1. Introduction
«Mais je ne faisais que
regarder…»
1. La question de la «pornographie enfantine» est une
question complexe. Elle renvoie à une série d’infractions commises
contre des enfants, depuis la sollicitation, la corruption ou la
traite d’enfants à des fins sexuelles et la traite des enfants jusqu’à
la diffusion, la collecte et la consultation d’images d’abus commis
sur ces enfants, en passant par diverses formes d’abus sexuels perpétrés
sur des enfants, conduisant parfois même à leur mort. Cette série
d’infractions, déjà suffisamment effrayante en elle-même, peut aussi
conduire à de nouvelles infractions: les personnes qui consultent
des «images d’abus commis sur des enfants» peuvent être incitées
à en produire elles-mêmes, soit parce que ces images sont le dernier
élément déclencheur d’un potentiel criminel, soit parce qu’elles
vont leur permettre d’accéder à certains des cercles fermés dans
lesquels ces images circulent souvent aujourd’hui.
2. La «pornographie enfantine» peut donc non seulement être le
résultat et la représentation visuelle d’abus commis sur des enfants,
mais aussi un «multiplicateur» des abus sexuels et de l’exploitation
des enfants. En tant que rapporteur du présent rapport, je suis
horrifié par cette série de crimes interconnectés et leurs multiples
causes et conditions dans nos sociétés, qui sont pas perçus par
la plupart d’entre nous. Je suis déterminé à éclairer d’un jour
nouveau cette question complexe, dans le but de proposer certaines
mesures politiques et juridiques concrètes.
3. La Convention du Conseil de l’Europe sur la protection des
enfants contre l’exploitation et les abus sexuels (Convention de
Lanzarote, STCE no 201), ouverte à la signature en octobre 2007
et entrée en vigueur le 1er juillet 2010, définit l’expression «pornographie
enfantine» comme «tout matériel représentant de manière visuelle
un enfant se livrant à un comportement sexuellement explicite, réel
ou simulé, ou toute représentation des organes sexuels d’un enfant
à des fins principalement sexuelles». En outre, la convention définit
comme «enfant» toute personne de moins de 18 ans, définition que
nous adoptons pour le présent rapport. Bien que l’expression «pornographie
enfantine» soit largement utilisée au niveau international et dans les
législations nationales et qu’elle apparaisse également dans le
titre proposé à l’origine pour le présent rapport, je suggère d’adopter
une terminologie mieux adaptée.
4. Depuis de nombreuses années, les organismes internationaux
de protection de l’enfance et les services de répression demandent
une modification de la terminologie afin de remplacer l’expression
«pornographie enfantine» par «images d’abus commis sur des enfants»
(y compris également les images animées, les dessins et les images
d’enfants fictifs), car la première expression ne décrit pas suffisamment
bien la gravité des abus perpétrés contre les enfants, tandis que
la seconde renvoie également aux effets sur l’enfant et traduit
donc mieux la complexité du problème. Pour mon rapport, j’aimerais
utiliser ces termes, aussi reflétés par le nouveau titre que je
suggère. A long terme, cette énonciation – ou même celle de «matériels
relatifs aux abus commis sur des enfants» (y compris les textes) –
devrait être employée dans tous les textes juridiques et les débats
politiques afin que l’action européenne repose sur une compréhension
commune et un ensemble de définitions communes. Autre expression
complémentaire souvent utilisée par les experts des services de répression:
«matériel servant à l’exploitation des enfants», qui désigne tout
matériel ne représentant pas un acte sexuel impliquant un enfant
mais, néanmoins, montre un enfant dans une pose sexualisée.
5. Il ne semble pas exister de définition universelle de l’abus
sexuel sur un enfant. Reste que la plupart des cas d’abus présentent
une caractéristique fondamentale: la position dominante d’un adulte
qui permet à celui-ci de forcer ou de contraindre un enfant à pratiquer
une activité sexuelle (de divers types). L’abus sexuel sur un enfant
ne se limite pas au contact physique; il peut s’agir d’un abus sans
contact, comme l’exposition, le voyeurisme et la pornographie enfantine
. L’abus par des pairs existe aussi
.
En ce qui concerne l’expression «exploitation sexuelle des enfants»,
elle désigne généralement des formes plus systématiques, voire commerciales,
d’abus sexuel sur des enfants
. En cela, elle est distincte de
la définition employée par les services de répression considérant
que l’«exploitation» désigne des formes d’abus sans contact physique.
6. La Campagne UN sur CINQ du Conseil de l’Europe contre la violence
sexuelle à l’égard des enfants, mentionnée dans la proposition initiale
pour ce rapport (
Doc.
12385), a pour but de sensibiliser l’opinion publique et de
lutter contre les abus sexuels et l’exploitation sexuelle des enfants
sous leurs multiples formes et degrés. C’est ce qu’elle fait, notamment
en encourageant tous les Etats membres du Conseil de l’Europe à signer,
ratifier et mettre en œuvre la Convention de Lanzarote, ainsi que
les autres Etats qui souhaitent y adhérer. Grâce à mon rapport,
j’aimerais étudier l’un des problèmes «modernes» de l’abus et de
l’exploitation des enfants, qui risque de croître proportionnellement
au développement de l’internet et des autres nouveaux médias. Des
informations détaillées provenant de plusieurs experts internationaux
sont prises en compte dans ce rapport afin d’éclairer cette question
complexe en toute objectivité et de permettre à l’Assemblée d’apporter sa
contribution à cet important débat
.
2. «Images
d’abus commis sur des enfants»: plus que de simples images
7. Les expressions de «pornographie enfantine» et d’«images
d’abus commis sur des enfants» ne reflètent ni l’une ni l’autre
complètement l’ampleur du problème et toutes les infractions qu’il
recouvre. En réalité, ces expressions ne se réfèrent pas seulement
à l’existence et à la consultation d’images d’abus commis sur des enfants,
comme on pourrait le penser. Derrière chaque image d’abus commis
sur des enfants – que la plupart d’entre nous ne verrons jamais
ou ne souhaiterons jamais voir – se cache un abus physique d’au
moins un enfant victime, ainsi que toute une série d’infractions
qui y sont liées. Dans certains pays, toutes les activités liées
à des images d’abus commis sur des enfants sont érigées en infractions
pénales, y compris les activités entraînant les enfants dans l’abus
(mise en confiance ou grooming,
corruption d’enfants et traite des enfants), l’abus sexuel avéré
d’enfants à des fins de production d’images, la diffusion d’images
d’abus commis sur des enfants et, enfin, la possession ou la consultation
de ce type d’images. Toutefois, alors qu’infliger un réel abus physique
à un enfant est unanimement considéré comme un délit, il est à noter
que le fait de consulter ou de regarder de la «pornographie enfantine»
sur internet n’est pas encore jugé ni traité comme une infraction pénale
dans tous les pays, ni selon toutes les normes européennes.
