre MM. Khodorkovski et Lebedev au tribunal de
Khamovniki à Moscou le 31 mars 2009
.
La salle de tribunal était très petite et ne permettait en fait
d’accueillir que 23 membres du public, alors que beaucoup attendaient
dans l’escalier. Je me suis sentie un peu gênée de pouvoir bénéficier
d’un accès privilégié, sur l’insistance des avocats de la défense.
Un certain nombre de journalistes ont été autorisés à s’entasser
dans la salle du tribunal au début de la séance, certains même avec
des appareils photo (on m’a dit plus tard que cela, peut-être lié
à ma présence, n’a pas été autorisé lors des séances ultérieures).
Comme dans le premier procès, l’atmosphère était assez tendue; les
accusés étaient de nouveau enfermés dans une sorte de «cage» en
plexiglas (au lieu de la cage à barreaux d’acier du premier procès
en 2003). Contrairement à ce qui s’était passé alors, le juge m’a
autorisée à parler avec les accusés pendant dix minutes au début
de la pause déjeuner, à la demande des avocats de la défense et
après vérification de mon mandat de rapporteur de l’Assemblée parlementaire.
Les accusés m’ont donné l’impression d’avoir bon moral. Ils ont
exprimé leur gratitude pour l’attention portée à leur affaire par l’Assemblée
parlementaire et leurs regrets des souffrances endurées par un grand
nombre de leurs anciens collaborateurs et avocats, parmi lesquels
M. Aleksanyan
et Mme Bakhmina
. Je les ai assurés que je continuerai,
dans le cadre de mon mandat, à observer soigneusement le respect
des normes européennes des droits de l’homme dans ces affaires également.
99. Les arguments juridiques mis en avant pour justifier les nouvelles
poursuites pénales à l’encontre de MM. Khodorkovski et Lebedev me
laissent perplexe. Je souligne d’emblée que je ne cherche pas ici
à jouer le rôle de juge; j’essaie simplement de comprendre le raisonnement
sur lequel reposent les accusations. Dans un but d’équité du procès,
toute accusation doit répondre à certains critères logiques minimaux
pour qu’une défense sensée soit possible. C’est au tribunal qu’il
revient, bien entendu, d’établir les faits sous-jacents et d’appliquer
la loi au vu de ces faits, comme le souligne à juste titre le procureur
général dans la réponse
aux questions
que je lui avais adressées par écrit. Néanmoins, les faits, quels
qu’ils soient, doivent pouvoir être présentés comme constituant
une infraction pénale pour qu’un procès pénal soit légalement justifié.
Je suis d’avis, en effet, que mon mandat de rapporteur parlementaire
implique la possibilité d’évaluer les choses à ce niveau de généralité.
Les avocats de la défense ont souligné le caractère fondamentalement
illogique des nouvelles accusations et l’incapacité du ministère
public à ce jour à seulement identifier de quelconques actes ou
omissions spécifiques de la part des accusés à quoi pourraient se
rattacher les accusations. Le procès lui-même ne consiste jusqu’ici
qu’en la lecture, selon un ordre apparemment aléatoire, de brefs
extraits de documents commerciaux sans aucune discussion de leur
signification, y compris du point de vue de l’accusation. La demande
de M. Lebedev «que les procureurs expliquent les éléments de preuve correspondant
à chaque épisode et à chaque accusation» me paraît raisonnable,
tout comme l’insistance des avocats de la défense que «les documents
ne soient pas seulement lus mais aussi examinés»
. Dans n’importe quel
procès, me semble-t-il, cela devrait aller de soi.
100. Les nouvelles accusations
,
dans la mesure où il est possible de distinguer ce qu’elles impliquent, semblent
être en contradiction avec la première condamnation de MM. Khodorkovski
et Lebedev. Dans le premier jugement, en effet, les deux anciens
dirigeants de Ioukos ont été essentiellement reconnus coupables de
fraude et d’évasion fiscale sur la base des faits suivants: selon
le tribunal, ils ont gonflé artificiellement les profits des entreprises
commerciales domiciliées dans des régions à faible taux d’imposition
de la Fédération de Russie, ces entreprises n’étaient pas affiliées
avec Ioukos mais étaient décrites comme des «entreprises fantômes»
contrôlées par Khodorkovski et Lebedev. Cela aurait été aux dépens
de la société mère domiciliée à Moscou où le taux d’imposition est
plus élevé, et a été réalisé en demandant à leurs filiales de production
de vendre le pétrole à bas prix aux entreprises commerciales qui
le revendaient au prix du marché mondial (plus élevé). Je ne souhaite
pas commenter les questions légales qui se posent à propos de cette
condamnation, notamment le fait que toutes les sociétés d’exploitation
de ressources auraient mis à profit la même «lacune» fiscale, qui
a été comblée – avec effet rétroactif
–
de nombreuses années après les transactions en question, ou le caractère
sélectif des poursuites engagées à l’encontre des anciens dirigeants
de Ioukos
.
Il est clair cependant que le premier jugement ne remettait même
pas en cause la légalité de l’extraction et de la vente du pétrole
et de l’utilisation des produits, qui étaient en partie réinvestis
dans l’entreprise et en partie distribués aux actionnaires; le fond
de l’affaire portait sur la question de savoir si Ioukos avait légalement
évité de verser certains impôts (dans un but d’«optimisation») ou
commis une infraction pénale d’évasion fiscale
.
