1. Procédure
1. La proposition de résolution du 5 octobre 2011 a
été transmise à la commission des questions juridiques et des droits
de l'homme, pour rapport, le 25 novembre 2011
. Lors de sa réunion
du 13 décembre 2011, la commission m'a désigné comme rapporteur
et, lors de sa réunion de janvier 2012, elle m'a autorisé à effectuer une
visite d’information en Islande et en Ukraine et à organiser une
audition d'experts à l’occasion d'une prochaine réunion.
2. Lors de sa réunion du 24 avril 2012, la commission a examiné
une note introductive
, a demandé à la Commission
européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise)
de rendre un avis sous la forme d’une étude de droit comparé et
de droit constitutionnel et m’a autorisé à déposer une demande d’information
par l’intermédiaire du Réseau du Centre européen de recherche et
de documentation parlementaires (CERDP)
.
J’ai effectué du 6 au 9 mai 2012 une visite d’information en Islande.
Le 21 mai 2012, la commission a procédé à l’audition du professeur
Helmut Satzger (Université de Munich, Allemagne) et du professeur
Luc Verhey, conseiller d’Etat (Université de Leiden, Pays-Bas).
3. Au cours de sa réunion du 1er octobre 2012,
la commission a examiné une note d’information sur la situation
en Islande
, a procédé à un échange de
vues et a convenu de déclassifier la note d’information. Du 18 au
20 février 2013, j’ai effectué ma visite d’information en Ukraine
. Enfin,
le 8 mars 2013, la Commission de Venise a adopté l’avis demandé
par la commission
.
2. Introduction
4. Le principe posé par les auteurs de la proposition
de résolution, sur laquelle se fonde mon mandat, est en apparence
clair et simple:
«L’Assemblée
insiste sur la nécessité de distinguer la responsabilité politique
de la responsabilité pénale. Les décisions politiques doivent être
jugées par le parlement et, au final, par les électeurs lors des
élections suivantes. Les crimes doivent faire l'objet de poursuites,
quel que soit leur auteur.»
5. La proposition souligne à juste titre qu’«il ne saurait y
avoir d'impunité des responsables politiques déclarés coupables
ou complices de crimes ordinaires (meurtre, enlèvement, détournement
de fonds, vol ou corruption)».
6. La difficulté réside dans la capacité à distinguer exactement
entre, d’une part, les actes ou omissions d'acteurs politiques qualifiés
à juste titre de «crimes» et, d’autre part, ceux qui devraient uniquement
conduire à l'engagement de la responsabilité politique de leurs
auteurs, quel que soit leur caractère controversé ou contestable.
Lorsque j’ai commencé à travailler sur ce sujet, j’étais particulièrement
inquiet des énormes conséquences que peuvent avoir certains types
de décisions politiques. En ces temps où une profonde récession
économique touche plusieurs régions de la zone euro, les appels
à la prise de mesures contre les responsables politiques et les
décideurs pourraient fort bien se multiplier, à mesure que le chômage
monte en flèche et que les mesures d’austérité se font réellement
sentir. Lorsque, avec du recul, certaines décisions politiques ne
seront pas jugées pertinentes, ce désir de sanction pourrait prendre
des proportions considérables. Encore est-il bon que les règles
du jeu soient clairement définies avant que la partie ne commence.
Les dispositions constitutionnelles ou la législation ordinaire
peuvent limiter les mesures que les responsables politiques sont
autorisés à prendre. Il est clair qu’il convient de déterminer comment
restreindre au mieux le passif sous conditions, éventuellement énorme,
que les responsables politiques risquent de générer, puisque leurs
décisions peuvent être source de véritables épreuves et d’une défaillance
de l’Etat. Cela dit, cette question importante, qui mérite sans
aucun doute une plus ample réflexion, outrepasse le cadre du présent
rapport.
7. Je compte proposer un ensemble de critères objectifs et concrets,
qui permettront de faire cette distinction, de manière à éviter
qu'il y ait deux poids, deux mesures. Il convient avant tout de
considérer que les responsables politiques sont responsables de
leurs actes devant les électeurs. Pour qu’ils soient de surcroît tenus
pénalement responsables de leurs actes ou omissions commis dans
l'exercice de leurs fonctions, encore faut-il que ces actes soient
constitutifs d'infractions pénales définies au préalable par la
loi de façon claire et rigoureuse et que les intéressés aient été
poursuivis et jugés selon une procédure équitable et transparente, introduite
devant une juridiction indépendante.
8. Les affaires de l’ancien Premier ministre ukrainien, Ioulia
Timochenko, et de l'ancien ministre ukrainien de l'Intérieur Iouri
Loutsenko, ainsi que de l'ancien Premier ministre islandais, Geir
Haarde, également évoquées dans la proposition de résolution, soulèvent
un certain nombre de questions intéressantes. Elles doivent par
ailleurs être replacées dans le contexte de la situation de la législation
des autres Etats membres. Les autorités ukrainiennes ont indiqué
à notre collègue, Marieluise Beck (Allemagne, ADLE), rapporteure
sur les menaces contre la prééminence du droit dans les Etats membres
du Conseil de l’Europe: affirmer l’autorité de l’Assemblée parlementaire,
au cours de sa visite d’information à Kiev en février 2012, que
des dispositions comparables à celles qui, en Ukraine, répriment
«l'abus d’autorité» et sur le fondement desquelles Mme Timochenko
et M. Loutsenko ont été condamnés existaient dans plusieurs autres
pays, notamment en Allemagne, en France, en Pologne et au Royaume-Uni.
Elles ont également précisé que les dispositions relatives à «l'abus
d’autorité», critiquées par l'Assemblée dans sa
Résolution 1862 (2012) sur le fonctionnement des institutions démocratiques
en Ukraine, étaient indispensables pour lutter contre la corruption
et la torture. Mme Beck m'a demandé d'assurer le suivi de cette
question dans le cadre du présent rapport. J’ai d’ailleurs entendu
les mêmes arguments lorsque je me suis rendu à Kiev en février 2013.
9. J'ai par conséquent déposé une demande d'information par l'intermédiaire
du CERDP, afin de déterminer si, et de quelle manière, les différents
types d'abus de fonction sont incriminés dans les Etats membres
du Conseil de l'Europe. J’ai partagé les informations qui m’ont
été communiquées par l’intermédiaire du Réseau CERDP avec la Commission
de Venise, qui a rendu un excellent avis sur la responsabilité pénale des
ministres envisagée sous l’angle du droit constitutionnel et des
droits de l'homme. Cet avis formera le socle de la première grande
partie du présent rapport (partie 3), dans laquelle j’aborderai
plus en profondeur certains principes généraux qui régissent la
distinction établie entre la responsabilité politique et la responsabilité pénale
(légitime) des responsables politiques.
10. Dans la deuxième grande partie de ce rapport (partie 4) et
la partie 5, ces principes seront appliqués aux affaires ukrainiennes
et islandaise évoquées plus haut.
