1. Introduction
1. Les situations de conflit n’affectent pas de la même
façon les femmes et les hommes: d’une part, les femmes n’ont pas
accès aussi facilement que les hommes aux ressources, au pouvoir
et aux processus de décision (surtout pendant et après les conflits,
mais aussi pendant la phase qui les précède); d’autre part, les femmes
sont parmi les principales victimes civiles des conflits. Ces derniers
ne concernent pas uniquement des pays lointains; en Europe aussi,
le règlement des conflits et la reconstruction après les conflits
demeurent des problèmes bien réels. La violence fondée sur le sexe,
le viol érigé en arme de guerre
, les grossesses forcées
et la traite des êtres humains sont courants à la fois pendant et
après les conflits, en sus de problèmes comme le déplacement et
les disparitions qui touchent également les hommes. Malheureusement,
dans la plupart des cas, les problèmes des femmes sont invisibles
pour le public et ne sont donc pas traités comme une priorité.
2. L’Assemblée parlementaire a appelé à renforcer le rôle des
femmes dans les situations de conflit dans la
Recommandation 1665 (2004) et la
Résolution 1385 (2004) .
Mais cinq ans après leur adoption, force est de constater que peu
de progrès ont été réalisés en vue d’une pleine participation des
femmes au règlement et à la prévention des conflits. Aussi ai-je
proposé avec d’autres collègues de relancer ce thème
,
en mettant particulièrement l’accent sur la participation des femmes
au règlement et à la prévention des conflits non résolus dans l’espace
du Conseil de l’Europe. J’ai été nommée rapporteuse le 29 janvier 2009.
3. Dans le cadre de la préparation de ce rapport, la commission
a proposé de consacrer la 5e réunion des femmes membres de l’Assemblée
au rôle des femmes dans le règlement des conflits et la reconstruction postconflit,
à laquelle ont participé le 24 juin 2009 à Strasbourg Mme Helen
Shaw, présidente du Comité directeur de British Irish Rights Watch,
à qui a été décerné en 2009 le prix des droits de l’homme de l’Assemblée
parlementaire, et Mme de Boer-Buquicchio, Secrétaire Générale adjointe
du Conseil de l’Europe
.
4. La préparation de ce rapport tombe à point nommé: d’une part
le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a réaffirmé la nécessité
d’améliorer la participation des femmes à la prévention et la gestion
des conflits et à la prise de décision à tous les niveaux
,
et il s’apprête à adopter une recommandation sur le rôle des femmes
et des hommes dans la prévention et le règlement des conflits et
la construction de la paix
. D’autre
part, la commission des questions politiques de l’Assemblée a organisé
les 24 et 25 septembre 2009, à Strasbourg, un Forum sur l’alerte
précoce dans la prévention des conflits auquel j’ai participé en
ma qualité de rapporteuse. J’ai pu y présenter les premières réflexions
de la commission sur ce sujet
.
5. Je souhaiterais dans ce rapport souligner que les femmes peuvent
et doivent jouer un rôle actif et constructif dans la prévention
et le règlement des conflits, ainsi que dans la reconstruction postconflit.
Les capacités et connaissances des femmes devraient être mieux utilisées.
Il nous faut reconnaître que l’engagement des femmes dans la prise
de décision est tout aussi important que celui des hommes. Le genre doit
être reconnu comme un outil de gestion des crises. En d’autres termes,
la gestion des crises tire profit de la prise en compte des aspects
de genre. Il devrait être mieux pris en compte dans la prévention,
la gestion et le règlement des conflits, ainsi que dans la reconstruction
après les conflits. Bien que la notion de genre ne se réfère pas
uniquement aux femmes, prêter attention aux questions de genre contribuera
à améliorer la situation des femmes lors d’un conflit et à ouvrir
de nouvelles opportunités dans les négociations en cours. Cela contribuera
également à la stabilité à long terme de la société en conflit.
2. Prendre
au sérieux la question du genre
6. Depuis la fin de la guerre froide, le nombre de conflits
à l’intérieur des Etats a augmenté partout dans le monde
. Certaines tensions de nature ethnique,
religieuse ou régionale, longtemps réprimées, ont abouti à la formation
de «points chauds». Les conflits «gelés»
concernant des Etats
membres du Conseil de l’Europe comme la Russie, la Géorgie, la Moldova,
l’Arménie ou l’Azerbaïdjan ne sont toujours pas résolus et posent un
défi permanent. Même lorsqu’un conflit est pour un temps inactivé,
le fait de vivre à l’ombre d’un conflit gelé a un impact profond
sur la vie quotidienne, en particulier pour les femmes, car, en
pareil cas, la reconstruction de l’après-conflit ne peut véritablement
commencer.