101. MM. Khodorkovski et Lebedev se sont plaints au cours de leur
premier procès de l’enquête parallèle menée par le GPO. Ils considéraient
que les chefs d’accusation retenus contre eux auraient dû leur être intégralement
notifiés au plus tard au début du premier procès, en 2004, conformément
à l’article 6 de la CEDH. Trois ans plus tard environ, au moment
même où ils pouvaient bénéficier d’une libération conditionnelle,
ils ont fait l’objet d’un nouveau chef d’accusation, conséquence
de l’enquête menée en parallèle. Cette dernière avait été ouverte
au sujet d’allégations connexes d’irrégularités commises, aurait
dû être conclue et tranchée quant à la possibilité ou l’opportunité
de retenir d’autres chefs d’accusation avant le début du premier
procès. Selon eux, le fait que le ministère public mène plusieurs
enquêtes sur des infractions supposées globalement identiques est
constitutif d’un abus de procédure intolérable.
102. MM. Khodorkovski et Lebedev sont maintenant accusés du détournement
de la totalité du pétrole produit par les trois filiales de production
de Ioukos pendant six ans, du détournement des participations détenues
par une filiale de Ioukos dans l’une des sociétés de production
et dans cinq autres sociétés, et du «blanchiment» des produits de
la vente du pétrole et des actions qu’ils auraient détournés par
le biais de filiales indirectes. L’accusation de «détournement de
pétrole» paraît bizarre: elle implique l’incrimination de la pratique commerciale
décrite plus haut qui était ouvertement appliquée en général à l’époque
– les «pertes» subies par les filiales de production correspondant
à la différence entre le prix du
spot
market de Rotterdam perçu par la filiale de commercialisation
et le prix moins élevé versé à la société de production – et l’incrimination
comme «blanchiment d’argent» de l’utilisation de l’ensemble des
revenus réguliers de la société à des fins régulières de gestion
(investissement et versement de dividendes sur la base de bilans
financiers transparents et soumis à un audit)
. L’accusation selon laquelle MM. Khodorkovski
et Lebedev auraient «volé» du pétrole ou détourné de quelque façon
des actifs de Ioukos dans un but de profit personnel semble aussi
contredite immédiatement par la mise en regard des chiffres suivants
:
les revenus d’exploitation déclarés par Ioukos de 1998 à 2003 s’élèvent
à 55,2 milliards de dollars des Etats-Unis; pendant la même période,
Ioukos a déboursé notamment 21,8 milliards de dollars des Etats-Unis
en frais d’exploitation (y compris au niveau de la société d’exploration
et de production), 16,9 milliards de dollars des Etats-Unis en impôts
et 9 milliards de dollars des Etats-Unis en dépenses d’investissement.
La différence entre revenus et dépenses étant inférieure à 8 milliards de
dollars des Etats-Unis, comment les accusés auraient-ils pu «détourner»
à leur profit 25,3 milliards de dollars des Etats-Unis
?
D’où cet argent proviendrait-il?
103. Sceptique, j’ai posé la question de savoir si, éventuellement,
certains actionnaires minoritaires avaient été placés de façon illégale
en situation de désavantage; on m’a répondu que tous les litiges
concernant des actionnaires minoritaires ont été réglés il y a de
nombreuses années et que le ministère public n’allègue aucune violation
des droits des actionnaires minoritaires. Ioukos, c’est-à-dire en
fait ses hauts dirigeants, est donc essentiellement accusé d’avoir
volé son propre pétrole et d’avoir commis un crime de blanchiment d’argent
en vendant ce pétrole sur le marché mondial et en utilisant les
produits de la vente à des fins normales pour une société.
104. La deuxième accusation nouvelle – détournement d’actions et
blanchiment des produits – est légèrement plus complexe mais semble
également contradictoire avec l’attitude antérieure des autorités.
Le ministère public allègue que les accusés auraient détourné les
actions détenues par une filiale de Ioukos (VNK), une société de
holding qui détenait une participation majoritaire dans six sociétés
d’exploitation. Il allègue que les accusés auraient détourné les
actions de ces sociétés d’exploitation en incitant de façon illégale
VNK à passer des accords avec Ioukos en vue d’échanger des actions
Ioukos contre les participations détenues par VNK dans ses filiales
d’exploitation
. La défense souligne que les accords d’échange
d’actions étaient un moyen légal de protéger les actifs de VNK (menacés
par la procédure en cours à l’époque au sujet d’actions frauduleuses
de la direction antérieure de VNK), dans l’intérêt aussi de la Fédération
de Russie qui détenait alors 37 % du capital de VNK. Le ministre
des Biens publics avait été informé de l’échange d’actions et l’avait
approuvé. Après le règlement du litige en question et après une
enquête approfondie sur les échanges d’actions entre Ioukos et VNK
de 1999 à 2001, la Fédération de Russie a décidé en 2002 de céder
à Ioukos les participations qu’elle détenait encore dans VNK. Pour
la défense, par conséquent, les autorités ne peuvent soutenir aujourd’hui
que Ioukos aurait cherché à prendre illégalement le contrôle des
actifs de VNK au moyen des échanges en question.
105. Outre leur apparente contradiction avec le premier jugement
contre MM. Khodorkovski et Lebedev, les nouvelles accusations de
détournement de pétrole et de blanchiment de capitaux semblent reposer
sur les mêmes faits: l’extraction de pétrole par les filiales en
pleine propriété de Ioukos et sa vente sur le marché mondial par
l’intermédiaire de la société mère gérée par les accusés. Il est
difficile de ne pas penser ici à la règle
non
bis in idem (article 4, paragraphe 1, du Protocole no 7
à la CEDH) car les nouvelles accusations reviennent apparemment
à placer une interprétation juridique différente sur des faits identiques
au lieu de poursuivre les accusés pour une série de faits nouveaux
.