8. Les images d’abus commis sur des enfants ne sont certainement
pas un phénomène datant du XXIe siècle. Les représentations de la
sexualité infantile existent depuis des centaines d’années, mais
elles sont devenues socialement inacceptables au XVIIIe siècle avec
la reconnaissance croissante du droit des enfants à la protection
de leur intégrité physique et morale. Cependant, aujourd’hui, la
production et la diffusion d’images d’abus commis sur des enfants
sont largement facilitées et alimentées par de nouveaux médias,
en particulier l’internet. Pour chaque image de ce type produite,
l’on peut s’attendre à ce que de nombreuses infractions soient commises,
car la diffusion en ligne multiplie de manière exponentielle le
nombre des délits contre l’intégrité sexuelle des enfants victimes.
Alors qu’en 1995, année souvent citée comme «année 0» avant l’explosion
d’internet dans de nombreux pays, Interpol avait connaissance au
total de quelque 4 000 images d’abus commis sur des enfants, des
chiffres récents suggèrent que des dizaines de milliers d’enfants
sont concernés dans le monde entier et que chaque enfant figure
dans de multiples images ensuite reproduites sans fin. Au Royaume-Uni,
la base de données du CEOP (Child Exploitation and Online Protection
Center) stocke actuellement à elle seule 850 000 images d’abus commis
sur des enfants
.
9. La circulation d’images d’abus commis sur des enfants a essentiellement
lieu au sein de réseaux fermés, auxquels les délinquants ne peuvent
accéder que via des systèmes sécurisés, souvent en fournissant leurs
propres images. Il s’agit de réseaux «de pair à pair»
(peer-to-peer) pour la première
génération, suivis de réseaux (ouverts et fermés) plus sophistiqués
utilisant des «systèmes virtuels» ou des «nuages» (
clouds; implantés dans plusieurs
pays), ou bien divisant les images en plusieurs fichiers électroniques
à reconstituer uniquement par l’utilisateur final autorisé
. Retracer
toute l’histoire et la méthodologie de la diffusion en ligne d’images
d’abus commis sur des enfants dépasserait le cadre de ce rapport;
la démarche revient à ceux qui doivent examiner la question plus
en profondeur.
10. L’anonymat de l’internet lève les barrières sociales et les
tabous, créant le cadre idéal pour perpétrer des infractions liées
à des images d’abus commis sur des enfants et, en même temps, il
fournit des structures qui rendent l’identification des victimes
et des auteurs – et la poursuite de ces derniers – extrêmement difficile. Par
ailleurs, dans la plupart des cas la production d’images d’abus
commis sur des enfants semble intervenir dans les cercles de confiance
des enfants et les images sont échangées via des circuits non commerciaux,
et non, comme on pourrait le croire, dans le cadre d’activités d’exploitation
commerciale. Dans leur environnement direct, les enfants sont entraînés
vers l’abus sexuel par un subtil mélange entre enseignement («c’est
une bonne chose»), menaces, confiance et récompense. Du fait que
les enfants se voient souvent entraînés dans l’abus sexuel par des
personnes en qui ils ont confiance, le pourcentage de femmes participant à
des délits liés à des images d’abus commis sur des enfants est en
augmentation. Certains experts proposent de classer les délinquants
intervenant sur internet, y compris ceux liés à des images d’abus
commis sur des enfants, selon une typologie pyramidale: simples
spectateurs, amateurs affichés, amateurs clandestins et experts
– le degré de spécialisation allant croissant d’un niveau à l’autre
. Il est
intéressant de noter que cette typologie, également employée par
Interpol aujourd’hui, range les «simples spectateurs» parmi les
délinquants en ligne. Cette position, adoptée par nombre de services
de répression, devrait finir par s’imposer dans toutes les normes
internationales et européennes, y compris la Convention de Lanzarote.
11. Les auteurs de délits sexuels, quelle que soit leur forme,
agissent pour différents motifs et ne constituent pas un groupe
homogène. Des études menées il y a déjà quelques années mais toujours
valables ont révélé quelques-unes des raisons incitant à collectionner
les images d’abus commis sur des enfants: obtenir une excitation
et un plaisir sexuels, justifier un comportement pédophile partagé
par beaucoup, «préserver» la jeunesse de l’enfance sous forme d’images,
utiliser ces images comme moyen d’échange avec d’autres amateurs,
faire du chantage (utiliser ces images pour faire pression sur des
enfants et sur leurs familles), accéder au marché des images d’abus
via des réseaux d’échanges et, enfin, tirer profit de ces images.
Si certains délinquants amateurs de «pornographie enfantine» représentent
une menace directe pour les enfants (en abusant d’eux), d’autres
participent indirectement aux abus par leur seule demande d’images,
laquelle ne peut être satisfaite qu’en abusant sexuellement des
enfants
. Pour
être efficaces, les stratégies de prévention devront certainement
examiner la motivation des diverses catégories de délinquants de
manière plus approfondie pour déterminer l’action adéquate à mener.
12. Les chiffres récents sur les images d’abus commis sur des
enfants sont effrayants:
pour
2010, l’International Association of Internet Hotlines (INHOPE –
association internationale de services d’assistance en ligne) constate
que plus de 24 000 signalements de matériels relatifs à des abus
commis sur des enfants ont été traités, spécifiant que 71 % des
enfants étaient prépubères, 25 % pubères et 4 % étaient des enfants en
bas âge. INHOPE indique par ailleurs que 77 % des victimes sont
des filles et 11 % des garçons, que 12 % des images impliquent les
deux sexes, et que 78 % des sites internet signalés sont des sites
non commerciaux et 22 % des sites commerciaux, à savoir nécessitant
un paiement sous quelque forme que ce soit
. Certains experts affirment que
les images d’enfants plus jeunes soumis à des actes sexuels sans
cesse plus violents et dépravés se multiplient nettement
. Selon
des spécialistes américains, en 2006, les bénéfices engendrés par
des images de pédopornographie étaient estimés à 21 milliards de
dollars, ce qui donne juste une idée de l’ampleur du commerce de
ces images sur internet, même s’il ne faut pas oublier que la plupart
des échanges d’images d’abus commis sur des enfants revêtent un
caractère non commercial. En règle générale, les chiffres sont à
manipuler avec prudence: selon des experts, les taux élevés fournis
par les autorités nationales concernant les victimes ou les délinquants
identifiés ne signifient pas nécessairement que les cas d’abus sont plus
nombreux dans un pays donné que dans d’autres, mais peuvent aussi
refléter une plus grande sensibilisation du pays à ce problème et
une plus grande volonté de partager ses chiffres à un niveau international.
