1. Introduction
1. L’actualité nous rappelle régulièrement les dangers
que représentent les marées noires pour l’environnement et la biodiversité
marine. Ces dernières années, les naufrages de l’Erika, du Prestige,
du Tricolor ou de l’IevoliSun ont
eu un impact spectaculaire sur les opinions publiques européennes
et ont motivé des évolutions législatives dans les pays concernés
pour combattre les effets de ces pollutions massives et en prévenir
de nouvelles. En même temps, un certain nombre de navires ayant
coulé il y a des décennies ont commencé à émettre des fuites, polluant
l’environnement marin et pressant les autorités à agir, soit en pompant
les hydrocarbures, soit en enlevant l’épave elle-même. Ces fuites,
qui peuvent être dues à la cargaison du navire ou à son propre combustible,
ont généré des critiques sur l’insuffisance des efforts entrepris
pour éviter les marées noires.
2. Cependant, la question est maintenant de savoir quoi faire
des épaves englouties qui n’ont pas encore commencé à fuir? Ces
épaves potentiellement polluantes peuvent parfois être tellement
anciennes qu’il devient difficile de trouver un responsable capable
de financer leur enlèvement.
3. Face à l’augmentation du nombre d’épaves vieillissantes, il
est nécessaire et urgent d’entamer une réflexion entre gouvernements
et industries du pétrole sur la manière d’anticiper ces menaces
potentielles. Il est désormais évident qu’une part importante des
hydrocarbures prisonniers de ces épaves s’échappera dans un futur
plus ou moins proche. Certains n’hésitent pas à parler de bombes
à retardement pour qualifier ces navires engloutis, qui posent des
risques d’explosion ou qui peuvent créer des obstacles à la navigation.
Ce constat nécessite d’entamer un processus systématique d’évaluation
des risques encourus qui engloberait les probabilités de fuite,
les conséquences éventuelles des pollutions et le coût financier
des opérations de pompage, de renflouement des épaves ou de dépollution.
2. Quelques chiffres
4. L’information et les données disponibles sur les
épaves profondément englouties (au-delà de 600 mètres) sont rares.
Ces épaves ne font pas encore l’objet d’une surveillance systématique
et elles ne sont analysées que lorsque des pollutions sont constatées
en surface. On ne compte que très peu de projets de neutralisation
de ces vieux navires, contrairement à ce que l’on constate pour
les épaves reposant à des profondeurs plus modérées ou se trouvant
en zone côtière. A titre d’exemple, on peut citer le cas du pétrolier Silja, qui, en juillet 1969, avait
coulé en moins de dix minutes après avoir été abordé par un cargo
français. Son épave gît désormais à 2 500 mètres de profondeur,
à 20 milles de Toulon. Il n’existe actuellement aucune donnée permettant
de connaître son état de corrosion ou le volume d’hydrocarbures
encore prisonniers de ses cuves.
5. Néanmoins, le recensement des épaves potentiellement polluantes
a été entrepris par l’Environmental Research Consulting (ERC) en
2004; l’International Marine Shipwreck Database décompte ainsi quelques 8 569
épaves potentiellement polluantes à travers les océans du globe,
dont 1 583 pétroliers. Cette base de données couvre les années 1890-2004.
6. Quelque 75 % des épaves englouties ont coulé pendant la seconde
guerre mondiale. Cela signifie que ces épaves sont sous l’eau depuis
plus de soixante ans; leurs structures métalliques arrivent en limite
de vieillissement et sous les effets de la corrosion, les tôles
se fragilisent et risquent de libérer leur contenu dans l’océan.
7. Selon ces données, l’océan Atlantique Nord renferme 25 % des
épaves polluantes du monde et on estime que ces épaves contiennent
environ 38 % des hydrocarbures engloutis. Le nombre important d’épaves en
Atlantique reflète l’intensité des combats maritimes qui ont opposé
la marine de guerre allemande et les forces alliées pendant la seconde
guerre mondiale. La Méditerranée, quant à elle, contient 4 % des
épaves au niveau mondial et environ 5 % du volume estimé d’hydrocarbures,
des chiffres disproportionnés par rapport à sa taille.