106. Une autre procédure en relation avec Ioukos, passée presque
complètement inaperçue du grand public, a abouti à la condamnation
à vie de M. Alexey Pichugin, chef de division du service de sécurité
interne de Ioukos et ancien agent de carrière du KGB/FSB. Dans mon
rapport de 2005 sur «les circonstances entourant l’arrestation et
la poursuite des dirigeants de Ioukos», je décrivais quelques-unes
des anomalies apparentes de la procédure préliminaire qui venait
d’être ouverte à l’encontre de M. Pichugin
. Je m’inquiétais
tout particulièrement de certaines informations selon lesquelles
M. Pichugin avait été menacé de représailles pour avoir refusé de
porter un faux témoignage contre les hauts dirigeants de Ioukos,
et du fait que son procès devait avoir lieu dans un secret total.
Je mentionnais aussi le témoignage d’un avocat représentant un certain Reshetnikov
qui affirmait que son client avait été injustement condamné pour
la tentative de meurtre, au nom de Ioukos, d’un homme d’affaires
appelé Rybin qui avait en réalité inventé cette tentative d’assassinat
afin de promouvoir ses intérêts dans une procédure judiciaire engagée
contre Ioukos en Autriche. M. Reshetnikov avait à l’époque été transféré
à la prison de Lefortovo où on lui aurait offert un «marché», à
savoir sa remise en liberté en échange d’un faux témoignage contre
les dirigeants de Ioukos. Sur le conseil de son avocat, qui m’avait
également rapporté les difficultés qu’il avait eues à obtenir accès
à son client, M. Reshetnikov avait alors refusé ce «marché»
. Pendant
ma récente visite à Moscou, une jeune femme se présentant comme
le «défenseur public» de M. Pichugin m’a remis un document résumant
la situation de son client: quelle ne fut pas ma surprise d’apprendre
que, d’après ce document, M. Pichugin a été condamné pour la tentative
de meurtre de M. Rybin sur la base notamment de deux éléments de
preuve: le témoignage de M. Reshetnikov et une note écrite trouvée
dans l’appartement de M. Pichugin sur laquelle figurait l’adresse
de M. Rybin (M. Pichugin nie avoir écrit la note en question et
la demande d’expertise graphologique présentée par la défense a
été rejetée par le tribunal). Un autre élément troublant du procès
de M. Pichugin est la façon dont la déposition du témoin a été «complétée»
afin de tenter une deuxième fois de surmonter les doutes ayant conduit
la Cour suprême à casser le premier verdict de culpabilité du 17
août 2006. Lors du premier procès, en effet, M. Reshetnikov avait
déclaré que la demande de meurtre lui avait été transmise par MM. Pichugin
et Nevzlin par le biais d’un intermédiaire (décédé). La défense
avait protesté contre l’utilisation de cette preuve par ouï-dire.
Pendant le second procès, les témoins se sont soudain rappelé que
MM. Pichugin et Nevzlin étaient présents en personne lors de la
conversation en question. En outre, lors du premier procès, la contradiction
entre l’apparence physique de l’accusé, M. Reshetnikov, qui a les
cheveux châtains, et les dépositions de nombreux témoins qui avaient
aperçu une personne aux cheveux blonds sur la scène du crime n’avait
pas été résolue. Pendant le deuxième procès, M. Reshetnikov et l’autre
témoin à charge se sont soudain souvenus pour la première fois qu’ils
portaient alors une perruque blonde.
107. Ces éléments, dont j’ai eu connaissance plus ou moins par
hasard, me font craindre que M. Pichugin ne soit devenu à son tour
victime de la campagne menée sans relâche contre toutes les personnes
liées à Ioukos et à ses principaux dirigeants.
2.5.7.2. L’affaire HSBC/Hermitage
Capital
108. La deuxième affaire emblématique est celle de Hermitage
Capital, une société d’investissement spécialisée dans les prises
de participation dans des entreprises russes. Avant les événements
décrits ci-dessous, Hermitage Capital était le plus important investisseur
étranger sur le marché des valeurs russe et l’un des plus gros contribuables
de la Fédération de Russie. Sa stratégie – adoptée dans un but purement commercial,
sans aucun agenda d’ordre politique ou idéologique – incluait l’introduction
des méthodes de comptabilité occidentales dans les sociétés dans
lesquelles elle investissait et, par conséquent, la lutte contre la
corruption. Le Fonds Hermitage est devenu victime de la corruption
et de la collusion entre de hauts fonctionnaires de police et la
criminalité organisée, qui a abouti au détournement («vol de société»)
de ses trois sociétés d’investissement contrôlées par la banque
HSBC (Rilend, Mahaon et Parfenion), à la fabrication de fausses
créances sur ces sociétés d’un montant équivalent à 1,26 milliard
de dollars des Etats-Unis et au remboursement frauduleux par les
services fiscaux russes de 230 millions de dollars d’impôts qui
avaient été versés par les trois sociétés. Le «vol» des sociétés
a été effectué à l’aide de documents de ces sociétés originaux saisis
sans justification légale par des policiers moscovites au cours
d’une perquisition dans les locaux de la société. Ces documents
ont permis de nommer de nouveaux administrateurs
qui ont rapidement
«accepté» les fausses créances susmentionnées
; les administrateurs
légitimes, cependant, avaient réussi à faire sortir de Fédération
de Russie les actifs des sociétés volées. Les faux administrateurs ont
ensuite mis à profit ce raid sur sociétés en demandant au fisc le
remboursement d’impôts versés sur des profits dont ils ont déclaré
qu’ils étaient rétroactivement effacés par les nouvelles créances
sur les trois sociétés. Ils ont ainsi obtenu du fisc des décisions
pour le remboursement de l’équivalent de 230 millions de dollars
des Etats-Unis en vingt-quatre à soixante-douze heures
.