7. Le Conseil de l’Europe, et l’Assemblée parlementaire en particulier,
a multiplié ses efforts ces dernières années pour promouvoir le
dialogue et renouer les contacts dans les conflits non résolus.
Rappelons ici les démarches entreprises lors du récent conflit entre
la Géorgie et la Russie (août 2008) ou les travaux de la sous-commission
ad hoc sur la promotion du dialogue entre les délégations géorgienne
et russe
,
le travail mené de longue date sur la situation à Chypre
,
au Haut-Karabakh
– notamment le
travail de la commission ad hoc sur le Haut-Karabakh – et au Proche-Orient
, la création d’un
«forum tripartite» regroupant des parlementaires israéliens et palestiniens
et des membres de l’Assemblée, les réunions de la sous-commission ad
hoc pour la préparation de la Table ronde sur la situation politique
en République tchétchène selon la
Résolution 1402 (2004), ou encore
l’audition sur les conflits gelés organisée conjointement par la
commission du suivi et l’Institut allemand d’études internationales
et de sécurité (Berlin, 5-6 novembre 2007).
8. Je constate toutefois que, tant au Conseil de l’Europe que
dans d’autres instances internationales, les femmes sont absentes
des tables de négociation. La dimension de genre est trop souvent
ignorée. Ni les difficultés spécifiques rencontrées par les femmes
,
ni les opportunités de dialogue qu’elles peuvent apporter ne sont
prises en compte. Je suis convaincue que cette dimension apporterait
pourtant un souffle nouveau aux efforts déployés par le Conseil
de l’Europe et permettrait aux femmes de participer pleinement aux
efforts de paix. Comme indiqué précédemment, cela contribuerait
également à rendre l’Europe plus stable et plus sûre.
2.1. Les femmes en tant
que victimes
9. La question du genre présente ici deux aspects: les
femmes en tant que victimes et les femmes en tant qu’actrices. Les
femmes victimes pendant et/ou après un conflit armé deviennent peu
à peu plus visibles et des mesures commencent à être prises pour
mieux défendre leurs droits. L’Assemblée a adopté récemment la
Résolution 1670 et
la
Recommandation 1873
(2009) sur les violences sexuelles contre les femmes
dans les conflits armés, et la
Résolution 1820 (2008) du Conseil
de sécurité des Nations Unies sur les femmes, la paix et la sécurité
est également consacrée à la lutte contre le viol et les autres
formes de violence sexuelle dans les conflits armés.
10. Il faut ici souligner que la prostitution et le travail sexuel
sont souvent le corollaire des conflits prolongés. Les zones de
travail sexuel à proximité des bases militaires d’occupation ou
de maintien de la paix sont un fait historique. Les infrastructures
logistiques destinées au départ aux militaires deviennent souvent
des sites de tourisme sexuel et permettent ainsi de continuer l’exploitation
des femmes et des filles. La prostitution peut aussi relever de
la traite des êtres humains et à d’autres formes de travail forcé
et d’exploitation – comme cela a été le cas dans les Balkans. Toutes
les organisations et acteurs de la gestion des conflits doivent
de ce fait agir comme des modèles et développer une politique de
zéro tolérance envers la prostitution dans les zones de conflits
.
11. La violence à l’égard des femmes, y compris la violence domestique
et la traite des êtres humains qui touchent particulièrement les
femmes, sont des crimes qui ont malheureusement tendance à devenir
plus fréquents pendant mais surtout à la suite d’un conflit armé
. Le Conseil
de l’Europe est particulièrement actif dans ces domaines, avec sa
Convention sur la lutte contre la traite des êtres humains et sa
future convention pour prévenir et combattre la violence à l’égard
des femmes et la violence domestique
.
La protection des victimes et la lutte contre ces violences fondées
sur le genre doivent ainsi faire l’objet d’une attention particulière
de la part des Etats membres du Conseil de l’Europe, parce qu’elles
constituent une violation grave des droits fondamentaux des femmes
et une entrave à leur participation pleine et entière dans la société.
12. Cependant, le fait que les femmes sont également exposées
(sinon plus) au risque d’être victimes, pendant et après un conflit,
de violations des droits humains et de crimes qui ne sont pas considérés
comme fondées sur le genre, comme les déplacements forcés, les disparitions,
la torture ou le meurtre, par exemple, n’est pas toujours aussi
bien reconnu. Comme le rappelait la commission dans son avis sur
la situation des droits de l’homme en Europe: la nécessité d’éradiquer
l’impunité
,
toutes les formes de violence à l’égard des femmes doivent être
sanctionnées et combattues. L’accès au droit et à la justice est
l’un des droits essentiels qui doivent être garantis, y compris
pour les femmes.