Autre raison expliquant peut-être la variation des chiffres (taux
de détection, par exemple) d’un pays à l’autre: les images ne sont
pas pareillement prises en compte. En effet, là où certains pays
enquêteront sur toutes les images identifiées, d’autres négligeront
des images où la personne représentée semble avoir atteint l’âge
de la maturité (sexuelle). Cette problématique très sensible se
trouve parmi celles qui doivent être clarifiées dans chaque Etat
membre ainsi que dans le cadre de futurs échanges internationaux
et des efforts d’harmonisation d’ordre législatif et politique.
13. Dans de nombreux cas, la production d’images d’abus commis
sur des enfants est étroitement liée à d’autres formes d’abus sexuels
sur des enfants ou d’exploitation sexuelle des enfants, comme le
«tourisme sexuel».
Il n’est
donc pas surprenant que, souvent, la production d’images d’abus
commis sur des enfants implique l’exploitation d’enfants originaires
de pays plus pauvres par des délinquants originaires de pays plus riches.
Cette question est par ailleurs
indirectement liée à des formes «plus modérées» d’exploitation des enfants,
comme celles qui ont été récemment observées dans les pays asiatiques,
où les enfants sont de plus en plus exposés en tant qu’objets sexualisés
dans des spectacles de variétés, où ils sont contraints de s’habiller
ou de se comporter comme des adultes
(et d’où proviennent
de nombreux enfants exploités à des fins de «pornographie enfantine»
ou de «tourisme sexuel»).
La
«sexualisation» générale des médias est également illustrée par
de récents rapports en Suisse qui ont montré que 37 % des enfants
entre 10 et 12 ans avaient déjà vu des images pornographiques
. Dans le monde entier, les abus
et l’exploitation sexuels d’enfants interviennent dans un contexte
où les enfants sont de plus en plus «sexualisés» par les médias,
par le secteur du divertissement ou par la publicité.
Il ne sera pas possible d’aborder
toutes ces questions dans le présent rapport, mais il est important
d’en être conscient pour comprendre la nécessité d’une approche globale.
3. Nécessité de prendre
des actions plus engagées contre les images d’abus commis sur des
enfants
14. Le phénomène des images d’abus commis sur des enfants
est à la fois de nature locale et mondiale: les victimes sont bien
réelles et les abus sont perpétrés au sein de nos communautés locales,
tandis que les images sont potentiellement visibles par le monde
entier. Pour s’attaquer au problème de manière efficace, ces deux
dimensions doivent être prises en compte. Selon les organes européens
de services répressifs, il existe quatre angles principaux sous
lesquels aborder le problème des images d’abus commis sur des enfants: 1.
les producteurs de ces images; 2. les sites web hébergeant les images;
3. les images elles-mêmes; et 4. les flux financiers générés par
les sites web commerciaux.
15. La manière de procéder avec des images d’abus commis sur des
enfants engloberait deux axes. Avant toute chose, les images (ou
les sites web les hébergeant) seraient identifiées, très souvent
par le biais de permanences téléphoniques affectées au signalement
à la police des images d’abus commis sur des enfants, mais de plus
en plus via des programmes spécialisés qui détectent automatiquement
certains mots clés liés à des sites web. Des services de répression
nationaux et internationaux (les forces de police nationales en coopération
avec Europol et Interpol) identifieraient ensuite les fournisseurs
de services internet (FAI) hébergeant ces sites web et, par leur
intermédiaire, essaieraient de découvrir l’origine et les producteurs
des images, c’est-à-dire les délinquants sexuels, afin de les poursuivre
en justice. En second lieu, des services de répression saisiraient
et consigneraient le matériel et s’emploieraient à supprimer d’internet
les images en cause. A partir des images saisies, ils tenteraient
d’identifier les victimes pour arrêter dès que possible les abus qu’elles
ont subis et, autant que faire se peut, pour empêcher de nouveaux
abus. Malheureusement, il semble que tous les services de répression
nationaux ne déploient pas les mêmes efforts pour l’identification
des victimes et des délinquants, ni pour la coopération internationale
requise. En particulier, le blocage immédiat des sites web pour
éviter la «re-victimisation» des enfants toutes les fois où leur
image est consultée n’est pas encore une pratique aussi répandue
qu’elle le devrait.
16. La complexité et la difficulté de la lutte contre les crimes
liés à des images d’abus commis sur des enfants se reflètent dans
le fossé qui existe entre les images recensées et les enfants véritablement
identifiés: la base internationale de données rassemblant des images
sur l’exploitation sexuelle des enfants (ICSE DB) d’Interpol
contient près de 650 000 images
d’abus commis sur des enfants et constitue un outil majeur pour la
coopération internationale en vue d’identifier les enfants victimes.
Les services répressifs nationaux, comme l’Office central pour la
répression des violences aux personnes (OCRPV) de la police judiciaire
en France, ont en général directement accès à la base de données
d’Interpol, ce qui facilite la tâche pour l’identification des victimes
et des producteurs d’images. Cependant, on estime que seules 850 victimes
ont été identifiées dans le monde jusqu’à ce jour, dont 95 en France.
Dans bon nombre de pays, des services de police spécialement formés
sont chargés de découvrir de nouveaux sites web hébergeant des contenus
illégaux. Cela nécessite souvent l’intervention d’agents infiltrés
qui, eux-mêmes, doivent posséder un stock minimal d’images d’abus commis
sur des enfants afin de pouvoir pénétrer les réseaux «de pair à
pair»
(peer-to-peer) ou d’autres réseaux
fermés. Ce personnel spécialisé exige attention et suivi, non seulement
pour assurer sa résistance psychologique face aux images qu’il doit
voir, mais aussi pour garantir qu’aucun pédophile n’infiltre les
forces de police concernées pour satisfaire un désir personnel.
On le voit, de multiples ressources doivent être mobilisées pour
combattre efficacement les délits liés à des images d’abus commis
sur des enfants.
17. Selon Interpol, toute politique visant à lutter efficacement
contre les images d’abus commis sur des enfants et les délits associés
doit suivre une solide «approche centrée sur les victimes». Dans
sa Recommandation no 4 (2011), la Conférence régionale européenne
OIPC-INTERPOL rappelle, d’une part, que l’identification de la victime
et du délinquant met un terme à l’abus, et de ce fait réduit la
quantité du matériel associé circulant sur internet, et, d’autre
part, qu’Interpol coordonne un réseau international de spécialistes
de l’identification des victimes et – avec sa base de données internationale
rassemblant des images sur l’exploitation sexuelle des enfants (ICSE
DB, citée plus haut) – possède un instrument clé. La conférence
régionale a également encouragé tous les pays membres de la région
européenne «à mettre en place des procédures visant à collecter
et à enregistrer systématiquement tout matériel pédopornographique saisi
ou autrement découvert au sein de leur juridiction, ainsi qu’à créer
une équipe nationale d’identification des victimes […] autorisée
à se connecter […] avec la base de données ICSE»
.
