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Rapport | Doc. 12710 | 15 septembre 2011

Le fonctionnement des institutions démocratiques en Arménie

Commission pour le respect des obligations et engagements des Etats membres du Conseil de l'Europe (Commission de suivi)

Corapporteur : M. John PRESCOTT, Royaume-Uni, SOC

Corapporteur : M. Axel E. FISCHER, Allemagne, PPE/DC

Origine - Renvoi en commission: Résolution 1115 (1997). 2011 - Quatrième partie de session

Résumé

La commission de suivi considère que la dernière amnistie générale, la reprise de l'enquête sur les dix décès survenus à l’occasion des événements de mars 2008 et le lancement consécutif d'un dialogue constructif entre l'opposition et la coalition au pouvoir signifient qu'il devient possible de tourner définitivement la page sur les événements de mars 2008. Elle rend hommage à la volonté politique dont font preuve les autorités, mais aussi toutes les forces politiques, pour régler le problème conformément aux normes et aux recommandations du Conseil de l'Europe.

Pour la commission, les événements de 2008 et leurs répercussions ont clairement dégagé les priorités du développement démocratique du pays: l'organisation d'élections législatives authentiquement démocratiques, l’émergence d'une classe politique solide, démocratique et pluraliste, jouissant de la pleine confiance du peuple arménien, la mise en place d'un paysage médiatique ouvert et pluraliste, la réforme de la police et celle de la justice visant à garantir son indépendance juridique et pratique.

La commission a l’intention de suivre attentivement les priorités évoquées dans la résolution, tout en veillant à ce qu'elles n'érodent pas l'importance des autres obligations et engagements contractés par l'Arménie devant le Conseil de l'Europe.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Projet
de résolution adopté par la commission le 8 septembre 2011.

(open)
1. L'Assemblée parlementaire se félicite de l'amnistie générale adoptée par l'Assemblée nationale arménienne le 26 mai 2011 sur proposition du Président arménien. Elle note avec satisfaction que toutes les personnes encore en détention à la suite des événements des 1er et 2 mars 2008 ont été remises en liberté.
2. L'Assemblée prend acte du rapport de la Commission d'enquête parlementaire ad hoc de l'Assemblée nationale; elle considère que, malgré un certain nombre d'insuffisances, ses recommandations forment une solide base de travail sur les causes sous-jacentes des événements de mars 2008 et de prévention de la récurrence de pareilles situations à l'avenir.
3. Rappelant le sentiment d’inquiétude que lui inspire l'absence de résultats de l'enquête menée sur les dix décès survenus lors des événements de mars 2008, l’Assemblée se félicite que le Président arménien ait relancé ces travaux ces derniers mois. L'Assemblée considère à ce sujet:
3.1. que les investigations doivent aussi se concentrer sur la responsabilité de la chaîne de commandement et sur le contexte dans lequel ont eu lieu ces dix décès, pour éviter que de semblables situations ne se reproduisent à l'avenir;
3.2. que s'il se révèle impossible d’établir des responsabilités individuelles dans ces dix décès, les raisons devront en être pleinement expliquées dans le rapport d'enquête;
3.3. que pour être crédible, l'enquête doit absolument être transparente, et le rapport présentant ses résultats et conclusions doit donc pouvoir être examiné par le public, même s'il se révèle finalement impossible d’identifier des responsabilités individuelles dans ces dix décès;
3.4. que le document doit être publié dans un délai convenable pour clore cet épisode douloureux de l'histoire récente de l'Arménie; il faudrait donc que les autorités publient le rapport avant la fin de l'année 2011, ou alors envisagent la publication d'un rapport intermédiaire.
4. L'Assemblée est très satisfaite de la réaction constructive de l'opposition à l'amnistie, en particulier celle du Congrès national arménien, ainsi que de la reprise de l'enquête sur les dix décès survenus pendant les événements de mars 2008. Elle félicite la coalition gouvernementale et le parti extraparlementaire du Congrès national arménien de leur accord sur l'instauration d'un dialogue formel à durée non limitée sur la normalisation de la situation politique en Arménie. L'Assemblée espère en outre qu’un autre dialogue sera mené en parallèle à celui-ci entre la coalition au pouvoir et l'opposition parlementaire dans le cadre du fonctionnement de l'Assemblée nationale elle-même.
5. Soulignant l'importance du dialogue entre la majorité gouvernementale et l'opposition – dialogue auquel elle n'a cessé d’appeler – l’Assemblée appelle toutes les parties à s'y associer de bonne foi et dans un esprit constructif, sans limiter les discussions à un petit nombre de sujets susceptibles d’entretenir la discorde. A ses yeux, le dialogue doit viser à la poursuite de la normalisation politique, au bon déroulement des élections législatives prochaines, et à l’émergence d'un contexte politique dans lequel les élections puissent être véritablement démocratiques et pleinement crédibles aux yeux du peuple arménien.
6. Les prochaines élections législatives marqueront un moment décisif dans le développement démocratique du pays. Si elles sont démocratiques, et qu’en sort un Parlement reflétant l’ensemble des forces politiques de la société arménienne, elles cimenteront la normalisation de la situation politique et inspireront confiance à la population arménienne dans les institutions politiques de son pays. A cet égard, l'Assemblée:
6.1. se félicite que le nouveau code électoral, élaboré en étroite liaison avec la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise), ait été adopté le 26 mai 2011, bien avant la tenue des élections;
6.2. considère le nouveau code électoral comme une base solide d'organisation d'élections démocratiques, pour autant qu'il soit mis en œuvre de bonne foi, mais appelle les autorités à agir sur toutes les recommandations et insuffisances que pourra relever la Commission de Venise dans son avis sur le texte effectivement adopté;
6.3. souligne que le nouveau code électoral doit être pleinement mis en œuvre, dans sa lettre comme dans son esprit, pour que les élections soient démocratiques;
6.4. souligne que des élections authentiquement démocratiques doivent avoir la pleine confiance de la population et de toutes les parties prenantes dans le processus électoral et l'administration du scrutin; l’Assemblée appelle donc toutes les forces politiques à contribuer activement à rendre le processus électoral démocratique, et à s'abstenir de toute action ou déclaration pouvant éroder la confiance de la population dans le processus lui-même et son résultat;
6.5. considère qu'en plus des observateurs nationaux, il serait important de faire appel à des observateurs internationaux des élections pour renforcer la confiance de la population dans le processus électoral; elle appelle donc la communauté internationale à préparer une ample opération d'observation des élections et invite son propre Bureau à y contribuer avec une délégation nombreuse de l'Assemblée.
7. L'Assemblée s’inquiète du mode de fonctionnement et du manque d'indépendance de la justice arménienne, qui empêchent cette dernière de jouer son rôle d'arbitre impartial. Elle s'inquiète également de la persistance d’informations et d’allégations faisant état d’une corruption endémique dans l'appareil judiciaire arménien. Dans ce contexte, elle se félicite de l'importance et de la priorité accordées par les autorités à la réforme de la justice, notamment dans le but de garantir son indépendance. Elle considère que cette réforme doit aller au-delà des amendements législatifs pour s'accompagner d'une ample politique de mise en œuvre visant à transformer les mentalités et les pratiques actuelles.
8. Ayant connaissance d’allégations persistantes de corruption dans le pays, qui entrave le développement démocratique de l’Arménie, l’Assemblée appelle les autorités arméniennes à intensifier leurs efforts actuels de lutte contre la corruption et à mettre en œuvre sans retard les recommandations contenues dans le dernier rapport d'évaluation du Groupe d'Etats contre la corruption (GRECO).
9. Aux yeux de l'Assemblée, les événements de mars 2008 ont clairement révélé la nécessité d'une ample réforme des forces de l’ordre arméniennes. A cet égard, l'Assemblée:
9.1. se félicite des efforts déployés par les autorités arméniennes pour réformer totalement la police et les forces de l’ordre et de leur volonté politique de mettre ces dernières en conformité avec les normes européennes; à la lumière des événements de mars 2008, l'Assemblée recommande que la réforme englobe un réexamen soigneux des tactiques d'encadrement des foules et des pouvoirs de la police;
9.2. appelle une fois encore à ce que la police soit réellement placée sous surveillance et contrôle civils, et invite les autorités arméniennes à envisager de rattacher les forces de police et de sécurité à un ministère;
9.3. préoccupée par des informations faisant état de brutalités et de bavures policières, appelle les autorités à intensifier leurs efforts pour éliminer la pratique des mauvais traitements et autres abus au sein de la police;
9.4. considère qu’il est essentiel de créer un mécanisme indépendant de réception et d’instruction des plaintes déposées contre la police; elle rend hommage aux autorités pour s’être montrées disposées à le faire et les invite à réunir sans délai toutes les conditions requises.
10. L’Assemblée estime que le développement démocratique de l'Arménie doit absolument s'appuyer sur des médias authentiquement pluralistes. Elle se félicite de la révision de la loi sur la télévision et la radiodiffusion, en progrès sur le régime antérieur, mais appelle une fois encore les autorités arméniennes à favoriser concrètement le pluralisme des médias. A cet égard, l'Assemblée:
10.1. prend acte du résultat de l'appel d'offres auquel avait donné lieu en 2010 l'attribution des licences de diffusion en Arménie, ainsi que de la décision prise par le Comité des Ministres de clore l'examen de l'exécution de l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme dans l'affaire Meltex et Mesrop Movsesyan c. l’Arménie au motif qu'il avait été procédé à une adjudication transparente;
10.2. observe que cette adjudication n'a pas amélioré le pluralisme des médias, et que ce résultat n'est donc pas conforme à ses exigences en la matière;
10.3. elle appelle une fois encore les autorités arméniennes à modifier la loi sur la télévision et la radiodiffusion de sorte que la composition de la Commission nationale de la télévision et de la radiodiffusion (CNTR) et le Conseil de la télévision et de la radio publiques reflètent et représentent véritablement la société arménienne;
10.4. appelle également les autorités à imposer dans la loi à la CNTR d'attribuer les licences dans le but d'accroître le pluralisme et la diversité des médias en Arménie, d’une façon adaptée à cette nécessité;
10.5. estime qu'il serait important de réduire considérablement les obstacles à l'accès des groupes intéressés au marché des médias, de façon à en améliorer le pluralisme; eu égard à la multiplication du nombre de licences rendue possible par la technologie numérique, l'Assemblée estime que les autorités devraient lancer une nouvelle procédure d’adjudication, lorsque cela sera possible, dans le but explicite d'accroître le pluralisme et la diversité des médias en Arménie.
11. L'Assemblée considère que le résultat de la dernière amnistie générale, la reprise de l'enquête sur les dix décès survenus à l’occasion des événements de mars 2008 et le lancement consécutif d'un dialogue constructif entre l'opposition et la coalition au pouvoir signifient qu'il devient possible de tourner définitivement la page sur les événements de mars 2008. Elle rend hommage à la volonté politique dont font preuve les autorités, mais aussi toutes les forces politiques, pour régler le problème conformément aux normes et aux recommandations du Conseil de l'Europe.
12. Aux yeux de l'Assemblée, les événements de 2008 et leurs répercussions ont clairement dégagé les priorités du développement démocratique du pays: l'organisation d'élections législatives authentiquement démocratiques, l’émergence d'une classe politique solide, démocratique et pluraliste, jouissant de la pleine confiance du peuple arménien, la mise en place d'un paysage médiatique ouvert et pluraliste, la réforme de la police, et celle de la justice visant à garantir son indépendance juridique et pratique.
13. L'Assemblée se félicite de la coopération étroite et constructive qui s'est instaurée entre elle et les autorités arméniennes. C’est à son avis un bon exemple de collaboration dans le cadre de sa procédure de suivi.
14. L'Assemblée suivra attentivement les priorités évoquées dans la présente résolution, tout en veillant à ce qu'elles n'érodent pas l'importance des autres obligations et engagements contractés par l'Arménie devant le Conseil de l'Europe.