8. Les hydrocarbures ne sont pas la seule menace pour la biodiversité
marine. Les navires de guerre de la seconde guerre mondiale transportaient
également des munitions qui, au fil du temps, approchent un état de
corrosion susceptible de provoquer des fuites non négligeables de
produits toxiques. Certains de ces produits toxiques (comme le mercure)
ne sont pas biodégradables et peuvent contaminer chimiquement la chaîne
alimentaire. En l’absence de carte répertoriant ces risques, une
évaluation précise de la menace n’est pas possible. Citons à titre
d’exemple le cargo SS Richard Montgomery qui
coula en 1944 dans l’estuaire de la Tamise avec environ 1 500 tonnes
d’explosifs à bord. Bien que surveillé par la Maritime and Coastguard Agency,
le risque d’explosion est toujours présent. Il existe, en effet,
au Royaume-Uni une loi du parlement intitulée The
Protection of Wrecks Act, de 1973, qui recense les épaves
dangereuses. Deux seulement sont surveillées à ce jour: le SS Richard Montgomery et le SS Castilian, qui coula en février
1943 au large des côtes galloises, avec sa cargaison de munitions.
9. Notons également les naufrages de chimiquiers comme l’Ievoli Sun qui transportait 6 000
tonnes de produits chimiques lorsqu'il coula en 2000 au nord de
l’île de Batz, en France. Dans ce cas précis, une opération de pompage
et de libération contrôlée fut prise en charge par l’armateur pour
un coût d’environ 50 millions de francs (environ 7,5 millions d’euros).
3. Instrument légal international:
la Convention internationale de Nairobi sur l’enlèvement des épaves (2007)
10. Au niveau international, la nécessité d’une politique
commune concernant le traitement et l’enlèvement des épaves a longtemps
été débattue au sein de l’Organisation maritime internationale (OMI).
La Convention internationale de Nairobi de 2007 sur l’enlèvement
des épaves offre pour la première fois un cadre juridique harmonisé
et adapté à la problématique des épaves.
11. Cette convention propose aux Etats parties un ensemble de
règles ayant pour but de permettre un enlèvement rapide des épaves
qui peuvent présenter un obstacle à la navigation ou une menace
à l’environnement, et qui se situent dans leurs Zones économiques
exclusives (ZEE), dans leurs Zones de protection environnementale
(ZPE) ou dans leur plateau continental. La ZEE est située au-delà
des eaux territoriales et s’étend jusqu'à 200 milles à compter des
lignes de base. La convention détaille les droits et obligations
des Etats signataires et établit les pouvoirs de l’Etat côtier.
Les Etats parties peuvent décider d’étendre l’application de la
convention à leurs territoires et à leurs eaux territoriales; ils
ont également l’obligation de coopérer avec les autres Etats touchés.
Tout Etat qui se réserve le droit d’agir doit avertir l’Etat d’immatriculation
du navire et l’Etat du propriétaire inscrit.
3.1. Responsabilité financière
12. L’inclusion dans la Convention de Nairobi d’un régime
d’assurance financière est censée garantir que le propriétaire du
navire est en premier chef responsable et financièrement en charge
de baliser puis d’enlever l’épave menaçante pour l’environnement.
L’Etat partie a en effet la possibilité d’effectuer ou de faire
effectuer l’enlèvement de l’épave aux frais du propriétaire du navire.
La convention impose alors au possesseur du navire de payer les
frais de localisation, de signalisation et de renflouement lorsque
l’épave constitue une menace. Elle met ainsi les Etats potentiellement
affectés par la présence d’épaves polluantes à l’abri d’une insolvabilité
car les navires ayant une jauge brute supérieur à 300 tonneaux et
battant pavillon d’un Etat partie sont tenus de souscrire une assurance
pour couvrir leur responsabilité en application de la convention.
