1. Introduction
1. La crise économique, pas plus que le haut niveau
d’endettement des Etats, n’est un phénomène nouveau. L’Italie et
la Belgique, par exemple, ont toutes deux connu un niveau de dette
de l’Etat dépassant de 125 % le PIB dans les années 1990
(avant
l’introduction de la monnaie unique européenne mais déjà dans le
cadre de l’Union monétaire européenne) sans qu’on ait parlé de crise
à ce sujet. De même, les Etats-Unis d’Amérique et le Japon ont connu
un déficit pendant des décennies – les Etats-Unis ont un double
déficit, en termes de budget et d’échanges commerciaux – sans que
cela, jusque récemment, n’ait perturbé les marchés. (La question
reste donc celle-ci: pourquoi le surendettement est-il un problème
et qu’entendons-nous par surendettement?) Nous devons donc nous
interroger sur ce qui rend la situation actuelle différente des difficultés
passées et sur son impact (potentiel) sur la démocratie et les droits
humains, y compris les droits sociaux.
2. Si nous cherchons à comprendre et à résoudre la crise économique
et financière actuelle – qui n’est pas à l’origine une crise de
surendettement des Etats –, nous devons reconnaître qu’il n’existe
pas de réponse simple ou de voie royale pour en sortir. L’augmentation
des dettes souveraines a des causes très diverses selon les Etats
et les solutions le sont tout autant. Pour dire les choses simplement,
l’Irlande a sauvé ses banques en émettant des obligations d’Etat;
l’Islande a essayé d’en faire autant mais s’est heurtée au fait
que son secteur bancaire dépassait déjà largement les capacités
financières nationales. Si nous comparons la situation actuelle
avec les crises financières plus anciennes, nous pouvons établir
un parallèle direct avec la Grande Dépression des années 1930, la
situation en Amérique latine dans les années 1980 et la crise asiatique
dans les années 1990
.
Si nous regardons l’histoire, nous avons lieu d’être inquiets quant
à l’avenir de l’Europe après la crise. L’austérité après une grave
crise économique et financière peut engendrer des gouvernements
nationalistes, ou une compétition pour de meilleures ressources,
pour ne pas parler des violations des droits sociaux fondamentaux,
du populisme xénophobe et d’autres graves problèmes sociétaux. Cependant,
le succès du «New Deal» de F.D Roosevelt après la Grande Dépression
démontre que du bon peut même découler de crises économiques profondes
si la réponse du gouvernement est adéquate
.
3. Les comparaisons historiques ont cependant leurs limites.
Contrairement aux crises du passé, la crise actuelle en Europe et
dans le monde occidental n’est pas cyclique, au sens où elle ferait
suite à une phase de prospérité et inversement. La situation à laquelle
de nombreux pays européens sont confrontés aujourd’hui, qui se caractérise
par un accès limité aux ressources des marchés financiers, une augmentation
de leur dette souveraine, des banques chancelantes et un mécontentement
des populations, a été déclenchée par un quasi-effondrement du secteur
financier mondial. Toutefois, une cause plus profonde explique que
cette crise ait à ce point touché les gouvernements nationaux.
4. Cette cause tient à l’exposition de ces pays vis-à-vis du
marché financier mondial: les principaux acheteurs d’obligations
d’Etat ne sont pas des investisseurs privés mais des banques et
institutions financières internationales. Premièrement, ces établissements
ont dû, en raison de la crise sectorielle de 2008, réduire leur
exposition au risque. Deuxièmement, ils étaient conscients que la
confiance dans les institutions et les marchés est le facteur le
plus important dans l’évaluation des risques. Ils ont donc examiné
le risque attaché à certaines obligations d’Etat, de sorte que l’attention
a de nouveau été portée sur le niveau général d’endettement de certains
pays. L’Irlande a dû s’occuper de banques nationales en mauvaise
posture et l’Espagne a vu sa bulle immobilière éclater sous l’effet
de la crise financière. Il est à souligner que tout cela aurait
eu des conséquences bien moins graves si ces pays avaient eu des
taux d’épargne de leur population bien plus élevés, comme celui
de l’Allemagne par exemple. Au lieu de cela, du fait de décennies
de déséquilibre des politiques économiques, toute réaction à la
paralysie des marchés internationaux engendrée par la nouvelle prudence
des investisseurs était devenue impossible.