B. Exposé des motifs, par M. Prescott et M. Fischer, corapporteurs

(open)

1. Introduction

1. L'Assemblée parlementaire a adopté le 24 juin 2009 sa précédente Résolution 1677 (2009) sur le fonctionnement des institutions démocratiques en Arménie. Elle y considérait que la libération par amnistie générale de la plupart, voire de la totalité, des personnes privées de liberté en relation avec les événements de mars 2008, de même que l'assurance donnée par les autorités qu'elles avaient l'intention de conduire une enquête crédible sur ces événements témoignaient clairement de leur volonté de surmonter la crise politique et d'ouvrir une nouvelle page du développement démocratique du pays.
2. Dans sa Résolution 1677 (2009), l'Assemblée invitait notamment les rapporteurs à accorder une attention spéciale aux personnes encore privées de liberté, à la nécessité d'une enquête indépendante et crédible sur les événements de mars 2008 et ses causes, à l'enquête consacrée aux circonstances et à la responsabilité des dix décès survenus au cours de ces événements, ainsi qu’au respect de la liberté de réunion dans la pratique. De plus, l’Assemblée appelait instamment les autorités à réformer en profondeur la police, notamment en mettant en place un mécanisme de contrôle public approprié, ainsi que la justice, en vue d'assurer son indépendance.
3. Les rapporteurs ont attentivement observé la situation politique dans le pays depuis l'adoption de la Résolution 1677 (2009), et ont transmis un certain nombre de notes d'information à la commission de suivi à ce sujet. Le train de réformes lancé par les autorités a en outre donné lieu à une audition spéciale de la commission de suivi le 5 octobre 2010; un certain nombre de partis parlementaires et extraparlementaires d’opposition y avaient été invités. Les corapporteurs se sont par ailleurs rendus dans le pays du 15 au 18 mars et du 19 au 21 juillet 2011. Ils ont bénéficié pendant toute la période considérée d'une coopération ample et constructive des autorités et des représentants de l’ensemble des forces politiques, parlementaires ou non – ce dont ils tiennent à les remercier tous ici.
4. Nous escomptions une prompte normalisation de la situation politique en Arménie après l'adoption de la Résolution 1677 (2009), ce qui nous aurait permis de reprendre le suivi de l'ensemble des engagements et obligations de l'Arménie. La question des détenus non libérés et celle de l'enquête sur les dix morts de mars 2008 ont malheureusement dominé la vie et l'actualité politiques pendant la plus grande partie de notre mandat, et ont continué d'empoisonner le climat politique. Mais, à notre grande satisfaction, un certain nombre d’avancées importantes sont venues régler au printemps 2011 le solde des questions touchant aux événements de mars 2008.
5. Le 20 avril 2011, M. Serge Sarkissian, Président de la République d'Arménie, a ordonné aux forces de l'ordre de relancer les enquêtes interrompues sur les événements de mars 2008, et notamment sur les responsabilités dans les dix décès survenus à cette occasion. Les autorités ont par ailleurs autorisé un parti d'opposition, le Congrès national arménien (CNA 
			(2) 
			Le
Congrès national arménien est aussi désigné par son sigle arménien
HAK. Par souci d’homogénéité, nous avons utilisé ici le sigle français
(CNA).), à manifester sur la place de la Liberté, lieu des protestations de 2008 où aucune manifestation d'opposition n'avait plus été autorisée depuis. Après quoi, l'Assemblée nationale a adopté le 26 mai 2011 une nouvelle amnistie générale, la seconde en trois ans, sur proposition de M. Sarkissian; les dernières personnes encore détenues dans le sillage des événements de mars 2008 ont ainsi été libérées. A la suite de cette amnistie, les principales forces d'opposition ont publiquement déclaré que leurs conditions ayant été satisfaites, elles étaient disposées à entamer le dialogue avec les autorités sur le développement démocratique du pays. La situation politique s'est ainsi normalisée, même si elle demeure très polarisée, ce qui a clos ce douloureux chapitre de l'histoire arménienne. Ces événements importants arrivent à un moment crucial, où le pays se prépare aux élections législatives du printemps 2012. Ce scrutin aura la lourde tâche de restaurer la confiance du peuple arménien dans le système politique; il permettra de créer un climat politique authentiquement pluraliste et inclusif, condition nécessaire pour que l'Arménie puisse relever les grands défis qui l’attendent.
6. Nous nous proposons de retracer dans le présent rapport les mesures prises pour régler les questions restées en suspens depuis mars 2008, ainsi que d'aborder les importantes réformes lancées par les autorités pour s'attaquer à leurs causes sous-jacentes. Nous esquisserons ensuite quelques recommandations relatives à ces réformes et définirons certaines priorités de l'actuelle procédure de suivi de l'Arménie; nous prévoyons de remettre à l'Assemblée le rapport complet de suivi en 2013, si possible.