3.2. Entrée en vigueur
13. La convention entrera en vigueur douze mois après
que dix Etats l’ont ratifiée. Pour l’instant, seuls quatre pays
ont signé le texte: l’Estonie, la France, l’Italie et les Pays-Bas.
En l’absence de l’entrée en vigueur de cette convention, les prérogatives
des Etats membres du Conseil de l’Europe sur les épaves demeurent juridiquement
incertaines.
3.3. Limites
14. L’établissement de règles internationales sur les
droits et obligations des propriétaires des épaves polluantes et
donc l’adoption d’un cadre législatif harmonisé amélioreraient la
situation actuelle. Néanmoins, ce traité ne s’applique pas à toutes
les épaves. Les droits à remboursement disparaissent si l’action
en justice n’est pas intentée dans les trois ans suivant la détermination
d’un danger et aucune action en justice n’est possible plus de six
ans après le naufrage. De plus, aucune disposition de la convention
n’affecte le droit du propriétaire du navire de limiter sa responsabilité
en vertu d’une loi nationale ou d’une convention internationale
comme la Convention sur la limitation de la responsabilité en matière
de créances maritimes (LLMC ou Convention de Londres de 1976, modifiée)
.
4. Faisabilité et coût de neutralisation
des épaves: peut-on intervenir sur les épaves englouties?
4.1. Données à rassembler
15. Il est nécessaire d’étudier les risques de fuites
et les méthodes de récupération du pétrole dans une épave. Une opération
de pompage des hydrocarbures d’une épave se déroule comme suit:
- mobilisation initiale;
- évaluation de l’épave et prévention des fuites;
- mobilisation pour le retrait de l’épave;
- pompage des hydrocarbures;
- stabilisation de l’épave (voire destruction).
16. La réussite de l’opération dépend en grande partie de la qualité
du dossier constitué sur l’épave. Une juste évaluation du risque
est indispensable étant donné le coût de telles opérations: l’épave
doit être étudiée, les soutes repérées, le courant mesuré et les
ancrages préparés. Il faut donc analyser les caractéristiques suivantes:
- les conditions environnementales
(courants, vents, nature du terrain…): la météo sur le site de l’épave doit
être prise en compte lors de la planification et de la mobilisation,
car elle affecte directement la fenêtre d’opportunité pendant laquelle
le travail peut être effectué en toute sécurité. Les tempêtes tropicales,
les vents d’hiver et les courants saisonniers perturbent le travail
des ingénieurs. De lourdes plates-formes de travail et des engins
puissants, comme les robots d’observation commandés à distance (ou
ROV, Remote Operated Vehicle),
peuvent étendre cette fenêtre d’action, mais ils engendreront des
coûts supplémentaires. Les courants, les marées et la température
de l’eau ont aussi un impact sur la sélection des plates-formes
de travail;
- la localisation de l’épave: une épave éloignée des côtes
allongera le temps de mobilisation et donc de démobilisation du
personnel et des équipements. Si le coût anticipé grimpe à cause
de la distance de l’épave, une alternative plus simple deviendra
plus attrayante. Cela peut inclure de recourir à des navires de
soutien et à des plongeurs, dans un effort de nettoyage ou de colmatage
de l’épave plus long (plusieurs mois voire années), moins important
et moins coûteux.
17. Sauf s’il s’agit d’un naufrage récent, la phase de localisation
est la plus difficile à évaluer en termes de durée. Une extension
de la zone de recherche s’avère toujours très coûteuse. Durant cette
phase, si les fonds sont plats, les récentes innovations en termes
d’équipements d’imagerie acoustique permettent de balayer plusieurs
dizaines de kilomètres à chaque passage. Toute anomalie peut être
vérifiée avec un sonar latéral. Sur des fonds plus accidentés, la
détection devient beaucoup plus complexe. D’autres caractéristiques
doivent être analysées :
- l’état
de l’épave: cela nécessite de connaître les matériaux qui ont été
utilisés pour la construction du navire afin d’évaluer la vitesse
de corrosion de l’épave. Les caractéristiques du bateau doivent
permettre de connaître l’emplacement exact des cuves. Le volume
d’hydrocarbures encore présents sur l’épave doit également être
estimé et les fuites clairement localisées ;
- le type d’hydrocarbure: le type de carburant, sa localisation
et son volume dépendent du modèle du navire, de la date de construction,
de sa propulsion, de sa route commerciale, etc. La viscosité des hydrocarbures
va également jouer un rôle important lors des opérations d’extraction.