18. Une affaire récente illustre le succès des efforts communs
déployés pour enquêter sur des images d’abus commis sur des enfants.
Europol, l’organisme chargé de la répression au sein de l’Union
européenne (et siégeant à La Haye), a récemment réussi – après des
années d’enquête – à détruire l’un des plus vastes réseaux de «pornographie
enfantine» au monde: 670 suspects, 230 enfants victimes et près
de 200 arrestations
. Il reste que les victimes et les
producteurs d’images d’abus commis sur des enfants sont difficiles
à trouver car, bien souvent, ils sont originaires de régions lointaines
et agissent sous le couvert d’organisations criminelles complexes.
La tendance générale, comme cela a déjà été indiqué, concerne des enfants
de pays ou de classes sociales plus pauvres exploités par des personnes
de pays plus riches ou dans le but de produire des images à commercialiser
dans des pays plus riches. La répartition géographique des sites
web d’abus sexuels commis sur des enfants, connue grâce à une étude
de la Internet Watch Foundation (IWF)
, en 2010, montre que la plupart
des images sont hébergées aux Etats-Unis (42 %), en Europe (y compris
la Russie, 41 %) et dans les pays asiatiques (17 %), ce qui donne
une indication du lieu où elles sont produites. Certes, il existe
une coopération internationale avec et entre les pays où sont identifiées
des images d’abus commis sur des enfants, mais elle est complexe
et passe très souvent par de longues procédures. En conséquence,
les politiques futures doivent traiter cette question et rendre
la coopération internationale plus efficace et réactive, étant donné
que, via l’internet, les images et les délits associés transcendent
toutes les frontières géographiques.
19. A l’avenir, outre l’identification et l’arrêt des réseaux
pédopornographiques existants, il sera important de développer des
stratégies de prévention plus fortes et plus globales. Pour ce faire,
de nouvelles recherches dans les différents Etats membres et au
niveau international s’imposeront pour mieux appréhender le «profil» des
abus commis dans le but de produire des images pédopornographiques.
Pour combattre la production d’images d’abus commis sur des enfants,
il faudra assurément s’en prendre aux causes profondes de l’abus sexuel
des enfants en général, mieux armer les enfants contre les tentatives
d’abus sexuel à leur encontre et, en particulier, protéger ceux
d’entre eux qui sont les plus vulnérables. Enfin, la participation
constante et renforcée du secteur privé est de toute première importance.
En ce qui concerne les images d’abus commis sur des enfants, les
acteurs privés apparaissent à la fois comme des «facilitateurs»
de la diffusion de contenus illégaux sur l’internet et comme d’actifs
participants à la lutte contre ces contenus. Ils doivent être associés
à des politiques publiques suivant les principes les plus rigoureux
possibles, et ils doivent être tenus responsables de toute action
pouvant nuire aux enfants – par exemple, publier sur internet en
toute connaissance cause des images d’abus pédophiles ou ne pas
signaler ce type d’images où qu’elles soient identifiées. Cette
question n’ayant pas encore été pleinement explorée au niveau du
Conseil de l’Europe, il convient de la porter à l’ordre du jour
des prochains travaux intergouvernementaux concernant les médias
et les nouveaux services de communication.
4. Instruments juridiques,
textes de référence et approches
20. Certains pays ont déjà développé une législation
solide concernant les images d’abus commis sur des enfants diffusées
sur internet, d’ordinaire selon des dispositions juridiques concernant
la «pornographie enfantine» en général. Cependant, il semble y avoir
de grandes différences entre les législations nationales quant à
la légalité des actes individuels et aux sanctions qui en découlent,
ce qui conduit à des vides juridiques qui réussissent toujours à
être exploités par les producteurs, les distributeurs et les collecteurs
d’images d’abus commis sur des enfants. Une étude de 2010 réalisée
par le Centre international pour les enfants exploités ou disparus
(International Centre for Missing and Exploited Children – ICMEC)
montre que, sur 196 pays analysés, 89 n’avaient aucune législation
portant spécifiquement sur les matériels relatifs aux abus commis sur
les enfants et que, dans les pays qui en possédaient, 33 n’érigeaient
pas en infraction la possession de matériel pédopornographique (indépendamment
de l’intention de le diffuser), tandis que 52 autres ne définissaient
même pas la notion juridique de pornographie enfantine
. Compte tenu de ces résultats, la plupart
des experts s’accordent à dire qu’il est urgent de faire preuve
de davantage de cohérence et de mettre en place des cadres juridiques
communs et une action internationale coordonnée.
4.1. Cadre juridique
européen et international et textes de référence
21. A ce jour, il existe trois instruments juridiques
internationaux principaux traitant expressément des images d’abus
commis sur des enfants: le Protocole facultatif à la Convention
des Nations Unies relative aux droits de l’enfant, concernant la
vente d’enfants, la prostitution des enfants et la pornographie
mettant en scène des enfants; la Convention du Conseil de l’Europe
sur la cybercriminalité (Convention de Budapest, STE no 185); et
la Convention du Conseil de l’Europe sur la protection des enfants
contre l’exploitation et les abus sexuels (Convention de Lanzarote,
STCE no 201). Il s’agit là de trois outils efficaces pour lutter
contre l’exploitation sexuelle et les abus commis contre des enfants
parce qu’ils contiennent des définitions précises des infractions,
ainsi que des dispositions qui incriminent le comportement correspondant
et permettent d’engager des poursuites contre les auteurs de ces
actes. Selon des experts internationaux, le protocole facultatif
des Nations Unies et la Convention de Lanzarote peuvent aussi servir
de base pour élaborer des mécanismes juridiques dont ont besoin
les gouvernements pour mettre en œuvre et fournir des services d’aide aux
enfants victimes et à leurs familles
.
En général, la Convention de Lanzarote est considérée comme l’instrument
le plus complet et le plus avancé pour la protection des enfants
contre les abus sexuels de toute forme
.
D’autres textes de référence importants concernant les images d’abus
commis sur des enfants et les délits associés, ainsi que la violence
sexuelle à l’égard des enfants de manière générale, sont la Convention relative
aux droits de l’enfant des Nations Unies (article 34) et la Convention
du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains
(STCE no 197).
22. Toutefois, même ces instruments juridiques particulièrement
ambitieux reflètent un certain manque de cohérence entre les approches
nationales concernant certains aspects – par exemple, la question
de savoir où commence vraiment l’abus sexuel sur des enfants. Ainsi,
dans son article 20 sur la «pornographie enfantine», la Convention
de Lanzarote érige en infractions pénales toute la série des délits
liés à la «pornographie enfantine», y compris sa production, sa
mise à disposition, sa diffusion et sa transmission, ainsi que le
fait de se la procurer ou de la procurer à autrui et sa possession.
