1. Introduction
«Pour gagner, puis pour étonner,
enfin pour espérer. Il n’a pas misé seulement de l’argent mais sa
vie elle-même.»
Dostoïevski
1. Le développement considérable des jeux de hasard
et des paris sur internet (ci-après appelés: «jeu en ligne») ainsi
que l’usage croissant qui en est fait présentent de véritables enjeux
en matière sociale et de santé publique. Ce n’est pas la simple
existence de ces jeux qui pose problème, mais leur utilisation excessive
par certains groupes de personnes sensibles, telles que les jeunes,
les chômeurs ou les retraités. L’addiction au jeu en ligne telle
qu’elle est entendue ici est une forme spécifique de l’addiction
aux jeux de hasard et d’argent. Le rapporteur partira donc du phénomène
de l’addiction au jeu plus généralement, en complétant ses propos par
la dimension ajoutée par l’internet, pour arriver aux conséquences
sociales du jeu excessif (aussi appelé «jeu problématique» ou «jeu
pathologique», selon la gravité du problème) et aux réponses politiques
qui pourraient y être apportées.
2. L’addiction au jeu en ligne n’est pas simplement un phénomène
qui concerne l’individu et ses préférences de loisir, même si elle
continue à être traitée ainsi dans de nombreux pays. Les premières
études abordant les sérieuses implications sociales que peut avoir
l’addiction au jeu viennent à peine de voir le jour. Le rapporteur
est avant tout frappé par le manque de prise de conscience et par
l’absence d’études nationales et européennes en la matière. Dans
la plupart des Etats membres et au niveau international, l’addiction
au jeu en ligne n’est même pas reconnue en tant que problème de
santé. Ainsi, même pour une institution spécialisée telle que l’Organisation
mondiale de la santé (OMS), elle ne figure pas dans la liste des
thèmes de santé traités.
3. Le rapporteur souhaite attirer l’attention des Etats membres
sur le phénomène croissant de l’addiction au jeu en ligne en tant
que problème social et de santé publique. Il souligne que le phénomène
traité par le présent rapport est celui des jeux de hasard en ligne,
impliquant des gains financiers (en anglais: online gambling),
et non les jeux sur internet et les jeux vidéo de manière générale
(en anglais online games).
Ces deux phénomènes peuvent être liés, mais présentent généralement
des caractéristiques et des conséquences bien distinctes; les réponses
à y apporter varient donc forcément. En tenant compte de cette distinction,
le rapporteur souhaite démontrer l’importance de la définition de
politiques nationales de prévention de l’addiction aux jeux de hasard
en ligne, et de la mise en œuvre de dispositifs d’aide spécifique
dépassant les mouvements associatifs d’entraide, type «joueurs anonymes».
Selon lui, il convient d’assurer un suivi adapté des personnes concernées
dans chaque pays, y compris par la mise en place de structures appropriées
à l’image de celles consacrées à la lutte contre la toxicomanie
ou l’alcoolisme.
2. L’addiction au jeu en ligne: un problème
social et de santé publique?
2.1. Le concept du «jeu pathologique»
4. Partout en Europe, les jeux de hasard et d’argent
se sont fortement développés depuis les années 1970. Au-delà du
divertissement qu’apportent tous les jeux à leurs utilisateurs,
ils peuvent, selon leur type, devenir préjudiciables, avoir un impact
sérieux sur la situation financière et économique des personnes
concernées et générer des dommages individuels, familiaux, sociaux
et professionnels, voire prendre la dimension d’une véritable conduite
addictive
.
5. La notion de «jeu pathologique» en tant que «pratique inadaptée,
persistante et répétée du jeu» est apparue dans la littérature scientifique
vers la fin des années 1980. Le joueur excessif a tout d’abord été considéré
comme présentant des troubles impulsifs, puis ces troubles ont été
inclus progressivement dans la catégorie des «addictions sans substances».
Les deux concepts largement reconnus sont: 1. celui du «joueur pathologique»
dont l’état ou le comportement répond à certains critères d’un diagnostic
clinique ou d’un questionnaire test (souvent l’outil de classification
DSM-IV
), notamment une incapacité à contrôler
son comportement et la poursuite de ce comportement malgré ses conséquences
négatives; et, 2. celui du «joueur problématique», non classé comme
pathologique mais montrant des difficultés en lien avec son comportement de
jeu.