Les hydrocarbures légers sont généralement assez faciles à extraire
des soutes; le pétrole lourd et visqueux est plus complexe à manier
et plus dangereux pour l’environnement. Il nécessite un réchauffage
pour pouvoir être pompé.
18. Les opérations d'extraction des cargaisons ou des soutes d’hydrocarbures
contenus dans des épaves immergées restent exceptionnelles. Pourtant,
concrètement, il n’y a pas de freins technologiques empêchant la
récupération d’hydrocarbures par grands fonds, mais plutôt des choix
financiers à assumer. En ce sens, il est requis d’établir les responsabilités
financières. L’Etat menacé par l’épave doit pouvoir se retourner
vers le propriétaire du navire lorsque celui-ci est connu et solvable.
Pour les anciennes épaves, les Etats devraient pouvoir se tourner
vers un fond international ou européen.
4.2. Techniques de neutralisation
des épaves
19. Le Centre de documentation, de recherche et d’expérimentations
sur les pollutions accidentelles des eaux (CEDRE, France) a mis
en évidence quatre techniques visant à vider les épaves de leurs
polluants:
- le pompage des
hydrocarbures sur place dans l’épave: c’est la solution qui a été
la plus employée dans le cas d’hydrocarbures de cargaison; c’est
aussi la solution la mieux maîtrisée d’un point de vue technique.
Néanmoins, elle a l’inconvénient de laisser dans l’épave une quantité
de produits résiduels, adhérant aux parois ou s’échappant vers d’autres
volumes clos de l’épave. La quantité de produit résiduel peut être
diminuée en procédant à un lavage des citernes de cargaison ou des
soutes de propulsion au moyen d’eau chaude ou de fluxuant;
- l’ensevelissement de l’épave et de la cargaison: cette
solution reste théorique car elle n’a jamais été mise en pratique
sur une épave complètement immergée. Si cette procédure peut apparaître
comme peu onéreuse et rapide, elle a l’inconvénient de laisser sur
place la cargaison d’hydrocarbures et de ne pas garantir une étanchéité
parfaite;
- le renflouement de l’épave et de la cargaison: cette technique
permet de retirer la totalité des hydrocarbures et d’avoir une durée
de chantier plus faible que le pompage. Néanmoins, elle ne peut
être appliquée à des épaves endommagées; les risques de libération
massive des polluants en cas d’incidents ne sont pas négligeables.
Enfin, en cas de présence d’un cimetière marin, l’enlèvement de l’épave
risque de provoquer l’indignation des familles ou de l’opinion publique;
- la libération contrôlée de la cargaison avec récupération
en surface: dans ce cas-là, la coque est percée à l’aide d’explosifs
ou par découpage. Les hydrocarbures libérés remontent à la surface
où ils sont confinés et pompés. Cette solution, rapide et peu onéreuse,
implique de disposer de conditions initiales très favorables (les
quantités de polluants en soute sont généralement limitées).
20. Malheureusement, il n’existe pas, à ce jour, de technique
fiable permettant de mesurer les quantités d’hydrocarbures contenues
dans une épave et celles-ci sont très souvent surestimées. Mais
mis à part le problème de jaugeage des cuves, la localisation et
l’identification des épaves, ainsi que l’intervention proprement
dite, sont facilitées par le progrès technologique. Les robots d’observation
commandés à distance permettent d’examiner l’épave, de délimiter
sa position, de connaître les dimensions des brèches et donc de déterminer
quelle sera la technique la mieux adaptée face à la menace de pollution.