11. Dans ma note introductive
, j’avais donné une vue
d’ensemble superficielle des différents types d’affaires susceptibles
de relever du champ d’application de mon mandat de rapporteur et
j’en avais donné quelques exemples précis
. Malheureusement, les moyens mis
à la disposition d’un rapporteur de l’Assemblée ne me permettent
pas de prendre en compte un grand nombre de ces questions et affaires toujours
très actuelles. Conformément aux conclusions de la note introductive,
la commission a par conséquent convenu que je devais privilégier
l’élaboration de principes généraux et limiter les affaires étudiées aux
exemples ukrainiens et islandais précités.
3. Vers l’établissement
de principes directeurs visant à séparer la responsabilité politique
de la responsabilité pénale
12. Je sais qu’il est ambitieux de vouloir proposer des
principes directeurs visant à séparer la responsabilité politique
de la responsabilité pénale ou, plus précisément, de vouloir élaborer
des critères qui permettent de distinguer l’engagement légitime
de la responsabilité pénale des responsables politiques de la pénalisation inacceptable
de la prise de décision politique. Sur la base de l’avis de la Commission
de Venise, des interventions des experts en droit auditionnés par
la commission et des données communiquées par le Réseau CERDP, je
ne présenterai qu’une modeste proposition de principes fondamentaux
auxquels nous devrions tous être en mesure d’adhérer. Je commencerai
par examiner quelques questions de procédure, avant d’aborder un
certain nombre de points essentiels pertinents, puis de chercher
à énoncer quelques «principes directeurs».
3.1. Le choix de la
procédure: juridictions pénales ordinaires ou procédure spéciale
de destitution?
13. L’étude comparative de la Commission de Venise montre
la très grande diversité des procédures visant à amener les responsables
politiques à rendre des comptes dans les Etats membres du Conseil
de l'Europe.
14. Un certain nombre de pays (par exemple l’Allemagne, l’Irlande,
le Portugal
, le Royaume‑Uni
et l’Ukraine) ne disposent d’aucune procédure particulière pour
l’engagement de la responsabilité pénale des responsables politiques,
qui est régie par la procédure pénale ordinaire. Dans ces pays,
il appartient au procureur ordinaire d’engager la procédure et aux
juridictions pénales ordinaires de connaître de ces affaires et
de les juger.
15. Les autres pays, notamment en Scandinavie, mais également
la Belgique, la France et la Pologne, disposent de procédures distinctes
pour l’engagement de la responsabilité pénale des ministres. Elles
sont en général qualifiées de «procédure de destitution»
et
les juridictions spéciales créées à cette fin sont qualifiées de
«juridictions de destitution».
16. Mais, également dans ces derniers pays, la procédure spéciale
de destitution est uniquement applicable aux infractions commises
par les ministres dans l’exercice de leurs fonctions, tandis que
les infractions aux dispositions pénales ordinaires commises à titre
privé relèvent des juridictions pénales de droit commun. Les dispositions
spéciales peuvent porter sur tous les stades de la procédure, à
commencer par les enquêtes préliminaires, la décision d’engager
une procédure officielle, les dispositions applicables à l’engagement
des poursuites, la composition de la juridiction et les dispositions
qui régissent la procédure proprement dite.
17. Les pays dans lesquels il appartient au parlement de décider
d’engager ou non des poursuites pénales à l’encontre d’un ministre
du gouvernement sont tous les pays scandinaves, ainsi que l’Autriche,
l’Estonie, la Grèce, l’Italie, le Liechtenstein, la Lituanie, les
Pays-Bas, la Pologne, la Roumanie, la République slovaque, la Slovénie
et la Turquie. Les juridictions spéciales prévues pour la destitution
des ministres du gouvernement existent dans la plupart des pays
scandinaves, ainsi qu’en France et en Pologne. Elles ont pour caractéristique propre
d’être composées en tout ou partie de parlementaires ou de membres
désignées par le parlement. Les autres pays qui disposent de procédures
spéciales renvoient les affaires de responsabilité pénale des ministres
directement à une juridiction suprême (Cour constitutionnelle ou
Cour suprême): c’est le cas par exemple pour l’Albanie, l’Autriche,
le Liechtenstein et la Slovénie.
18. Au cours de mes visites d’information en Islande et en Ukraine,
j’ai eu l’occasion d’étudier un peu plus en détail un exemple de
chacun des deux modèles suivis en Europe, c'est-à-dire la procédure
spéciale de destitution, qui est applicable en Islande, et le recours
aux juridictions pénales ordinaires, en Ukraine. Ces deux exemples
montrent que le choix procédural et institutionnel n’est pas un
vecteur déterminant de la supériorité inhérente à l’un ou l’autre
modèle, plus apte à éviter les abus motivés par des considérations
politiques.
3.1.1. Procédures spéciales
de destitution: l’exemple islandais
19. Au vu de ce que j’ai constaté en Islande, je suis
enclin à penser, comme la Commission de Venise, que «les dispositions
des procédures spéciales de destitution des ministres ont souvent
une teneur plus politique que celles des procédures ordinaires.
Bien que cette tendance ne soit pas en soi nécessairement contraire
aux principes fondamentaux de l’Etat de droit, elle rend néanmoins
ce système particulièrement vulnérable aux critiques et à des usages
détournés, motivés par des considérations politiques, ce qui implique
de les interpréter et de les appliquer de manière restrictive et
en faisant preuve d’une vigilance particulière»
.
20. Dans la note d’information que j’ai consacrée à l’affaire
de l’ancien Premier ministre islandais, Geir Haarde
, j’ai indiqué de façon assez détaillée comment,
à ma grande surprise, les appréhensions de la Commission de Venise
à l’égard de ce type de procédure en général se sont effectivement
concrétisées. C’est précisément la nouvelle majorité parlementaire
qui a décidé, conformément à une orientation politique partisane,
d’engager des poursuites pénales, pour avoir échoué à éviter la
crise bancaire, à l’encontre uniquement de l’ancien Premier ministre,
et non des ministres directement responsables des questions bancaires
au sein du même gouvernement (de coalition), mais qui appartenaient
aux partis formant la nouvelle majorité. Il semble bien que l’objectif
de cette nouvelle majorité ait été de «pénaliser» le choix du libéralisme économique
fait par leurs prédécesseurs, qui avait contribué à l’essor et à
la chute des banques islandaises. Le malaise créé par ce traitement
particulier réservé à M. Geir Haarde a été palpable au cours des conversations
que j’ai eues à Reykjavik, y compris parmi les partisans politiques
de l’engagement de poursuites.
21. J’aimerais souligner que M. Haarde a été finalement acquitté
du principal chef d’accusation de «manquement à agir» pour éviter
la crise bancaire et qu’il a été jugé pénalement responsable, mais
exempté de peine, d’un simple vice de forme, pour n’avoir pas inscrit
à l’ordre du jour d’une réunion du Conseil des ministres la crise
bancaire imminente, contrairement à ce que prévoit la Constitution
islandaise (voir plus loin la partie 5 pour un résumé de mon analyse
critique de cette affaire).
22. En attendant, je ne peux que me réjouir de ce que, comme je
l’avais appris à Reykjavik, les dispositions procédurales qui régissent
l’engagement de la responsabilité des ministres en Islande fassent
l’objet d’une réforme.
