1. Les faits objectifs entourant
l’
Holodomor ukrainien sont
à présent relativement bien établis, malgré des décennies de faux-fuyants
et de désinformation savamment orchestrés: entre 3 et 10 millions
de
paysans sont morts de faim et de maladies liées à la malnutrition
à la suite de la politique stalinienne de collectivisation forcée de
l’agriculture, menée en confisquant systématiquement toutes les
denrées alimentaires, dans les régions agricoles d’Ukraine, du Kazakhstan
et
dans certaines régions de Russie (les plus durement touchées furent la
région de Kouban et certaines parties du Caucase du Nord, qui comptaient
aussi d’importantes populations ukrainiennes). A l’automne 1932
,
les régions, villages et fermes collectives qui ne parvenaient pas
à livrer les quantités de céréales impossibles qui leur étaient
imposées étaient placés sur «liste noire» et soumis à des «amendes
en nature» collectives. Ils étaient alors cernés par des unités
armées du NKVD, qui empêchaient tout approvisionnement de l’extérieur
et interdisaient à la population d’aller chercher de la nourriture
ailleurs. Les magasins et les habitations étaient fouillés armes
au poing et toutes les denrées alimentaires et autres produits de
première nécessité confisqués. En vertu de la loi dite «loi des
cinq épis», les paysans affamés qui commettaient un «vol», aussi
minime fût-il, pouvaient être condamnés à dix ans de camp ou à la
peine de mort
.
Tout particulièrement au cours de la deuxième année de cette famine
artificielle et cruelle, il était interdit aux paysans de quitter
les régions touchées
et toute «introduction» de nourriture
dans la zone de la faim était interdite. Des villages entiers et
de vastes régions se retrouvèrent complètement dépeuplés. Ils furent repeuplés
par des paysans venus de Russie, de Bélarus et d’autres parties
de l’ancienne Union soviétique
. Les souffrances
humaines causées par ces atrocités sont décrites en détail dans
de nombreux témoignages de survivants.
2. Pour ce qui est de la qualification juridique de ces faits,
deux grands courants de pensée s’opposent
:
a. La plupart des historiens et des
observateurs politiques russes voient dans cette famine artificielle
la conséquence d’une politique criminelle dirigée contre la classe
des paysans indépendants, dont la résistance à la collectivisation
forcée a ainsi été brisée. Le fait que l’Ukraine et d’autres régions
de l’Union soviétique à population ukrainienne aient été les plus
durement touchées s’explique par le fait qu’il s’agissait des plus
importantes régions agricoles, où la résistance à la collectivisation
était donc la plus forte. En somme, les victimes ont péri parce
qu’elles appartenaient à la paysannerie.
b. La plupart des historiens et observateurs politiques ukrainiens considèrent ces
faits comme un acte de génocide à l’encontre de la population ukrainienne,
qui objectivement n’a pas seulement été la plus durement touchée
en termes de pertes humaines, mais qui était aussi explicitement
visée: en somme, les victimes ont été tuées parce qu’elles étaient
ukrainiennes.
3. A mes yeux, il existe de solides arguments en faveur de chacun
de ces deux courants de pensée:
4. La vision «russe» insiste sur le nombre considérable de victimes
de la famine qui n’étaient pas ukrainiennes, mais russes, biélorusses,
tatares, allemandes et autres, vivant dans les grandes régions agricoles
de l’Union soviétique visées par la politique de collectivisation
forcée. Elle fait valoir que les citadins ukrainiens ne sont pas
morts de faim en masse, alors qu’il aurait été assez facile pour
le régime soviétique de couper l’approvisionnement alimentaire des
villes situées au cœur des régions agricoles en proie à la famine si
son intention avait été d’exterminer tous les Ukrainiens. De plus,
ce sont des Ukrainiens qui ont mené la collectivisation forcée sur
le terrain. C’était des stalinistes impitoyables, mais ils n’auraient
certainement pas participé à la destruction intentionnelle de leur
propre groupe ethnique. Staline et son entourage jugeaient que la
misère extrême de la paysannerie, voire sa destruction partielle,
était un prix raisonnable à payer pour l’industrialisation rapide
de l’URSS, mais ne constituait pas un objectif en soi.
5. Les tenants de la vision «ukrainienne» soulignent que cette
politique visant à réduire la paysannerie ukrainienne à la famine
s’est accompagnée d’une campagne de terreur sauvage à l’encontre
d’intellectuels ukrainiens et de responsables politiques indépendantistes,
qui a précédé de plusieurs années des «purges» similaires à Moscou
.
L’effet conjugué de ces deux campagnes avait manifestement pour
but de décapiter le nationalisme ukrainien, sans qu’il soit nécessaire
d’éliminer toute la population du pays et notamment d’exterminer
tous les habitants des villes (autres que les intellectuels et politiciens
de premier plan), qui deviendraient des proies faciles de la russification
après l’élimination des piliers du renouveau national ukrainien
. Le fait tout à fait
établi que des paysans appartenant à d’autres groupes ethniques
ont aussi succombé en grand nombre à la famine, dans la mesure où
ils se sont également opposés à la collectivisation forcée
, ne remet nullement en cause la qualification
de génocide des mesures particulièrement dures prises contre la
paysannerie et l’intelligentsia ukrainiennes.
6. Personnellement, j’estime que les arguments avancés pour qualifier
l’Holodomor d’acte de génocide l’emportent.