21. La catastrophe du Prestige en
2002, qui a pollué les côtes de Galice (Espagne), a montré que des récupérations
d’hydrocarbures en eaux profondes sont possibles grâce à l’utilisation
de ces robots téléguidés. Dans ce cas précis, ce sont près de 14 000
tonnes de fioul lourd qui ont été récupérées à 3 500 mètres de fond.
22. Les opérations traditionnelles avec les ROV en eau profonde
impliquent néanmoins de longs câbles et entraînent des coûts d’exploitation
élevés. Ces véhicules sont souvent limités par leurs systèmes d’attache,
en particulier dans des environnements difficiles (régions polaires
par exemple). L’arrivée de véhicules sous-marins commandés par un
système acoustique et optique (et qui ne sont donc plus reliés par
des câbles) permettra d’effectuer des missions moins coûteuses avec
moins de personnel. Ces nouveaux appareils permettront de mieux
manœuvrer au milieu du chaos qui entoure les épaves et constituent
une avancée très intéressante pour le traitement et l’enlèvement
des épaves englouties et dangereuses.
23. Le CEDRE constate cependant qu’il reste encore plusieurs défis
à relever pour récupérer le polluant restant dans les épaves:
- le problème des hydrocarbures
visqueux qui nécessitent un réchauffage pour pouvoir les pomper;
- la structure des pétroliers à double coque qui peut accroître
les difficultés techniques et les risques lors des opérations de
récupération;
- la localisation et l’estimation du volume d’hydrocarbures
résiduels dans les citernes et dans les autres espaces du navire;
- les procédures de fermeture du chantier de récupération
du polluant.
4.3. Evaluation des coûts
24. Il existe peu de fonds disponibles pour procéder
à la récupération des cargaisons dangereuses, il est donc important
que les efforts d'extraction soient prioritaires en fonction de
la probabilité et des conséquences possibles de rejets d’hydrocarbures.
Les facteurs de coût peuvent être divisés en quatre catégories:
- la mobilisation;
- l’équipement, les outils et les opérations de plongée;
- la durée du chantier;
- le retraitement du mazout pompé.
25. De manière générale, les coûts de récupération des hydrocarbures
sont directement liés à la complexité du site et non au volume de
pétrole à pomper. Par exemple, la frégate Laplace a
subi une opération de pompage en septembre 2010 à la suite de l’apparition
de résidus de combustible dans la baie de Fort-la-Latte (Bretagne).
Ancien destroyer américain, reconverti en frégate météorologique
par la Marine nationale française, le bâtiment avait sauté sur une
mine allemande en septembre 1950 avant de couler. Des traces de pollution
en 2010 ont poussé la Marine nationale à entreprendre le pompage
de 90 mètres cubes d’hydrocarbures, soit la totalité du mazout extractible.
La faible profondeur (une dizaine de mètres), la proximité de la
côte, la faible mobilisation (35 personnes de la Marine nationale
pendant cinq jours) ont réduit le coût de l’opération à 150 000
euros.
26. A l’opposé, le cas du SS Jacob
Luckenbach montre que les opérations peuvent parfois
atteindre des sommes considérables. Ce cargo a sombré il y a près
de soixante ans à la suite d’une collision, à 17 milles au large
de San Francisco, par 50 mètres de fond. Son épave, oubliée pour
un temps, n'avait cessé de larguer une partie de sa cargaison d’hydrocarbures,
entraînant la mort de plus de 50 000 oiseaux marins entre 1990 et
2003. Après une longue chasse au coupable, la localisation de l’épave
poussa les autorités à intervenir en 2002. Le coût de cette opération
grimpa pour atteindre les 20 millions de dollars en raison des retards
dus à la météo, de la répartition des hydrocarbures dans plusieurs
compartiments, de la viscosité du pétrole (il devait être chauffé
pour être pompé), de la froideur de l’eau (environ 5 °C), de la
profondeur (soit 55 mètres), des forts courants et du manque de
visibilité. L’opération dura dix mois. Les responsables du bateau
n’existant plus, les 20 millions de dollars furent pris en charge
par le National Pollution Funds Center. L’épave est aujourd’hui scellée.
5. Evaluation des risques des
épaves potentiellement polluantes: doit-on intervenir sur les épaves englouties?