13. De nombreuses femmes sont menacées à cause de leur travail
en faveur de la paix, car elles prennent position en faveur de la
justice et des droits de l’homme
. C’est ainsi, par exemple,
qu’un certain nombre de militantes qui dirigeaient des organisations
pacifiques pendant les guerres en République tchétchène ont été détenues
et torturées par les forces russes et les forces tchétchènes pro-Moscou;
plusieurs d’entre elles sont mortes
. Ces femmes s’engagent
et s’exposent au péril de leur vie, comme en témoignent les assassinats
de Natasha Estemirova, qui travaillait pour Memorial, l’ONG russe
bien connue des droits de l’homme, en Tchétchénie (juillet 2009)
,
et Zarema Sadulayeva, présidente de l’ONG «Sauver les générations»
en Tchétchénie (qui a été assassinée avec son mari en août 2009).
L’Assemblée devrait intervenir sur ces affaires, afin d’assurer
que les auteurs de ces crimes soient traduits en justice et que
d’autres défenseurs des droits de l’homme dans la région soient
mieux protégés
.
Paradoxalement, les femmes deviennent des victimes également lorsqu’elles
agissent sur le plan politique pendant le conflit. Par exemple durant
le conflit tchétchène, le gouvernement et les médias russes ont
dépeint toutes les femmes tchétchènes comme des combattantes, des
«veuves noires», les privant de ce fait de la protection à laquelle
elles auraient pu prétendre en période de conflit si elles avaient
été considérées comme des civiles
.
2.2. Les femmes en tant
qu’actrices
14. Il existe, bien entendu, un lien étroit entre le
statut d’actrice et celui de victime. Marginalisées, invisibles, ignorées,
surexposées aux violences fondées sur le genre, les femmes demeurent
confinées dans des rôles stéréotypés: devenir une actrice de la
prévention et de la résolution des conflits et participer aux décisions
de reconstruction de l’après-conflit ne font pas partie de ces rôles!
Par conséquent, les femmes qui ne se conforment pas aux rôles stéréotypés
et deviennent actives dans les situations de conflit s’exposent
très fortement au risque de devenir elles-mêmes des victimes.
15. La recherche universitaire et le discours politique attestent
effectivement que les conflits sont influencés par – et s’appuient
sur – les rôles spécifiques et les stéréotypes relatifs aux femmes
et aux hommes et sur les disparités de pouvoir entre les sexes
.
Par exemple, l’idée répandue qu’une femme doit d’abord être une ménagère,
l’absence de publications féministes, le manque de confiance des
femmes dans leur capacité à exercer le pouvoir et le refus général
de prendre au sérieux leurs besoins expliquent pourquoi les femmes
ne participent d’aucune façon aux négociations de paix à Chypre
. En Géorgie, de nombreuses
femmes déplacées à l’intérieur du pays ont dû s’adapter à des situations
d’extrême difficulté en prenant silencieusement la responsabilité
du revenu de base et de l’alimentation de leur famille
. Néanmoins, dans ce pays, le rôle
prédominant que jouent les femmes comme sources de revenus ne s’est
pas traduit pour elles par une plus grande autonomisation
car elles ne se considèrent pas comme des
personnes qui travaillent
et
ne sont souvent pas conscientes de leurs droits: sur les 105 femmes
déplacées interrogées dans une enquête, seules cinq avaient connaissance
de leurs droits fondamentaux
.
16. Le rôle des femmes comme militantes politiques et combattantes
a souvent été laissé dans l’ombre. Les initiatives «désarmement,
démobilisation et réintégration» (DDR) développées par l’UNIFEM
ont montré que les femmes combattantes et les femmes qui ont occupé
des fonctions de soutien ont été négligées et sont redevenues invisibles.
De ce fait, elles ont eu un accès inégal aux bénéfices des DDR.
Cela les a, de nouveau, renvoyé dans une position de victimes. Les
mesures DDR conçues spécifiquement pour les femmes sont essentielles,
en particulier pour les femmes qui ont subi des abus sexuels ou
ont été rejetées par leurs communautés
.
17. Il me semble donc urgent de prendre au sérieux la question
de l’égalité entre les femmes et les hommes dans les conflits non
résolus. Je voudrais citer à cet égard Donald Steinberg: «Aujourd’hui
encore, certains au sein de nos institutions considèrent les questions
d’égalité entre les sexes comme le côté "soft" des affaires militaires
et de sécurité. Or, poursuivre des trafiquants qui transforment
des femmes et des enfants en marchandises n’a rien de "soft". Empêcher
des bandits armés d’abuser de femmes dans les camps de personnes
déplacées et tenir les chefs de guerre et autres violateurs des
droits humains responsables de leurs actions contre des femmes n’a
rien de "soft". Amener des soldats démobilisés à s’abstenir de commettre
des actes de violence domestique ou faire en sorte que les femmes
puissent siéger à la table des négociations politiques et de paix
et bénéficient d’une place plus importante dans les opérations de
paix n’a rien de “soft” non plus.»