3.1.2. Procédures pénales
ordinaires: l’exemple ukrainien
23. Ma deuxième visite d’information, en Ukraine cette
fois, m’a parfaitement permis de comprendre que le fait d’obliger
les responsables politiques à rendre des compte devant les juridictions
pénales ordinaires ne garantit en rien une équité de la procédure
qui exclue toute considération politique.
24. La qualité de la procédure des juridictions pénales de droit
commun dépend non seulement de la formation juridique technique
et du professionnalisme des juges, des procureurs et des avocats
de la défense, mais également de l’indépendance effective des juridictions
et de chaque juge. Cela vaut tout particulièrement pour les juges
saisis des affaires de responsabilité pénale des ministres et amenés
à interpréter et à appliquer les dispositions générales relatives
à l’abus d’autorité (voir la partie 3.2 ci-dessous). Les recommandations formulées
par la Commission de Venise à partir des avantages comparés des
différents modèles de responsabilité ministérielle utilisés dans
les divers pays européens se fondent sur un postulat simple: une juridiction
n’est qu’une juridiction, au sens ou l’entendaient les fondateurs
du Conseil de l'Europe et les auteurs de la Convention européenne
des droits de l'homme (STE n° 5, «la Convention»). Les tribunaux
peuvent commettre des erreurs, et la juridiction la plus élevée
n’est pas davantage infaillible, mais ils doivent tout mettre en
œuvre pour apprécier les faits qui leur sont présentés de manière
objective, impartiale et indépendante, à la lumière d’éléments de
preuve dont ils doivent apprécier la crédibilité de façon impartiale
et indépendante, ainsi qu’en application de la loi en vigueur dans
le pays concerné, selon une interprétation professionnelle, conforme
aux principes généralement admis de l’interprétation du droit.
25. Permettez-moi d’appeler un chat un chat: les juridictions
ukrainiennes qui ont rendu les décisions de justice à l’encontre
de Mme Timochenko et M. Loutsenko ne sont pas des «tribunaux» au
sens de la conception première sur laquelle reposent les mécanismes
de défense des droits de l'homme du Conseil de l'Europe. Les autres
juridictions saisies d’affaires connexes, comme celle qui portait
sur l‘allié politique et le conseiller juridique de Mme Timochenko,
Iouri Vlasenko, fonctionnent comme des métronomes et rendent systématiquement
les décisions attendues d’elles par le pouvoir en place. Cela vaut
pour le tribunal aux affaires familiales, qui a refusé de prendre
en compte le fait que M. Vlasenko avait versé la pension due à son ex-femme
et l’a ainsi empêché de quitter l’Ukraine et d’assister à la partie
de session de l’Assemblée de janvier 2013, bien qu’il soit un membre
dûment désigné de la délégation ukrainienne. C’est également le
cas de la juridiction administrative supérieure, qui, en un temps
record, a retiré à M. Vlasenko son mandat parlementaire, malgré
les vices de forme commis au sein de la commission parlementaire
qui en avait fait la demande sur des motifs purement formels, appliqués
de façon sélective à son seul cas
. Je ne puis
croire que Mme Timochenko et tous ses alliés politiques aient commis
– à chaque fois – des actes juridiquement répréhensibles! A tous
les coups!
26. L’arrêt rendu récemment par la Cour européenne des droits
de l'homme («la Cour») dans l’affaire
Volkov c. Ukraine apporte
quelques éclaircissements sur les raisons de l’apparent manque d’indépendance
de la justice ukrainienne. La Cour a ordonné la réintégration du
requérant, un juge à la Cour suprême qui avait été révoqué pour
«violation de serment», après avoir conclu à la violation à la fois
des droits de la procédure (article 6) et de droits fondamentaux
(article 8) de la Convention. Il est intéressant de constater que
l’arrêt désigne comme deux des principaux acteurs de la procédure
viciée qui a conduit à la révocation abusive d’un haut magistrat,
le président de la commission de la justice de la Verkhovna Rada,
«S.K.»
et «R.K.», qui est également le
procureur en chef chargé des affaires pénales contre Mme Timochenko
et M. Loutsenko.
27. Un avis rendu récemment par la Commission de Venise sur cette
question
critique vivement à la fois la
procédure applicable en matière disciplinaire à l’encontre des juges
– notamment la composition du Conseil supérieur de la justice, largement
contrôlé par la majorité politique – et la formulation imprécise
et générale des motifs de la prise de mesures disciplinaires, comme
la révocation d’un juge. Selon la Commission de Venise, elle «comprend
des concepts très généraux, notamment ‟la violation des principes
éthiques et moraux du comportement humainˮ. Ces généralités sont
particulièrement dangereuses parce que les termes sont vagues et
qu’il est possible de les utiliser comme arme politique contre les
juges»
.
28. Je suis particulièrement inquiet de l’effet combiné de la
déclaration publique faite par l’actuel procureur général, M. Victor Pshonka,
qui se présente lui-même comme «membre de l’équipe présidentielle»
et du taux de condamnations prononcées
par les juridictions pénales ukrainiennes, qui dépasse les 99 %
.
Le fait que le procureur général soit placé sous la tutelle du Président
n’est pas seulement l’expression du point de vue personnel de M.
Pshonka; Il découle directement de la loi, puisque le Président
a le pouvoir discrétionnaire illimité de révoquer le procureur général,
conformément à une modification apportée à la loi relative à la Prokuratura
peu de temps après l’accession au pouvoir du Président Ianoukovitch.
La conséquence logique de la subordination du procureur général
au Président et des très rares acquittements prononcés par les tribunaux
est la faculté accordée au Président de faire emprisonner n’importe
qui, à tout moment. Le Procureur général et deux de ses adjoints,
dont le sus-mentionné (paragraphe 26) M. Renat Kuzmin, sont membres
du Conseil supérieur de la Justice, qui joue un rôle directeur dans
la nomination et le licenciement des juges.
29. Selon moi, les poursuites engagées à l’encontre de l’ancien
Premier ministre, Ioulia Timochenko, et de l’ancien ministre de
l’Intérieur, Iouri Loutsenko, ne sont pas l’expression d’une justice
sélective – termes souvent utilisés par les observateurs internationaux
– mais d’une absence complète de justice: l’apparence extérieure
de la procédure judiciaire a uniquement servi à masquer la mise
à exécution de l’intention de la nouvelle majorité, à savoir évincer
les responsables de l’opposition du jeu politique et les punir des
mesures prises lorsqu’ils étaient au pouvoir. Je résumerai les raisons
qui me conduisent à tirer cette conclusion sévère, il est vrai,
dans les études de cas présentées plus loin.
3.2. Quel droit positif
en matière pénale: des dispositions générales relatives à «l’abus d’autorité»
ou des dispositions pénales spécifiques à la lutte contre la corruption
et les autres formes d’abus?
30. L’avis de la Commission de Venise et les réponses
du CERDP confirment les déclarations des autorités ukrainiennes:
les dispositions applicables à l’abus d’autorité susceptibles de
sanctionner pénalement les responsables politiques existent dans
plusieurs pays européens.
31. De fait, une nette majorité des pays représentés dans les
28 réponses faites à la demande du CERDP (c'est-à-dire 20) disposent
dans leur législation d’une forme d’infraction pénale «d’abus d’autorité».