6. En ce qui concerne les jeux en ligne plus particulièrement,
la problématique de l’addiction au jeu est à distinguer de celle
de la dépendance plus générale d’internet, aussi appelée «cyberdépendance»
ou «cyberaddiction», même si les deux types d’addictions sont étroitement
liés puisqu’un grand pourcentage des «cyberdépendants» seraient
«accros» au jeu (environ 30 %, selon l’Organisme de représentation
des différentes régies publicitaires interactives – European Interactive
Advertising Association).
2.2. Croissance des jeux de hasard et d’argent et prévalence
de l’addiction au jeu
7. Les jeux de hasard et d’argent ont connu une forte
croissance ces dernières années. Selon une étude de l’Institut national
de la statistique et des études économiques (INSEE) en France en
2005, la diversification de l’offre de jeux a stimulé les dépenses
des Français, qui ont pratiquement doublé en vingt‑cinq ans: déjà
en 2003, elles atteignaient 7,8 milliards d’euros, soit 130 euros
par habitant, ce qui fait que la part de budget des ménages qui
leur est consacrée est à peine inférieure à celle des livres (0,9 %
contre 1 %). Les ménages les plus défavorisés jouent plus que le
reste de la population et la croissance la plus forte se trouve
dans le domaine des machines à sous et autres jeux instantanés,
au détriment des paris sur les courses de chevaux et des loteries
et lotos traditionnels. Néanmoins, les Français ne seraient pas,
en Europe, les plus enclins à jouer, puisqu’ils se situaient, en
2005, légèrement en dessous de la moyenne, largement distancés par
la Slovénie, l’Espagne, Malte et la Finlande
.
8. Dans la plupart des Etats membres, il n’existe pas de données
précises quant à la prévalence du jeu pathologique, et encore moins
du jeu en ligne. Cependant, dans la majorité des pays développés,
le pourcentage de la population concernée par le jeu problématique
et pathologique de manière générale est estimé de 1,5 à 3 %. Selon
des enquêtes internationales, les Etats-Unis et l’Australie se trouveraient
en tête avec 5 % de leur population qui serait concerné, et la Norvège
en queue avec 0,2 %. Selon l’Institut national de la santé et de
la recherche médicale (INSERM), la France se situerait dans la fourchette
de 1 à 2 %, ce qui représenterait entre 400 000 et 800 000 personnes
concernées. Selon l’INSEE, environ 500 000 Français tenteraient
régulièrement leur chance sur internet, à travers 2 000 sites, pour
la plupart illégaux pour le moment, en l’absence d’une déréglementation
systématique du marché (voir le contexte légal plus bas).
9. Tous les jeux ne comportent pas le même risque d’addiction.
Cependant, jusqu’à ce jour, il n’a pas encore été étudié de manière
approfondie s’il existe des jeux plus susceptibles que d’autres
de déclencher un comportement addictif. Plusieurs études montrent
que plus le délai entre la mise et le gain attendu est court, plus
la possibilité de répétition de la séquence de jeu est élevée, et
plus le risque d’addiction est grand. Selon l’association SOS Joueurs
en France, et en ce qui concerne les jeux de hasard de manière générale,
ce seraient les machines à sous
qui créent le plus d’accoutumance et qui concernent 62 % des appels
à cette association venant au secours des joueurs pathologiques.
L’impact d’un gros gain initial est par ailleurs un des facteurs
classiques d’installation du jeu pathologique. En ce qui concerne
plus particulièrement les jeux de hasard et d’argent sur internet,
les facteurs de risque suivants – qui sont en même temps les stimulateurs
pour les joueurs pathologiques – ont été identifiés
:
- la facilité d’accès au jeu à
la maison ou sur le lieu de travail, ainsi que lorsqu’il s’agit
de personnes vulnérables (mineurs, personnes dépendantes de drogues,
etc.);
- la fréquence des cycles de jeu;
- l’interactivité, qui procure au joueur l’illusion de contrôler
le jeu;
- le mode de paiement virtuel, qui comporte un risque de
perte de vue globale et de contrôle du côté du joueur;
- l’anonymat, qui évite au joueur de s’exposer à d’autres
et à un contrôle social;
- la distraction trouvée dans le jeu;
- l’élimination progressive de blocages par des approches
très ludiques mettant le joueur en confiance;
- la diversité de l’offre;
- la commercialisation proactive y compris des promotions
initiales, des cadeaux de bienvenue, etc.;
- une offre très favorable pour les clients en termes de
gains en raison des coûts d’investissement moindres pour les jeux
en ligne.