2. Personnes non libérées à la suite de la première amnistie générale de 2009

7. La Résolution 1677 (2009) notait qu'en vertu de l'amnistie générale accordée le 19 juin 2009, la plupart, sinon la totalité, des personnes privées de liberté en relation avec les événements des 1er et 2 mars 2008 avaient été libérées; elle demandait à la commission de suivi de suivre de près l'évolution de la situation en ce qui concernait les cas restants 
			(3) 
			Résolution 1677 (2009),
paragraphes 5.2 et 16.. Elle observait par ailleurs que l'amnistie s'appliquait aussi aux personnes inculpées qui se tenaient cachées à condition qu'elles se présentent volontairement à la police avant le 31 juillet 2009; eu égard à cette possibilité, l’Assemblée appelait instamment les autorités arméniennes à autoriser les personnes concernées à rester en liberté pendant la durée de leur procès.
8. A l'adoption de l'amnistie de 2009, deux personnes en fuite, MM. Nikol Pashinyan et Khachatur Sukiasyan 
			(4) 
			M. Nikol Pashinyan
est rédacteur en chef d’un journal et l’un des militants qui avaient
conduit le mouvement de protestation en 2008; M. Khachatur Sukiasyan
est l’un des trois députés dont l’immunité a été levée dans des
conditions contestées pour le rôle qu’il aurait joué dans les événements
de mars 2008., se sont présentées aux autorités. Toutes deux ont été initialement placées en détention en attendant leur procès. M. Sukiasyan a ensuite été mis en liberté provisoire jusqu'à son procès, moyennant la promesse de ne pas quitter le pays; mais M. Pashinyan a été maintenu en détention préventive pendant toute l'instruction de son affaire, malgré les appels de l'Assemblée.
9. Le 8 février 2011, le Service des enquêtes spéciales de la République d'Arménie a formellement abandonné les poursuites pénales liées aux événements de mars 2008 à l'encontre de M. Sukiasyan, faute de preuves; M. Sukiasyan, qui proteste de son innocence, a demandé non seulement la levée des charges contre lui, mais aussi l’acquittement formel et la réhabilitation.
10. Le 19 janvier 2010, M. Pashinyan – que les autorités considéraient comme l'un des instigateurs des événements de mars 2008 – a été condamné à sept ans de prison. Cette condamnation a suscité de vives controverses du fait que l'accusation n'avait requis «que» six ans. Les juges arméniens prononcent d'habitude des peines inférieures à celles que demande l'accusation. Nombre de nos interlocuteurs ont ainsi estimé que cette condamnation inhabituelle trahissait la claire intention des autorités de ne pas libérer M. Pashinyan en vertu de l'amnistie générale de 2009. L'Assemblée a en outre jugé la sentence problématique du fait que M. Pashinyan a uniquement été condamné en vertu de l'article 225 (soulèvement de masse) du Code pénal 
			(5) 
			M. Pashinyan a aussi
été accusé d’infraction à l’article 316 (violence à l’encontre d’un
représentant des autorités). Le tribunal l’a toutefois acquitté
de ce chef d’accusation, et l'a uniquement condamné en vertu de
l’article 225.. Dans des résolutions précédentes sur la question, l'Assemblée avait déjà qualifié d’inacceptables les condamnations prononcées en vertu de l'article 225 en relation avec les événements des 1er et 2 mars 2008. De plus, la condamnation de M. Pashinyan se fondait essentiellement sur des témoignages de la police, sans preuves à l'appui 
			(6) 
			Les autorités ont produit
une analyse linguistique et psychologique contestable d’un discours
prononcé par M. Pashinyan le 1er mars 2008 comme preuve de son rôle
d’«organisateur» des événements de mars 2008., une pratique considérée comme contestable par l'Assemblée et dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme.
11. Après l'amnistie de 2009, un certain nombre d'autres personnes toujours en détention à la suite des événements de mars 2008 ont été libérées lorsque leur requête en grâce présidentielle a été acceptée. Mais la loi arménienne prévoit que la grâce ne peut être accordée qu'à une personne qui a admis sa culpabilité, ce qui était exclu dans le cas de nombreux détenus, pour des raisons bien compréhensibles.
12. L'amnistie de 2009 prévoyait que les personnes qui n'avaient pas entièrement purgé leur peine voyaient leur solde de temps réduit de moitié; la plupart des prisonniers restants pouvaient alors être mis en liberté conditionnelle, la loi arménienne prévoyant que cette dernière est envisageable dès lors que la moitié de la peine a été purgée. De nouvelles possibilités de libération se sont ainsi offertes pour les personnes privées de liberté à la suite des événements de mars 2008, conformément aux suggestions de notre Assemblée. Lors de sa visite en Arménie dans le cadre du Forum pour l'avenir de la démocratie, en octobre 2010, M. John Prescott avait instamment demandé aux autorités d'accorder la liberté conditionnelle aux prisonniers restants dès qu'ils auraient rempli les conditions et de ne pas dresser d'obstacles artificiels à leur libération.
13. Bon nombre de personnes détenues à la suite des événements de mars 2008 ont été mises en liberté conditionnelle au dernier trimestre 2010. Au moment de notre visite, en mars 2011, il n'y avait donc plus que sept personnes toujours en détention pour des motifs jugés politiques par le Congrès national arménien. M. Nikol Pashinyan, dont nous avons examiné le cas précédemment, figurait notamment parmi elles, de même que M. Sasun Mikaelyan, l'un des autres députés dont l'immunité avait été levée. M. Mikaelyan ne pouvait pas être libéré au titre de l'amnistie de 2009, car il avait aussi été condamné pour détention illégale d'armes, une grosse cache d'armes ayant été découverte chez lui. Sa santé se serait rapidement détériorée en détention, à telle enseigne que le Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe avait demandé sa libération pour motifs humanitaires lors de sa visite de janvier 2011.
14. Nous avions souligné lors de notre visite de mars 2011 que le maintien en détention de partisans de l'opposition emprisonnés à la suite des événements de mars 2008, de même que l'absence d'enquête convenable sur les dix décès survenus à cette occasion continuaient d'empoisonner l'atmosphère politique dans le pays, constituaient l'obstacle majeur à la normalisation de la situation politique et risquaient d’être préjudiciables aux élections législatives de mai 2012. Nous appelions donc instamment les autorités à utiliser tous les instruments juridiques à leur disposition pour libérer le reste des partisans de l'opposition, et à ne pas créer d'obstacles à leur libération anticipée quand l'occasion s'en présenterait.
15. Le Président Sarkissian a demandé le 20 mai 2011 à l'Assemblée nationale arménienne d'adopter une amnistie générale, ce qu'elle a fait le 26 mai: plus de 500 personnes ont ainsi été libérées, dont toutes celles toujours détenues pour des faits liés aux événements de 2008; plus de 2 000 personnes ont bénéficié de remises de peine. Ces libérations ont ôté le dernier obstacle à la normalisation du climat politique et ouvert la voie à un dialogue constructif entre les autorités et l'opposition 
			(7) 
			M. Levon Ter-Petrossian,
ex-Président arménien, a déclaré après l’amnistie qu’il n’y avait
plus de «prisonniers politiques» en Arménie, et qu’il était disposé
à engager le dialogue avec les autorités.. L'Assemblée peut assurément s'en féliciter.