2. Crise et endettement des Etats
5. Ce qu’il y a de nouveau dans la crise financière
actuelle à l’origine de l’accroissement de la dette des Etats, c’est
qu’elle a touché les économies mondiales les plus avancées alors
que tout le monde pensait que la Grande Dépression ne pouvait plus
se produire. Celle-ci a engendré la «Théorie générale de l’emploi,
de l’intérêt et de la monnaie» de J.M. Keynes, qui a conseillé aux
gouvernements de dépenser de l’argent même si cela devait augmenter
les déficits budgétaires, d’inonder les marchés de liquidités et
d’abaisser les taux d’intérêt. Keynes ne leur a pas conseillé de
réduire les dépenses, d’augmenter les impôts et de relever les taux d’intérêt,
comme le Fonds monétaire international (FMI) l’a suggéré à des pays
comme l’Argentine, le Brésil, l’Indonésie, le Mexique, la Russie
et la Thaïlande, et lors de leurs crises économiques des années
1990. Telle est aussi la politique appliquée par les conservateurs
au Royaume-Uni depuis leur victoire de 2010, et c’est également
le sens des propositions souvent formulées actuellement pour les
pays méditerranéens membres de l’Union européenne comme l’Espagne,
l’Italie, la Grèce et le Portugal. Contrairement aux conseils du
FMI aux économies les moins avancées, le Trésor et la Réserve fédérale
des Etats-Unis ont tous deux suivi à la lettre les principes de
Keynes face à la crise des subprimes en 2008, quoique seulement
après la faillite de Lehman Brothers qui a exposé le monde entier
à un effondrement financier total
.
6. Keynes a été l’un des premiers économistes (si ce n’est le
premier) à insister sur l’influence des attentes au sein des marchés
financiers et sur l’importance de la confiance que les acteurs financiers
doivent rétablir. S’il ne doit y avoir qu’un conseil simple à donner
aux gouvernements en temps de dette publique élevée, c’est de rétablir
la confiance des marchés financiers vis-à-vis de la capacité du
pays à rembourser sa dette intégralement. La confiance n’est cependant
pas une denrée distribuée équitablement entre les économies nationales.
Les acteurs financiers peuvent avoir confiance en l’Irlande pour
résoudre le problème de ses banques, tandis qu’ils peuvent ne pas
avoir confiance en la Grèce pour payer un jour des salaires élevés,
des pensions élevées
et dans
le même temps les intérêts de la dette publique. Malheureusement,
la justice n’existe pas sur le marché financier mondial. Les économies
riches peuvent bien plus facilement rétablir la confiance dans leur
politique économique, surtout lorsqu’elles ont un long passé de
stabilité, que les économies modestes ou les pays les moins avancés
.
7. Les gouvernements qui n’ont jamais fait preuve de cette volonté
doivent convaincre leur population et les entreprises nationales
que chacun connaîtra une situation meilleure à la sortie de la crise.
Si ces gouvernements n’ont pas la crédibilité nécessaire ne serait-ce
que pour convaincre leur propre population, ils doivent pouvoir
emprunter cette crédibilité à d’autres Etats ou institutions susceptibles
de jouer un rôle de médiation. La solution ne peut consister à faire
peser sur les catégories les plus pauvres les efforts nécessaires à
l’assainissement de l’économie (comme on peut considérer que c’est
le cas actuellement au Royaume-Uni et en Grèce), tandis que les
catégories riches sont épargnées. Les mesures économiques doivent
être équilibrées: des contrôles peuvent contribuer à éviter que
les plus riches organisent l’évasion des capitaux, la corruption
et le clientélisme doivent être combattus et les investisseurs (y
compris les banques
) doivent supporter au moins une partie
des pertes lorsque des prêts ne sont pas remboursés. Les gouvernements doivent
faire preuve de transparence concernant la manière dont ils soutiennent
les entreprises indirectement et dont ils distribuent les contrats
publics, la nature des mesures à venir, la date à laquelle les impôts nouvellement
créés afin de rembourser la dette publique seront supprimés, etc.