C’est le cas non seulement de la plupart des anciens Etats communistes,
mais également des pays scandinaves, de l’Autriche, de l’Italie,
des Pays-Bas, de la Suisse et du Royaume-Uni. Mais il convient de
souligner que la plupart de ces pays soumettent la constitution
de cette infraction à l’existence d’une violation intentionnelle
ou volontaire, par l’agent public, des devoirs de sa fonction, en
vue, soit d’obtenir un avantage illégal, soit de nuire à autrui;
par ailleurs, dans la quasi-totalité de ces Etats, les dispositions
ont rarement été appliquées aux ministres et anciens ministres,
si tant est qu’elles l’aient été.
32. Parallèlement, les réponses données par les services de recherche
parlementaire des pays qui ne possèdent pas ces dispositions contredisent
l’argument avancé par les autorités ukrainiennes, qui affirment qu’elles
sont indispensables à la répression efficace de la corruption et
des actes de torture commis par les fonctionnaires de police. Aucun
des pays dépourvus de dispositions relatives à l’abus d’autorité
n’a en effet le sentiment ou a mis en discussion que son arsenal
législatif pourrait souffrir d’une lacune qui l’empêche de lutter contre
la corruption ou la torture. Ces actes sont pris en compte sans
aucune difficulté par d’autres dispositions pénales, plus spécifiques,
comme celles qui répriment la corruption active et passive et les
coups et blessures volontaires.
33. En conséquence, les pays dont la législation prévoit une infraction
«d’abus d’autorité» et les pays qui en sont dépourvus présentent
très peu de différences concrètes, sous réserve que les tribunaux
interprètent de manière étroite l’infraction générale, comme c’est
le cas dans la plupart de ces pays. Il est intéressant de noter que
l’Estonie a récemment abrogé l’infraction générale d’abus d’autorité
et l’a remplacée par une série d’infractions plus précises, parce
que la disposition en vigueur était jugée trop étendue et trop floue
et qu’elle n’était pas vraiment nécessaire
. Il convient également
de souligner qu’aucun des 28 pays qui ont répondu au CERDP n’a infligé
à un ancien ministre une sanction de loin aussi dure que la peine
à laquelle ont été condamnés les anciens membres du Gouvernement
ukrainien. De plus, les quelques affaires examinées par la Commission
de Venise dans lesquelles des dispositions relatives à l’abus d’autorité
avaient été appliquées à d’anciens ministres comportaient toutes
un élément de corruption ou d’autres formes d’avantage économique
,
à l’exception du cas de l’ancien Premier ministre islandais, Geir
Haarde – qui a été acquitté du principal chef d’accusation retenu
contre lui (manquement aux obligations de sa fonction).
34. Les dispositions essentielles du droit interne en matière
de responsabilité pénale des responsables politiques doivent être
conformes à l’article 7 de la Convention européenne des droits de
l'homme et aux autres exigences qui découlent du principe de l’Etat
de droit, notamment la sécurité juridique, la prévisibilité, la
clarté, la proportionnalité et l’égalité de traitement
. La Cour européenne des droits
de l'homme, dans l’affaire
Liivik c.
Estonie, a critiqué la disposition héritée de l’ordre
juridique soviétique et désormais abrogée par l’Estonie, considérant
que son interprétation «passait par un recours à des notions si
générales et à des critères si vagues que la clarté et la prévisibilité
des effets de la disposition pénale n’étaient pas conformes aux
exigences de la Convention»
.
35. A la lumière de ce qui précède, je souscris pleinement aux
conclusions formulées par la Commission de Venise que «les dispositions
générales et imprécises du droit pénal interne relatives à l’abus d’autorité forment une catégorie
particulièrement problématique. Bien que ces dispositions générales
soient parfois jugées indispensables, elles continuent à poser problème
au regard à la fois de l’article 7 de la Convention européenne des
droits de l'homme et des autres exigences fondamentales qui découlent
de l’Etat de droit et elles sont particulièrement vulnérables aux
abus de nature politique» (paragraphe 113).
36. J’aimerais ajouter que les principes susmentionnés s’appliquent
aux textes de loi proprement dits et, plus important encore, à leur
mise en œuvre dans chaque cas précis. Selon les propres termes de
l’avis de la Commission de Venise, «les dispositions relatives à
l’abus d’autorité devraient être interprétées de manière étroite
et assorties d’un seuil d’application élevé (…) La Commission de
Venise estime également que lorsque les dispositions relatives à
l’abus d’autorité sont appliquées aux ministres d’un gouvernement,
le caractère particulier de la vie politique doit être pris en compte.
Dans la mesure où ces dispositions sont invoquées contre des mesures
de nature avant tout politique, cette démarche ne devrait intervenir
qu’en dernier ressort, si tant est qu’elle doive avoir lieu. Il
importe que le niveau de sanction soit proportionné à l’infraction
prévue par la loi et qu’il ne soit pas influencé par des considérations
et des désaccords politiques» (paragraphes 114 et 115).
3.3. Les principes directeurs,
un moyen de distinguer la responsabilité politique d’une responsabilité
pénale légitime
37. Au vu des considérations de procédure et de fond
qui précèdent, il est assez naturel d’énoncer les principes directeurs
suivants, qui figurent dans le projet de résolution en vue d’être
expressément avalisés par l’Assemblée:
1) Il importe de ne pas utiliser les poursuites pénales pour
sanctionner pénalement les erreurs et les désaccords politiques.
2) Les responsables politiques devraient être tenus de rendre
des comptes pour les infractions pénales de droit commun qu’ils
ont commises au même titre que les simples citoyens.
3) Les dispositions fondamentales du droit interne en matière
de responsabilité pénale des ministres doivent être conformes à
l’article 7 de la Convention européenne des droits de l'homme et
aux autres exigences qui découlent du principe de l’Etat de droit,
y compris la sécurité juridique, la prévisibilité, la clarté, la proportionnalité
et l’égalité de traitement.
4) Plus particulièrement, les dispositions de droit pénal
internes très générales et imprécises relatives à «l’abus d’autorité»
peuvent poser problème au regard à la fois de l’article 7 de la
Convention et des autres exigences fondamentales nées de l’Etat
de droit; elles sont par ailleurs particulièrement susceptibles
de donner lieu à des abus politiques.
5) Il convient par conséquent que les responsables politiques
soient, en principe, tenus pénalement responsables des actes ou
omissions qu’ils ont commis dans l’exercice de leurs fonctions uniquement lorsqu’ils
ont agi dans leur intérêt personnel ou porté atteinte aux droits
fondamentaux d’autrui.
6) Sur le plan de la procédure, dès lors que les chefs d’accusation
retenus contre les responsables politiques sont de nature «pénale»
au regard de l’article 6 de la Convention, les mêmes exigences fondamentales
de procès équitable s’appliquent à la fois aux procédures pénales
ordinaires et aux procédures spéciales de destitution qui existent
dans un certain nombre d’Etats membres du Conseil de l'Europe.
7) Les dispositions spéciales relatives à la destitution des
ministres ne doivent pas porter atteinte aux principes fondamentaux
de l’Etat de droit. Comme ces dispositions sont susceptibles de
donner lieu à des abus politiques, il est indispensable qu’elles
soient interprétées et appliquées avec une vigilance particulière
et de manière restrictive.