3. Enquête sur les événements de 2008 et leurs dix victimes

16. Dans sa Résolution 1677 (2009), l'Assemblée soulignait qu'une enquête impartiale et crédible sur les événements des 1er et 2 mars 2008 et leurs circonstances restait nécessaire, malgré la dissolution du Groupe d'enquête indépendant formé sur proposition du Commissaire aux droits de l'homme. La commission d'enquête parlementaire ad hoc avait poursuivi ses travaux en parallèle à ceux du groupe d’enquête et semblait avoir fait preuve de plus d’indépendance que l’on ne s’y était attendu; l’Assemblée avait donc estimé qu’elle était bien placée pour mener l’enquête à terme et que le rapport de cette commission déterminerait en fin de compte si les critères d'impartialité et de crédibilité avaient bien été respectés, et si des enquêtes complémentaires étaient nécessaires.
17. La commission d'enquête parlementaire ad hoc a présenté son rapport à l'Assemblée nationale le 17 septembre 2009. Nous l’avons analysé dans notre note d'information (document AS/Mon (2009) 38 rev).
18. La commission d'enquête parlementaire ad hoc concluait dans son rapport que la polarisation socio-économique, le manque de confiance du public envers les autorités (notamment le pouvoir judiciaire), les déficits du système de freins et contrepoids entre les diverses branches du gouvernement, l’inadéquation de la protection des droits civiques et des droits de l’homme, l'absence de pluralisme des médias et l’émergence d’une petite élite politique et économique à la tête du pays avaient été les principaux facteurs sous-jacents du mouvement de protestation qui avait éclaté au lendemain des élections présidentielles de février 2008. Mais la commission d’enquête en tire la conclusion surprenante que c’est en exploitant cyniquement ces facteurs dans leur «propagande contre l’autorité» que les partisans de Levon Ter-Petrossian avaient suscité une atmosphère d’intolérance et de mécontentement dans le public, atmosphère ensuite manipulée par ces mêmes membres de l’opposition pour favoriser des troubles à l’ordre public.
19. Cette présentation plutôt tendancieuse des causes de la crise politique, le manque étonnant d’esprit critique des autorités et l’imputation de la responsabilité de l’exacerbation des tensions politiques aux seules forces de l’opposition – en particulier à celles qui soutenaient Levon Ter-Petrossian 
			(8) 
			Le rapport omet, par
exemple, de mentionner que plusieurs autres candidats à la présidence,
qui ont ensuite rejoint la coalition au pouvoir, ont dénoncé vigoureusement
et à plusieurs reprises des fraudes électorales au lendemain des élections
présidentielles de 2008. – sont regrettables et ôtent de sa crédibilité au rapport de la commission d’enquête. Ce qui est d'autant plus dommage que les recommandations que contient le rapport montrent clairement que la commission a en réalité procédé à une analyse des événements de mars 2008 et des facteurs qui en étaient à l'origine beaucoup plus complète et plus équilibrée que ne le laisseraient croire ses conclusions officielles.
20. Le rapport de la commission d'enquête retrace les événements du 1er mars, et brosse le tableau d'une opération de police mal organisée et mal conduite (apparemment en réponse à des informations selon lesquelles des manifestants amassaient des armes sur la place de la Liberté 
			(9) 
			Le
rapport n’examine malheureusement pas les accusations faites à la
police d’avoir agi d’emblée pour réprimer le mouvement de protestation,
et d’avoir intentionnellement dissimulé des armes parmi les manifestants.
Le contenu du rapport n’en laisse pas moins percevoir que la commission
d’enquête nourrissait de très graves doutes sur les motifs réels de
l’opération de police.) qui a dégénéré en émeutes pratiquement incontrôlables. Il reconnaît également à ce propos que les manifestations étaient spontanées et non préméditées. Ces conclusions confirment l'avis exprimé par l'Assemblée dans toutes ses résolutions ayant trait à ces événements: il ne pouvait pas s'agir d'une tentative préméditée de coup d’Etat 
			(10) 
			Elles
donnent aussi raison à l’Assemblée lorsqu’elle avait jugé inacceptables
toutes les condamnations prononcées en vertu de l’article 300 (usurpation
de pouvoir) du Code pénal arménien pour des faits survenus au cours
des événements de mars 2008..
21. Tout en estimant dans son rapport que les actions de la police, le matin du 1er mars 2008, étaient «dans l'ensemble légales et proportionnées» 
			(11) 
			Conclusions de la commission
d’enquête parlementaire ad hoc, p. 35, section 3.2, paragraphe 22., la commission d'enquête se montre très critique sur la manière dont la police a géré la situation pendant les événements; en particulier, elle n’a pas cherché à mettre en place des mesures pour établir le dialogue avec les manifestants ni utilisé d’autres moyens non violents d’encadrement de la foule. Elle juge en outre que les actions d'un certain nombre de policiers – dont des brutalités et la confiscation puis la destruction de documents vidéo de journalistes – étaient contraires aux procédures légales et globalement inacceptables.
22. De même, la commission d'enquête regrette dans son rapport que les chefs de l’opposition n'aient pas essayé davantage d’éviter les désordres civils et la violence, et leur en fait reproche. Elle note à ce propos que leurs décisions contradictoires et leurs atermoiements ont fait obstacle à des mesures qui auraient permis d’éviter la dégradation de la situation au cours de l’après-midi du 1er mars 2008.
23. L'Assemblée a toujours estimé que l'enquête sur les dix personnes mortes au cours des événements des 1er et 2 mars 2008 revêtait une importance capitale. Dans sa Résolution 1677 (2009), l’Assemblée s’est déclarée vivement préoccupée par le fait que l'enquête du procureur général n'avait pas donné de résultats concrets; elle jugeait essentiel que cette enquête soit menée à terme de manière satisfaisante et sans plus tarder 
			(12) 
			Résolution 1677 (2009), paragraphe 9.. Nous avons constamment rappelé ce point aux autorités à l'occasion de nos contacts avec elles et lors de nos visites dans le pays, demandant que des réponses satisfaisantes soient données aux questions relatives aux circonstances et à la responsabilité de ces dix morts.
24. Nous nous sommes félicités de constater que la commission d'enquête avait accordé une grande attention à ces dix morts dans son rapport. Le groupe d'enquête indépendant leur avait aussi consacré un important travail de recherche, malheureusement très politisé comme en témoignent ses résultats, qui se concentrent sur les erreurs procédurales et les fautes commises par les services chargés de l'enquête plutôt que sur l'élucidation des circonstances qui avaient entouré ces dix décès. Cela dit, ces rapports soulèvent des interrogations légitimes sur la version officielle des faits et contiennent d’utiles conclusions, qui méritent d'être reconnues pour telles. Les réactions des services d’enquête aux rapports du groupe d’enquête indépendant trahissent un mépris inacceptable de leur part à l’égard des membres et du travail du groupe d’enquête, ce qui conduit à douter de leur volonté d'élucider pleinement l'affaire.
25. Sur les dix morts – deux policiers et huit civils – une (celle d’un policier) a été causée par un engin explosif, cinq par des blessures par balles, trois par des blessures directement dues à des grenades lacrymogènes Cheremukha 7 , et une par des blessures à la tête provoquées par un objet contondant non identifié.
26. Pour deux des cinq personnes tuées par balles, il n’a pas été possible de retrouver les projectiles: il est donc impossible de déterminer par quel type d’arme ils ont été tirés. Dans les trois autres cas, deux balles ont été tirées par un pistolet Marakov PM et une par un fusil mitrailleur AK 47. Sachant qu'il est établi que la police utilisait des Kalachnikov pour tirer des balles traçantes au-dessus de la tête des manifestants (!) et que le Marakov PM est l’arme de service de la police arménienne, les armes qui ont tiré ces balles pouvaient très probablement être retrouvées. Mais à notre grande surprise, la police n'y est parvenue pour aucune des balles. Ce qui fait planer de sérieux doutes sur son enquête; la chose est d'autant plus regrettable qu'elle pourrait être aisément interprétée comme une dissimulation délibérée de la part de la police.
27. La mort de trois personnes tuées par des grenades lacrymogènes tirées par la police a également suscité des contestations. Les services d'enquête étaient arrivés à la conclusion que ces trois morts avaient été causées par des grenades tirées à bout portant, directement sur des manifestants ou tout à côté d'eux – ce qu’interdisent expressément les règlements régissant l’utilisation de ce matériel. Des experts internationaux ont confirmé à la commission d'enquête qu’il était malheureusement impossible de remonter de la grenade au fusil qui l’aurait tirée parce que l’âme du fusil ne laisse pas de signature balistique sur l’enveloppe plastique de la grenade. Nous jugeons donc très improbable que les éclats trouvés dans les cadavres permettent d’identifier les policiers qui ont tiré ces grenades mortelles.
28. A la faveur de nos contacts avec le président de la commission d'enquête, nous avons appris que les forces de l'ordre et les services de sécurité s'étaient montrés peu disposés à coopérer avec la commission, ce qui avait beaucoup entravé cette dernière dans la collecte de l'information qu'elle demandait. Le Commissaire aux droits de l'homme a reçu des plaintes similaires lors de son passage en Arménie 
			(13) 
			Rapport du Commissaire
aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, M. Thomas Hammarberg,
faisant suite à sa visite en Arménie du 18 au 21 janvier 2011, paragraphe 67.. Ce manque de coopération des forces de l'ordre est tout à fait inacceptable; il constitue à notre avis un argument de plus pour placer les forces de police sous le contrôle d'une autorité civile, comme le demandent la Résolution 1609 (2008) et la Résolution 1677 (2009) de l'Assemblée.
29. L'attribution partiale et tendancieuse de la responsabilité des événements des 1er et 2 mars 2008, de même que la nette impression que la commission d'enquête voulait éviter à tout prix de discréditer ouvertement la version officielle des faits et de critiquer durement la façon dont les autorités avaient géré la situation, sapent la crédibilité de l'enquête et l’empêchent d’avoir l’effet escompté dans la résorption des tensions politiques. La société continue ainsi de s'interroger et de nourrir des doutes sur les véritables causes des événements et leur déroulement.
30. Cela est d'autant plus regrettable que les recommandations que contient le rapport montrent clairement que la commission d’enquête avait en réalité procédé à une analyse des événements de mars 2008 et des facteurs qui en étaient à l'origine beaucoup plus complète et plus équilibrée que ne le laisseraient croire ses conclusions officielles. Pensant que la mise en œuvre des réformes et des politiques que recommande son rapport contribuerait utilement à remédier aux causes sous-jacentes des événements de mars 2008, nous avons pleinement soutenu le processus de réforme que les recommandations sous-tendent.
31. Le parquet et le Service des enquêtes spéciales de la police n'ont pas pu jusqu'à présent établir de responsabilités individuelles ou collectives dans ces dix morts. Les autorités ont donc estimé qu'il était impossible d'ouvrir une enquête tant que l'on ne disposerait pas de preuves permettant d'identifier des personnes ayant une responsabilité directe dans ces dix décès.
32. Nous pensons que cela reflète une vision trop étroite de la nature d'une telle enquête. Nous avons rappelé aux autorités que l'enquête demandée par l'Assemblée ne visait pas seulement à identifier, si possible, les personnes responsables de ces dix morts, mais aussi à établir comment ces personnes avaient pu être tuées au cours d’une manifestation publique, à envisager une éventuelle responsabilité de la chaîne de commandement, et à recommander les mesures à entreprendre pour éviter le retour d’une situation comparable dans des manifestations futures; et si aucune responsabilité individuelle ne pouvait être établie, l'enquête devait expliquer pourquoi. Nous avions aussi attiré leur attention sur le fait que d'autres pays ont mené des enquêtes de ce type lorsqu'une opération de police a entraîné des morts, comme dans le cas d'un ressortissant brésilien tué par la police dans le métro londonien, ou dans celui des conflits en Irlande du Nord. Le fait que le procureur n'a pas pu établir de responsabilités individuelles ne justifie donc aucunement à nos yeux la décision de ne pas mener l'enquête crédible demandée par l'Assemblée.
33. Nous nous félicitons de l'esprit d'ouverture dont ont fait preuve les autorités lorsque nous leur avons présenté nos arguments. Elles nous ont informés qu'un certain nombre d'enquêtes différentes mais partielles avaient été menées sur les causes de ces dix morts par plusieurs organes gouvernementaux, en plus et à la suite des enquêtes menées par le parquet et la commission d'enquête ad hoc de l'Assemblée nationale. Les autorités ont reconnu que leurs résultats n'avaient jamais été synthétisés ni évalués par un organisme indépendant, ce qui leur aurait donné plus de crédibilité aux yeux du public arménien.
34. Le Président Sarkissian s'est donc montré disposé à rouvrir l'enquête et à publier ses résultats. Il a ensuite ordonné le 20 avril 2011 aux forces de l'ordre de relancer les recherches interrompues sur les événements de mars 2008, et en particulier sur les responsabilités dans les dix morts survenues à cette occasion. La reprise de cette enquête a nettement amélioré le climat politique en Arménie et devrait permettre de clore cet épisode douloureux de l'histoire récente du pays. Nous appelons les autorités à donner une solide crédibilité à ces investigations en publiant le rapport complet, même s’il se révèle impossible d’établir des responsabilités individuelles.
35. Nous avons rencontré au mois de juillet 2011, lors de notre visite, le chef du Service des enquêtes spéciales chargé par le Président arménien de réexaminer tous les témoignages et preuves, ainsi que les résultats de l'enquête sur les dix morts. Il était assez sûr d’obtenir des résultats, mais nous a confié qu'aucun élément nouveau n'avait été découvert jusque-là pour identifier les responsables. Il pensait que la politisation de l'affaire affectait les déclarations des témoins et leur disposition à témoigner. Nous avons souligné la nécessité de procéder à un examen attentif des responsabilités au sein de la chaîne de commandement, et de garantir la pleine transparence sur les progrès de l'enquête ou leur absence. Les conférences de presse hebdomadaires du Service des enquêtes spéciales sont à cet égard une bonne chose.
36. Lors de notre dernière visite en Arménie, le Président Sarkissian a clairement montré sa volonté personnelle d'établir les responsabilités dans ces dix décès.
37. L'une des faiblesses de l'enquête sur ces dix morts est que c’est la police elle-même qui a été chargée d'enquêter sur ses propres décisions et actes, ce qui conduit le public arménien à s'interroger sur son impartialité et sa crédibilité. Pour nous, cela souligne la nécessité pressante de placer les forces de l’ordre arméniennes sous la surveillance et le contrôle convenables d'une autorité civile, comme le demandait la Résolution 1677 (2009) de l'Assemblée 
			(14) 
			Résolution 1677 (2009),
paragraphe 14; cette recommandation figurait déjà dans la Résolution 1609 (2008) et
la Résolution 1620 (2008). .