10. Selon les experts, ces facteurs contribuent aux risques particuliers
posés par les jeux de hasard en ligne. Cependant, la vulnérabilité
des joueurs au jeu pathologique peut varier: de manière générale,
un faible support social et un bas niveau socio-économique se trouvent
corrélés avec la prévalence du jeu pathologique et du jeu problématique.
A nouveau selon l’expérience de SOS Joueurs France, 70 % des personnes
concernées seraient des hommes, même si de plus en plus de femmes
font appel au dispositif d’aide associatif. Il semble par ailleurs
que la précocité du contact avec le jeu semble un facteur de gravité
du problème, comme pour les addictions à des substances psychoactives,
ce qui signifierait que plus le contact avec le jeu est fait tôt,
plus sévère pourrait être la pathologie par la suite. En ce qui
concerne les jeux en ligne en particulier, une étude britannique
a démontré un taux de prévalence du jeu pathologique de 42,7 % parmi
les joueurs réguliers
.
11. Selon différentes études, les jeunes ont toujours été parmi
les clients des jeux de hasard en ligne: déjà en 2000, une étude
britannique a démontré que 56 % d’un échantillon d’élèves âgés de
13 à 15 ans se sont servis d’internet pour jouer à la loterie nationale.
D’après une étude allemande, 24 % des filles et des garçons ont
reconnu acheter des entrées aux jeux en ligne toutes les semaines
. Le
rapporteur considère que les mineurs font partie des groupes particulièrement
vulnérables et sont exposés au risque de développer une addiction.
Il insiste donc sur l’importance de tenir compte de la situation
particulière des enfants et des jeunes.
2.3. Conséquences sociales et de santé publique du
jeu pathologique
12. Le jeu pathologique, y compris les jeux de hasard
et d’argent de manière générale et le jeu en ligne plus spécifiquement,
peut avoir des conséquences socio-économiques graves pour les joueurs:paupérisation accrue, surendettement,
problèmes familiaux et divorce lié au jeu, suicide, coaddiction
à des substances (tabac, alcool, drogues). Ces jeux entraîneraient
davantage de problèmes sociaux chez les populations les plus démunies
car le pourcentage de dépenses consacrées au jeu y est plus important,
même si les montants absolus dépensés sont plus faibles. Même pour
les jeux qui n’exigent pas de mises financières, des conséquences
socio-économiques peuvent intervenir lorsque les jeux sont accessibles
sur le lieu de travail du joueur et mettent en cause son engagement
professionnel.
13. Une enquête menée au Canada, au sein d’une population de joueurs,
révèle environ 25 à 30 % de pertes d’emploi et de faillites personnelles
liées au jeu. En France, des données issues de l’association SOS Joueurs
montrent que, parmi les joueurs confrontés au surendettement, 20 %
d’entre eux ont commis des délits (abus de confiance, vol, contrefaçon
de chèques, etc.). D’après les études réalisées dans quelques pays s’ajouteraient
au coût social du jeu pathologique les coûts familiaux et les coûts
intangibles, tels que la douleur des proches, les effets psychologiques
d’une séparation, la négligence d’enfants par des parents dépendants, etc.
Une étude menée en Australie chiffre d’ailleurs le coût social du
jeu à environ 15 euros par habitant et par année, ce qui correspond
environ au coût social estimé du cannabis en France
.
14. Selon les recherches récentes, les joueurs pathologiques ont
par ailleurs de nettes tendances à des troubles associés (tabagisme,
alcoolisme ou toxicomanie) qui peuvent se renforcer parallèlement
à l’addiction au jeu. Ainsi, 60 % des joueurs pathologiques présentent
une dépendance au tabac et près de 50 % une dépendance à l’alcool.
Généralement, les autres addictions (drogues illicites) précèdent
le début du jeu pathologique (surtout chez les hommes); les personnes
présentant ce genre de troubles ont même un risque trois fois plus
élevé que la population générale de développer un comportement de
jeu pathologique. Par ailleurs, les joueurs pathologiques ayant
des antécédents de dépendance aux drogues présentent généralement
une addiction au jeu plus sévère. Les phénomènes du jeu pathologique
et des troubles associés sont donc étroitement liés et peuvent se
renforcer mutuellement.