3. Leçons sur la participation
des femmes dans les situations de conflit: le genre comme outil
de gestion des crises
18. La pratique montre
que les femmes
exercent un rôle dirigeant au sein de la communauté et sont dotées
d’une autorité formelle ou informelle. Elles travaillent fréquemment
dans le cadre d’organisations non gouvernementales et de mouvements
d’autonomisation des citoyens visant à soutenir le développement de
la démocratie dans leur pays. Dans beaucoup de cas, les femmes sont
en fait plus nombreuses que les hommes après un conflit et peuvent
donc participer activement à l’application effective des accords
de paix. Malheureusement, l’expérience montre aussi que, lorsque
le moment est venu d’établir une nouvelle Constitution et de définir
la législation fondamentale, les femmes ayant travaillé d’arrache-pied
à la mise en place du gouvernement de l’après-conflit ne sont plus
consultées. C’est ce qui est arrivé, par exemple, à certaines femmes
du Kosovo
comme
Vjosa Dobruna, la fondatrice du Centre de protection des femmes
et des enfants de Pristina
.
19. Les femmes sont souvent particulièrement aptes à surmonter
les clivages ethniques, religieux, politiques et culturels. Les
enquêtes montrent que les femmes sont mieux à même de travailler
en collaboration que les hommes et, par conséquent, plus souvent
prêtes à parvenir à un consensus ou à trouver un compromis. L’Irlande
du Nord fournit un bon exemple de participation des femmes au processus
de négociation
. En 1996,
les femmes ont réussi à présenter 70 candidates en 9 semaines, ce
qui a fait qu’à la fin, deux des douze personnes participant aux
négociations de paix étaient des femmes. Leurs préoccupations mutuelles
et leurs perspectives communes pour l’avenir ont permis la poursuite
du dialogue lorsque les hommes quittaient la table de négociation
au cours des pourparlers de paix qui ont abouti à l’Accord du vendredi
saint
. Helen Shaw, présidente
du comité directeur de British Irish Rights Watch, considère que
les femmes peuvent être de fins stratèges, fortes, tenaces, impartiales,
tout comme les hommes, mais qu’elles sont également capables d’empathie,
de compassion, et de sensibilité alors que certains hommes trouvent difficile
– mais pas impossible – d’exprimer de tels sentiments
.
20. Les femmes entretiennent d’excellentes relations avec la vie
de la communauté du fait du rôle qui est le leur dans la société.
Elles peuvent fournir des informations importantes sur les développements
susceptibles de conduire à un conflit armé car elles vivent et travaillent
à proximité des sources du conflit. Elles peuvent aussi jouer un
rôle actif pour mobiliser leur communauté en vue de la reconstruction
après la cessation des hostilités. Vjosa Dobruna, qui était auparavant
pédiatre au Kosovo, s’est occupée de recueillir des preuves sur les
massacres perpétrés au Kosovo: «On considère en général que les
femmes
peuvent s’occuper de questions
sociales mais non traiter de questions politiques “plus élevées”;
c’est pourquoi le plus souvent, elles ne sont pas présentes à la
table de négociation. Si j’ai pu y être présente, c’est parce que
mon travail était respecté. Les gens ont reconnu peu à peu que je
disposais de l’information, des connaissances et de la volonté requises.»
L’Union des comités
de mères de soldats russes
est aussi un exemple
qui montre comment les femmes – y compris au cours d’un conflit
– peuvent s’organiser des deux côtés de la ligne de conflit et réclamer justice
pour les conscrits victimes de violences physiques, d’humiliations,
d’actes de torture et d’autres crimes.
21. L’autonomisation des femmes signifie souvent que les femmes
peuvent travailler plus librement. Pendant la première Intifada
entre Israël et la Palestine, le groupe Jerusalem Link, un organe
créé pour assurer la coordination entre deux centres indépendants
pour les femmes situés de part et d’autre de la ligne de démarcation,
a été autorisé à tenir des réunions alors que les rencontres entre
les deux communautés étaient interdites. Cette exception était due
apparemment au fait que Jerusalem Link était considéré simplement comme
«un groupe de femmes qui parlent»
. Cet exemple montre
que les femmes sont souvent perçues comme moins dangereuses et peuvent
donc établir des contacts dans les situations où cela n’est pas
possible pour les hommes. Les hommes au pouvoir les considèrent
souvent comme moins dangereuses, ironiquement en raison de leur
statut de «citoyens de seconde classe». C’est cette façon de penser
que nous voulons changer.