Je m’abstiendrai de spéculer sur le temps que prend normalement
en Fédération de Russie le remboursement d’un trop-perçu d’impôts,
même d’un montant beaucoup plus modeste, mais en Allemagne, un tel
remboursement prendrait des mois, et non des heures.
110. M. William Browder, citoyen britannique, président-directeur
général de Hermitage Capital, s’est soudain vu refuser le renouvellement
de son visa d’entrée en Fédération de Russie, malgré des interventions en
sa faveur à l’échelon politique le plus haut
.
Les actes de fraude dont a été victime Hermitage Capital sont documentés
dans des plaintes adressées au procureur général de la Fédération
de Russie les 3 décembre 2007, 23 juillet 2008 et 27 octobre 2008.
D’après les avocats de Hermitage, aucune réponse de fond n’a été apportée
à ces plaintes. Un important fonctionnaire directement visé dans
ces plaintes a été chargé d’enquêter sur lui-même et la division
de l’arrondissement Sud de Moscou de l’Unité d’investigation du
ministère public a rapidement rejeté l’affaire qui avait été ouverte
en réponse aux plaintes de HSBC/Hermitage. Au lieu d’engager une
action contre les
raiders de
sociétés, les autorités ont commencé par intimider tous les avocats
travaillant pour HSBC/Hermitage en Fédération de Russie en les soumettant
à des perquisitions de police et à des interrogatoires comme témoins.
L’avocat indépendant Sergei Magnitskey, qui avait contribué à exposer
la fraude et l’abus de fonctions, a en particulier été arrêté le
24 novembre 2008 et est depuis en détention
; d’autres ont été contraints à chercher
refuge au Royaume-Uni. Les représentants des organes d’application de
la loi accusés dans les plaintes déposées par HSBC/Hermitage de
participation à ces fraudes massives sont maintenant impliqués dans
la persécution de ses dirigeants et de ses avocats par le biais
d’accusations qui semblent difficilement crédibles et sont en contradiction
avec les actions antérieures des autorités. Les autorités accusent
essentiellement les administrateurs légitimes des sociétés de HSBC/Hermitage
d’avoir mis en scène eux-mêmes le «vol» de leurs propres sociétés
et d’avoir approuvé les créances fabriquées afin d’escroquer l’Etat
russe. J’ai passé de nombreuses heures à écouter les avocats de
HSBC/Hermitage et à les interroger. J’ai également écrit au procureur
général russe et au chef de l’Unité d’investigation afin de recueillir leur
point de vue
. Les réponses que j’ai
reçues de l’Unité d’investigation ne sont pas satisfaisantes. En particulier,
l’affirmation selon laquelle il n’était pas possible de répondre
à la plainte introduite au nom de Hermitage/HSBC parce que l’avocat
ayant déposé cette plainte n’avait pas donné son adresse paraît
difficile à croire étant donné l’importance des enjeux et le professionnalisme
des avocats concernés dont j’ai rencontré personnellement un grand
nombre. Le déni de la participation d’un fonctionnaire particulier
à l’enquête sur les plaintes dans lesquelles il est nommément désigné
comme l’un des suspects est contredit par une longue liste de courriers
signés par lui à propos de cette affaire, dont des copies m’ont
été procurées par les avocats de Hermitage/HSBC. Dans sa réponse,
le bureau du procureur général déclare que le fonctionnaire en question (un
lieutenant-colonel) n’exerce «aucune fonction de supervision», ce
qui n’est guère pertinent; le BPG nie aussi avoir reçu les plaintes
de HSBC «datées du 3 décembre 2007, 27 octobre 2008 ou d’un autre
jour», ce qui m’amène à me demander s’il y aurait eu à un certain
moment une défaillance dans la communication interne ou la distribution
du courrier, accidentelle ou non
.
111. Je ne suis évidemment toujours pas en mesure de «juger» qui
a raison et qui a tort, et tel n’est d’ailleurs pas le but de ce
rapport. Cependant, au vu des nombreuses coïncidences et contradictions
étranges, notamment en ce qui concerne la chronologie des mesures
défensives prises par HSBC/Hermitage et des mesures de rétorsion
prises à l’encontre de ses dirigeants et de ses avocats, et enfin
au vu de l’incapacité complète des autorités chargées de l’application
de la loi, pendant de nombreux mois, à seulement réagir à des fraudes
aussi massives dont les victimes incluent l’Etat russe lui-même,
je ne peux m’empêcher de soupçonner que cette attaque coordonnée
bénéficie du soutien de hauts fonctionnaires qui exploiteraient
à leurs propres fins certaines faiblesses systémiques persistantes
du système de justice pénale de la Fédération de Russie.
112. Une véritable enquête sur cette affaire emblématique, pour
établir les responsabilités des auteurs de la fraude et des fonctionnaires
des services de police qui les ont apparemment aidés, est à mon
avis indispensable. Elle serait aussi un bon moyen de tester les
nouvelles structures reposant sur la séparation et la division du
travail entre les services du procureur général et ceux de l’Unité
d’investigation, qui devraient faciliter l’enquête par les membres
de l’une des structures en cas de soupçons d’abus commis par des éléments
de l’autre.
2.5.7.3. Autres cas d’ingérence
politique présumée dans le système de justice pénale
113. Lors de notre entretien, Lev Ponomarev
m’a informée de plusieurs autres
affaires dans lesquelles une ingérence politique dans le système
de justice pénale semble très probable. Pour des raisons de place,
je ne les aborderai que très brièvement ici.