Toutefois, en vertu de l’article 20, paragraphe 1.f, elle permet à chaque Partie de
se réserver le droit de ne pas ériger en infraction pénale «le fait d’accéder,
en connaissance de cause et par le biais des technologies de communication
et d’information, à de la pornographie enfantine». De la même manière,
la Convention de Budapest, dont l’article 9 couvre la «pornographie
enfantine», permet aux Parties de ne pas appliquer les paragraphes
qui érigeraient en infraction pénale le fait de procurer ou de posséder
de la «pornographie enfantine» via des systèmes informatiques. Autrement
dit, de nombreux pays ne sanctionneront pas la «simple» consultation
d’images d’abus commis sur des enfants via internet, bien que la
demande pour ce type d’images soit connue pour stimuler de nouveaux
abus.
23. En qualité de rapporteur, j’estime donc que, dans le but de
renforcer et d’harmoniser la législation nationale en Europe et
au-delà, l’accès intentionnel à de la pornographie enfantine devrait
être érigé en infraction pénale dans tous les pays. A cet égard,
l’Assemblée devrait appeler à l’élaboration d’un protocole additionnel
à la Convention de Lanzarote pour renforcer et spécifier les mesures
à prendre contre les images d’abus commis sur des enfants, et ce
afin de créer un instrument adapté à la complexité de cette question.
Les futurs changements qu’il sera peut-être nécessaire d’apporter
à la Convention de Budapest pour «ré-harmoniser» les deux textes,
ne seront pas traités plus en détail ici ni dans la recommandation
à soumettre au Comité des Ministres, afin de ne pas «diluer» le
message central du présent rapport.
24. Au niveau de l’Union européenne, une nouvelle directive relative
à l’exploitation et aux abus sexuels concernant des enfants et à
la pédopornographie est en cours d’élaboration. Une fois adoptée
par le Parlement européen, cette directive remplacera à terme la
législation actuelle de l’Union européenne, et notamment la décision-cadre
2004/68/JHA. Les Etats membres auront alors deux ans pour transposer
les nouveaux règlements dans leurs législations nationales. Bien
que le projet de directive semble reposer sur un large consensus
entre la Commission européenne, le Parlement européen et le Conseil
de l’Union européenne, de longues négociations en «trilogue», dont
neuf réunions informelles en 2011, ont été nécessaires pour aboutir au
texte de compromis final en raison de la question très controversée
du blocage des sites web (voir ci-après).
25. D’autres références, plus ou moins directes, aux images d’abus
commis sur des enfants et aux contre-mesures ad hoc figurent parmi
les textes adoptés par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe.
Sa Recommandation CM/Rec(2008)6 sur les mesures visant à promouvoir
le respect de la liberté d’expression et d’information au regard
des filtres internet développe un ensemble détaillé de lignes directrices
assurant que les filtres internet visant à protéger certains groupes
(en particulier les enfants) contre des contenus préjudiciables
sont appliqués de manière transparente et démocratique, et que leur
efficacité, leur proportionnalité et leur légitimité sont régulièrement
réévaluées. La Déclaration du Comité des Ministres sur la protection
de la dignité, de la sécurité et de la vie privée des enfants sur
l’internet (adoptée le 20 février 2008) couvre encore un autre aspect,
souvent oublié, de la protection de l’enfant sur internet: les risques
liés aux contenus que les enfants mettent eux-mêmes en ligne et
qui peuvent compromettre leur dignité, leur sécurité ou leur vie
privée, ou les rendre vulnérables. La déclaration invite donc les
Etats membres à prévoir le plus rapidement possible des solutions
pour supprimer ce type de contenus.
26. Ces dernières années, l’Assemblée a adopté plusieurs textes
liés à la liberté d’expression sur internet et à la protection des
enfants contre les contenus préjudiciables. Dans sa
Recommandation 1882 (2009) sur la promotion d’internet et des services de médias
en ligne adaptés aux mineurs, elle met particulièrement l’accent
sur des contenus potentiellement préjudiciables auxquels des enfants
ou des adolescents essaieraient d’accéder, alors que, s’agissant
des images d’abus commis sur des enfants, le préjudice pour l’enfant
aurait lieu en amont, c’est-à-dire lors de la production de ces
images. Reste que la recommandation appelle déjà à une plus grande
responsabilité juridique des fournisseurs de services internet (FAI).
Dans la
Résolution 1757 (2010) et la
Recommandation 1936
(2010) sur les droits de l’homme et les entreprises, l’Assemblée
invite les Etats membres à promouvoir la mise en œuvre des principes
relatifs aux droits de l’homme au sein des entreprises et fournit
des références intéressantes sur la coopération générale avec le
secteur privé. Enfin, dans sa
Résolution 1733
(2010) visant à renforcer les mesures à l’encontre des délinquants
sexuels, l’Assemblée appelle à améliorer la coopération internationale
et les échanges d’informations concernant les délinquants sexuels
connus dans chaque pays (sans favoriser un registre européen des
délinquants sexuels) et concernant les enlèvements d’enfants (via
des systèmes d’alerte ad hoc).
27. Félicitons-nous que le Conseil de l’Europe traite aussi largement
la question de la protection des enfants sur internet et ce, depuis
de nombreuses années. Toutefois, il est important de veiller à ce
que les messages transmis aux Etats membres et autres parties prenantes
restent cohérents et à ce qu’il n’y ait pas de contradictions entre
les positions respectives adoptées vis-à-vis des questions de liberté
d’expression, notamment via l’internet, et de protection de l’enfance
contre toutes les formes de violence. De même, il sera de la toute
première importance que les différents textes internationaux et
européens soient mis en œuvre de manière coordonnée, afin d’assurer
que la prochaine directive de l’Union européenne – qui privilégie
le droit pénal matériel – et la Convention de Lanzarote du Conseil
de l’Europe – qui apporte un cadre juridique plus vaste – puissent
produire dans l’avenir des effets complémentaires. Les Etats membres
de l’Union européenne qui ne l’ont encore fait doivent être invités
à manifester leur engagement politique, non seulement en transposant
la directive de l’Union européenne, mais aussi en signant, en ratifiant
et en mettant en application la Convention de Lanzarote.
4.2. Le débat européen
sur le blocage des sites internet
28. Le moyen le plus efficace d’éliminer des contenus
illégaux de l’internet reste la suppression «à la source» des sites
web concernés. Toutefois, lorsque cela se révèle impossible – par
exemple, parce que le site est hébergé à l’étranger et que la coopération
avec les autorités compétentes est difficile –, le blocage de sites
web pornographiques est un outil complémentaire important qui permet
d’empêcher immédiatement l’accès à des images d’abus commis sur
des enfants et, ainsi, d’interrompre leur échange via un site web donné.