15. S’il peut être considéré comme un problème de santé publique,
le jeu pathologique a fondamentalement des causes et entraîne des
conséquences qui se situent dans le domaine social. Le concept a
ainsi fait l’objet de nombreux débats scientifiques, idéologiques,
sur les conflits d’intérêts ou le lobbying. Cependant, dans de nombreux
pays, le jeu excessif est toujours considéré comme une pathologie
individuelle plutôt que comme un problème social, ce qui permet
souvent à l’Etat de se désengager d’une partie de ses responsabilités.
Une telle attitude néglige le coût social lié au jeu de hasard et
d’argent, tel qu’il a été décrit plus haut.
2.4. L’addiction au jeu en ligne comme forme spécifique
du jeu pathologique
16. De manière générale, le domaine des jeux continue
son évolution vers une place de plus en plus importante prise par
les jeux en ligne (y compris ceux sans gains financiers, qui ne
sont pas approfondis ici). Les jeux vidéo se sont transformés avec
le développement d’internet, donnant lieu à de nouvelles pratiques multijoueurs
en réseau. En ce qui concerne la France, l’INSEE indique en 2006
que, parmi les jeunes utilisateurs d’internet (15 à 18 ans), plus
de 30 % l’utilisent pour jouer. Une question qu’il reste à étudier
est si les jeunes faisant usage des jeux sur internet (sans gains)
de manière excessive sont également plus exposés aux jeux de hasard
en ligne ou ont des chances accrues de développer des pathologies
y relatives ultérieurement.
17. Selon certaines études, l’addiction au jeu concernerait plus
particulièrement les joueurs en ligne. Aux facilités offertes par
l’internet (anonymat, dématérialisation et disponibilité) s’ajoute
en effet l’absence de réel encadrement par les opérateurs. Pour
le Royaume-Uni, il semble, par exemple, que 74 % des parieurs en
ligne seraient des joueurs compulsifs. Le milieu associatif français,
très actif depuis les années 1990, est également en mesure de présenter
des chiffres spécifiques sur le phénomène du jeu pathologique ou
problématique en ligne: ainsi, les demandes d’aide à l’association
SOS Joueurs par rapport au jeu en ligne auraient vu une forte augmentation
ces dernières années, en partant de 4,9 % en 2005 pour arriver,
en septembre 2009, à un total de 27,6 %
.
3. Le jeu pathologique dans un contexte européen
économique et légal plus large
18. En dehors des risques qu’ils comportent pour leurs
utilisateurs excessifs, les jeux de hasard et d’argent représentent,
avec les activités périphériques associées, un pôle économique important
qui crée un grand nombre d’emplois, participant ainsi au développement
de nombreux secteurs culturels, économiques et commerciaux dans
divers pays. Le jeu contribue par ailleurs d’une manière non négligeable
aux finances de l’Etat et des collectivités, et redistribue des
dividendes aux milliers de joueurs gagnants ainsi qu’à différents organismes,
structures, associations. Ainsi, dans beaucoup de pays européens,
les jeux et les paris en ligne constituent de loin la source la
plus importante de revenus pour les organisations sportives. En
2009, le Parlement européen a donc recommandé aux gouvernements
de protéger les compétitions sportives contre leur utilisation commerciale
non autorisée et d’assurer des rentrées d’argent licite à tous les
niveaux du sport professionnel et amateur
. Dans ce contexte, il semble utile
de souligner le double rôle joué par l’Etat, à la fois promoteur
du jeu et protecteur des citoyens.
19. Les jeux en ligne étaient estimés représenter environ 5 %
du marché total des jeux d’argent dans l’Union européenne en 2009
.
Des études récentes montrent que le secteur des jeux en ligne est
aujourd’hui largement contrôlé par des groupes criminels dont l’action
est facilitée par des marchés largement incontrôlés
. En 2005, les estimations portaient
sur environ 2 500 sites internet proposant des jeux de hasard représentant
un chiffre d’affaires de 12 milliards de dollars des Etats-Unis.