114. Le meurtre de la journaliste Anna Politkovskaïa, selon les
avocats de la famille de la victime, montre l’inaptitude professionnelle
du ministère public qui a pris l’habitude d’obtenir des condamnations
pratiquement automatiques, sans qu’il soit nécessaire d’enquêter
sérieusement sur une affaire et de présenter des éléments de preuve
convaincants au tribunal. Cette affaire, pour les avocats, illustre
à la perfection l’absence de soutien par le procureur général devant
les tribunaux des affaires dans lesquelles l’enquête a été réalisée
par l’Unité d’investigation; elle est généralement considérée comme
une défaite honteuse pour les deux structures. Un temps précieux
a été perdu dans la recherche des véritables auteurs et instigateurs
du crime. Les avocats des parents de la victime ont demandé pratiquement
toutes les semaines que soient prises des mesures concrètes d’enquête
afin d’éviter la disparition de certains éléments de preuve, mais
cela a été en vain. Ils trouvent aussi étrange que l’un des accusés,
le colonel Ryagusov du FSB, ne soit pas accusé de participation
au meurtre mais seulement d’avoir transmis l’adresse de Mme Politkovskaïa.
Ils s’interrogent sur la raison pour laquelle la procédure à l’encontre
de M. Ryagusov a été séparée de celle visant les autres participants,
puis suspendue, malgré les importants éléments de preuve le concernant.
Le fait que le procès soit public est considéré comme une victoire
importante par les avocats des deux parties car il permet à tous
de constater le travail lamentable effectué par les autorités d’enquête.
Les avocats craignent maintenant que, en l’absence de pressions continues
de la communauté internationale, les véritables auteurs du crime,
sans parler des personnes qui l’ont instigué et organisé, ne soient
jamais découverts.
115. Dans leurs réponses à mes questions sur cette affaire, l’Unité
d’investigation et le BPG insistent tous les deux sur le fait qu’ils
ont recueilli suffisamment de preuves pour obtenir la condamnation
des accusés et soulignent que la loi leur interdit de poursuivre
les investigations afin de consolider le dossier pendant la procédure
devant le tribunal (y compris la procédure en appel). Le BPG juge
d’ailleurs ma question à ce propos «extrêmement inappropriée». Je
me permets d’avoir un autre avis sur ce point: je ne leur demandais
pas ce qu’ils font pour recueillir des éléments de preuve supplémentaires
à l’encontre des personnes actuellement accusées du crime (et qui
pourraient bien être innocentes) mais ce qu’ils font pour découvrir
le ou les vrais auteurs et, ce qui est plus important, les personnes
qui ont instigué et organisé ce crime.
116. En tant qu’ex-rapporteur sur l’affaire Gongadze en Ukraine
, je ne peux qu’approuver
les avocats de la famille de la victime qui considèrent le facteur
temps comme absolument essentiel. Il reviendra à l’Assemblée de
continuer à suivre également cette affaire.
117. Le cas de Yuri Samodurov, le directeur du musée Sakharov,
montre comment le recours abusif au système de justice pénale peut
mettre en danger la liberté d’expression. M. Samodurov a déjà été
condamné pour une exposition d’art qui avait été vandalisée par
des orthodoxes furieux à qui déplaisaient certaines des œuvres exposées
– on notera que c’est l’organisateur de l’exposition, et non les
vandales, qui a été sanctionné. Une nouvelle exposition du musée
Sakharov intitulée «Art interdit 2006» montre des œuvres datant
de l’époque soviétique qui dépeignent les symboles religieux comme
«antisoviétiques». L’exposition du centre Sakharov présente sous
un jour ironique la réalité soviétique en montrant les symboles
soviétiques comme s’ils étaient «adorés» à l’égal de symboles religieux.
Afin d’éviter d’offenser les sentiments religieux, les œuvres d’art
sont soustraites à la vue par un mur et peuvent être aperçues uniquement
à travers un trou percé dans le mur, que l’on ne peut atteindre
qu’en montant à une échelle placée après un panneau d’avertissement,
ce qui est à mon avis une façon humoristique de respecter le principe volenti non fit inuria. En dépit
de ces précautions, des croyants orthodoxes sont montés à l’échelle,
ont regardé par le trou, se sont sentis «insultés» et ont fait pression
sur le ministère public pour qu’il engage des poursuites à l’encontre
de M. Samodurov. Dans ce nouveau procès, qui s’est ouvert le 3 avril
2009, M. Samodurov est accusé d’«extrémisme», ce qui l’a obligé
à démissionner de son poste de directeur du musée Sakharov afin
d’éviter sa fermeture en cas de condamnation. Il risque une peine
maximale de cinq ans de prison et ce procès, en tant que tel, jette
un froid glacial sur la liberté d’expression (artistique).
118. Dans sa réponse aux questions que je lui ai posées sur cette
affaire, le chef de l’Unité d’investigation déclare: «Les citoyens
qui respectent les valeurs culturelles traditionnelles du peuple
russe et, en particulier, les citoyens de confession orthodoxe ou
exprimant une préférence pour le christianisme orthodoxe, ainsi
que la plupart des visiteurs de l’exposition, ont été gravement
traumatisés à la vue des objets exposés qui remettaient directement
en cause leur intégrité personnelle et leur vision du monde traditionnelle,
ce qui a constitué pour eux un événement traumatique et un facteur
de stress grave, en provoquant chez eux une souffrance morale et
le sentiment d’une atteinte à leur dignité personnelle.»