29. La question du blocage a reçu une grande attention, y compris
de la part des médias, durant les négociations se rapportant au
projet de directive précédemment cité élaboré au sein de l’Union
européenne. A travers son texte initial, résolument soutenu par
Mme Cecilia Malström, commissaire responsable des affaires intérieures,
la Commission européenne souhaitait imposer à tous les Etats membres
l’obligation de bloquer l’accès aux contenus pédopornographiques
lorsque leur retrait immédiat se révélerait impossible
. La Commission des libertés civiles
(LIBE) du Parlement européen, en votant un rapport le 14 février
2011 (rapporteure: Roberta Angelilli, Italie, PPE), a proposé un
certain nombre d’amendements au projet de directive, y compris à
l’article 21 pour assurer que le blocage continuerait d’être facultatif
dans les Etats membres, comme c’est le cas aujourd’hui. Dans son
argumentation, la Commission LIBE a insisté pour que toute mesure
prise par des Etats membres «respecte les droits fondamentaux et
les libertés des personnes physiques, garantis par la Convention
de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales,
par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et les
principes généraux du droit communautaire»
. Parallèlement
aux discussions menées au niveau européen, certains pays (l’Allemagne, par
exemple) ont désormais renoncé à leur projet de blocage systématique
des sites web contenant des images d’abus commis sur des enfants
mais privilégieront, à l’avenir, la suppression de ce type d’images
aussi rapidement que possible
, tandis que d’autres (par exemple,
l’Italie, la France, la Suède ou le Royaume-Uni) pratiquent le blocage
depuis plusieurs années.
30. Dans leur argumentation, les représentants du Parlement européen
se rapprochent beaucoup des fournisseurs de services internet (FAI),
généralement opposés à l’obligation juridique du blocage des sites web,
démarche qu’ils jugent inefficace. Leur principal argument est que
les sites web concernés sont régulièrement transférés vers de nouvelles
adresses IP (Internet Protocol) et, par conséquent, les «listes noires»
devraient elles aussi faire l’objet d’une mise à jour très régulière,
quasiment quotidienne. Ils ajoutent qu’une grande partie des échanges
d’images d’abus commis sur des enfants a lieu au sein de réseaux
fermés, uniquement accessibles aux «initiés». De ce fait, ils estiment
que le blocage des sites web n’empêche pas les délinquants sexuels
d’échanger leur matériel illégal en ligne et que, dans la lutte
contre le matériel pédopornographique, le retrait à la source reste
la seule mesure technique efficace. D’autres arguments contre le
blocage sont avancés par ceux qui veillent au droit à la liberté
d’expression sur internet et à la protection des données confidentielles,
car ils craignent que l’introduction de mécanismes de blocage ou
de filtrage n’ouvre la porte à des abus autrement motivés (motifs
politiques, religieux…), en particulier dans des sociétés moins démocratiques
(voir ci-après le chapitre 4.3). L’Association paneuropéenne des
fournisseurs de services internet (EuroISPA), adoptant une approche
d’autorégulation, appelle à la mise en place de procédures de coopération
internationale strictes permettant de supprimer à la source les
contenus illégaux, et affirme l’intention de ses membres de poursuivre
leur coopération avec les services de répression internationaux
.
31. Les organisations de protection de l’enfance, telles que Save
the Children, ECPAT ou l’association britannique
NSPCC (National Society for the Prevention of Cruelty to Children)
– beaucoup étant organisées conjointement dans le cadre des «ONG
européennes pour la sécurité des enfants sur internet» (Alliance
for Child Safety Online, eNASCO) –
ont toujours défendu ardemment le blocage immédiat des sites pédopornographique
identifiés. Elles estiment que chaque consultation d’une image d’abus
commis sur des enfants «re-victimise» les enfants représentés, encourage
la création de nouvelles victimes et doit être évitée afin de pouvoir
interrompre immédiatement les échanges de matériel pédopornographique
et réduire le parc de clients des sites web illégaux. Au cours des
processus de négociation au niveau de l’Union européenne, les organisations
de protection de l’enfant ont donc fait pression en faveur d’une
disposition faisant du blocage des sites web pédopornographiques
une mesure juridique obligatoire.
32. Dans leur position, les organisations de protection de l’enfance
rejoignent entièrement l’approche suivie par Interpol, dont les
experts apportent de nombreux arguments en faveur du blocage. En
bonne place figure l’argument selon lequel le blocage est une mesure
préventive que seuls les plus résolus à accéder à des images d’abus
commis sur des enfants tenteront de circonvenir, acte qui leur interdirait
alors de prétendre avoir effectué un «accès accidentel et involontaire».
En outre, Interpol souligne que le recours au blocage des accès libérera
des ressources policières pour travailler à identifier les victimes
d’abus sexuel au lieu de gérer les innombrables rapports, fournis
par le public ou des organisations non gouvernementales (ONG), signalant
la diffusion à répétition de contenus sur des pages web diverses.
Toutefois, Interpol privilégie une solution de blocage qui réorienterait
le trafic internet vers une «page stop», ce qui aurait alors non
seulement l’effet pédagogique de rappeler à l’internaute l’illégalité
de sa transaction, mais fournirait aussi un mécanisme de recours
ad hoc (et rendrait la procédure de blocage plus démocratique)
.
33. Face à l’argument de la possible difficulté technique ou de
l’inefficacité du blocage, des experts favorables au blocage affirment
que ce type de technologie est couramment employé par les fournisseurs
de contenus d’appel pour protéger leurs droits (relatifs aux sports,
aux films et à la musique), et ils ne voient pas pourquoi les fournisseurs
de services internet ne devraient pas déployer une technologie semblable
pour garantir que leurs services ne diffusent pas des images d’abus
commis sur des enfants
. Ainsi, au Royaume-Uni, British
Telecom a été le premier à bloquer l’accès à ce type d’images, dénombrant
45 000 tentatives d’accès en 2009, ce qui représenterait 58 millions
de tentatives potentielles par an à travers le monde; cela laisse
penser que le blocage peut aussi s’effectuer à grande échelle
. Néanmoins, même les organisations de protection
de l’enfance admettent que le blocage n’est qu’une des mesures complémentaires
dans la lutte contre le matériel pédopornographique sur internet,
la suppression des images à la source restant de loin la meilleure
réponse
.