A l’époque, il était par ailleurs estimé que le chiffre d’affaires
serait doublé en 2010. Rien qu’en France, on estime que le chiffre
d’affaires des jeux en ligne pourrait atteindre plus de 2 milliards
d’euros à l’horizon 2015
. Les opérateurs des sites internet
ont souvent leur siège dans des pays où les jeux de hasard en ligne
sont autorisés et bienvenus comme source de revenus sous forme de
recettes fiscales. Ainsi, une grande partie des offres de casinos
en ligne est localisée aux Caraïbes où le premier casino en ligne
a été ouvert en 1995
. En 2010, on estime
généralement qu’il existe environ 15 000 sites illégaux au niveau
mondial
.
20. Le rapporteur avait initialement prévu d’étudier le lien entre
le jeu en ligne et la cybercriminalité, à laquelle les joueurs pathologiques
semblent être particulièrement exposés. Toutefois, les preuves empiriques pour
un tel lien direct manquent à ce jour. Au contraire, dans la pratique,
on semble plus souvent observer des joueurs pathologiques développant
des pratiques criminelles (pour financer leur jeu) que des joueurs
victimes de pratiques criminelles sur internet. En raison de ce
manque de preuves, le rapporteur a décidé d’écarter l’aspect de
la cybercriminalité de son rapport et de changer le titre en conséquence,
en mettant l’accent sur le problème du jeu pathologique en ligne
en tant que problème social et de santé publique. Cependant, les implications
légales et économiques du problème doivent être prises en compte,
étant donné que les jeux illégaux sont généralement considérés comme
comportant plus de facteurs de risque pour développer des addictions
que l’offre légale.
21. Malgré l’importance économique du secteur et le besoin évident
d’une régulation plus rigoureuse, une grande partie des Etats membres
n’ont pas encore pris une position claire par le biais de leur législation,
ce qui fait que celle-ci est loin d’être harmonisée à l’échelle
européenne. Selon la catégorie de jeux (loteries, casinos en ligne,
paris sportifs et hippiques), différentes approches sont pratiquées
par divers pays: 1. interdiction totale de certains jeux (Etats-Unis);
2. maintien de monopoles existants (Danemark, Finlande, Allemagne,
Suède ou Pays-Bas); 3. «ouverture maîtrisée» du marché par l’attribution
de licences par une autorité de régulation et selon un cahier des
charges rigoureux (France, Italie); et, 4. déréglementation complète
du secteur (Autriche, Irlande, Malte, Royaume-Uni [Gibraltar]).
En dehors de ces grandes tendances, des approches différenciées
selon la catégorie de jeu peuvent être observées dans plusieurs
pays. Ainsi, fin 2009, la Belgique a donné le feu vert à une législation
qui pourrait mener à une «nationalisation» des activités de poker
en ligne
.
La Norvège, au début de 2010, a adopté une loi qui stipule que les
paiements relatifs au jeu à distance, sans licence norvégienne,
seront qualifiés «d’implication accessoire dans le jeu illégal».
La Finlande, quant à elle, est en train de renforcer les monopoles
étatiques en leur permettant de proposer des jeux de casino, du
poker et du bingo
.
22. Le manque de cohérence au niveau européen est favorisé par
certains vides juridiques et des positions divergentes prises par
différents organes de l’Union européenne: les jeux d’argent et de
hasard sur internet ne relèvent pas de la Directive Services de
l’Union. Leur ouverture à la concurrence découle donc de l’achèvement
du marché intérieur qui se fonde sur le principe de la libre prestation
de services
. La Directive sur le commerce électronique
adoptée en 2000 ne s’appliquant pas aux jeux de hasard (loteries
et paris), certains pays, comme la France, en ont profité pendant
des années pour maintenir leur situation de monopole. Mais la Cour
de justice européenne a comblé ce vide par un arrêt rendu le 6 novembre
2003, l’arrêt Gambelli. Elle a en effet considéré que les monopoles
étatiques sur les jeux en ligne constituaient une restriction à
la libre prestation de services. Des procédures d’infraction contre
le principe de «libre prestation de services» ont par la suite été
engagées contre une dizaine d’Etats, dont la France
et
l’Allemagne
.
