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Résolution 1577 (2007)

Vers une dépénalisation de la diffamation

Auteur(s) : Assemblée parlementaire

Origine - Discussion par l’Assemblée le 4 octobre 2007 (34e séance) (voir Doc. Doc. 11305, rapport de la commission des questions juridiques et des droits de l’homme, rapporteur: M. Bartumeu Cassany). Texte adopté par l’Assemblée le 4 octobre 2007 (34e séance).

1. L’Assemblée parlementaire, rappelant sa Recommandation 1589 (2003) relative à la liberté d’expression dans les médias en Europe et sa Résolution 1535 (2007) sur les menaces contre la vie et la liberté d’expression des journalistes, réaffirme avec vigueur que la liberté d’expression est une des pierres angulaires de la démocratie. En l’absence de réelle liberté d’expression, on ne saurait parler de véritable démocratie.
2. L’Assemblée souligne d’emblée que la presse joue un rôle fondamental en promouvant des débats sur des questions d’intérêt public, et c’est précisément de tels débats – les plus ouverts possible – que se nourrit la démocratie.
3. L’Assemblée rappelle sa Résolution 1003 (1993) relative à l’éthique du journalisme et souligne que ceux qui font usage du droit à la liberté d’expression ont aussi des devoirs et des obligations. Ils doivent agir de bonne foi, de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit, dans le respect de la déontologie journalistique.
4. Selon les termes consacrés par la Cour européenne des Droits de l’Homme (la Cour), l’article 10 de la Convention européenne des Droits de l’Homme (STE no 5) garantit la liberté d’expression non seulement pour les «informations» ou «idées» accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent.
5. L’Assemblée constate que la liberté d’expression n’est pas illimitée et qu’une intervention de l’Etat peut s’avérer nécessaire dans une société démocratique, dans le cadre d’une base légale solide et dès lors qu’elle répond à un intérêt général évident, selon l’esprit de l’article 10, paragraphe 2, de la Convention européenne des Droits de l’Homme.
6. Les législations antidiffamation poursuivent le but légitime de protéger la réputation et les droits d’autrui. L’Assemblée exhorte cependant les Etats membres à y recourir avec la plus grande modération, car de telles lois peuvent porter gravement atteinte à la liberté d’expression. Pour cette raison, l’Assemblée exige des garanties procédurales permettant notamment à tous ceux qui sont poursuivis pour diffamation d’apporter la preuve de la véracité de leurs déclarations et de s’exonérer ainsi d’une éventuelle responsabilité pénale.
7. Par ailleurs, des déclarations ou allégations présentant un intérêt public, même quand elles se révèlent inexactes, ne devraient pas être passibles de sanctions, à condition qu’elles aient été faites sans connaissance de leur inexactitude, sans intention de nuire, et que leur véracité ait été vérifiée avec la diligence nécessaire.
8. L’Assemblée déplore que dans un certain nombre d’Etats membres un usage abusif soit fait des poursuites pour diffamation dans ce qui pourrait s’apparenter à des tentatives des autorités de réduire les médias critiques au silence. De tels abus – qui aboutissent à une véritable autocensure de la part des médias et qui peuvent réduire à une peau de chagrin le débat démocratique et la circulation des informations d’intérêt général – ont été dénoncés par la société civile, notamment en Albanie, en Azerbaïdjan ou encore en Fédération de Russie.
9. L’Assemblée rejoint la position claire du Secrétaire Général du Conseil de l’Europe, qui a dénoncé les menaces de poursuites pour diffamation comme «une forme particulièrement insidieuse d’intimidation». L’Assemblée considère qu’une telle dérive dans le recours aux législations antidiffamation est inacceptable.
10. Par ailleurs, l’Assemblée salue les efforts déployés par le représentant pour la liberté des médias de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) en faveur de la dépénalisation de la diffamation, et son engagement constant pour la liberté des médias.
11. Elle constate avec une vive inquiétude que de nombreux Etats membres prévoient des peines d’emprisonnement en cas de diffamation et que certains persistent à y recourir en pratique, par exemple l’Azerbaïdjan et la Turquie.
12. Chaque cas d’emprisonnement d’un professionnel de la presse est une entrave inacceptable à la liberté d’expression et fait peser une épée de Damoclès sur les journalistes dans l’exercice de leur travail d’intérêt public. C’est la société tout entière qui pâtit des conséquences des pressions que peuvent ainsi subir des journalistes muselés dans l’exercice de leur métier.