3. L’endettement et les mesures d’austérité – potentiellement
non démocratiques et préjudiciables aux droits humains
8. Si nous considérons qu’un grand nombre de pays européens
sont surendettés – et à cet égard je déplore l’absence de données
sur les pays non membres de l’Union européenne et de l’OCDE –, nous pouvons
dire que le surendettement est problématique d’un point de vue économique
(comme expliqué plus haut). Pour autant, cela n’en fait pas un problème
pour le Conseil de l’Europe. Le surendettement des Etats intéresse
le Conseil de l’Europe à partir du moment où il représente un danger
potentiel pour la démocratie et les droits humains.
9. Le rôle des gouvernements est de gouverner, c’est aussi leur
devoir, et cela implique de fixer un cadre réglementaire à l’intérieur
duquel l’économie peut se développer librement. L’un des problèmes
majeurs qui ont conduit à la crise financière et économique actuelle
est la relative absence de régulation mondiale des systèmes financiers
internationaux – en particulier, de régulation démocratique
. Comme l’explique clairement le rapporteur,
M. Omtzigt, cette régulation fait toujours défaut. Il s’agit là
d’une situation que je juge inacceptable, et je considère que le
Conseil de l’Europe devrait insister pour qu’une telle régulation
soit adoptée et mise en œuvre sans attendre. Nos citoyens – je rejoins
le Président islandais Olafur Ragnar Grimsson – ne devraient pas
avoir à «choisir entre la démocratie et les marchés financiers»
comme les Islandais ont dû le faire selon lui
. Le surendettement des Etats est
problématique en relation avec la régulation démocratique des marchés,
dans la mesure où il affaiblit la position des Etats au moment de
négocier.
10. En théorie, le surendettement des Etats peut aussi mettre
en danger les droits humains, en particulier les droits sociaux
fondamentaux tels que ceux garantis par la Charte sociale (révisée)
du Conseil de l’Europe, si les Etats se trouvent dans l’incapacité
de continuer à financer leurs systèmes de protection sociale – le
coût du service de la dette a explosé ces dernières années, notamment
du fait de l’augmentation des taux d’intérêt imposés à certains
Etats par les marchés financiers. Cependant, le danger le plus immédiat
ne vient pas tant du surendettement des pays eux-mêmes que des plans
«d’austérité» à courte vue qui, en réalité, se résument à tailler
dans le budget du secteur social et des prestations sociales. Les
exemples de restrictions qui ont un impact négatif sur les droits
sociaux de l’ensemble de la population, notamment de ses groupes
les plus vulnérables, ne manquent pas dans les pays qui ont opté
pour ces plans d’austérité: baisse du revenu minimum (à un niveau
«minimum» qui ne couvre même plus les besoins «minimums» et qui
donc ne permet plus de vivre décemment), baisse des allocations
enfant et/ou chômage ou d’autres prestations, non-remboursement
des mammographies… La liste est quasiment infinie, moralement condamnable
et inacceptable du point de vue des droits humains.
11. Je ne prétends pas que les Etats surendettés ne doivent pas
limiter leurs déficits budgétaires, même si ceux-ci ont explosé
surtout à cause du renflouage des banques: je prône un équilibre
du budget qui soit respectueux des droits démocratiques et humains
des citoyens. Les citoyens devraient donc avoir leur mot à dire
quant à la manière et au moment où un Etat devrait réduire sa dette
– les gouvernements ne devraient donc pas être régentés par les
institutions financières (ou d’autres Etats
)
dans ce domaine, en particulier alors qu’il est économiquement plus
judicieux de réduire les budgets en période de prospérité économique plutôt
qu’au lendemain de la crise et de la récession la plus grave de
ce siècle. Mais les pays devraient aussi se souvenir des engagements
et obligations qu’ils ont prises au niveau international, et les
gouvernements les respecter pleinement au moment de décider où ils
vont réduire les budgets. Des coupes budgétaires sont aussi possibles
ailleurs, dans des domaines qui ne menacent pas directement les
droits sociaux et l’Etat providence européen: le budget de la défense
par exemple, en réduisant les allègements fiscaux pour les riches,
etc.