38. La véritable difficulté réside dans la délimitation
concrète des deux premiers principes, c'est-à-dire l’obligation
légitime faite aux responsables politiques de rendre des comptes
pour les infractions pénales de droit commun qu’ils ont commises,
d’une part, et la pénalisation illégitime de la prise de décision
politique, d’autre part.
39. A cet égard, la balle renvoyée par la Commission de Venise,
si je puis me permettre cette métaphore sportive, est désormais
dans le camp de l’Assemblée parlementaire: elle a en effet expressément
laissé à l’Assemblée le soin de définir tout critère en la matière
et a limité son propre rôle à la formulation de quelques «réflexions
générales»
.
Fort heureusement, l’un de nos experts, le professeur Satzger, a
proposé lors de l’audition organisée par la commission en septembre 2012
une approche originale et utile, que j’ai tout d’abord appliquée
au cas de Geir Haarde dans la note d’information que j’ai consacrée
à la situation en Islande.
40. Le professeur Satzger a lui aussi tracé un parallèle avec
le sport: il a rappelé que, par exemple, le footballeur qui commet
une faute est sanctionné au titre de la règle du jeu et est exonéré
de toute responsabilité pénale pour coups et blessures volontaires
ou par négligence. Son adversaire bénéficie d'un coup franc, voire d'un
penalty, mais le joueur fautif ne fait pas l'objet de poursuites
pénales, sauf en cas d'agression à ce point violente envers un adversaire
que le consentement préalable présumé (ou l'exonération de responsabilité pénale)
prévu pour une faute «normale» n'est à l'évidence pas applicable. Mutatis mutandis, le responsable politique
et son équipe (le parti) qui commettent une erreur politique, voire
une faute, ou une erreur qui semble particulièrement importante
avec du recul, perdra des voix aux prochaines élections et ne sera
peut-être pas réélu. Mais il ne peut être question de responsabilité
pénale, avec tout ce que cela comporte, que si les actes ou omissions
du responsable politique sortent clairement du périmètre de la prise
de décision politique normale, qui n’est pas exempte de défauts.
41. Selon moi, ce cas de figure se présenterait en principe uniquement
lorsqu’un responsable politique agit dans son intérêt personnel
et/ou porte volontairement atteinte aux droits fondamentaux d’autrui.
Dans le cas contraire, nous nous engagerions sur un terrain glissant,
qui autoriserait les juges à critiquer a
posteriori la prise de décision politique et finalement
à associer des sanctions pénales à des divergences d’opinion. En
ces temps de crise économique en particulier, il importe d’accorder
aux responsables politiques une marge d’erreur, sans qu’ils courent
le risque d’être poursuivis au pénal. Avec du recul, on peut être
tenté de juger l’une ou l’autre décision politique «erronée», voire
«irresponsable». Mais les responsables politiques doivent avoir la
possibilité d’expérimenter des solutions innovantes et d’être soumis
«uniquement» au jugement des électeurs, sans que les juridictions
pénales apprécient confortablement ces décisions a posteriori.
42. La limite entre l’engagement légitime et illégitime de la
responsabilité pénale des responsables politiques est par ailleurs
clairement franchie dans une affaire donnée dès lors que les critères
de la définition des prisonniers politiques, qui ont été réaffirmés
par l’Assemblée dans sa
Résolution
1900 (2012), sont réunis. A l’exception possible du point
b, tous les éléments de la définition
énoncés dans la résolution et reproduits ci‑dessous sont pertinents
et offrent d’utiles conseils pour établir une distinction entre
l’engagement légitime de la responsabilité et la persécution motivée
par des considérations politiques.
43. D’après le paragraphe 3 de la
Résolution 1900 (2012):
«Une personne privée
de sa liberté individuelle doit être considérée comme un “prisonnier
politique”:
a. si la détention a
été imposée en violation de l’une des garanties fondamentales énoncées
dans la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) et ses
protocoles, en particulier la liberté de pensée, de conscience et
de religion, la liberté d’expression et d’information et la liberté de
réunion et d’association;
b. si la détention a été imposée pour des raisons purement
politiques sans rapport avec une infraction quelle qu’elle soit;
c. si, pour des raisons politiques, la durée de la détention
ou ses conditions sont manifestement disproportionnées par rapport
à l’infraction dont la personne a été reconnue coupable ou qu’elle est
présumée avoir commise;
d. si, pour des raisons politiques, la personne est détenue
dans des conditions créant une discrimination par rapport à d’autres
personnes; ou,
e. si la détention est l’aboutissement d’une procédure qui
était manifestement entachée d’irrégularités et que cela semble
être lié aux motivations politiques des autorités».
44. Toutes les affaires qui relèvent de l’une ou l’autre des
catégories précitées ne concernent pas la criminalisation illégitime
de la prise de décision politique. Les affaires de persécution à
des fins politiques de jeunes militants, de journalistes et de manifestants
pacifiques qui ont été évoquées par notre collègue allemand Christoph
Strässer dans son rapport sur «Le suivi de la question des prisonniers
politiques en Azerbaïdjan» ne
portent pas sur la prise de décision politique, bien que celles
de deux anciens ministres du gouvernement inscrits sur la liste
des prisonniers politiques présumés établie par M. Strässer pourraient
fort bien faire partie de cette catégorie. Par ailleurs, tous les
responsables politiques poursuivis pour leur choix politiques antérieurs
ne sont pas des «prisonniers politiques présumés», pour la simple
raison que la plupart d’entre eux n’ont jamais été emprisonnés –
le cas de Geir Haarde en est un exemple. Toutefois, tous les responsables
politiques emprisonnés dont les affaires satisfont aux critères
précités peuvent être considérés comme victimes d’une criminalisation
illégitime de la prise de décision politique. C’est la raison pour
laquelle je compte fonder les études de cas ukrainiens qui suivent
sur les critères définis par la Résolution 1900 (2012) de l’Assemblée.
4. La persécution
de dirigeants politiques de l’opposition en Ukraine: deux études
de cas réalisées sur la base de la Résolution 1900 (2012) de l’Assemblée
44. Les poursuites pénales engagées à l’encontre de l’ancien
Premier ministre, Ioulia Timochenko, et de l’ancien ministre de
l’Intérieur, Iouri Loutsenko, ont été vivement critiquées par la
communauté internationale
. Mme Timochenko et M. Loutsenko
ont tous deux introduit des requêtes devant la Cour européenne des
droits de l'homme, dont certaines sont encore pendantes. Quelques
chefs d’accusation retenus contre eux sont toujours pendants devant
les juridictions ukrainiennes, voire en cours de finalisation au
sein du parquet. Le but du présent rapport n’est cependant pas de
statuer sur un plan judiciaire sur ces affaires, ce qui équivaudrait
à usurper la compétence des tribunaux. Les études de cas visent
uniquement à évaluer si les critères de la définition des prisonniers
politiques retenus par l’Assemblée sont réunis, afin d’étayer une
appréciation juridiquement bien fondée, objective et néanmoins politique
de ces affaires, conformément à la pratique établie de l’Assemblée
parlementaire
.