22. Les femmes font parfois l’expérience de bonnes pratiques mais
celles-ci sont généralement l’exception, et souvent le résultat
du travail acharné de certaines femmes qui sont déterminées non
seulement à être entendues mais aussi à participer aux décisions
politiques. Au Kosovo, les organisations de femmes se sont battues
pendant des années pour pouvoir participer aux processus décisionnels.
Les membres des organisations internationales venant au Kosovo étaient
persuadés que, dans une société extrêmement patriarcale, il était
impossible qu’un mouvement de femmes puisse s’épanouir et se développer.
Les organisations de femmes existantes ont donc dû consacrer tous
leurs efforts à expliquer aux groupes d’experts qu’elles étaient
prêtes à jouer un rôle et à être directement impliquées dans la
reconstruction de l’après-conflit: «Nous souhaitions vivement travailler
avec les organisations internationales au développement de stratégies efficaces
pour répondre aux besoins urgents des femmes kosovares, mais la
plupart de ces organisations ne reconnaissaient même pas notre existence
et refusaient souvent d’entendre ce que nous avions à dire sur les décisions
susceptibles d’affecter notre vie et notre avenir.»
Le fossé entre la
participation à une organisation non gouvernementale ou un mouvement
de femmes et l’occupation de fonctions politiques officielles semble aussi
large que jamais. Comme le soulignait Lord Russell-Johnston (Royaume-Uni,
ADLE) dans son rapport de 2006 sur la situation au Kosovo, «malgré
leur potentiel d’innovation, les femmes et les jeunes demeurent en
marge du processus politique»
.
23. Enfin, il convient de souligner le rôle des ONG pour promouvoir
la participation des femmes à la prévention et au règlement des
conflits: les ONG et les groupes de discussion spécialisés peuvent
contribuer à la sensibilisation en ce domaine, à l’élaboration d’une
pratique professionnelle intégrée sur la mise en œuvre des Résolutions
1325 et 1820 du Conseil de sécurité des Nations Unies. Un travail
plus important est nécessaire à la base pour soutenir les organisations
de femmes et examiner comment celles-ci peuvent se servir de la
Résolution 1325 sur les femmes, la paix et la sécurité pour défendre
les intérêts des femmes et des jeunes filles
. Les réseaux nationaux cherchant
à mobiliser la communauté internationale et à inciter leur gouvernement
à adopter un plan d’action national, comme l’Opération 1325 en Finlande
et en Suède qui a été lancée par des ONG
, devraient être soutenus
afin d’encourager les gouvernements nationaux à prendre des mesures
concrètes
.
4. Comment mieux associer
les femmes au règlement des conflits non résolus
24. Des mesures et outils spécifiques nombreux sont à
même d’améliorer la participation des femmes au règlement des conflits
non résolus en Europe. Cela suppose en premier lieu que les femmes
puissent participer pleinement à la vie publique, et accéder aux
postes de décisions. Les législations internes des Etats concernés
doivent prévoir des mécanismes et mesures positives favorisant la
participation équilibrée des femmes et des hommes aux fonctions
électives
.
25. D’autres mesures peuvent également favoriser la participation
des femmes au règlement des conflits non résolus en Europe.
- Toutes les parties à un conflit
armé doivent respecter pleinement le droit international relatif
aux droits et à la protection des femmes et des jeunes filles en
tant que civils. Dans l’éventualité de violations des droits fondamentaux
dans une zone de conflit, la législation du pays doit être compatible
avec le statut du Tribunal pénal international et d’autres instruments
juridiques internationaux visant à prévenir et à poursuivre les
crimes à l’égard des femmes. L’adoption d’une législation appropriée
et d’autres mesures est un moyen de prévenir toute forme de violence
à l’égard des femmes, y compris les violences sexuelles contre les
femmes dans les situations de conflit armé.
- Le rôle de la formation à la prise en compte d’une perspective
d’égalité entre les femmes et les hommes est crucial. Il est donc
fortement recommandé, d’une part, de soutenir les formations intégrant
la dimension de genre et le recrutement de conseillers sur les questions
de genre afin d’assurer l’inclusion d’une perspective et d’une expertise
fondées sur le genre lors des négociations de paix et de la reconstruction
après le conflit ainsi que dans les opérations militaires ou civiles
de gestion de crises. D’autre part, l’éducation des enfants est
tout aussi importante pour les sensibiliser aux questions d’égalité
entre les femmes et les hommes, et éviter que les futures générations
ne répètent les crimes commis aujourd’hui.