4. Train de réformes

38. Comme nous l'avons dit, les recommandations de la commission d'enquête parlementaire ad hoc pourraient fonder utilement l’effort de résorption des principales causes sous-jacentes des événements de mars 2008. Les autorités ont annoncé un ample train de réformes pour les mettre en œuvre. Les grands volets en sont la réforme électorale, la réforme de la justice et celle de la police. Nous avons par ailleurs souligné à plusieurs reprises la nécessité d'une réforme des médias visant à en accroître le pluralisme. Les autorités ont confié le suivi intérieur de la mise en œuvre de ces réformes au Comité permanent des affaires juridiques et de l'Etat de l'Assemblée nationale, présidé par M. Davit Harutyunyan – qui conduit également la délégation nationale arménienne auprès de notre Assemblée. Les interactions et les échanges d'informations ont ainsi été continus entre les autorités, les corapporteurs et la commission de suivi. Nous tenons à souligner qu'un dialogue privilégié aussi constructif offre un excellent exemple de coopération dans le cadre de la procédure de suivi de l'Assemblée.
39. Nous passerons ces réformes en revue plus en détail dans les sections qui suivent. Mais nous commencerons par mentionner deux points fondamentaux à prendre en compte dans leur évaluation.
40. Premièrement, nous nous félicitons de la multiplicité des plans et stratégies de réforme, mais il faut à présent leur donner une traduction concrète, dans des politiques et des projets de loi qui répondent effectivement aux besoins du pays.
41. Deuxièmement, la plupart des propositions consistent en amendements de lois existantes ou en nouvelle législation. Or ce n'est pas uniquement en légiférant que l'on déploiera les réformes souhaitables. Nombre de nos interlocuteurs de tous bords ont reconnu que la législation actuelle serait souvent acceptable si elle était mise en œuvre avec cohérence et bonne foi. Les réformes proposées ne doivent donc pas se borner à des amendements législatifs, elles doivent aussi faire évoluer les pratiques et les mentalités. Nous avons conscience qu'elles seront difficiles à mettre en œuvre et se heurteront à des intérêts particuliers. Mais nous sommes persuadés que les changements nécessaires de pratiques et de mentalité sont réalisables, moyennant une volonté politique suffisante.