119. Pour moi, «remettre en cause la vision du monde traditionnelle»
fait partie de la définition même de l’art. Les autorités chargées
de l’application de la loi en Fédération de Russie semblent considérer
cela comme une circonstance aggravante justifiant la criminalisation
de l’expression artistique. En réponse à ma remarque à propos du
principe volenti non fit inuria,
l’Unité d’investigation déclare que les organisateurs de l’exposition
ont malicieusement exploité la curiosité humaine, car ils «savaient
que les visiteurs regarderaient à travers l’ouverture du mur de
protection, non parce qu’ils approuvaient ou étaient d’accord avec
le point de vue des artistes et des organisateurs de l’exposition
mais simplement parce qu’ils étaient venus à cette exposition principalement
dans le but de voir ce qui était exposé».
120. Le procureur général note que le principe volenti non fit inuria ne constitue
pas une base suffisante en droit russe pour exclure l’incrimination
d’un acte. Le fait est que, dans tous les systèmes juridiques, certains intérêts
bénéficiant d’une protection légale (comme la vie et la santé) ne
dépendent pas de la volonté des individus qui jouissent de cette
protection, mais il n’en va pas de même d’autres intérêts. Lorsque
je donne à autrui un bien m’appartenant, la personne qui reçoit
ce don ne peut être considérée comme un voleur; et si je décide
sciemment de m’exposer à des œuvres d’art qui risquent de me choquer
ou même de remettre en cause ma vision du monde, je ne peux me plaindre
si cela se produit effectivement.
121. Le cas des deux scientifiques condamnés à de longues peines
de prison pour violation de secrets d’Etat au terme de procédures
manifestement défectueuses, MM. Sutyagin et Danilov, a été abordé
dans le rapport de Christos Pourgourides sur l’équité des procédures
judiciaires dans les affaires d’espionnage
. Mes interlocuteurs des ONG à Moscou
m’ont incitée à ne pas oublier que, malgré l’appel de l’Assemblée
en faveur de leur libération, ces deux hommes sont toujours en prison
et que leur santé se détériore rapidement. J’aimerais réitérer dès
que possible l’appel de l’Assemblée pour la libération des deux
hommes, à la fois pour des raisons de justice et sur une base humanitaire.
3. La notion d’«utilisation
abusive du système de justice pénale motivée par des considérations politiques»
et les résultats des quatre missions d’enquête
122. Cette notion est essentielle pour notre propos. S’il
est clair que toute manipulation d’une affaire pénale à des fins
politiques doit être considérée comme un abus, il est difficile
de déterminer précisément la manipulation en tant que telle (c’est-à-dire
en tant qu’écart par rapport à la procédure normale en raison d’une intervention
extérieure) ainsi que la motivation «politique» qui la sous-tend.
123. Si l’on veut dépasser les simples conjectures, il est nécessaire
de mettre au point des critères et des indicateurs objectifs permettant
de tirer des conclusions sur l’existence, ou l’absence, d’une utilisation
abusive motivée par des considérations politiques. Voici des critères
ou indicateurs possibles:
3.1. Discrimination
124. Le traitement nettement plus sévère d’une personne
(opposant politique, adversaire) par rapport à une autre, alors
qu’elles ont agi de même, peut être un indicateur important d’abus
motivé par des considérations politiques. La sévérité du traitement
peut s’illustrer dans le résultat, c’est-à-dire dans la sanction
prononcée par la justice, ou dans la procédure même, c’est-à-dire
dans la (durée de la) détention préventive, le (non-) respect des
droits de la défense, la pression exercée sur les avocats de la
défense, etc., voire les deux à la fois.
125. Les exemples de ce type de discrimination (différence de traitement
injustifiée) abondent malheureusement parmi les affaires que j’ai
examinées en Fédération de Russie: le comportement du ministère
public décrit dans mon rapport précédent sur la poursuite des anciens
hauts dirigeants de Ioukos
se répète dans le nouveau procès
contre MM. Khodorkovski et Lebedev
: aucun autre dirigeant de société pétrolière
en Fédération de Russie n’a été accusé de détournement de la totalité du
pétrole produit par sa société et de blanchiment des produits de
la vente de ce pétrole pour s’être servi d’une structure de sociétés verticalement
intégrée qui est la norme dans ce secteur. La sévérité du traitement
de Mme Bakhmina
, la jeune
mère qui travaillait dans le service juridique de Ioukos, et de
M. Aleksanyan
, avocat malade
et en phase terminale – dans ce dernier cas, en dépit de plusieurs
injonctions de la Cour européenne des droits de l’homme –, excède
de beaucoup les pratiques normales en matière d’application de la
loi. Le cas de M. Pichugin, d’abord condamné à dix-huit ans de prison,
puis condamné à la prison à vie après que le premier jugement a
été cassé en appel sur la base des graves insuffisances de l’enquête
et de la procédure judiciaire, entre aussi dans cette catégorie
. L’ensemble des affaires liées à Ioukos
se caractérisent aussi par la durée excessive de la procédure et
de la détention préventive, et l’intimidation et la persécution
systématiques des avocats et des militants des droits de l’homme
qui osent tenir tête aux autorités
.
126. Les tribulations des dirigeants et des avocats de HSBC/Hermitage
sont autant d’exemples supplémentaires. La
détention provisoire prolongée, dans des conditions abjectes, d’un
avocat indépendant réputé, M. Magnitskey, et l’ouverture d’une procédure
pénale à l’encontre de deux autres, MM. Khareytdinov et Pastukhov
– tous deux accusés de s’être servis de faux mandats pour poursuivre
leur travail au nom de HSBC/Hermitage et de refuser de reconnaître
l’«autorité» des nouveaux administrateurs nommés par les personnes
mêmes contre lesquelles ils avaient porté plainte pour avoir «volé»
les sociétés en question – se passent de commentaires.