45. Je ne peux que saluer, comme le Président de l’Assemblée
,
la grâce présidentielle accordée à M. Loutsenko, tout en rappelant
que M. Loutsenko n’a jamais demandé à être gracié, mais que justice
soit faite. Il poursuit donc sa requête devant la Cour européenne
des droits de l’homme, afin d’obtenir son entière réhabilitation.
De plus, comme le Président Mignon l’a souligné à juste titre, le
cas de Mme Timochenko exige, lui aussi, une solution d’urgence.
J’interprète néanmoins cette grâce présidentielle comme un signe
de bonne volonté de la part des autorités ukrainiennes et j’espère
sincèrement qu’elle sera suivie d’autres mesures.
4.1. Le cas de l’ancien
Premier ministre ukrainien, Ioulia Timochenko
4.1.1. Mme Timochenko,
principale rivale du Président Ianoukovitch
46. Mme Timochenko est l’une des principales dirigeantes
de l’opposition en Ukraine. Elle a été une figure marquante de la
«révolution orange», déclenchée en 2004 lorsque Viktor Ianoukovitch
a été proclamé vainqueur d’une élection entachée d’irrégularités
patentes. Elle avait exercé la fonction de Premier ministre sous
la présidence de M. Iouchtchenko, notamment entre 2007 et 2010.
Elle est arrivée en deuxième position à l’élection présidentielle
de 2010, avec seulement 2,5 % de voix d’écart avec M. Ianoukovitch.
Même en prison, elle reste la principale rivale politique du Président,
mais les poursuites pénales engagées à son encontre l’ont empêchée
de participer aux élections législatives d’octobre 2012.
4.1.2. «L’affaire du contrat
de gaz»: une pénalisation illégitime de la prise de décision politique
47. Mme Timochenko a été condamnée à une peine de sept
ans d’emprisonnement sur la base d’un chef d’accusation imprécis
d’abus d’autorité
pour
avoir passé un accord avec le Premier ministre russe, M. Poutine,
en vue de résoudre la «crise du gaz» survenue au cours de l’hiver
2008-2009.
48. L’ancien Premier ministre était accusé d’avoir conclu avec
le Premier ministre russe Poutine un accord financièrement désavantageux
pour l’Ukraine, et sans approbation écrite préalable de son cabinet.
L’accord politique passé entre les deux premiers ministres, ultérieurement
développé dans le cadre de négociations détaillées entre Gazprom
et la société ukrainienne Naftogas, avait été conclu dans un climat
de grave crise, à la suite de l’interruption de l’approvisionnement
en gaz de l’Ukraine et des livraisons de gaz à destination de l’Europe
occidentale qui transitaient par le territoire ukrainien, ordonnée
par M. Poutine le 5 janvier 2009
. Le 17 janvier 2009, Mme Timochenko,
soumise à de fortes pressions exercées par l’Union européenne et
les principaux dirigeants d’Europe occidentale, qui souhaitaient
un déblocage de la situation, est parvenue à un accord de principe
avec M. Poutine à Moscou. Le 19 janvier, Naftogas et Gazprom ont
signé le contrat. Le jour même, le Cabinet de Mme Timochenko a tenu
une réunion extraordinaire en son absence, pour examiner l’accord
gazier, sans toutefois se prononcer par un vote sur cet accord.
Lors de cette réunion, le premier Vice-Premier ministre Turchinov
a déclaré qu’aucune obligation légale n’imposait d’adopter une directive
et que le Premier ministre avait uniquement besoin du soutien politique
de son gouvernement. Après le retour de Mme Timochenko, le 21 janvier,
le Cabinet a confirmé les contrats et, le 22 janvier, l’approvisionnement
en gaz russe de l’Ukraine et de l’Europe occidentale a été totalement
rétabli. Les avocats de Mme Timochenko insistent sur le fait qu’aucune
obligation légale n’impose l’approbation
préalable d’un
accord par le Cabinet, tandis que le ministère public prétend le
contraire. Il est étonnant de constater que l’approbation de l’accord par
le Cabinet, qui a eu lieu deux jours plus tard, n’est pas même mentionnée
dans la décision de justice.
49. Le contrat gazier de janvier 2009 a suscité et continue de
susciter un vif débat politique. D’anciens alliés politiques de
Mme Timochenko prétendent eux-mêmes que l’ancien Premier ministre
n’aurait jamais dû accepter un tarif aussi élevé et aurait dû se
montrer intransigeante avec M. Poutine et les gouvernements d’Europe
occidentale. Ils affirment que les réserves de gaz de l’Ukraine
auraient pu permettre d’éviter une grave pénurie dans le pays jusqu’au
printemps. Cette question a joué un rôle important lors de la campagne présidentielle
de 2010 et il est fort possible qu’elle ait contribué à ce que Mme
Timochenko perde les élections de justesse. Le fait est que la Russie
a accepté de diminuer les tarifs de son gaz après l’arrivée au pouvoir
de M. Ianoukovitch, mais uniquement en échange de concessions politiques
considérables, comme la prolongation durable des baux des bases
navales de la flotte russe de la mer Noire en Crimée.
50. Selon moi, il appartenait à Mme Timochenko, en sa qualité
de Premier ministre, de faire le choix politique de conclure l’accord
gazier avec la Russie, même à un tarif élevé, afin d’éviter une
grave crise politique et humanitaire. Elle a été amenée à rendre
des comptes pour cette décision au cours de l’élection qui a suivi.
Personne n’a jamais affirmé qu’elle avait retiré un avantage financier
personnel de cet accord, ni que ce dernier constituait une ingérence
dans les droits fondamentaux des citoyens. Au vu des «principes directeurs»
mentionnés plus haut, elle n’aurait pas dû être poursuivie au pénal
pour sa décision politique
.
4.1.3. Les vices de procédure
présumés
51. L’accusation et le procès dans l’affaire du gaz sont
également entachés d’un certain nombre de vices de procédure présumés.
La présomption d’innocence (article 6.2 de la Convention) a été
apparemment violée par plusieurs déclarations publiques de hauts
responsables politiques et d’importantes personnalités de la justice,
qui estimaient Mme Timochenko coupable avant la fin de son procès;
cela a notamment été le cas du Président ukrainien, du Premier ministre,
du Vice-Premier ministre, du Procureur général, de son premier adjoint
et de députés de la Verkhovna Rada membres du parti au pouvoir.
Le Président Ianoukovitch est allé jusqu’à affirmer que Mme Timochenko
devait «prouver son innocence devant le tribunal». Le Procureur général
adjoint Kuzmin, conseiller principal au Conseil supérieur de la
magistrature (la plus haute instance disciplinaire des juges et
procureurs), a déclaré publiquement que Mme Timochenko était coupable
de tous les délits pour lesquels elle avait été condamnée en première
instance, et ce quelques jours avant l’audience d’appel de cette
affaire
.
52. On peut également douter de l’indépendance et de l’impartialité
des tribunaux qui ont été amenés à connaître de cette affaire
. Le jeune juge chargé du
procès en première instance n’avait que deux ans d’expérience et
était toujours en période probatoire. Il a systématiquement refusé
les demandes procédurales des avocats de Mme Timochenko, y compris
les demandes de renvoi des audiences pour raison de santé et les
demandes d’introduction de preuve, y compris la convocation de témoins
présentés par la défense. Il aurait même rejeté la demande d’ajout
au dossier d’un document aussi essentiel que le contrat de gaz lui-même, autrement
dit le principal objet du délit, sans donner aucune explication.