4. Recommandations
12. Les institutions économiques démocratiques doivent
être renforcées dans tous les Etats membres du Conseil de l’Europe:
les banques et les autres institutions financières doivent être
supervisées de manière adéquate, telle qu’évoqué dans la
Résolution 1673 (2009) sur
les institutions économiques mondiales face aux défis de la crise
financière. Les institutions financières des pays qui n’ont pas
ratifié l’Accord de Bâle ne devraient pas avoir le droit de procéder
à des opérations en devises et actifs des pays qui ont ratifié et
accepté les exigences minimales
.
13. Je soutiens l’analyse de M. Omtzigt sur les dysfonctionnements
des agences de notation. Les pays européens devraient mettre en
place leur propre agence multinationale publique, supervisée par
les parlements, de préférence sous la responsabilité de l’OCDE ou,
en cas d’impossibilité, sous celle de l’Union européenne ou du Conseil
de l’Europe, car des marchés financiers sains et des économies ouvertes
sont une condition préalable à la démocratie et aux droits humains.
14. Les Etats membres devraient pratiquer l’autolimitation en
ce qui concerne leurs emprunts sur les marchés de capitaux étrangers.
Si le Japon peut supporter un déficit de 200 % de son PIB, c’est
parce qu’il est financé principalement par des investisseurs privés
nippons – et pour le reste par ses exportations. Le Japon est un
exemple d’économie autosuffisante, ce qui assure une certaine résistance
aux chocs, outre que cela le met à l’abri des investisseurs spéculatifs.
Il est évident qu’il faudra encore quelques années avant que l’Europe en
arrive à ce stade. Mais les gouvernements doivent comprendre qu’un
fort surendettement international entraîne le risque d’une ingérence
«étrangère» – marchés financiers, institutions ou Etats.
15. Les Etats membres du Conseil de l’Europe doivent se rendre
compte que, pour la transparence et l’engagement financier des institutions
internationales et des autres pays, il leur faut se doter de mesures
et de politiques statistiques fiables. Il pourrait être judicieux
de créer une agence statistique multinationale pour les pays membres
du Conseil de l’Europe, qui aiderait les pays les moins avancés
dans la collecte et le traitement de leurs statistiques, voire se
substituerait à eux pour cela. Il est clair que la tâche n’est pas
aisée, d’autant que les moyens abondent d’embellir les chiffres
. Mais
la méthodologie pour collecter les données définies comme nécessaires,
pour calculer et mesurer la croissance peut être uniformisée, afin
de faire apparaître les secteurs où il faut apporter une aide au
développement, des bonifications des taux d’intérêts, etc.
16. J'ai décidé, avec M. Omtzigt, de ne pas proposer un certain
nombre d’amendements qui résulteraient de ce qui précède, mais de
proposer de saisir la commission des questions sociales, de la santé
et de la famille pour qu'elle élabore plutôt un nouveau rapport
sur le thème des «Mesures d’austérité – Un danger pour la démocratie
et les droits sociaux».
17. L’objectif de l’amendement A est de rationaliser le texte.
L’amendement B cherche à démontrer que trop de pouvoir a échu aux
marchés financiers mondialisés et au secteur privé (je pense partager
ce jugement avec M. Omtzigt). L’amendement C supprime un jugement
de valeur non nécessaire. Dans l’amendement D, une référence est
faite à la
Résolution
1673 (2009) de l’Assemblée sur les institutions économiques
mondiales face aux défis de la crise financière et les recommandations
qui y sont incluses. Les amendements E et F visent à interdire la
nationalisation de la dette privée.