127. Je n’ai découvert aucun abus comparable dans les trois autres
pays que j’ai visités.
3.2. Déclarations publiques
de hauts représentants de l’exécutif sur la culpabilité de la personne inculpée
128. Cette manière d’influencer une procédure pénale en
cours est relativement flagrante et facilement repérable, mais reste
néanmoins, contre toute attente, pratique courante.
129. Le rapport de Christos Pourgourides sur l’équité des procédures
judiciaires dans les affaires d’espionnage ou de divulgation de
secrets d’Etat fournit des exemples en la matière
. La poursuite du juge Savelyuk en
constitue aussi un exemple flagrant
.
3.3. Chefs d’inculpation
flous ou constamment revus
130. Des chefs d’inculpation flous, que ce soit au niveau
de la classification juridique de l’infraction pour laquelle une
personne est inculpée ou des actes ou autres faits qu’aurait commis
cette personne, ou alors fréquemment revus (lorsqu’il apparaît que
les premières accusations sont indéfendables), sont des indicateurs types
d’un parti pris, de la part de la partie poursuivante, qui dépasse
la simple volonté de faire appliquer le droit pénal.
131. Le rapport de Rudolf Bindig sur l’affaire Grigory Pasko
, journaliste qui avait dénoncé des
atteintes à l’environnement, illustre bien ce point, de même que
le cas de MM. Sutyagin, Danilov, Trepashkin et Moiyseev traités
dans le rapport de M. Pourgourides sur l’équité des procédures judiciaires
dans les affaires d’espionnage ou de divulgation de secrets d’Etat
.
132. Les nouveaux chefs d’inculpation contre MM. Khodorkovski et
Lebedev sont aussi très imprécis: malgré les exhortations constantes
de la défense, le ministère public n’a pas encore réussi à indiquer
les faits qu’il a l’intention de prouver, sur la base de quels éléments,
ainsi que leur signification en termes de responsabilité pénale.
Déclarer que MM. Khodorkovski et Lebedev ont détourné la totalité
du pétrole produit par Ioukos pendant une période donnée en désignant
de façon aléatoire d’énormes volumes des archives de la société comme
«preuves» ne semble guère suffisant. Les nouvelles accusations,
qui portent essentiellement sur les mêmes transactions que celles
couvertes dans le premier jugement, semblent aussi refléter un changement très
important de perspective judiciaire de la part du ministère public:
de l’infraction d’évasion fiscale sur des ventes de pétrole, par
ailleurs légales, au délit de détournement de ce même pétrole. Le
ministère public, en outre, semble avoir l’intention de cumuler
ces deux interprétations apparemment contradictoires et mutuellement
exclusives afin de maintenir les accusés en prison au-delà du terme
de leur condamnation pour évasion fiscale.
3.4. Absence d’indépendance
du tribunal ou du ministère public
133. S’il est difficile de prouver que des instructions
spécifiques ont été données (le célèbre «coup de téléphone») dans
telle ou telle affaire, on peut, notamment lorsqu’on compare les
différents systèmes de justice pénale, identifier certains problèmes
structurels liés à l’absence d’indépendance des juges et des procureurs.
Or, cette absence d’indépendance est la condition nécessaire, mais
pas suffisante, d’abus particuliers du système motivés par des considérations
politiques.
134. La comparaison entre les modèles britannique, français, allemand
et russe permet de dégager plusieurs conclusions.
135. La première est que l’indépendance effective du système de
justice pénale dépend non seulement des structures juridiques et
administratives existantes, mais aussi – et dans une large mesure –
de la personnalité individuelle des juges et des procureurs à tous
les niveaux, et de leur stature, détermination et courage personnels
à repousser toute ingérence motivée par des considérations politiques.
Le Royaume-Uni, par exemple, vient seulement de créer une commission
indépendante chargée des nominations judiciaires et l’Allemagne
ne dispose encore à ce jour – mais je propose certaines améliorations
à cet égard – d’un mécanisme comparable pour les nominations judiciaires
au niveau le plus élevé, à l’échelon fédéral. L’esprit d’indépendance
qui existe parmi les juges, et que soutient l’opinion publique,
est néanmoins très affirmé dans les deux pays, et aussi en France.
En Fédération de Russie, en revanche, alors que toutes les «bonnes» structures
juridiques semblent en place, j’ai l’impression, sur la base des
affaires examinées plus haut
, que les juges restent soumis
à des pressions assez fortes qui compromettent l’indépendance de
leurs décisions dans des affaires individuelles et contribuent au
maintien d’un climat de travail que l’on pourrait comparer à une
«période d’essai» permanente, la carrière des juges et même leur
emploi dépendant de leur capacité à «fonctionner comme prévu». Dès
lors que les procédures pénales doivent aboutir dans presque tous
les cas à une condamnation, comme cela est encore le cas en Fédération
de Russie, le pouvoir des procureurs – qui jouissent de beaucoup
moins d’indépendance à l’égard des autorités politiques – de mettre
les gens derrière les barreaux est en fait pratiquement illimité.
136. En France, l’équilibre entre des juges férocement indépendants,
des procureurs soumis à une hiérarchie très stricte et des avocats
de la défense dont le rôle est fortement limité au stade de l’enquête
est très fragile. Bien que j’aie été favorablement impressionnée
par la stature des procureurs de haut niveau que j’ai rencontrés
et l’esprit de corps dont ils font preuve en tant que partie intégrante
d’un système de justice pénale indépendant, il me semble qu’il serait
sans doute nécessaire de renforcer l’indépendance du ministère public dans
le cadre des réformes actuellement en préparation, aux termes desquelles
certaines fonctions importantes exercées aujourd’hui par le juge
d’instruction seraient probablement transférées au ministère public.