Ce même juge a également placé Mme Timochenko en détention provisoire
pour des motifs apparemment fallacieux (parce qu’elle était arrivée une
fois en retard de sept minutes à une audience). D’après les observateurs
du procès membres du Comité Helsinki danois, le juge manquait dans
l’ensemble d’assurance et d’autorité pour faire face aux remarques parfois
provocantes de Mme Timochenko à l’audience
.
53. On ignore également si le choix des juges chargés de cette
affaire et des affaires connexes de poursuites engagées à l’encontre
des alliés politiques de Mme Timochenko a respecté la procédure d’attribution
automatique aléatoire des affaires. Les observateurs du Comité Helsinki
danois soulignent que le Tribunal de grande instance de Pechersky,
compétent pour connaître de la plupart des poursuites engagées à
l’encontre des anciens membres du gouvernement, dispose de 35 juges,
mais que ces mêmes affaires ont été confiées à un nombre restreint
de juges, dont la plupart sont toujours en période probatoire, au
point que «on peut s’étonner que les juges choisis pour des affaires
aussi spectaculaires et au contenu politique si important soient
si jeunes et si inexpérimentés et qu’ils soient si exposés et si
vulnérables aux pressions politiques»
.
54. L’équité du procès est également mise en doute en raison du
fait que le tribunal n’a pas accordé suffisamment de temps et de
moyens pour préparer la défense au sens de l’article 6.3.
b à
d.
Le dossier de l’affaire du contrat de gaz faisait à lui seul 4 300 pages
et comportait notamment 20 expertises, 360 heures de dépositions
enregistrées sur des cassettes audio et une centaine de transcriptions
de témoignages. Mme Timochenko et son avocat ont eu à peine 15 jours
ouvrables pour étudier ce dossier en mai 2011 et ont uniquement
eu la possibilité de faire une copie de 10 des 15 liasses qui le
composaient. Le tribunal a rejeté toutes les demandes de délai supplémentaire
déposées par la défense pour étudier le dossier. Au cours du procès,
Mme Timochenko assistait à l’audience presque chaque jour et la
durée des audiences elles-mêmes était inhabituellement longue, ce
qui a considérablement limité le temps dont elle disposait pour
consulter ses avocats avant ou entre les audiences. Les conversations
avec son avocat étaient par ailleurs entravées par la présence envahissante
de gardiens, problème que le juge a également refusé de régler.
Enfin et surtout, son droit à l’assistance effective d’un avocat
a fait l’objet de diverses restrictions, notamment la révocation
du mandat de M. Vlasenko par le juge chargé du procès le 18 juillet 2011.
En conséquence, plusieurs audiences ont eu lieu en l’absence de
tout avocat, y compris les quatre jours complets d’audience pendant
lesquels le tribunal a interrogé 25 des 40 témoins au total de l’accusation
.
55. Le droit à une audience publique (article 6.1 de la Convention)
a apparemment été violé par le choix de salles d’audience aux dimensions
inhabituellement modestes compte tenu de l’immense intérêt suscité
par ce procès, ce qui a eu pour conséquence que seul un petit nombre
de journalistes visiblement «choisis» y ont été admis.
4.1.4. Les différentes
formes de pression exercées sur Mme Timochenko et ses avocats et
alliés politiques
56. Mme Timochenko aurait également subi de très fortes
pressions physiques et psychologiques au cours de sa détention provisoire
et ultérieurement. Elle se plaignait de graves problèmes de santé,
qui s’accompagnaient d’une intense douleur. Ceux-ci ont été confirmés
par des médecins indépendants de l’hôpital de la Charité de Berlin,
qui ont été autorisés à l’examiner, mais seulement après un certain
temps et à l’issue de nombreuses interventions de la communauté
internationale. Dans sa cellule, elle est en permanence filmée par
plusieurs caméras et un certain nombre de vidéos et de conversations
ont été publiées sur internet
. Une fuite apparemment
orchestrée permettait d’entendre une conversation téléphonique que Mme Timochenko
aurait eu avec son mari et dans laquelle elle aurait soi-disant
de nouveau insulté grossièrement le juge ukrainien à la Cour européenne
des droits de l'homme. Mme Timochenko a dénoncé cette publication,
fabriquée selon elle de toutes pièces pour influencer la Cour de
Strasbourg
. M. Lisitskov, directeur du Service
pénitentiaire national ukrainien, m’a indiqué lors de notre réunion
à Kiev que 388 visites médicales avaient été «organisées» pour Mme Timochenko
(qui en avait refusé 295). Selon moi, il s’agit davantage de harcèlement
que de soins médicaux dignes de ce nom.
57. Les alliés politiques et les avocats de Mme Timochenko ont
eux aussi été soumis à de très fortes pressions. Après la nomination
de Viktor Pshonka au poste de procureur général en novembre 2010,
à la suite de laquelle il a publiquement déclaré qu’il était «membre
de l’équipe présidentielle»
, 12 membres importants du
gouvernement de Mme Timochenko ont fait l’objet de poursuites: quatre
ministres
,
cinq vice-ministres et trois directeurs d’organismes publics. Le
cas de l’ancien ministre de l’Intérieur, Iouri Loutsenko, sera traité
plus en détail dans la deuxième étude de cas abordée plus loin.
Dans cette affaire, la Cour européenne des droits de l'homme a déjà
conclu à plusieurs violations de la Convention, dont celle de l’article 18
. Les cas de Valeriy Ivachtchenko,
ancien ministre en exercice de la Défense du gouvernement Timochenko,
et de M. Yevhen Kornitchuk, son premier vice-ministre de la Justice,
ont également retenu l’attention de la communauté internationale
en raison de la similarité à la fois du chef d’accusation imprécis
«d’abus d’autorité», qui criminalise la prise de décisions politiques
ou administratives ordinaires, et des vices de procédure constatés dans
les procédures engagées à leur encontre
.
58. Le principal conseiller juridique de Mme Timochenko, qui était
jusqu’à encore récemment député de la Verkhovna Rada, Serhiy Vlasenko,
est apparemment également victime d’un harcèlement judiciaire parfaitement
orchestré. Je me suis entretenu longuement avec lui lors de ma visite
d’information à Kiev en février 2013 et je suis très inquiet du
traitement qui lui est réservé. Entre juin et juillet 2012, il a
été agressé à trois reprises et l’un de ses agresseurs lui a projeté
un produit chimique vert à base d’alcool dans les yeux. Un suspect
aurait été identifié après la première agression. Il s’agirait d’une
femme, mais le Premier ministre ukrainien, M. Mykola Azarov, a publiquement
déclaré qu’elle «n’a aucune raison d’avoir peur, car personne ne parviendra
à l’atteindre»
. Cette déclaration a été suivie
de deux agressions supplémentaires. Deux suspects ont désormais
été identifiés, qui ont été interrogés par la police et ont admis
les faits, mais ils n’ont toujours pas été traduits devant un tribunal
.