4.1. Réforme électorale

42. La réforme électorale est au cœur du train de réformes des autorités. Elle revêt une importance toute spéciale dans la perspective des élections législatives de mai 2012: ce scrutin doit absolument être libre et équitable pour que soit constitué un parlement qui reflète la pluralité des vues et des forces en présence dans la société arménienne, de sorte que la situation politique se normalise et la démocratie se consolide dans le pays. Eu égard surtout aux contestations auxquelles avaient donné lieu les élections présidentielles de 2008, il est tout aussi important que la mise en œuvre de ces réformes et du processus électoral lui-même suscite la pleine confiance de toutes les parties prenantes et de la population arménienne.
43. Les dénonciations du processus électoral et les allégations directes, voire les rumeurs de fraudes électorales, ont malheureusement figuré par le passé dans les stratégies électorales de plusieurs partis, ce qui a entamé très malencontreusement la confiance du public dans les élections. Nous appelons donc toutes les parties à ne pas éroder la confiance de la population dans le processus électoral en le mettant inutilement en doute ou en dénonçant des fraudes électorales avant même la tenue du scrutin. Nous espérons également, toujours pour les mêmes raisons, que les partis ne se laisseront jamais tenter d'expliquer à leurs partisans des résultats décevants aux urnes en incriminant sans fondement la régularité du processus électoral lui-même.
44. Dans le sillage des événements de mars 2008, l'Assemblée nationale a formé un groupe de travail spécial 
			(15) 
			Pour de plus amples
informations sur le groupe de travail sur la réforme électorale,
se reporter à nos rapports précédents, Doc. 11786 et Doc. 11962. sur la réforme électorale; des représentants de la société civile et de l'opposition extraparlementaire ainsi que des universitaires avaient été invités à participer à ses travaux. Un certain nombre de partis d'opposition, dont le Parti du patrimoine 
			(16) 
			Le Parti du patrimoine
était initialement le seul parti d’opposition représenté au parlement
après les événements de mars 2008. Il a ensuite été rejoint par
la Fédération révolutionnaire arménienne (parti Dashnaktsutyun),
qui est sortie de la coalition sur un désaccord relatif au rétablissement
de relations diplomatiques avec la Turquie. et le Congrès national arménien (CNA) de M. Levon Ter-Petrossian ont aussi été conviés à le joindre. Ce groupe de travail a été chargé de préparer des propositions de réforme électorale. Ses activités, initialement intenses, ont pratiquement marqué le pas à partir du début de l'année 2009. Les premières propositions de nouveau code électoral ont donc été préparées par le Comité permanent des affaires juridiques et d'Etat, puis soumises au groupe de travail électoral. Ce mode opératoire a conduit un certain nombre de partis d'opposition à accuser le gouvernement de chercher à imposer sa conception du système électoral; cela semble démenti par le dispositif de consultation très complet et dans l’ensemble transparent mis en place par les autorités.
45. Le premier projet a été présenté aux autorités à l'occasion d'une conférence spéciale à laquelle avaient notamment été conviées toutes les forces politiques, ainsi que la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) et le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l'homme de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (BIDDH/OSCE). Le CNA a malheureusement refusé de participer à la rencontre, qui a autrement rassemblé toutes les grandes forces politiques du pays. Les autorités ont ensuite préparé un projet de nouveau code électoral et l'ont transmis pour examen au groupe de travail électoral créé après les événements de 2008. Les débats au sein du groupe de travail ont cependant été boycottés par l'opposition, y compris par les partis qui avaient participé à la conférence; l’opposition estimait en effet que le projet des autorités n'intégrait pas les vues et suggestions présentées au cours de la conférence internationale. Ainsi, jugeant probable qu’aucune de ses idées ne serait reprise dans le nouveau Code électoral, l’opposition craignait que sa participation ne serve qu'à légitimer un texte auquel elle n'aurait eu aucun apport réel. Plutôt que de participer aux travaux du groupe, elle a préparé un contre-projet de code électoral.
46. La commission de suivi a sollicité, à notre demande, un avis de la Commission de Venise sur le contre-projet de code électoral de l'opposition, afin que les deux versions bénéficient de ses compétences et de son évaluation. Soucieux d'éviter un long blocage, le président du groupe de travail électoral de l'Assemblée nationale a choisi de soumettre les deux projets au parlement, de sorte que toutes les idées et suggestions soient entendues et examinées. Bien que certaines de ses recommandations aient été retenues ou qu'il en ait été tenu compte d'une façon ou d'une autre, l'opposition parlementaire a regretté que trop peu d'entre elles aient été acceptées par la majorité au pouvoir, même lorsqu’elles avaient l’aval de la Commission de Venise. Elle a toutefois reconnu que le nouveau Code électoral représentait dans l’ensemble un progrès sur les versions précédentes et pouvait fournir une bonne base à des élections démocratiques.
47. Le Président de l'Assemblée nationale arménienne a sollicité le 10 février 2011 l'avis de la Commission de Venise sur les propositions d’amendements au Code électoral. L'avis conjoint 
			(17) 
			Document CDL-AD(2011)021. de la Commission de Venise et du BIDDH/OSCE à ce propos a été adopté le 20 juin 2011. Les autorités arméniennes nous ont fait savoir qu’elles avaient eu connaissance des recommandations et inquiétudes qu’il contenait avant même leur adoption formelle par la Commission de Venise; cela avait permis, disaient-elles, d’en tenir compte dans le nouveau Code électoral adopté le 26 mai 2011. Elles n'en ont pas moins consulté à nouveau la Commission de Venise à son sujet; cet avis n'avait pas encore été rendu au moment de la rédaction du présent rapport et nous ne sommes donc pas en mesure de savoir dans quelle mesure cette nouvelle mouture intègre bien les recommandations et inquiétudes de la Commission de Venise. Nous engageons cependant les autorités à tenir compte des dernières recommandations et inquiétudes que pourrait contenir le prochain avis de la Commission de Venise sur le nouveau Code électoral.
48. Dans leur avis intérimaire, la Commission de Venise et le BIDDH/OSCE ont rendu hommage aux améliorations qu'apportait le nouveau Code électoral en reprenant plusieurs recommandations antérieures de la Commission de Venise et d'observateurs internationaux d'élections, dont l'Assemblée. Mais la Commission de Venise n'en a pas moins estimé que le projet était encore amendable sur plusieurs points, notamment la formation des commissions électorales, les droits des candidats, la réglementation des campagnes, la vérification des résultats et les procédures de recours.
49. Le nouveau Code électoral introduit un modèle mixte professionnel-partisan d'administration des élections: la Commission électorale centrale et les commissions électorales de circonscription sont formées de fonctionnaires nommés par des organismes indépendants 
			(18) 
			La Commission électorale
centrale se compose de sept membres nommés par le Président de la
République sur proposition du défenseur des droits de l’homme (médiateur),
du président de la Chambre des avocats et du président de la Cour
de cassation. Les membres des commissions électorales de circonscription
sont nommés par la Commission électorale centrale.; les commissions électorales de bureaux de vote sont nommées quant à elles selon un modèle «partisan», qui permet à chaque groupe parlementaire de l'Assemblée nationale de nommer un membre de chaque commission.
50. Le modèle professionnel de nomination de la Commission électorale centrale et des commissions électorales de circonscription vise à renforcer la confiance des parties prenantes et du public dans le processus électoral et à faire obstacle à la politisation des échelons supérieurs de l'administration des élections – un problème par le passé. C'est pour la même raison que seuls des fonctionnaires peuvent faire partie des commissions électorales de niveau supérieur: leurs activités sont en effet régies par la loi sur la fonction publique, qui punit sévèrement les agents publics coupables de fraudes et d'abus de pouvoir dans l'exercice de leurs fonctions officielles. On peut espérer que cela découragera les membres des commissions électorales de se prêter à toute irrégularité dans l'exercice de leurs fonctions.
51. Comme le notait la Commission de Venise, une administration professionnelle des élections doit absolument inspirer la confiance de toutes les parties prenantes dans la neutralité des institutions de l'Etat. Cette confiance a souvent été ébranlée en Arménie; c'est pourquoi nous appelons les autorités à faire en sorte que les fonctionnaires membres des commissions électorales ne soient soumis à aucune pression, et que l'impression ne puisse jamais être donnée qu'ils le sont.
52. Avec la plupart de nos interlocuteurs, nous pensons que le Code électoral qui vient d'être adopté peut fournir une bonne base à des élections démocratiques s'il est appliqué de bonne foi. Il revient à présent à toutes les forces politiques de le traduire en une pratique vivante, et de s'assurer qu'il est mis en œuvre dans sa lettre comme son esprit.
53. Comme nous l'indiquions dans des rapports précédents, les événements de mars 2008 traduisaient dans une large mesure l’effondrement total de la confiance de la population dans le système politique en général et dans la régularité de l'organisation des élections en particulier, ce qui souligne toute l'importance des prochaines élections: si elles sont démocratiques et suscitent la confiance de la population arménienne, elles seront l’aboutissement de la normalisation politique après les événements de mars 2008. Mais un échec de l’appareil politique à mener des élections démocratiques aurait de graves conséquences.
54. Il ne faut pas oublier non plus que les événements de mars 2008 ont eu pour effet qu’un grand nombre d'idées et de forces politiques nouvelles sont privées de représentation au sein de l'Assemblée nationale actuelle. Des mécanismes ont été mis en place et utilisés pour associer l'opposition extraparlementaire à la réflexion sur des aspects essentiels du développement politique du pays. Mais c'est en fin de compte dans l’arène parlementaire que doivent se tenir ces dialogues et débats, et l’on s'attend généralement à voir l'opposition extraparlementaire actuelle y entrer après les élections. Eu égard à ce que nous avons dit précédemment, cela contribuera à consolider la démocratie dans le pays et la base sociale-démocrate nécessaire aux réformes dont il a besoin.
55. Nous nous félicitons du fait que la réforme électorale ait été menée à son terme bien avant les élections de l'année prochaine. Cela garantit non seulement la stabilité du Code électoral au moment du scrutin, mais aussi politise moins la réforme que si elle avait eu lieu plus près des élections 
			(19) 
			Les autorités avaient
indiqué au lancement du processus qu’elles en attendaient une stabilisation
du cadre juridique et une dépolitisation de la réflexion sur la
réforme.. Cette approche stratégique et prospective peut servir d’exemple à d'autres Etats membres du Conseil de l'Europe envisageant de réformer leur code électoral.
56. Le Congrès national arménien a réclamé des élections législatives et présidentielles anticipées, et en a fait une condition clé au récent dialogue avec la coalition au pouvoir 
			(20) 
			Voir également la section 5
sur le dialogue entre l'opposition extraparlementaire et la coalition
au pouvoir.. Nous avons déjà dit à quel point il importe que le public et les parties prenantes aient confiance dans le processus électoral. Or cela exige du temps et des préparatifs de l'administration des élections comme de tous les partis en lice. Nous craignons que la tenue précoce d'élections ne détériore la qualité de leur organisation, ce qui ne favoriserait pas l'émergence de la confiance voulue dans le processus. De plus, il nous semble que des élections anticipées ne permettraient de gagner tout au plus que quelques mois sur la date normale.
57. L'observation des élections doit être nationale, mais présenter aussi une dimension internationale pour susciter la confiance nécessaire dans le processus électoral. Nous appelons donc les organisations internationales à faire en sorte que les prochaines élections soient suivies par des observateurs internationaux en nombre suffisant pour qu'ils soient présents dans un maximum de bureaux de vote. Dans ce but, nous recommandons également à notre Assemblée d’affecter une délégation substantielle à la mission internationale d'observation des élections.

4.2. Réforme de la justice

58. La justice arménienne continue de présenter un fonctionnement très préoccupant, surtout par manque d'indépendance. Le problème ne date pas des événements de mars 2008: de l’avis de l'Assemblée, ce manque d’indépendance figurait parmi les causes sous-jacentes du mécontentement dont ils étaient l’expression – à côté du peu de foi qu’éprouve la population arménienne dans l’impartialité des juges. L'Assemblée a donc demandé, dans sa Résolution 1609 (2008), que les autorités intensifient leurs efforts pour mettre en place un pouvoir judiciaire véritablement indépendant et renforcer la confiance de la population dans les tribunaux 
			(21) 
			Résolution 1609 (2009),
paragraphe 8.5..
59. Ce dysfonctionnement de la justice a été souligné dans le rapport du BIDDH de l'OSCE sur l'observation des procès des personnes arrêtées à la suite des événements de mars 2008. Ce document met au jour de graves dysfonctionnements dans les décisions de justice et suscite des questions sur la mise en œuvre en Arménie du droit à un procès équitable visé à l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme (STE no 5).
60. De plus, la justice arménienne reste très centrée sur l'accusation et penche manifestement du côté de cette dernière et de la police; cela conduit à s'interroger sur le respect de l'égalité entre l'accusation et la défense et de la présomption d'innocence. Cette prévention en faveur des autorités occupe aussi une place très importante dans la lutte contre les brutalités et les mauvais traitements policiers 
			(22) 
			BIDDH (OSCE), Rapport
final du Programme d’observation des procès en Arménie (avril 2008-juillet
2009). Voir également le rapport du Commissaire aux droits de l’homme
du Conseil de l’Europe faisant suite à sa visite en Arménie du 18
au 21 janvier 2011 (CommDH(2011)12).. Comme l'indiquait le rapport 
			(23) 
			Rapport
au Gouvernement de l’Arménie relatif à la visite effectuée par le
CPT du 15 au 17 mars 2008. récemment publié par le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT), il conviendrait de rappeler aux juges arméniens qu'ils doivent réagir convenablement aux dénonciations et allégations d'abus et de mauvais traitements policiers; en ne le faisant pas, ils risqueraient de créer ou d’entretenir un inquiétant climat d'impunité autour des bavures policières.
61. Les autorités sont conscientes des problèmes touchant au système judiciaire et à l'indépendance de la justice; elles ont donc fait de la réforme de la justice l'une des composantes prioritaires de leur train de réformes. Cet effort n’a toutefois pas encore donné les résultats escomptés. La plupart de nos interlocuteurs considèrent que le manque d'indépendance et la corruption sont endémiques dans l'appareil judiciaire, et constituent l'un des grands freins au développement de la société arménienne.
62. Ces préoccupations ont été rappelées par le nouveau ministre de la Justice, qui a placé la lutte contre la corruption de la justice et le renforcement de son indépendance au cœur de sa politique. Lors de sa récente visite à Strasbourg, le ministre nous a informés que, malgré l’existence de garanties légales écrites, l'appareil judiciaire n’est pas vraiment indépendant dans la pratique, et que de nouvelles réformes s’imposent.
63. Nous nous félicitons de la priorité donnée à ces problèmes par le nouveau ministre de la Justice, et de sa claire volonté politique d’en venir à bout. Nous soulignons en même temps que la réforme de la justice est un processus de longue haleine, qu'elle ne doit pas se limiter à une action législative, mais englober aussi une ample politique de mise en œuvre visant à faire évoluer les mentalités et les pratiques.