34. Nombre d’experts et de décideurs ont examiné la question du
blocage des sites web de manière approfondie sans aboutir à un consensus
final sur l’efficacité d’une telle mesure. Après avoir passé en
revue les diverses positions adoptées sur ce sujet complexe, et
notamment à la lumière de la solide expérience des services de répression
en la matière, je suis convaincu que le blocage des sites web illégaux
doit devenir obligatoire en tant que mesure complémentaire dès lors
que la suppression immédiate des contenus pédopornographiques n’est
pas possible. A cet égard, je regrette profondément que, à l’occasion
de son projet de directive en cours d’élaboration, l’Union européenne
n’ait pas demandé à tous ses Etats membres de transposer ce règlement
dans leur législation nationale, et il me semble que l’Assemblée
doit aussi exprimer son regret sur cette question. En revanche,
j’approuve le Comité des Ministres (voir la Recommandation CM/Rec(2008)6
sur les mesures visant à promouvoir le respect de la liberté d’expression
et d’information au regard des filtres internet) lorsqu’il affirme
que de telles mesures doivent respecter les conditions exposées
à l’article 10, paragraphe 2, de la Convention européenne des droits
de l’homme et la jurisprudence applicable de la Cour européenne
des droits de l’homme. Tous les Etats membres doivent veiller à
ce que, dès lors que des sites web sont bloqués ou inscrits sur
une «liste noire», cela se produise de la manière la plus démocratique
qui soit. Des institutions spécialisées devraient assurer un suivi
indépendant des procédures pertinentes, si possible avec la participation
des services de répression nationaux, afin de veiller à ce que le blocage
intervienne dans le plein respect des dispositions juridiques, des
principes démocratiques et des droits de l’homme, et en prévoyant
des mécanismes de recours effectifs pour éviter que les mesures
de blocage ne soient utilisées à mauvais escient
.
35. Pour toute mesure répressive conduisant au filtrage ou au
blocage de sites web, et pour éviter l’abus illégal de telles mesures
(pour des motifs politiques, par exemple), la
Recommandation 1897 (2010) de l’Assemblée sur le respect de la liberté des médias
prévoit quelques points de référence intéressants. Parallèlement
aux mesures juridiques prises pour bloquer certains sites web, il
convient de promouvoir dans tous les Etats membres des mécanismes
et des outils de filtrage plus individuels (sous forme de programmes conçus
pour des ordinateurs individuels). En général, une sensibilisation
aux médias, notamment pour les enfants, doit être favorisée par
diverses mesures et campagnes, comme c’est le cas dans de nombreux
pays, par exemple dans le cadre de la Journée pour un internet plus
sûr (
Safer Internet Day, SID)
soutenue par l’Union européenne
et avec le
Manuel de maîtrise de l’Internet, publié
(et très régulièrement mis à jour) par le Conseil de l’Europe à
l’intention des enseignants, des parents et des jeunes.
4.3. Le rôle du secteur
privé et le débat européen sur la «liberté de l’internet»
36. Le secteur privé est un partenaire important des
autorités publiques dans le combat contre les images en ligne d’abus
commis sur des enfants, étant donné que l’internet est largement
fondé sur les services de sociétés privées, comme les fournisseurs
de services internet qui contribuent déjà à la lutte contre les
contenus illégaux dans différents contextes. Sur le plan international,
ces fournisseurs sont organisés dans le cadre de l’Association internationale
de services d’assistance en ligne (International Association of
Internet Hotlines,
INHOPE),
aux côtés d’un certain nombre d’ONG qui gèrent des
hotlines nationales. Ces partenaires poursuivent
le but commun de signaler régulièrement des sites web pédopornographiques
via le
Report Management System INHOPE (IHRMS),
système spécial de collecte de données, opérationnel depuis janvier 2010
(voir également les chiffres fournis dans l’introduction de ce rapport).
Il existe d’autres organisations au niveau national, telle l’Internet
Watch Foundation (IWF) au Royaume-Uni, directement impliquée dans
les mécanismes nationaux de blocage
. L’autorégulation des fournisseurs
de services internet est également promue par le biais de diverses
associations professionnelles, à l’échelon national ou européen,
telles les Associations européennes des fournisseurs de services
internet (EuroISPA), qui condamnent ouvertement la diffusion de
matériel pédopornographique
. De grandes sociétés de l’internet,
telles que Microsoft, ont déjà adopté une approche proactive pour
traiter ce problème – selon ses propres informations, Microsoft «[applique]
des outils de filtrage et [emploie] plus de 100 experts spécialement
formés pour aider à détecter, classer et signaler les images d’abus
commis sur des enfants»
. D’autres entreprises doivent être encouragées
à suivre cet exemple à l’avenir ou à mettre en place d’autres mesures
proactives, telles que des labels de qualité pour les sites web
et les services internet.
37. Plus généralement, la discussion sur les moyens de combattre
les images pédopornographiques s’inscrit au sein d’un plus vaste
débat concernant la liberté d’expression sur internet ou «la liberté
de l’internet». Dans de nombreux cas, l’internet peut réellement
favoriser l’exercice de la plupart des droits de l’homme et des
libertés fondamentales, et en particulier du droit à la liberté
d’expression. Mais l’internet peut aussi être utilisé d’une manière
qui met ces droits et ces libertés en péril, de même que le droit
à la vie privée et au secret de la correspondance, et qui fait outrage
à la dignité humaine – dans ces cas, l’internet révèle véritablement sa
«face sombre»
.
Il faut se réjouir que le Conseil de l’Europe contribue activement
à des débats importants dans ce domaine par le biais de diverses
activités, telles la récente organisation du quatrième «Dialogue européen
sur la gouvernance de l’internet» (EURODIG), à Belgrade les 30 et
31 mai 2011, l’élaboration en cours de la déclaration du Comité
des Ministres sur les «principes de la gouvernance de l’internet»
(pour l’automne 2011) et l’élaboration de la stratégie du Conseil
de l’Europe sur la gouvernance de l’internet 2012-2015, qui sera
adoptée à Vienne les 24 et 25 novembre 2011. L’Assemblée doit résolument
soutenir l’«approche multipartite» suivie par le Conseil de l’Europe
lui-même et l’étroite coopération avec le secteur privé, ainsi qu’envisager
de participer plus activement à ce débat dans l’avenir. La présence
du Conseil de l’Europe dans ce débat est de la plus haute importance,
notamment pour assurer que les pays européens parlent tous d’une
même voix dans des plates-formes internationales telles que le Forum
sur la gouvernance de l’internet (IGF).
38. Même dans cette optique et dans les débats sur «la liberté
de l’internet», beaucoup d’experts conviendront que le droit à la
liberté d’expression doit être juridiquement restreint dès lors
qu’entre en jeu le problème des images d’abus commis sur des enfants,
tout comme il en va du «discours de haine» dans de nombreux pays.
Reste, il est vrai, que toute limitation de l’accès à l’internet
ferait inévitablement courir des risques au droit à la liberté d’expression.
C’est pourquoi les risques et les préjudices que l’internet peut
infliger aux enfants doivent faire l’objet de politiques globales,
à fonder sur trois piliers: respect des droits de l’homme, approches
associant divers acteurs (y compris les enfants eux-mêmes) et coopération
internationale. Les mesures restrictives sont à examiner du point
de vue de leur proportionnalité, de leur efficacité et de leur transparence,
et leurs conséquences doivent être communiquées aux Etats membres
pour que ceux-ci puissent les intégrer à leurs politiques globales
.
