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Recommandation 1858 (2009)

Sociétés privées à vocation militaire ou sécuritaire et érosion du monopole étatique du recours à la force

Auteur(s) : Assemblée parlementaire

Origine - Discussion par l’Assemblée le 29 janvier 2009 (8e séance) (voir Doc. 11787, rapport de la commission des questions politiques, rapporteur: M. Wodarg; et Doc. 11801, avis de la commission des questions juridiques et des droits de l’homme, rapporteur: M. Sasi). Texte adopté par l’Assemblée le 29 janvier 2009 (8e séance).

1. On observe, ces dernières années dans certains Etats, y compris en Europe, une tendance croissante à faire appel à des sociétés privées pour accomplir différentes tâches dans les domaines militaire et de la sécurité, lesquels étaient traditionnellement réservés aux acteurs étatiques.
2. Selon certains ouvrages de recherche, on dénombrerait, à l’heure actuelle, plus d’un million de personnes opérant, dans plus de cent pays, en tant que soldats privés ou agents de sécurité pour le compte de plus de mille sociétés privées à vocation militaire et/ou sécuritaire (SPMS). En 2006, le chiffre d’affaires de ce nouveau secteur de l’industrie des services a été estimé à environ 200 milliards de dollars des Etats-Unis.
3. Tandis que cette nouvelle industrie cherche à développer ses propres marchés, de sérieuses questions à caractère systémique et de principe se posent. D’un côté, la plupart des grandes SPMS sont organisées comme des sociétés actionnaires ou font partie d’entreprises à but lucratif. En tant que telles, elles ont tout intérêt à ce que des conflits éclatent ou perdurent pour assurer leur croissance économique. Plus les conflits augmentent, plus le marché de leurs services devient rentable. D’un autre côté, pour les Etats, l’émergence et la poursuite des conflits pèsent lourdement sur les budgets et les ressources publics, ce qui fait naître un conflit d’intérêts entre les secteurs public et privé.
4. Les clients des SPMS sont principalement des Etats, mais d’autres acteurs, tels que de grandes organisations internationales (comme les Nations Unies), des entreprises privées, des organisations humanitaires, les médias et des organisations non gouvernementales, ont de plus en plus recours aux services de ces sociétés en vue d’assurer leur sécurité dans les zones de conflit ou d’instabilité.
5. La privatisation croissante de l’appareil militaire et de l’appareil de sécurité porte atteinte à la position de l’Etat qui est, traditionnellement, le seul acteur à être en droit de recourir légitimement et légalement à la force, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du territoire national. Elle constitue un défi fondamental pour les démocraties modernes puisqu’elle a pour effet de transférer le droit au recours à la force de l’Etat, garant de l’intérêt public, à des acteurs privés mus par une logique économique d’entreprise.
6. En gardant à l’esprit que les SPMS répondent à un certain nombre de besoins réels et qu’elles font déjà partie de la réalité, les Etats devraient tout mettre en œuvre pour conserver et reprendre la maîtrise complète des activités des SPMS, qui devraient être aussi limitées que possible afin d’éviter ou – suivant le cas – de renverser la tendance à l’érosion du monopole étatique. Il est pour le moins nécessaire et possible de mettre en place un cadre approprié à l’exercice de leurs activités, conformément aux principes fondamentaux de la démocratie, du respect des droits de l’homme et de la prééminence du droit. Le cadre juridique devrait dûment prendre en compte les différences importantes entre les missions privées à vocation militaire, d’une part, et celles à vocation sécuritaire, d’autre part.
7. A ce jour, la principale préoccupation que suscitent les activités des SPMS au sein de l’opinion a trait aux éventuelles – et, dans bien des cas, aux réelles – violations des droits de l’homme commises par le personnel de ces sociétés privées et à la difficulté de traduire en justice les auteurs de ces violations, avec le risque d’impunité qui s’ensuit.
8. Le personnel des SPMS et leurs employeurs sont tenus de respecter avant tout la législation du pays dans lequel ils opèrent, mais aussi les dispositions générales du droit humanitaire international. Dans la mesure où ils accomplissent des tâches qui relèvent normalement des compétences des acteurs étatiques, ils sont également tenus de respecter la législation internationale en matière de droits de l’homme. Toutefois, l’application de ces dispositions se heurte à bien des difficultés dans la pratique.
9. Cependant, mis à part le déficit en matière de responsabilité juridique, les activités des SPMS suscitent une série de préoccupations liées à l’absence de contrôle démocratique, au manque de transparence, à l’absence d’obligation de rendre des comptes, au risque élevé de violations des droits de l’homme, à l’influence croissante des entreprises privées sur les choix et les orientations politiques, au flou qui entoure la répartition des tâches entre l’armée et la police ainsi qu’au passage de la prévention des crises à la réaction rapide et de la résolution civile des crises au recours à la force.
10. Les SPMS opérant souvent à l’échelon international et leurs activités ayant des aspects et des conséquences transnationaux, il est, à l’évidence, nécessaire de les réglementer au niveau international. Toutefois, il n’existe pas d’instruments juridiques spécifiques dans le cadre du droit international en vigueur qui réglementent expressément de telles activités.