27. La décision de récupérer le pétrole d’une épave engloutie
doit se fonder sur une évaluation rationnelle des risques et sur
une analyse coûts/bénéfices approfondie, car tout effort de récupération
est généralement coûteux, fastidieux et périlleux. Une analyse coûts/bénéfices
se doit d’évaluer les impacts environnementaux et biologiques potentiels
de la pollution d'une épave ainsi que les implications socio-économiques
que ces fuites pourraient avoir pour les populations du littoral.
28. Deux considérations doivent être prioritaires dans toute prise
de décision quant au pompage des hydrocarbures ou à l’enlèvement
de l’épave:
- si l’impact environnemental
potentiel et les risques que posent les fuites surpassent les coûts
de neutralisation de l’épave;
- si la conjugaison des risques pour l’environnement, de
l’impact économique et des troubles sociaux qui pourraient être
causés par des déversements répétitifs du pétrole contenu dans l’épave
surpasse les coûts de neutralisation des hydrocarbures immergés.
29. La difficulté première de ce genre de calcul est que l’évaluation
des coûts potentiels en termes de dommages environnementaux est
complexe. Il est plus aisé d’estimer les coûts nécessaires à la
mobilisation (coût des technologies, salaires du personnel) que
les coûts liés à des pertes non commerciales (intégrité de l’environnement,
sauvegarde du paysage et du littoral…).
5.1. Les risques environnementaux
d’une marée noire
30. Une marée noire a un impact néfaste sur la biodiversité
marine et des conséquences directes sur l’équilibre socio-économique
de la région touchée. Les impacts de fuites d’hydrocarbures sont
les suivants:
- l’altération
voire la destruction physique et chimique des habitats naturels
sur le court et long terme;
- la dégradation de l’écosystème via l’asphyxie du milieu
marin;
- des effets toxiques létaux sur les poissons, les plantes
et le milieu aquatique dans son ensemble;
- la perturbation biologique des animaux marins (des études
montrent que le pétrole à des effets sur le système immunitaire,
la fertilité et le métabolisme de certaines espèces); l’interruption
de la chaîne alimentaire sur les court et long termes;
- la contamination des produits de la pêche qui deviennent
impropres à la consommation. Risques pour la santé humaine;
- un déficit d’image pour les sites touristiques;
- des pertes économiques conséquentes pour l’industrie de
la pêche, du chômage technique et des pertes d’emplois. La pêche
et l’industrie de la pêche représentent plus de 400 000 emplois
en Europe (chiffres de l’Union européenne);
- l’encrassement des bateaux et des ports;
- l’interruption temporaire de toutes les industries maritimes.
31. Pour estimer le risque posé par une épave donnée, il est nécessaire
de regrouper les informations suivantes:
- description de l’environnement immédiatement adjacent
à l’épave;
- modélisation des scénarios possibles de fuites et des
zones impactées par une éventuelle marée noire via l’utilisation
des données océanographiques et météorologiques disponibles. Cette
modélisation doit inclure une trajectoire possible des hydrocarbures
libérés et doit prendre en compte la fluctuation des courants et
marées;
- la localisation et l’orientation de l’épave ainsi que
sa distance aux habitats sensibles et à la côte;
- les informations sur les cargaisons, leurs localisations
et la présence ou non de munitions ou d’explosifs;
- le type de débris entourant l’épave qui peuvent interférer
avec les opérations de pompage ou poser des risques à la sécurité
de l’intervention;
- une description de l’environnement de la région possiblement
affecté par la marée noire de l’épave, y compris une évaluation
des risques pour la faune et la flore, les habitats et les ressources
côtières et marines de la région;
- une description et une estimation de l’impact socio-économique
potentiel des nappes d’hydrocarbures.
32. L’évaluation de la menace pour l’environnement posée par les
épaves est complexe. Chaque épave est unique et nécessite un traitement
au cas par cas. Dans ce cadre, il pourrait être intéressant d’adopter
des lignes directrices européennes sur l’enlèvement des épaves qui
prendraient en compte les divers facteurs susmentionnés afin de
déterminer quand une épave doit être enlevée.