Durant la phase de finalisation du présent rapport, la Cour de justice
européenne a abattu les monopoles de jeu dans les domaines des loteries
et des casinos en Allemagne et en Autriche respectivement. Dans
son jugement sur le cas autrichien, la Cour a notamment considéré
comme contraire au droit communautaire la réglementation, actuellement
prévue par la loi autrichienne sur les jeux de hasard, selon laquelle
l’Autriche réserve l’exploitation des jeux de hasard dans les établissements
de jeu exclusivement aux opérateurs ayant leur siège en Autriche.
En ce qui concerne l’Allemagne, la Cour a concédé qu’un monopole
dans le domaine des jeux pouvait être justifié si l’objectif de
restreindre l’addiction au jeu et la criminalité liée au jeu illégal
était poursuivi de manière «cohérente et systématique»
.
Elle a cependant jugé non justifié le monopole allemand étant donné
que les sociétés de loto des Länder allemands visaient notamment
à maximiser leurs profits par le biais de campagnes de publicité
intensives. Ces deux exemples illustrent une nouvelle fois la complexité
du sujet traité dans ce rapport. En effet, les décisions sur les
monopoles de jeu se prennent parfois au cas par cas.
23. Très récemment, par contre, la Cour de justice de l’Union
européenne vient de justifier le monopole des Etats par rapport
à des affaires concernant le Portugal et les Pays-Bas
.
Au Portugal, par exemple, l’opérateur de loterie Santa Casa a multiplié
ses recours afin de dénoncer un accord entre la société Bwin et
la Ligue de football professionnel portugaise au nom de la défense
de son monopole exclusif sur les paris sportifs et autres loteries.
Contre l’avis de Bwin et des opérateurs de jeux en ligne, les magistrats
européens ont estimé que la législation portugaise constitue bel
et bien une restriction à la libre circulation des services mais
que celle-ci est justifiée par des raisons impérieuses d’intérêt
général, comme la lutte contre la criminalité, et précisent que, compte
tenu de l’importance des sommes impliquées, ces jeux comportent
des risques élevés de délits et de fraudes. En fait, cet exemple
démontre que les Etats membres sont autorisés à restreindre l’offre
de jeux dans l’intérêt public, par exemple pour éviter la dépendance
au jeu ou le crime organisé, mais que de telles restrictions doivent
être appropriées et cohérentes avec le comportement de l’Etat en
ce domaine
.
24. Parmi les approches les plus appropriées du point de vue de
la prévention des addictions, celle d’un marché rigoureusement réglementé
et limité est fortement recommandée par les experts dans ce domaine,
tel l’Office central pour les questions d’addiction en Allemagne
(Deutsche Hauptstelle für Suchtfragen e.V.), afin d’atteindre un
équilibre entre la satisfaction de la demande, d’un côté, et la
protection des joueurs, de l’autre
. Cette
voie est actuellement suivie par la France, où l’Autorité de régulation
des jeux en ligne a été instituée par l’adoption de la loi sur l’ouverture
à la concurrence des jeux en ligne d’argent et de hasard le 6 avril
2010. L’une des missions principales de l’autorité sera de veiller
au respect d’un cahier des charges très strict qui règle, entre
autres, le type de paris autorisés, qui soumet les opérateurs à
une condition de territorialité afin que certaines données soient
accessibles, ou qui protège les mineurs de la publicité. De plus,
l’autorité pourra prendre des mesures légales pour bloquer les sites
illégaux ainsi qu’engager des poursuites pénales
.
25. Dans son approche d’une «ouverture maîtrisée», la France s’est,
entre autres, inspirée de l’approche suivie par l’Italie précédemment,
où une agence indépendante du ministère de l’Economie (Amministrazione autonoma
dei monopoli di Stato – AAMS) a été mise en place depuis une réforme
en 2006
. Cependant, tout récemment,
l’Italie a dû procéder à une révision de la législation afin de
se mettre en conformité avec les règlements communautaires, selon
lesquels des restrictions disproportionnées sur les opérateurs avaient
été constatées. Le Royaume-Uni, de loin le plus grand marché de
jeux en ligne en Europe, dispose d’une Commission du jeu (Gambling
Commission), mais doit encore renforcer sa réglementation relative
aux opérateurs de jeu étrangers qui sont souvent à l’origine des
sites illégaux
.
26. Par rapport à la lutte contre l’addiction au jeu, l’efficacité
de certaines restrictions reste à vérifier par un suivi approprié.