Au vu des nombreux éléments accréditant cette position, je suis
très surpris de constater que le rapport de la commission des questions
politiques penche en faveur de la vision «russe» sans même reconnaître
comme il se doit les arguments favorables à la vision «ukrainienne».
Au nom de la crédibilité de l’Assemblée parlementaire dans son ensemble,
je me vois donc dans l’obligation de présenter en toute impartialité,
bien que de manière synthétique, les arguments pour et contre la
reconnaissance de la qualification d’acte de génocide à l’Holodomor.
7. En tant que rapporteur de la commission des questions juridiques
et les droits de l’homme, je tiens aussi à rappeler la définition
du génocide: aux termes de l’article 2 de la Convention des Nations
Unies de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide,
«le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis
dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national,
ethnique, racial ou religieux, comme tel: meurtre de membres du
groupe, atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres
du groupe, soumission intentionnelle du groupe à des conditions
d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle,
mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe, transfert forcé
d’enfants du groupe à un autre groupe»
.
8. Cette définition requiert l’existence d’un acte criminel (actus reus) (c’est-à-dire la destruction,
au moins en partie, d’un groupe énuméré dans la définition, par
l’un des actes qui y sont mentionnés) et d’une intention criminelle (mens rea), en l’occurrence la volonté
de détruire au moins partiellement un groupe de ce type en tant
que tel.
9. L’acte criminel est clairement constitué dans le cas de l’Holodomor: le fait qu’une portion
considérable de la population ukrainienne a été tuée est tout à
fait établi. Il n’est, en particulier, raisonnablement pas permis de
douter que les Ukrainiens constituaient, en 1932-1933, un «groupe
national ou ethnique» distinct au sein de l’Union soviétique. C’est
l’intention explicite de détruire tout ou partie du groupe visé
qui est en dispute, comme on l’a montré plus haut.
10. L’existence d’une «intention de détruire» générale peut difficilement
être mise en doute étant donné l’ampleur de la famine, sa durée
et la confiscation brutale non seulement des céréales, mais de toutes
les denrées alimentaires – cette dernière pratique n’ayant touché
que l’Ukraine et les régions russes à population ukrainienne, ce
qui n’est pas sans importance. L’intention de détruire de Staline
et de ses sbires est également établie par de nombreux documents
(rapports à tous les niveaux de l’appareil du parti et de l’Etat,
et correspondance entre les principaux instigateurs eux-mêmes) rendus
publics ces dernières années et qui prouvent que les dirigeants
étaient parfaitement informés de l’ampleur de la famine alors que
l’Union soviétique exportait encore d’énormes quantités de céréales
et rejetait les offres d’aide internationale. Un autre élément indiquant
le caractère intentionnel de cette famine est la rapidité avec laquelle
les autorités y ont mis fin dans la seconde moitié de l’année 1933,
une fois son but atteint et avant qu’elle ne détruise pour de bon
la capacité de production alimentaire de l’Union soviétique.
11. La principale question est de savoir si Staline a projeté
de détruire partiellement la paysannerie des régions touchées par
l’Holodomor parce qu’il s’agissait
de paysans ou parce qu’il s’agissait d’Ukrainiens – ou, comme je
le crois, parce qu’il s’agissait de paysans ukrainiens, qui constituaient
la base du mouvement de renouveau national ukrainien, que Staline
craignait tant.
12. J’estime qu’il n’appartient pas à l’Assemblée de décider au
final, au gré de la majorité du jour, si l’
Holodomor remplit
ou non les critères de définition du génocide. De même, il est probable
qu’aucun tribunal ne statuera jamais sur cette question: les auteurs
des faits sont morts depuis longtemps, comme pratiquement tous les
témoins directs
.
C’est le «tribunal de l’Histoire» qui jugera, mais cette Assemblée
devrait contribuer à ce que ce jugement soit juste. Le «tribunal
de l’Histoire» devrait défendre le principe selon lequel tous les crimes,
même les pires, sont commis par des individus, non par des peuples,
même si c’est parce qu’ils détenaient le pouvoir et ont bénéficié
de la collaboration volontaire de nombreux complices que les criminels ont
pu donner une telle ampleur à leurs crimes. Il faudra aussi que
le «tribunal de l’Histoire» puisse établir toute la vérité, aussi
choquante soit-elle, car, pour les victimes et leurs descendants,
le déni ou la minimisation des crimes commis à leur encontre est
un rappel permanent, douloureux et insultant du passé, qui fait
barrage à une réconciliation et une amitié véritables.
13. En conclusion, ce projet de résolution doit être quelque peu
retravaillé au moyen des amendements proposés ci-dessus, de manière
à exprimer plus clairement:
a. que
le peuple ukrainien a été la principale victime de l’Holodomor;
b. qu’il existe des arguments sérieux permettant d’établir
que l’Holodomor remplit les
critères de définition du génocide; et pour appeler à la création
d’une commission internationale Vérité et réconciliation sur l’Holodomor, sur le modèle sud-africain
ou celui des «tribunaux Russell», réunissant des historiens et des
juristes spécialistes du droit pénal et international d’Ukraine,
de Russie, du Kazakhstan et d’autres anciens Etats soviétiques,
ainsi que des collègues d’autres pays chargés d’établir toute la
vérité de manière impartiale et transparente.