5.2. Le cas des cimetières marins
33. La plupart des navires de la seconde guerre mondiale
qui sont désormais enfouis dans nos océans sont également des cimetières
marins, où sont restés les corps du personnel militaire et des civils
ayant péris suite au naufrage. Ces navires ne sont pas sans propriétaire
et sont souvent considérés de la même manière que les cimetières
militaires terrestres. Enlever de telles épaves peut être assimilé
à un pillage de tombes aux yeux des militaires et leurs gouvernements.
En aucun cas la récupération d’une épave et des restes humains à
bord ne peut avoir lieu sans le consentement exprès et écrit du
pays concerné.
34. Il est nécessaire de préserver le site de ces épaves en raison
de leur importance historique et culturelle, ainsi que pour leur
statut de cimetière de guerre. Lorsque ces épaves émettent des fuites,
il faut intervenir avec beaucoup de précaution. Les accords multilatéraux
entre les gouvernements doivent être développés pour contrôler l’accès
aux épaves, partager des informations confidentielles et saisir
les objets récupérés dans les épaves afin de restreindre l’exploitation
commerciale des sites.
35. Il y a un bon nombre de cimetières marins. A titre d’exemple,
on peut citer le cas du HMS Royal Oak, torpillé
et coulé avec tout son équipage de 833 hommes en 1939 au large des
îles Orcades. Premier bateau de guerre perdu par la Grande-Bretagne
pendant la seconde guerre mondiale, le navire renfermait 3 400 tonnes
de fuel lourd de propulsion. Reposant à 27 mètres de profondeur,
il émettait constamment des fuites depuis son naufrage. La corrosion
aidant, les fuites atteignirent 1,5 tonne par semaine et commencèrent
à menacer l’environnement local. Les préoccupations portaient sur
les élevages de saumons et d’huîtres, ainsi que sur la sauvegarde
des phoques, des cachalots, des loutres et des oiseaux de mer. Il
fut donc décidé en 2004 d’intervenir sur l’épave. En raison du nombre
important de victimes du naufrage, le HMS
Royal Oak est toujours l’un des plus grands cimetières
de guerre britanniques et pour cette raison, le ministère de la
Défense et les populations locales étaient réticents à l’idée d’intervenir
sur l’épave. Seuls des impératifs de sécurité ou de sauvegarde de
l’environnement peuvent justifier le déplacement de cimetières de
guerre. Face au risque, il fut ainsi décidé de procéder au perçage
direct de l’épave, afin de faire remonter les hydrocarbures en surface, où
ils furent confinés et pompés. L’opération coûta plusieurs millions
de livres.
6. Nouvelles routes maritimes
et risques possibles
36. Il y a des raisons de croire que de nouvelles routes
maritimes s'ouvriront dans l'Arctique et que la navigation s'intensifiera
dans la Méditerranée. Or, les deux zones abritent des écosystèmes
marins extrêmement fragiles et vulnérables. Une part croissante
du trafic maritime s'oriente déjà, pendant l'été, vers la route
maritime du Nord le long de la côte sibérienne, réduisant d'un tiers
la distance qui sépare, par mer, l'Europe, la Chine et l'Asie du
Sud‑Est. En 2007, les glaces de l’Océan arctique ont atteint leur
record de fonte, ouvrant pour la première fois le passage du Nord‑Ouest,
au‑dessus du Canada et de l'Alaska.
37. Cette évolution ouvre de nouvelles perspectives économiques
et engendre une diminution des dépenses de combustible et des émissions
de carbone, mais suscite, en revanche, de grandes inquiétudes concernant
la sécurité et la pollution provoquée par le déversement d'hydrocarbures
et d’autres substances toxiques. Une étude commandée en 2011 par
le Gouvernement finlandais souligne qu'au stade où en est actuellement
la technologie, il est presque impossible de remédier au déversement
d'hydrocarbures dans des eaux glacées. En outre, les navires qui
circulent dans l'Arctique ou à proximité sont dotés de moteurs diesels perfectionnés
qui rejettent du carbone noir dans l'une des régions les plus sensibles
au changement climatique.