- Les objectifs de l’égalité entre les sexes et de l’autonomisation
des femmes ne peuvent être atteints sans éducation; cependant, l’éducation
de nombreuses femmes et jeunes filles demeure insuffisante . L’éducation en général a un rôle
essentiel à jouer pour que les femmes puissent remplir des fonctions de
responsabilité à tous les niveaux décisionnels et disposent des
connaissances et de la confiance en soi nécessaires pour prendre
une part active à la vie politique. Après un conflit, la possibilité
existe de modifier en profondeur la situation à cet égard et les
relations de pouvoirs discriminatoires existantes. La triste expérience
du Tadjikistan illustre a contrario cette situation: pendant les
cinq années de guerre civile, les femmes ont mis à profit cette
situation pour se libérer progressivement du rôle traditionnel qui leur
était imposé mais, après le conflit, le retour aux coutumes et traditions
locales a réduit à néant les progrès réalisés par les femmes en
dévalorisant l’éducation des filles et en exerçant des pressions
sur les jeunes femmes pour qu’elles se marient tôt et acceptent
les mariages arrangés .
- L’autonomisation des groupes de femmes dans les zones
de conflit grave et leur accès aux réunions sur la paix et la sécurité
dans un but de prévention des conflits sont aussi des objectifs
à envisager dans ce contexte. De nombreux exemples existent en ce
sens .
- Les gouvernements devraient soutenir activement les actions
qui visent à renforcer le rôle actif des femmes dans le règlement
des conflits, en consultant systématiquement, en impliquant et en
incluant les femmes et les organisations de femmes dans les processus
de paix officiels, et notamment en formant les femmes au rôle de
médiatrices. Malheureusement, même les Nations Unies ont encore
un long apprentissage à faire dans ce domaine. Par exemple, les
Nations Unies n’ont pour le moment jamais nommé de femme négociatrice
de paix. En fait, il faudrait rendre obligatoire la désignation
d’un négociateur et d’une négociatrice, tout comme l’inclusion d’une
analyse fondée sur le genre dans tous les processus de négociation
de paix. Dans ce contexte, il conviendrait ici de saluer le travail
de Martti Ahtisaari, ancien Président de la Finlande, prix Nobel
de la paix en 2008, «pour ses efforts importants dans plusieurs
continents et sur plus de trois décennies pour résoudre des conflits
internationaux» . En tant que diplomate et médiateur
des Nations Unies, il a mis l’accent sur la participation des femmes dans
la résolution des conflits.
- L’intégration de la dimension de genre dans les opérations
sur le terrain, notamment les opérations de maintien de la paix,
et la participation des femmes au règlement du conflit, la gestion
civile de la crise ainsi que l’expertise et la perspective de genre
doivent être garanties à toutes les étapes. Un bon exemple de cette
dernière en est l’initiative de l’OSCE et du ministère de l’Intérieur
d’Azerbaïdjan qui s’efforcent depuis 2008 de remettre en cause les
stéréotypes féminins en prenant en compte les questions de parité
dans l’organisation de la police de proximité . Un bon exemple de la précédente recommandation
émane du Timor-Oriental, où une unité de police civile spéciale,
composée de femmes, a été créée pour s’occuper des affaires de viol
et d’autres crimes sexistes. Cela semble faciliter la déclaration
des cas de viol par les femmes . D’un autre côté, l’exemple
des troupes de maintien de la paix en Ossétie du Sud montre qu’il
demeure nécessaire de promouvoir la participation des femmes aux
forces armées: en effet, sur les 20 officiers de surveillance militaire
non armés présents en août 2008 sur le terrain, juste avant le déclenchement
du conflit, un seul était une femme .
- La surveillance internationale des pratiques encore répandues
d’impunité à l’égard de la violence sexiste doit être renforcée.
Plusieurs instruments internationaux ne sont pas appliqués à cause
de l’absence de mécanismes de surveillance, de responsabilité et
d’exécution . L’exemple de la formation, en novembre
et décembre 2008, des membres de la Mission de surveillance de l’Union
européenne en Géorgie, dans laquelle a été intégrée la dimension
de genre, est à cet égard positif . La présence d’organisations de soutien
capables de surveiller la mise en œuvre des résolutions et des instruments internationaux
est hautement nécessaire afin de dénoncer et de combattre effectivement
les violations des droits de l’homme.
26. Le manque de connaissance des résolutions existantes mentionnées
plus haut est aussi un problème. Les organisations internationales
et régionales doivent user de leur influence auprès des gouvernements
pour les convaincre de soutenir les organisations de femmes pour
la paix et d’intégrer la dimension de genre dans leurs organes.