4.3. Réforme de la police

64. Les événements des 1er et 2 mars 2008 ont bien mis au jour la nécessité de réformer la police en profondeur. Comme indiqué précédemment, le rapport de la commission d'enquête parlementaire ad hoc soulevait de graves interrogations sur la façon dont la police les avait gérés. Dans la suite, des mutations ont été opérées au sommet de la police nationale, ce qui dénoterait un certain mécontentement des autorités à l’égard de l'action des forces de maintien de l’ordre au cours de ces journées. Mais cela ne saurait se substituer à une enquête complète sur la responsabilité de la chaîne de commandement dans les dix morts survenues à cette occasion, comme nous l'avons déjà indiqué à plusieurs reprises. Une série de réformes a spécifiquement été lancée pour améliorer les techniques policières d'encadrement des grandes foules. De plus, les directives de recours aux «moyens spéciaux» (un terme utilisé en Arménie pour désigner des armes spéciales et d'autres formes d’usage de la force par la police) dans des manifestations ont été notablement révisées, dans l'intention de prévenir les abus et les blessures.
65. Mais des inquiétudes avaient déjà été exprimées à propos de la police avant les événements de mars 2008, notamment sur des points évoqués dans le rapport de la Commission d'enquête. Le recours excessif à la force, ainsi que la corruption et la falsification de preuves pour obtenir une condamnation sont malheureusement endémiques dans la police arménienne. Cela avait également été mis en lumière dans le rapport du CPT appelant les autorités arméniennes à indiquer clairement à tous les membres des forces de l'ordre que les mauvais traitements infligés à des personnes dont ils ont la garde sont illicites et seront sévèrement sanctionnés sous forme de poursuites pénales 
			(24) 
			Rapport
au Gouvernement de l’Arménie relatif à la visite effectuée par le
CPT du 15 au 17 mars 2008, paragraphe 14..
66. Nous ajoutons que les autorités arméniennes sont conscientes de ces problèmes et ont annoncé une réforme en profondeur de la police. A cet égard, nous nous félicitons des nombreuses réformes lancées sous l'autorité du nouveau directeur adjoint de la police. Mais nos rencontres avec les officiers supérieurs de la police nous ont malheureusement donné la claire impression que ces réformes se heurteront à de considérables résistances internes.
67. La structure institutionnelle des forces de l’ordre constitue une autre entrave à ces réformes. L'Arménie n'a pas de ministère de l'Intérieur: pratiquement autonome, la police relève directement du Président et n'a de comptes à rendre qu'à lui. Ce qui veut dire qu'elle n'est soumise que dans une mesure restreinte au contrôle public et n'a pas vraiment à répondre de ses actes devant le parlement. Cette structure rend peu crédibles ses enquêtes sur son propre comportement, comme on l’a clairement vu à propos des événements de mars 2008, dans lesquels elle avait joué un rôle.
68. L'Assemblée avait demandé qu'un mécanisme de contrôle public efficace de la police soit garanti dans la loi et en pratique 
			(25) 
			Résolution 1609 (2008), paragraphe 8.6.: nous recommandons instamment à sa suite que la police soit placée sous contrôle civil et réponde normalement de son action devant le parlement, par exemple par la restauration d'un ministère de l'Intérieur.
69. L'une des pierres angulaires de la réforme de la police annoncée par les autorités était la création d'un mécanisme indépendant de réception et d’instruction des plaintes déposées contre elle. Ce mécanisme devait permettre à une entité indépendante d'enquêter sur les allégations de bavures policières. Une première proposition en ce sens a été préparée par le secrétariat du Président arménien et soumise pour appréciation au Conseil de l'Europe.
70. Dans leur avis 
			(26) 
			Expert
opinion on the draft decree of the President of the Republic of
Armenia on approving the procedure for setting up a commission supervising
the activities of law enforcement bodies and its rules of procedure
(document DG-HL (2010) 5) (en anglais uniquement)., les spécialistes du Conseil de l'Europe ont reconnu que le mécanisme proposé contribuerait utilement à la lutte contre les abus et les fautes professionnelles de la police. Mais ils ont estimé que d'autres mesures seraient nécessaires pour rendre un tel mécanisme véritablement indépendant, efficace et crédible.
71. Les autorités proposent que tous les membres de la commission d’instruction des plaintes soient choisis et nommés par le Président, mais les experts estiment que cela nuirait à leur indépendance. De plus, ils ont jugé que les critères de sélection des membres de la commission étaient trop restrictifs et que cela pourrait porter atteinte à la qualité et à l'efficacité des enquêtes; ils ont donc recommandé d’ouvrir le profil des membres et souhaité que ces derniers soient sélectionnés par un corps élu, comme l’exigent les normes européennes en la matière. De plus, les experts ont recommandé d'abandonner la limitation excessive de l'étendue et de la nature des plaintes que connaît le mécanisme, et de donner à ce dernier la mission et les moyens de mener ses propres enquêtes et vérifications.
72. Les autorités nous ont malheureusement fait savoir qu'elles ne jugent pas souhaitable de mettre en place un tel mécanisme dans l’état actuel des choses. Avec d'autres de nos interlocuteurs, comme le défenseur des droits de l'homme, elles estiment que, dans le contexte politique et institutionnel actuel, cela ne ferait qu'ajouter une couche de corruption supplémentaire sous les pas des citoyens ayant à se plaindre de bavures policières. Elles n’en ont pas moins souligné leur intention de créer un véritable mécanisme d’examen des plaintes dès que seraient réunies les conditions requises.
73. Tout en reconnaissant la valeur de cet argument, nous soulignons qu’il ne saurait être question de différer éternellement la mise en place du mécanisme de réception et d’instruction des plaintes. Nous appelons donc les autorités à préparer un calendrier clair de réalisation et une liste des conditions à réunir au préalable, avec les actions à entreprendre dans ce but, et à nous communiquer ces informations.