Il semble, par exemple, que la loi française présente quelques failles
non négligeables et ne facilite pas vraiment la lutte contre les
sites illégaux – dont le nombre actuel est estimé entre 5 000 et
6 000 pour un marché de 4 milliards d’euros. Comme l’ont soulevé
certains fournisseurs d’accès à l’internet, les moyens de contourner
les blocages d’accès à des sites illégaux restent nombreux. Par
ailleurs, l’intérêt des joueurs pour les sites illégaux reste très
vif en raison des gains nettement supérieurs à ceux des sites légaux: la
loi adoptée plafonne le taux de retour aux joueurs – soit la partie
des mises qui peut être redistribuée – entre 80 et 85 %, contre
96 % à l’étranger
.
27. La fiscalité constitue une préoccupation particulière des
pouvoirs publics en matière de jeux en ligne. Une étude comparative
internationale montre que divers pays se servent de modèles de taxation
bien différents pour les différents secteurs des jeux de hasard,
y compris de véritables systèmes de taxation et des systèmes de
redevances. Ensuite, les taux appliqués varient énormément d’un
pays à l’autre
. Ainsi,
la France est l’un des rares pays qui taxe le montant total parié
et non pas les recettes engrangées par les sociétés de jeux, ce
qui mène à un niveau d’imposition relativement élevé. La fiscalité
française est donc moins favorable, ce qui n’incite pas les joueurs
à s’intéresser au marché légal. Par exemple, l’impôt sur les paris sportifs
s’élève à 8,8 % en France contre 3,8 % en Italie. L’étude internationale
souligne en même temps l’importance d’une taxation des opérateurs
au sein du pays pour le financement d’activités d’utilité publique. Le
rapporteur considère qu’à l’avenir tous les Etats membres concernés
devraient étudier dans quelle mesure les recettes provenant de la
taxation pourraient constituer une ressource pour financer la prévention
de l’addiction au jeu et la lutte contre les pratiques illégales.
28. Malgré le net renforcement des phénomènes ces dernières années
et l'engagement des pouvoirs publics dans une perspective légale
et fiscale, le jeu pathologique ainsi que l’addiction au jeu en
ligne ont été très peu étudiés en tant que phénomènes sociaux au
niveau européen ou national jusqu’à ce jour. Les Etats membres ne
font que commencer à prendre conscience du problème et de ses conséquences
sociales. Ainsi, demandée depuis longtemps par le milieu associatif
et des experts scientifiques, une grande étude a enfin été lancée
en France par la Direction générale de la santé (DGS) dans le cadre
du Plan de prise en charge et de prévention des addictions (2007-2011)
du ministère de la Santé, qui a sollicité l’INSERM
. Le rapporteur salue cette nouvelle
approche à dimension sociale du problème et espère qu’elle sera
suivie par un grand nombre de pays dans les années à venir.
4. Conclusions – Recommandations
29. Le jeu en ligne, comprenant les jeux de hasard et
les paris sur internet, a vu une croissance significative ces dernières
années, au niveau à la fois de l’offre et de l’utilisation qui en
est faite. De nombreux facteurs mènent à un risque accru de développer
des addictions au jeu en ligne. Ces addictions au jeu concernent également
des groupes vulnérables (mineurs, personnes à faibles revenus, personnes
isolées, etc.) ou vont de pair avec d’autres problématiques (addictions
à des substances, endettement, négligence des enfants, etc.) et
demandent donc une attention particulière des Etats membres par
le biais de politiques sociales. Faute d’intervention à différents
niveaux, l’addiction au jeu risque par ailleurs d’augmenter proportionnellement
à l’utilisation de l’internet dans nos sociétés.
30. Les conséquences économiques et sociales de l’addiction au
jeu – aussi appelé jeu pathologique – sont considérables. Cependant,
une véritable prise de conscience à son égard et en particulier
à sa dimension sociale se fait attendre dans la plupart des Etats
membres. La réglementation européenne et nationale relative à l’ouverture
des marchés et à l’autorisation des offres est marquée par des lacunes
et des contradictions évidentes – laissant encore trop d’ouverture
aux sites de jeu illégaux – qui permettent que ceux-ci continuent d’être
attrayants pour les joueurs. Le problème est renforcé par le fait
que certains des jeux illégaux cumulent les facteurs de risque pour
développer le jeu pathologique.