- Sur douze accords de paix signés
entre 1991 et 2001 en Afghanistan, Bosnie-Herzégovine, Cambodge, El
Salvador, Erythrée, Ethiopie, Guatemala, Kosovo, Liberia, Rwanda,
Sierra Leone et Timor-Oriental, quatre seulement (El Salvador, Liberia,
Sierra Leone et Timor-Oriental) incluaient une disposition se rapportant
directement aux femmes .
- Bien que la question du rôle des femmes dans les situations
de conflit ait été soulevée au niveau de la communauté internationale,
peu de pays ont établi un plan d’action national pour la mise en
œuvre des instruments internationaux tels que les Résolutions 1325
(2000) et 1820 (2008) du Conseil de sécurité des Nations Unies sur
les femmes, la paix et la sécurité. A ce jour, seuls 10 pays européens
(Autriche, Danemark, Espagne, Finlande, Islande, Norvège, Pays-Bas,
Royaume-Uni, Suède et Suisse) ont adopté un plan d’action national
spécifique pour mettre en œuvre la Résolution 1325 du Conseil de sécurité .
27. Enfin, il importe de renforcer les droits socio-économiques
des femmes au moyen d’une législation adéquate. S’attaquer au chômage
des femmes et faciliter leur accès au marché du travail, assurer
leur droit à détenir des terres et des biens en nom propre et fournir
des services de santé physique et mentale aux femmes blessées ou
victimes de traumatisme au cours d’un conflit sont des conditions
préalables à la reconstruction après le conflit.
5. Conclusions
et propositions
28. Le présent rapport cite plusieurs exemples de bonnes
pratiques et montre l’importance d’associer les femmes à la prévention
et au règlement des conflits, et à la reconstruction postconflit.
Cependant, il atteste également que les femmes représentent une
ressource sous-utilisée en matière de prévention et de résolution des
conflits, qui devrait être mobilisée par les Etats membres et la
communauté internationale.
29. La résolution et la recommandation adoptées il y a cinq ans
par l’Assemblée parlementaire proposaient déjà une série d’actions
possibles en alertant la communauté internationale. Cependant, les
choses n’ont guère changé à ce jour. Il est donc nécessaire de lancer
de nouvelles initiatives et de mobiliser les parlements et les gouvernements
afin d’associer les femmes à la prévention et au règlement des conflits
et à la reconstruction postconflit.
30. Récemment, l’Assemblée a organisé le Forum sur l’alerte précoce
dans la prévention des conflits (Strasbourg, 24-25 septembre 2009).
L’un des résultats a été la création d’une sous-commission sur la prévention
des conflits par le dialogue et la réconciliation. Cette sous-commission
représente une excellente opportunité de mettre en place des mécanismes
innovants. Je souhaite que cette sous-commission intègre, dans son
programme et ses méthodes de travail, une perspective de genre qui
assure une participation équilibrée de femmes et d’hommes. L’une
des suggestions pourrait être de proposer aux délégations nationales
de désigner des membres et des titulaires de sexe différent. La
sous-commission devrait également prendre en compte la situation
spécifique des femmes dans les thèmes abordés ou des études de cas, notamment
par l’audition systématique de représentants d’organisations de
femmes. Elle pourrait également organiser un séminaire consacré
spécifiquement à la contribution des femmes dans les processus de prévention
et de règlement des conflits non résolus en Europe.
31. D’autre part, lorsqu’elle charge des commissions ad hoc et
des sous-commissions de traiter une situation de conflit gelé, de
conflit actuel ou de postconflit, l’Assemblée devrait garantir une
représentation équilibrée des femmes et des hommes lors de ces travaux,
prendre en compte l’expertise des femmes et consulter les organisations
de femmes.
32. Enfin, la prise en compte de la question de l’égalité entre
les femmes et les hommes dans les rapports de suivi des Etats concernés
permettrait de mieux évaluer le respect des droits fondamentaux,
les difficultés et le potentiel des femmes dans les conflits non
résolus en Europe.
33. L’Assemblée devrait inviter les Etats membres:
- à garantir la protection et
le respect des droits fondamentaux des femmes et des jeunes filles
et lutter contre toute forme de violence fondée sur le sexe;
- à mettre en œuvre les Résolutions 1820 (2008) et 1325
(2000) du Conseil de sécurité des Nations Unies;
- à adopter de plans d’action nationaux pour la mise en
œuvre des Résolutions 1820 (2008) et 1325 (2000) du Conseil de sécurité
des Nations Unies, y compris des mécanismes de suivi efficaces;
- à inclure une expertise et une perspective d’égalité entre
les femmes et les hommes dans les opérations de maintien de la paix
et les missions de gestion de crise;
- à rendre obligatoires les formations à l’égalité entre
les femmes et les hommes à l’intention des fonctionnaires et diplomates
appelés à travailler à la résolution et la prévention des conflits;
- à s’assurer que toutes les actions touchant à la paix
et à la sécurité sont sensibles au genre et que la mise en œuvre
de l’intégration de la perspective de genre est suivie au plus haut
niveau;
- à tenir compte des besoins spécifiques des femmes et des
jeunes filles lors du rapatriement et de la réinstallation, ainsi
que pour la réadaptation, la réinsertion et la reconstruction après
un conflit;
- à soutenir les initiatives de paix des femmes au niveau
local et les processus autochtones de règlement des conflits associant
les femmes à tous les mécanismes d’application des accords de paix.