Bien que je souscrive pleinement à ces politiques globales, je tiens
à rappeler que le droit à la liberté d’expression ne doit pas être
garanti au prix du droit des enfants à être protégés contre «toutes
les formes d’exploitation sexuelle et de violence sexuelle», tel
que stipulé dans la Convention des Nations Unies relative aux droits
de l’enfant
.
5. Conclusions
39. A la lumière des résultats de cette analyse, l’Assemblée
devrait exiger une législation plus forte, une action politique
plus engagée et une coopération internationale renforcée entre les
Etats membres du Conseil de l’Europe et d’autres pays, afin de garantir
à nos enfants une meilleure protection contre toute la série de crimes
effroyables liés aux images pédopornographiques. Parmi les actions
à entreprendre au niveau européen, notamment au Conseil de l’Europe,
il faudrait d’abord renforcer les normes juridiques via un protocole
additionnel à la Convention du Conseil de l’Europe sur la protection
des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels.
40. Dans cette perspective, il conviendrait d’adopter une terminologie
commune et précise, en substituant «images d’abus commis sur des
enfants» à «pornographie enfantine», ainsi qu’en s’accordant sur
une compréhension commune de ce type d’images et sur des critères
communs pour les enquêtes. Certaines questions cruciales restent
à préciser: par exemple, comment traiter les images où il est difficile
de clairement déterminer l’âge du jeune, comment traiter les cas
où l’abus sexuel est commis par des délinquants mineurs, ou lorsque
des images sexuellement explicites sont mises en ligne (sur des
sites de réseaux sociaux, par exemple) par des adolescents – non
conscients de l’illégalité et des conséquences de leur acte.
41. Parmi les mesures politiques visant à combattre les images
d’abus commis sur des enfants et les infractions associées, la Campagne
UN sur CINQ du Conseil de l’Europe contre la violence sexuelle à
l’égard des enfants est un important vecteur pour mieux sensibiliser
au problème et pour inviter les Etats membres à renforcer leur action
contre les images d’abus commis sur des enfants au niveau national.
Dans toute action menée au niveau du Conseil de l’Europe, il est
important de transmettre des messages cohérents et de pleinement
coordonner différentes activités (normalisation, promotion et assistance,
etc.) dans ces deux domaines: protection des droits de l’enfant
et protection de la liberté d’expression (notamment via l’internet).
42. Tous les Etats membres devraient être prêts à appliquer les
mesures les plus ambitieuses pour lutter contre la production, la
diffusion et la consultation d’images d’abus commis sur des enfants,
y compris le blocage de sites web à contenu illégal s’il y a lieu.
Les autorités publiques des Etats membres devraient être prêtes
à imposer ce type de mesures complémentaires envers et contre les
puissants arguments de l’industrie internet qui, parfois, revendique
le droit à la «liberté de l’internet» pour éviter, selon elle, les
procédures complexes et onéreuses inhérentes au blocage de l’accès
à des sites web illégaux. Il reste que la priorité devrait aller
aux mesures permettant d’identifier les sites web hébergeant des
images d’abus commis sur des enfants, puis au retrait rapide de
ces images et à l’identification et aux poursuites judiciaires des
délinquants. C’est seulement si ce processus ne peut être assuré
dans des délais relativement brefs, qui restent à définir, que le
blocage devrait intervenir en guise de mesure complémentaire. Le
blocage serait à effectuer de manière absolument transparente et
démocratique au moyen de procédures supervisées, garanties contre
les abus, en assurant la protection des données privées et en prévoyant
des mécanismes de recours adaptés.
43. Toute mesure prise à l’encontre d’images d’abus commis sur
des enfants devrait également s’inscrire au sein de stratégies nationales
et internationales globales qui prennent en compte la dimension
à la fois locale et globale du problème, qui impliquent des mesures
juridiques et politiques et, enfin, qui renforcent la coopération
internationale formelle et informelle dans ce domaine, ainsi que
l’étroite coopération avec le secteur privé. Même s’ils s’intéressent
à des problèmes spécifiques (par exemple, les images d’abus commis sur
des enfants ou le tourisme sexuel), tous les acteurs impliqués devraient
continuer à viser un objectif: résoudre les causes profondes de
l’abus sexuel sur des enfants. Il faut multiplier les ressources
disponibles pour étudier les phénomènes et les causes de l’abus
sexuel sur des enfants et pour apporter un soutien aux victimes,
ainsi que pour soutenir la police et les services sociaux chargés
d’enquêter sur les affaires pédopornographiques et de prévenir de
futurs abus. Ces ressources devraient aussi servir à mettre en place des
approches solides centrées sur les victimes, notamment les cadres
institutionnels requis (unités spécialisées dans l’identification
des victimes, par exemple), car l’identification des victimes et
des délinquants est le seul moyen de mettre un terme définitif aux
abus liés à des images d’abus commis sur des enfants. Dans le but
de tout bonnement empêcher les délits associés aux images d’abus
commis sur des enfants, le rôle du secteur de l’éducation est crucial
depuis le très jeune âge.
44. Bien que l’autorégulation et les actions de signalement soient
déjà le fait de quelques fournisseurs de services internet et autres
sociétés, les autorités publiques devraient encourager les actions
privées suivant des approches proactives. Au niveau du Conseil de
l’Europe, la question de la responsabilité juridique des sociétés
privées, en particulier parmi les fournisseurs de services internet,
devrait continuer d’être explorée dans le cadre des organes intergouvernementaux
compétents.
45. Il faut sensibiliser la société dans son ensemble au fait
que la «sexualisation» accrue des enfants dans le cadre des médias
et des publicités compte parmi les facteurs qui favorisent la production
et la consommation d’images d’abus commis sur des enfants. En conséquence,
toute «sexualisation» des enfants dans les médias et ailleurs est
à éviter et à combattre, car elle constitue une première étape vers
la représentation de nos enfants comme objets sexuels qui, alors,
se voient exposés aux abus et à l’exploitation par des délinquants sexuels
individuels et par des groupes de criminels. Il reste que les médias
doivent accorder davantage d’attention et de place aux droits de
l’enfant, ainsi qu’aux images pédopornographiques en tant qu’infraction pénale.
46. Enfin, nos enfants eux-mêmes doivent recevoir une éducation
qui les rende conscients, de manière respectueuse, des dangers qui
pèsent sur leur intégrité physique et mentale. Il faut donner à
l’enfant les moyens de se protéger lorsque c’est possible, et de
solliciter l’aide d’adultes en qui il a confiance quand il en a
besoin. Néanmoins, cela ne doit jamais dispenser les adultes responsables
d’enfants et les décideurs publics d’assumer l’entière responsabilité
de la protection des enfants dont ils ont la charge.