Le renforcement du rôle des avocats de la défense, en leur permettant
un meilleur accès au dossier au stade de l’enquête et en développant
les ressources affectées à l’aide judiciaire, devrait aussi constituer
un élément important de cet ensemble de réformes. C’est la voie
qui a été choisie en Allemagne lorsqu’il a été décidé d’introduire
de nouveaux éléments de type accusatoire dans la procédure pénale,
même si le niveau insuffisant des fonds affectés à l’aide judiciaire
demeure un problème dans ce pays.
4. Conséquences pour
la mise en œuvre de la Convention européenne d’entraide judiciaire
et de la Convention européenne d’extradition du Conseil de l’Europe
137. Comme mentionné dans la proposition de résolution
à l’origine du présent rapport, la coopération judiciaire entre
les Etats membres du Conseil de l’Europe, notamment en matière d’extradition
et de preuve, telle que la prévoient les conventions pertinentes
du Conseil de l’Europe, exige une grande confiance mutuelle. L’efficacité
de cette coopération suppose l’existence d’un niveau comparable
de garanties légales d’indépendance et de professionnalisme dans
l’ensemble des pays concernés.
138. Les conventions d’entraide judiciaire ou d’extradition disposent
généralement qu’il ne sera pas accordé d’assistance si «la demande
(…) a été présentée aux fins de poursuivre ou de punir un individu
pour des considérations de race, de religion, de nationalité ou
d’opinions politiques ou que la situation de cet individu risque
d’être aggravée pour l’une ou l’autre de ces raisons»
.
139. Comme le montrent les exemples concrets examinés dans ce rapport,
il ne s’agit pas là d’une simple hypothèse. Je suis convaincue que,
dans ces affaires, par exemple celles concernant les anciens et
actuels employés et avocats de Ioukos ou de HSBC/Hermitage, il serait
préjudiciable d’extrader une personne ayant réussi à quitter le
pays à temps. J’ai le plus grand respect pour MM. Khodorkovski et
Lebedev qui ont refusé de quitter la Fédération de Russie lorsqu’ils
le pouvaient encore et ont accepté d’être jugés afin de prouver
leur innocence, malgré les risques de traitement inéquitable dont
ils étaient conscients, mais on ne peut attendre de tout individu
le même degré de courage et de sacrifice.
140. D’ordinaire, la contestation d’un refus d’accorder l’entraide
judiciaire se fait devant une juridiction d’un autre Etat que celui
dans lequel il y aurait eu manipulation du système de justice pénale.
Si les Etats membres partent du principe que les signataires de
la convention ont agi de bonne foi en respectant ses dispositions, l’existence
même de clauses d’exclusion telles que celle citée ci-dessus n’en
montre pas moins que ce principe n’est pas irréfutable.
141. Pendant les dernières années, les tribunaux de nombreux Etats
membres du Conseil de l’Europe ont refusé d’extrader des personnes
recherchées par les autorités russes – outre les personnes concernées
par les nombreuses affaires liées à Ioukos
, des
réfugiés de Tchétchénie ont aussi bénéficié de doutes – à mon avis
encore tout à fait fondés – quant à l’équité des procédures judiciaires
prévues à leur encontre en Fédération de Russie. La possibilité
très réelle qu’un certain nombre de personnes coupables de crimes
graves échappent au châtiment qu’elles méritent en raison de la
méfiance persistante des tribunaux occidentaux à l’égard du système
de justice pénale russe
devrait
constituer une incitation forte à obtenir la disparition des causes
profondes de cette méfiance à l’aide d’un véritable «changement
de climat» dans l’ensemble du système judiciaire russe, au lieu
de construire des «villages Potemkine» qui imitent la forme et l’apparence
des normes européennes en matière d’indépendance judiciaire, pertinemment
résumées à notre demande par la Commission de Venise
, mais sans mettre en œuvre l’esprit
de ces normes.
142. Les conventions pertinentes du Conseil de l’Europe remontent
à une époque où l’uniformité des systèmes politiques et judiciaires
des Etats membres était beaucoup plus marquée. Leur mise à jour
peut s’imposer, en vue de garantir leur efficacité dans les circonstances
actuelles. Cette remarque vaut également pour les mécanismes Europol
et Interpol existants, qui devraient sans doute être remaniés afin
d’éviter qu’ils ne fassent l’objet d’une utilisation abusive à des
fins de persécution politique.
5. Conclusions
143. Mes conclusions sont résumées dans le texte du projet
de résolution (voir plus haut section A). Condamnant d’abord sans
équivoque tout recours abusif au système de justice pénale motivé
par des considérations politiques, ce texte déclare que l’indépendance
judiciaire est le facteur déterminant pour empêcher toute influence
indue. S’adressant à tous les Etats membres, il rappelle les normes
européennes pertinentes, telles que présentées par la Commission
de Venise. Le projet de résolution décrit ensuite succinctement
la situation dans les quatre pays retenus comme exemples (Royaume-Uni,
France, Allemagne et Fédération de Russie) et formule des recommandations
spécifiques à leur intention pour remédier aux insuffisances relevées.
Enfin, le projet de résolution formule des recommandations à l’intention
d’autres organes du Conseil de l’Europe et de la Cour européenne
des droits de l’homme afin de prévenir l’utilisation abusive du
système de justice pénale motivé par des considérations politiques
et de renforcer l’indépendance de la magistrature.