4.4. Pluralisme des médias

74. Il est essentiel pour son développement démocratique que l'Arménie se dote des médias authentiquement pluralistes qui lui font actuellement défaut. C'est pourquoi l'Assemblée a toujours appelé les autorités à favoriser l'émergence d'un paysage médiatique pluraliste et à permettre que l’attribution des licences de diffusion se fasse par une adjudication ouverte, juste et transparente, conformément aux directives du Comité des Ministres et à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme.
75. Une procédure d'adjudication des licences de diffusion a eu lieu entre juillet et décembre 2010, comme l'avait demandé la Cour dans sa décision sur le refus d'attribution d'une licence à la chaîne de télévision A1+, au terme d’un délai que les autorités avaient justifié par des contraintes techniques liées à la diffusion numérique en Arménie. L'appel d'offres portait sur 25 licences, mais la grande question était de savoir si A1+ recouvrerait la sienne. Pour de nombreux observateurs, la réponse donnerait une indication de la volonté des autorités d’ouvrir le paysage médiatique arménien et de favoriser un authentique pluralisme.
76. La Commission nationale de télévision et de radiodiffusion (CNTR) a adopté le 16 décembre 2010 une décision controversée 
			(27) 
			Décision 96-a de la
CNTR relative à la détermination des adjudicataires de l’appel d’offres
no 11 pour l’attribution des chaînes de diffusion numérique d’actualités
et d’informations internationales à Erevan. annonçant que la chaîne A1+ n'aurait pas de licence au motif que le dossier de soumission de sa société holding, Meltex LLC, n'était pas recevable du fait qu'un certain nombre de pièces prouvant l'existence des ressources financières nécessaires avaient été falsifiées ou étaient dénuées de fondement. Les propriétaires de la société Meltex LLC se sont inscrits en faux contre cette allégation, et des observateurs ont noté que d’autres soumissionnaires avaient été retenus malgré des erreurs techniques et des omissions dans leurs dossiers. Sans vouloir porter d'appréciation sur la décision de la CNTR 
			(28) 
			Ibid. 
			(29) 
			Meltex LLC a engagé
un recours contre la décision de la CNTR devant la Cour européenne
des droits de l’homme., nous regrettons que les autorités (en l’occurrence la CNTR) aient rejeté, pour des motifs de nature apparemment purement technique ou administrative, la soumission d’A1+ tout en ayant pleine conscience de son importance, et sans donner à Meltex la possibilité de corriger ou de clarifier l'information fournie dans son dossier de soumission.
77. A leur 1115e réunion, les 7 et 8 juin 2011, les Délégués des Ministres ont adopté leur Résolution CM/ResDH(2011)39 relative à l'exécution de l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme dans l'affaire Meltex et Mesrop Movsesyan c. l'Arménie, dans laquelle ils décident de clore l'affaire au motif que Meltex a pu participer à un appel d'offres transparent, à l’issue duquel a été rendue une décision rationnelle que la requérante peut contester devant les tribunaux arméniens. Cette décision a été très critiquée dans l'opposition arménienne et très largement aussi dans la société civile et les milieux médiatiques: il lui était reproché d’avoir été prise à la hâte, à un moment où la procédure de la CNTR était encore en cours, et de ne pas tenir dûment compte de tous les éléments.
78. Il convient de bien faire ici la distinction entre l’injonction de la Cour européenne des droits de l'homme dans cette affaire et la position de l'Assemblée (exprimée dans plusieurs de ses résolutions) sur le pluralisme des médias en Arménie. La Cour ordonnait aux autorités arméniennes d'organiser un appel d'offres ouvert et transparent en vue de l'octroi des licences; l'Assemblée, quant à elle, a toujours réclamé de surcroît que l’adjudication produise un paysage médiatique plus diversifié et pluraliste.
79. La législation arménienne sur la télévision et la radiodiffusion a été notablement modifiée en 2010, après étroite consultation du Conseil de l'Europe. Tout en nous félicitant des progrès qu’introduit dans l'ensemble le nouveau texte, nous estimons qu’il ne tient pas suffisamment compte d'un certain nombre d'éléments essentiels à l'instauration d'un paysage médiatique ouvert et authentiquement pluraliste. Le résultat du récent appel d'offres ne saurait en tout cas être considéré comme répondant aux exigences de l'Assemblée à cet égard.
80. L'un des grands problèmes que pose le dispositif de réglementation et d'octroi des licences réside dans la composition de la Commission nationale de la télévision et de la radiodiffusion. La nouvelle législation s'efforce de garantir l'indépendance de ses membres et met en place une procédure transparente et ouverte de nomination; mais elle n'exige pas que la commission dans son ensemble soit véritablement représentative de la société arménienne, ni des courants d'opinion qui s’y rencontrent. Le mode actuel de sélection des membres de la commission (50 % nommés par le Président de la République, 50 % par le parlement – au sein duquel la coalition au pouvoir possède une confortable majorité) ne produit pas nécessairement une commission composite et impartiale sur le plan politique. Nous souhaitons rappeler que l'Assemblée a demandé que la CNTR soit véritablement représentative de la société arménienne 
			(30) 
			Résolution 1609 (2008),
paragraphe 8.3. Voir également la Résolution 1677 (2009), paragraphe 11. .
81. La conformité aux normes européennes exige des autorités arméniennes qu'elles veillent à garantir et à promouvoir le pluralisme des médias à l'introduction de la télévision et de la radio numériques, ainsi qu’à l'attribution des licences de diffusion 
			(31) 
			Recommandation Rec
(2000)23 et Recommandation Rec(2003)9 du Comité des Ministres.. Mais plusieurs experts, dont nous partageons l’opinion, ont estimé que la législation actuelle n'exige ou ne garantit pas suffisamment que la CNTR intègre l'impératif de pluralisme dans ses décisions en la matière 
			(32) 
			Article 19
– Comment on the report on expert analysis of the results of licensing
competitions in Armenia: international criteria for the assessment
of broadcasting tenders (en anglais uniquement).. La loi prévoit bien qu'il convient de tenir compte de la capacité à promouvoir le pluralisme dans l'attribution des licences (ce qui remet aux organismes de diffusion la responsabilité d'assurer le pluralisme), mais elle n'impose nulle part à la CNTR de favoriser le pluralisme des médias par l’octroi des licences. C'est une faiblesse majeure de la législation actuelle, à laquelle il convient de remédier en prévoyant clairement dans la loi que le pluralisme doit être l'un des objectifs de la CNTR dans l'attribution des licences.
82. Un certain nombre d'expertises des résultats de l'adjudication des licences d'émission nous ont laissé sur la claire impression que la loi accorde un pouvoir discrétionnaire trop large, et donc une marge d'arbitraire, à la CNTR dans l'application des critères d'attribution des licences – ce qui est contraire aux normes internationales.
83. L’introduction de la technologie numérique multiplie les fréquences disponibles et permet donc d'accroître considérablement le nombre des licences. Mais dans la législation arménienne, les licences de diffusion numérique sont liées, comme toutes les autres, aux licences de diffusion analogique; l'introduction de la technologie numérique a donc eu pour effet de réduire – temporairement, d'après les autorités – le nombre des licences disponibles.
84. Il est très important, pour assurer le pluralisme des médias, de donner à un grand nombre de groupes intéressés un accès relativement aisé à ce marché 
			(33) 
			Voir,
par exemple, le Doc. 12554 et la Résolution 1801 (2011) sur le respect
des obligations et engagements de la Géorgie. . Devant les possibilités de la technologie numérique, nous appelons les autorités arméniennes à ne plus lier les licences de diffusion numérique à la diffusion analogique, et à organiser très prochainement un appel d'offres visant à l'attribution d'un nombre suffisant de licences de diffusion numérique, avec pour clair objectif d'élargir le pluralisme et la diversité des médias dans le pays.
85. L'Assemblée s'est inquiétée à plusieurs reprises de l’existence de liens étroits entre les intérêts commerciaux et politiques. Il est important que des mesures soient prises dans ce contexte pour prévenir l'apparition de fait ou de droit d'un monopole sur les médias arméniens.

5. Dialogue

86. L'Assemblée a constamment appelé au dialogue entre les autorités et l'opposition, y compris extraparlementaire, dans toutes ses résolutions faisant suite aux événements de mars 2008.
87. Après la libération des dernières personnes détenues à la suite des événements de mars 2008, la reprise de l'enquête sur les dix décès survenus à cette occasion et l’abrogation de l'interdiction de manifester sur la place de la Liberté, le Congrès national arménien a annoncé qu'il était disposé à engager un dialogue avec les autorités sur la normalisation de la situation politique et le développement démocratique du pays. Les autorités ont alors proposé l’ouverture de pourparlers à durée non limitée entre la coalition au pouvoir et le CNA sous les auspices du Conseil public. La première de ces rencontres a eu lieu le 18 juillet, la seconde le 26 juillet 2011.
88. Nous nous félicitons du démarrage de ce dialogue auquel nous avons constamment appelé entre la coalition au pouvoir et l'opposition extraparlementaire. Mais nous rappelons que le dialogue avec cette dernière doit avancer en parallèle avec un dialogue constructif mené par la coalition au pouvoir et l'opposition parlementaire dans le cadre du fonctionnement de l'Assemblée nationale.
89. Le Congrès national arménien a indiqué que l’unique objectif de ce dialogue est pour lui l'organisation d'élections législatives et présidentielles anticipées. Tout en reconnaissant que cette revendication constitue une stratégie politique légitime, nous appelons toutes les parties à ne pas limiter le dialogue à un petit nombre de sujets potentiellement polémiques. Nous pensons que le dialogue entre l'opposition et la coalition au pouvoir – qu’il se déroule au sein de l'Assemblée nationale ou dans le cadre de pourparlers directs – doit viser à la normalisation complète de la situation politique, à l’organisation d’élections démocratiques et à l’instauration d’un climat à la faveur duquel un scrutin véritablement démocratique départage les forces politiques en présence et suscite la pleine confiance des électeurs arméniens.

6. Conclusions

90. Nous nous félicitons de la dernière amnistie générale adoptée par l'Assemblée nationale sur proposition du Président arménien qui a conduit à la libération de toutes les personnes détenues à la suite des événements de mars 2008. Cette libération, la reprise de l'enquête sur les dix décès survenus à cette occasion, puis le lancement d'un dialogue constructif entre l'opposition et la coalition au pouvoir signifient que notre Assemblée peut elle aussi à présent tourner la page sur les événements de mars 2008.
91. Mais, en même temps, ces événements et leurs répercussions ont clairement dégagé les priorités du développement démocratique du pays et, ainsi, de la procédure de suivi: l'organisation d'élections législatives véritablement démocratiques, d’où sorte un parlement authentiquement représentatif de la société arménienne; l’émergence d'une classe politique solide, démocratique et pluraliste, jouissant de la pleine confiance du peuple arménien; la mise en place d'un paysage médiatique ouvert et pluraliste; la réforme de la police; et la réforme de la justice visant à garantir son indépendance juridique et pratique. Mais nous soulignons que ces priorités, aussi cruciales soient-elles, ne diminuent en rien l'importance qu’il convient d’accorder aux autres obligations et engagements contractés par l'Arménie devant le Conseil de l'Europe.
92. Nous tenons enfin à rendre hommage à la coopération étroite et constructive qui s'est tissée entre les autorités arméniennes et l'Assemblée parlementaire, bien que les sujets abordés aient été fréquemment délicats, voire douloureux. Cette coopération a présenté, à notre avis, un caractère exemplaire dans le cadre de la procédure de suivi. Nous avons souvent bien sûr émis des suggestions, nous avons parfois fait office de médiateur entre les forces et les intérêts en présence, mais les problèmes étaient complexes et les solutions sont venues des forces et des acteurs politiques arméniens eux-mêmes, comme il se devait. De grandes tâches nous attendent encore, gageons que cette coopération se poursuivra, et même se renforcera.