38. Globalement, en mer Méditerranée, le trafic maritime a constamment
augmenté au cours des dix dernières années, ce qui fait de la Méditerranée
la voie navigable la plus fréquentée du monde puisqu'elle reçoit
15 % du trafic maritime mondial. Environ 18 % du transport mondial
de pétrole brut par mer s'effectuent actuellement dans ou à travers
la Méditerranée. Compte tenu de la découverte de nouvelles réserves
de pétrole et de gaz dans le Bassin méditerranéen, les tendances
laissent prévoir une nouvelle augmentation du trafic maritime de
18 % au cours de la prochaine décennie tandis que les transits devraient
augmenter de 23 %. L'augmentation du trafic s'accompagnera de la
mise en service de navires plus grands, à savoir des chimiquiers
et des porte‑conteneurs faisant escale dans les ports méditerranéens,
et de plus grands navires-citernes transportant des produits pétroliers
bruts ou raffinés en transit.
39. En outre, le rejet illégal en mer de déchets toxiques et radioactifs
transportés dans des navires vétustes que l'on a délibérément fait
couler dans la Méditerranée suscite de très vives inquiétudes. A
ce propos, la rapporteure renvoie à l'étude menée par le Fonds mondial
pour la nature (WWF), en Italie, et Legambiente (une ONG de l'environnement),
ainsi qu'au rapport de Mme Angela Napoli,
rapporteure sur cette question pour l'Assemblée parlementaire de
la Méditerranée (APM)
.
7. Recommandations
40. Compte tenu de ce qui précède, la commission suggère
à l'Assemblée de prendre en considération les recommandations ci‑après
dans sa résolution adressée aux Etats membres du Conseil de l'Europe:
- signer et ratifier la Convention
internationale de Nairobi de 2007 sur l’enlèvement des épaves pour
tous les Etats membres concernés du Conseil de l’Europe;
- créer une base de données européenne sur les épaves, leur
localisation, leur cargaison et leur potentiel polluant. Cela pourrait
être effectué en coordination avec les organismes nationaux chargés
de la pollution marine ou dans le cadre des conventions de mers
régionales (la Convention pour la protection du milieu marin de
l’Atlantique du Nord-Est («Convention OSPAR») (1992, entrée en vigueur
le 25 mars 1998); la Convention pour la protection du milieu marin
et du littoral de la Méditerranée («Convention de Barcelone») (1976,
amendée en 1995); la Convention pour la protection du milieu marin
dans la zone de la mer Baltique (Convention d’Helsinki) (1974, révisée
en 1992));
- conduire des évaluations systématiques des épaves afin
d’évaluer celles qui représentent un risque pour l’environnement.
Ces informations devront être mises à jour régulièrement (en particulier
les données sur la progression de la corrosion). Une meilleure connaissance
des épaves situées sur les côtes européennes pourrait permettre
d’expliquer certaines fuites parfois attribuées à tort à des rejets illicites
de cargos. Du temps et des ressources sont parfois gaspillés à chercher
des coupables (ce fut le cas avec le SS
Jacob Luckenbach aux Etats-Unis);
- soutenir la recherche afin d’améliorer:
- les prévisions en matière de
progression de la corrosion et de dégradation des épaves englouties en
fonction de leur environnement (température de l’eau, courants…);
- les connaissances des propriétés physiques des hydrocarbures
en eau profonde, en eau froide ou lorsqu’ils sont soumis à la pression
de l’eau;
- la technologie des véhicules sous-marins commandés à distance
afin de réduire les coûts de reconnaissance et de localisation des
épaves, ainsi que les coûts de pompage et/ou d’enlèvement des épaves;
- envisager la création d’un fonds européen pour les anciennes
épaves, lorsque le propriétaire n’est ni connu ni solvable. Ce fonds
permettrait de financer les investigations et les interventions
sur les épaves menaçant l’environnement.