11. Bon nombre des défis engendrés par le rôle croissant des SPMS touchent aux valeurs fondamentales que défend le Conseil de l’Europe. C’est pourquoi notre Organisation est investie d’une responsabilité particulière en matière de réglementation des activités des SPMS sur la base des principes communs. Le Conseil de l’Europe, avec l’expérience qu’il a acquise en matière de définition, de promotion et de protection de normes communes dans le domaine des droits de l’homme, de la démocratie et de la prééminence du droit, offre le cadre approprié pour cette démarche et devrait jouer le rôle de chef de file dans ce processus, comme il l’a déjà fait auparavant dans de nombreux domaines innovants.
12. En conséquence, l’Assemblée parlementaire recommande au Comité des Ministres d’élaborer un instrument du Conseil de l’Europe visant à réglementer les relations de ses Etats membres avec les SPMS et énonçant des normes minimales pour l’activité de ces sociétés privées.
13. L’Assemblée propose qu’un tel instrument inclue au moins les éléments suivants:
13.1. la définition des domaines de la sécurité intérieure et extérieure qui doivent continuer de relever de la compétence souveraine des Etats et qui sont de par leur nature «intrinsèquement gouvernementaux»;
13.2. l’uniformisation des principes permettant de préserver le monopole étatique en matière de recours à la force;
13.3. l’affirmation claire de la ligne de démarcation entre sécurité intérieure et extérieure telle que définie par la loi et la Constitution;
13.4. la confirmation du fait que priorité est accordée à la prévention des conflits sur la réaction rapide et à la résolution civile des crises sur le règlement des conflits par le recours à la force;
13.5. l’uniformisation des principes applicables aux recours aux SPMS;
13.6. la définition des critères relatifs aux activités, aux obligations, aux devoirs, aux responsabilités, y compris l’obligation de rendre compte des infractions au droit humanitaire international et des violations des droits de l’homme, ainsi qu’aux domaines d’activité et de compétence des SPMS;
13.7. la définition des critères à appliquer pour autoriser les SPMS à fournir des services militaires et sécuritaires;
13.8. la mise en place d’un système d’enregistrement et de licence pour les SPMS;
13.9. l’adaptation et l’harmonisation du droit pénal national et international (notamment en ce qui concerne les règles relatives à l’application de la loi) ayant trait aux infractions pénales commises par les SPMS et leur personnel;
13.10. la mise en place, dans le droit civil, de règles spécifiques aux SPMS (notamment en ce qui concerne les conditions de la responsabilité);
13.11. la mise en place d’un cadre juridique et réglementaire pour les SPMS qui souhaitent exporter leurs services (par exemple autorisations relatives aux missions et aux projets qui prévoient la surveillance, le contrôle et la supervision démocratiques, la responsabilité de rendre compte et la spécification des responsabilités; il serait judicieux de combiner de telles réglementations avec les régimes d’exportation d’armes existants);
13.12. l’exigence de l’approbation parlementaire pour les missions effectuées par les SPMS à l’étranger et de dispositions régissant la coopération, l’échange d’informations et l’assistance entre les Etats impliqués;
13.13. l’application, également aux SPMS, des lois et règlements régissant le déploiement des forces armées et de police nationales à l’étranger;
13.14. la mise en place de règles et de réglementations (par exemple code de conduite et obligation de s’enregistrer auprès du ministère des Affaires étrangères) pour les entreprises, les organisations non gouvernementales ou humanitaires, etc., qui souhaitent faire appel à des SPMS pour assurer leur sécurité à l’étranger;
13.15. l’obligation, pour le secteur des SPMS, de mettre en place un cadre d’autoréglementation, y compris un code de conduite contraignant, et d’instituer un médiateur des SPMS et/ou une équipe chargée d’enquêter sur les violations commises par les SPMS. Il est entendu que cette autoréglementation complète mais ne remplace pas le contrôle de légalité exercé par les organes publics compétents chargés de l’application de la loi, qui doivent être automatiquement saisis lorsqu’une violation est détectée grâce aux mécanismes d’autoréglementation proposés;
13.16. les réglementations incluant les éléments suivants: systèmes efficaces de vérification approfondie et de formation pour le personnel des SPMS, système efficace de surveillance et d’enquête, système efficace de mise en œuvre et de protection des droits sociaux des employés des SPMS.
14. En ce qui concerne la nature d’un tel instrument, l’Assemblée manifeste sa préférence pour un document juridique contraignant (convention). Toutefois, l’Assemblée se féliciterait de ce que, avant la rédaction d’une telle convention, le Comité des Ministres adopte une recommandation à l’attention des Etats membres en vue de parvenir à une vision commune d’objectifs.
15. En attendant, l’Assemblée recommande au Comité des Ministres de soutenir, au nom du Conseil de l’Europe, le Document de Montreux sur les entreprises militaires et de sécurité privées qui récapitule les obligations juridiques découlant du droit international et des bonnes pratiques liées aux activités des SPMS, et d’inviter les Etats membres qui ne l’ont pas encore fait à y adhérer.