13. Par conséquent, l’Assemblée considère que les peines carcérales pour diffamation devraient être abrogées sans plus de délai. Elle exhorte notamment les Etats dont les législations prévoient encore des peines de prison – bien que celles-ci ne soient pas infligées en pratique – à les abroger sans délai, pour ne donner aucune excuse, quoique injustifiée, à certains Etats qui continuent d’y recourir, entraînant ainsi une dégradation des libertés publiques.
14. L’Assemblée dénonce également le recours abusif à des dommages et intérêts démesurés en matière de diffamation et rappelle qu’une indemnité d’une ampleur disproportionnée peut aussi violer l’article 10 de la Convention européenne des Droits de l’Homme.
15. L’Assemblée est consciente que l’abus de la liberté d’expression peut être dangereux; l’Histoire en est témoin. Les discours appelant à la violence, négationnistes, ou d’incitation à la haine raciale, intrinsèquement destructeurs des valeurs de pluralisme, de tolérance et d’ouverture d’esprit promues par le Conseil de l’Europe et la Convention européenne des Droits de l’Homme, doivent pouvoir faire l’objet de poursuites, comme cela a été récemment reconnu dans une décision-cadre applicable aux pays membres de l’Union européenne.
16. Enfin, l’Assemblée souhaite réaffirmer que la protection des sources journalistiques relève d’un intérêt public capital. Un journaliste poursuivi pour diffamation doit pouvoir taire ses sources ou encore produire un document pour sa défense sans pour autant devoir prouver l’avoir obtenu par des voies licites.
17. En conséquence, l’Assemblée invite les Etats membres:
17.1. à abolir sans attendre les peines d’emprisonnement pour diffamation;
17.2. à garantir qu’il n’y a pas de recours abusif aux poursuites pénales et à garantir l’indépendance du ministère public dans ces cas;
17.3. à définir plus précisément dans leur législation le concept de diffamation, dans le but d’éviter une application arbitraire de la loi, et de garantir que le droit civil apporte une protection effective de la dignité de la personne affectée par la diffamation;
17.4. à ériger en infractions pénales l’incitation publique à la violence, à la haine ou à la discrimination, les menaces à l’égard d’une personne ou d’un ensemble de personnes, en raison de leur race, leur couleur, leur langue, leur religion, leur nationalité ou leur origine nationale ou ethnique, dès lors qu’il s’agit de comportements intentionnels, conformément à la Recommandation de politique générale no 7 de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI);
17.5. à ériger en infractions pénales passibles d’emprisonnement uniquement l’appel à la violence, le discours de haine ainsi que le discours négationniste;
17.6. à bannir de leur législation relative à la diffamation toute protection renforcée des personnalités publiques, conformément à la jurisprudence de la Cour, et invite en particulier:
17.6.1. la Turquie à amender l’article 125.3 de son Code pénal en conséquence;
17.6.2. la France à réviser sa loi du 29 juillet 1881 à la lumière de la jurisprudence de la Cour;
17.7. à garantir dans leur législation des moyens de défense appropriés aux personnes poursuivies pour diffamation, en particulier des moyens reposant sur l’exceptio veritatis et l’intérêt général, et invite en particulier la France à amender, ou à abroger, l’article 35 de sa loi du 29 juillet 1881 qui prévoit des exceptions injustifiées interdisant à la partie poursuivie d’apporter la preuve de la véracité du fait diffamatoire;
17.8. à instaurer des plafonds raisonnables et proportionnés en matière de montants de dommages et intérêts dans les affaires de diffamation, de sorte qu’ils ne soient pas susceptibles de mettre en péril la viabilité même du média poursuivi;
17.9. à prévoir des garanties législatives adéquates contre des montants de dommages et intérêts disproportionnés par rapport au préjudice réel subi;
17.10. à mettre leur législation en conformité avec la jurisprudence de la Cour en matière de protection des sources journalistiques.
18. L’Assemblée invite les organisations professionnelles de journalistes à se doter, si elles n’en disposent pas encore, de codes de déontologie journalistique.
19. Elle se félicite par ailleurs des démarches entreprises par les autorités turques en vue de l’amendement de l’article 301 du Code pénal turc relatif au «dénigrement de l’identité turque» et encourage fortement ces autorités à poursuivre sans délai dans cette voie.