31. Les enjeux représentés par le jeu en ligne et notamment le
jeu pathologique ne peuvent pas être isolés de l’ensemble des questions
légales, économiques, politiques et sociales soulevées par les jeux
de hasard et d’argent. La recherche d’une cohérence des politiques
publiques doit donc conjuguer les différents domaines et niveaux
d’intervention ainsi que des démarches individuelles et collectives.
Finalement, il s’agit également de responsabiliser les opérateurs
des sites de jeu en ligne, notamment ceux ayant passé le stade d’une autorisation
officielle de leur offre. Le niveau de connaissance des conséquences
diverses du jeu pathologique est largement suffisant pour développer
des contre-mesures à l’égard du jeu excessif, telles que des limitations au
temps de jeu ou des codes éthiques à souscrire par les opérateurs
qui souhaitent proposer un «jeu responsable».
32. La situation légale actuelle des jeux de hasard en ligne manque
de clarté, voire semble marquée par des contradictions récurrentes.
Le rapporteur considère donc que des efforts doivent être poursuivis
en vue de consolider davantage la situation légale des jeux en ligne
au niveau national ainsi que de progresser en vue d’une harmonisation
à l’échelle européenne. A l’instar de son propre pays, la France,
il recommande notamment «l’ouverture maîtrisée» des marchés du jeu
au niveau national et considère que l’Assemblée parlementaire devrait
encourager les Etats membres à mettre en place des autorités de
régulation des jeux en ligne telles que l’Autorité de régulation
des jeux en ligne, instituée en France en 2010. Selon les experts,
cette approche semble la plus appropriée pour s’occuper de certaines
des conséquences sociales du jeu pathologique et pour trouver le
meilleur équilibre entre la satisfaction de la demande et la protection
des joueurs contre l’addiction et les pratiques criminelles.
33. Le premier obstacle à toute action publique ciblée et coordonnée
reste, néanmoins, le manque de données complètes par rapport aux
problèmes du jeu pathologique et du jeu problématique. En dehors
de la prévalence générale de ces phénomènes, parmi les aspects à
étudier davantage, – notamment pour clairement orienter les politiques
sociales à cet égard –, figure entre autres le moment du changement
dans le comportement d’un joueur qui va d’une activité ludique vers
un comportement compulsif, les types de personnes les plus vulnérables
à l’addiction (catégories socio-économiques, sexe, âge, etc.), le
contexte social favorable à des situations d’addiction ainsi que
les phénomènes des addictions associées (à diverses substances).
34. Pour identifier les niveaux d’intervention possibles à l’égard
du jeu pathologique en ligne, les autorités nationales en charge
devraient, dans un premier temps, s’inspirer des plans d’action
existants pour la prévention et la prise en charge des addictions
(à des substances), puis, allant plus loin dans cette direction, le
phénomène relativement nouveau de l’addiction au jeu pourrait être
pris en compte parmi les autres types d’addictions dans le cadre
des dispositifs existants. Des mesures plus concrètes pourraient
alors être mises en place aux niveaux de la prise en charge hospitalière
ou ambulatoire, de la formation du personnel médical, de l’accompagnement
des personnes ayant une conduite addictive (par les dispositifs
publics ou associatifs) ainsi qu’au niveau de la mobilisation de
la communauté scientifique autour de l’addiction au jeu en ligne
en tant que nouveau domaine de recherche
.
35. Selon le milieu associatif, parmi les mesures les plus urgentes
à mettre en place se trouveraient des numéros de téléphone «verts»
(gratuits) ou
hotlines pour
les personnes concernées, l’introduction de la mention du danger
de la trajectoire «typique» du joueur (trois phases de gain, perte
et désespoir selon la «théorie de Custer»
)
et du danger du «premier gain» sur tous les sites de jeux en ligne,
ainsi que l’intervention au niveau des circuits bancaires et des
emprunts faits par les joueurs. Généralement, les experts du domaine
considèrent que, en parallèle des interventions auprès des opérateurs
ou des joueurs individuels, des mesures plus globales doivent être
prises, à commencer par des campagnes nationales d’information sur le
danger du jeu en ligne et une coopération internationale renforcée
pour que les pays puissent bénéficier de leurs meilleures pratiques
respectives en la matière.