34. L’Assemblée parlementaire devrait appeler le Comité des Ministres:
- à adopter, dans les meilleurs
délais, une recommandation aux Etats membres sur le rôle des femmes dans
la prévention et le règlement des conflits;
- à inclure la situation des femmes dans les conflits armés
dans la future convention du Conseil de l’Europe pour prévenir et
combattre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique;
- à garantir, dans ses structures subordonnées traitant
des situations de conflits gelés, de conflits actuels ou d’après-conflits,
une représentation équilibrée des femmes et des hommes et prendre
en compte l’expertise des femmes.
***
Commission chargée du rapport: commission
sur l’égalité des chances pour les femmes et les hommes
Renvoi en commission: Doc. 11753, Renvoi
3512 du 26 janvier 2009
Projets de résolution et projet
de recommandation adoptés à l’unanimité par la commission
le 27 janvier 2010
Membres de la commission:
M. José Mendes Bota (Président),
Mme Gisèle Gautier (1re Vice-Présidente), Mme
Mirjana Ferić-Vac (2e Vice-Présidente), Mme Doris Stump (3e Vice-Présidente), Mme
Sonja Ablinger, M. Francis
Agius, M. Florin Serghei Anghel, Mme Magdalina Anikashvili, M. John Austin, M. Lokman Ayva, Mme Deborah
Bergamini, Mme Oksana Bilozir, Mme Rosa Delia Blanco Terán, Mme Olena Bondarenko,
M. Han Ten Broeke, Mme Sylvia Canel, Mme Anna Maria Carloni (remplaçante:
Mme Federica Mogherini Rebesani),
M. James Clappison, Mme Ingrīda Circene, Mme Anna Čurdová, M. Andrzej Cwierz, M. Kirtcho Dimitrov, Mme
Mesila Doda, Mme Lydie Err, Mme
Pernille Frahm, Mme Doris Frommelt, Mme Alena Gajdůšková, M. Giuseppe Galati,
Mme Sophia Giannaka, M. Neven Gosović (remplaçant: M. Obrad Gojković), Mme Claude Greff, M.
Attila Gruber, Mme Ana Guţu, Mme Carina Hägg, M.
Håkon Haugli, Mme Francine John-Calame,
Mme Nataša Jovanović, Mme Charoula Kefalidou (remplaçant: M. Dimitrios Papadimoulis), Mme Birgen Keleş,
Mme Krista Kiuru, Mme Elvira Kovács, Mme Athina Kyriakidou, Mme Sophie Lavagna,
M. Terry Leyden, Mme Mirjana
Malić, Mme Assunta Meloni, Mme Nursuna Memecan,
Mme Dangutė Mikutienė, Mme Hermine Naghdalyan, Mme Yuliya Novikova,
M. Mark Oaten (remplaçant: M. Tim Boswell),
M. Kent Olsson (remplaçante: Mme Marietta de
Pourbaix-Lundin, Mme Steinunn Valdis Óskarsdóttir, Mme
Beatrix Philipp, Mme Carmen Quintanilla
Barba, M. Stanislaw Rakoczy (remplaçante: Mme Jadwiga Rotnicka), M. Frédéric Reiss, Mme
Mailis Reps, Mme Maria Pilar Riba Font, Mme Andreja Rihter, M. Nicolae
Robu, Mme Tatiana Rosová,
Mme Karin Roth, Mme Klára Sándor, M. Manuel Sarrazin, Mme Albertina
Soliani, Mme Tineke Strik,
M. Michał Stuligrosz, Mme
Elke Tindemans, M. Mihai Tudose, Mme Tatiana Volozhinskaya, M. Paul
Wille, Mme Betty Williams (remplaçante: Baronne Gale), Mme Gisela Wurm, M. Andrej
Zernovski, M. Vladimir Zhidkikh (remplaçante: Mme Natalia Burykina)
N.B. Les noms des membres ayant participé à la réunion sont
indiqués en gras
Secrétariat de la commission: Mme
Kleinsorge, Mme Affholder, Mme Devaux