59. De plus, en janvier 2013, M. Vlasenko a été intercepté par
les douaniers alors qu’il s’apprêtait à embarquer dans un avion
pour participer à la partie de session de l’Assemblée parlementaire.
Ceux-ci lui ont indiqué qu’il lui était interdit de quitter le pays
parce qu’il n’avait pas versé la pension qu’il devait à son ex-femme.
M. Vlasenko m’a précisé qu’il avait bel et bien payé cette somme
et qu’il avait présenté un justificatif de ce versement au tribunal
civil, qui a tout simplement refusé de tenir compte de ce document.
Il craint désormais que les accusations de violences conjugales
formulées par son ex-femme, qui, m’a-t-il assuré, sont dépourvues
de fondements, servent bientôt de prétexte à son arrestation lorsque
son mandat de parlementaire lui aura été retiré.
60. Deux semaines après ma visite, le 6 mars 2013, la Haute Cour
administrative a de fait révoqué le mandat de parlementaire de M. Vlasenko.
La procédure suivie et les motifs avancés sont tous deux extrêmement critiquables,
comme je l’ai indiqué conjointement avec les corapporteures de la
commission de suivi pour l’Ukraine, Mme de Pourbaix-Lundin et Mme Reps,
dans une déclaration publiée le lendemain de cette décision
. La commission parlementaire compétente
pour saisir la Haute Cour administrative n’a pas pris sa décision
au cours d’une réunion de la commission, comme le prévoit pourtant
le Règlement, mais sur la base des signatures recueillies auprès
de membres absents et sans que M. Vlasenko ait été entendu. Le motif
de la destitution de M. Vlasenko est d’ordre purement formel: le
retard de sa demande de suspension du Barreau à la suite de son
élection au siège de député. M. Vlasenko m’a assuré en substance
qu’il n’avait plus exercé la profession d’avocat depuis son élection
au parlement. Il s’est contenté de conseiller Ioulia Timochenko
en qualité de «conseiller juridique», une fonction que le droit
ukrainien distingue parfaitement de l’exercice de la profession
d’avocat. Quelles que soient les subtilités juridiques utilisées,
sur lesquelles il ne m’appartient pas de me prononcer, il est clair
que le cas de M. Vlasenko est à tout le moins l’illustration d’une
justice sélective: j’ai appris que plusieurs autres parlementaires
membres du «Parti des régions» au pouvoir continuaient à être des
membres actifs du Barreau, sans que leur statut de parlementaire
ne soit remis en question.
61. Le 18 mars 2013, la Commission électorale centrale (CEC) a
proclamé l’élection d’un autre candidat au siège de M. Vlasenko
et l’a enregistré comme député de la Verkhovna Rada, en dépit des
protestations du parti de M. Vlasenko, qui a saisi la Cour constitutionnelle
ukrainienne et la Cour européenne des droits de l’homme
. Entre-temps,
le vice-président de la CEC aurait annoncé que l’Ukraine serait
dans l’impossibilité d’exécuter l’arrêt que la Cour européenne des
droits de l'homme pourrait éventuellement rendre en faveur de M. Vlasenko,
puisque la législation ukrainienne ne prévoit pas de procédure de
réintégration
. Je considère qu’une
semblable déclaration est inacceptable. Si la Cour de Strasbourg
était amenée à conclure que la révocation du mandat de M. Vlasenko
emporte violation de la Convention européenne des droits de l'homme, l’Ukraine
serait tenue d’exécuter cet arrêt, en mettant un terme à cette violation,
ce qui ne peut être fait autrement qu’en le réintégrant dans le
mandat qui lui a été confié par les électeurs
. Si l’Ukraine
doit modifier sa législation pour exécuter l’arrêt de la Cour, qu’elle
le fasse.
62. Des informations supplémentaires sur les pressions exercées
également sur Hryhoriy Nemyria, autre allié politique de Ioulia Timochenko,
et Eugenia Timochenko, sa fille, ont été transmises récemment à
la Cour européenne des droits de l'homme
.
4.1.5. Les nouveaux chefs
d’accusation retenus contre Ioulia Timochenko
63. Lorsque les autorités ukrainiennes ont commencé à
réaliser que le chef d’accusation initial – «l’affaire du gaz» –
risquait de devenir intenable sur la scène internationale, de nouvelles
poursuites ont été engagées à l’encontre de Ioulia Timochenko et
d’anciennes affaires ont été rouvertes. Celles-ci ont tout d’abord
été annoncées par certains hauts fonctionnaires dans les médias
et suivent à présent leur cours au sein du système judiciaire.
64. Ces nouveaux chefs d’accusation cherchent à tirer parti de
la rapide ascension de Mme Timochenko dans les années 90, devenue
une «princesse du gaz» milliardaire
, qui présentait dans l’esprit
de l’opinion publique des côtés sulfureux. Son association à l’époque
avec l’ancien Premier ministre Lasarenko, condamné entre-temps aux
Etats-Unis pour des actes de détournement de fonds et de blanchiment
de capitaux de grande envergure, lui aurait permis d’asseoir efficacement
sa mainmise sur les approvisionnements de gaz en Ukraine grâce à
la société United Energy Systems of Ukraine (UESU), qui y jouait
un rôle «d’intermédiaire» privilégié. Elle a cependant abandonné
ses activités d’affaires et est entrée en politique en décembre
1996, date à laquelle elle a été élue au parlement. A compter de
janvier 1997, elle a cessé d’exercer ses fonctions de directeur
exécutif de l’UESU et la société a été dissoute moins de deux ans
plus tard. Le passé de femme d’affaires de Mme Timochenko doit être
apprécié dans le contexte de ces dix années de «Far West de l’Est» qui
ont suivi la désintégration de l’ancienne Union soviétique. Au cours
de cette période, les futurs «oligarques» de toute cette région
sont parvenus à amasser d’immenses fortunes en tirant parti du vide
juridique né de l’effondrement du système soviétique. Il est intéressant
de constater que, parmi ces oligarques, seuls ceux qui se sont opposés
par la suite à la nouvelle élite politique parvenue au pouvoir après
la phase d’anarchie initiale ont fait l’objet de poursuites. Cela
vaut, selon moi, pour Mikhail Khodorkovski en Russie, ainsi que
pour Ioulia Timochenko, qui a mis en œuvre au cours de sa carrière
politique des réformes économiques qui menaçaient les intérêts des
oligarques ukrainiens, de connivence à l’époque comme aujourd’hui
avec les autorités en place. A première vue, les chefs d’accusation
retenus de manière sélective contre Mme Timochenko par ces mêmes
autorités près de 20 ans plus tard me paraissent suspects. Il convient
de les examiner avec une attention particulière, à la lumière des
normes européennes relatives à l’Etat de droit et à la protection
des droits de l'homme.
4.1.5.1. Le chef d’accusation
d’homicide (meurtre de Yevhen Shcherban)
65. Le chef d’accusation relatif au meurtre, à l’aéroport
de Donetsk le 3 novembre 1996, de Yevhen Shcherban, reproche à Mme Timochenko
d’avoir commandité l’assassinat de cet homme d’affaires et responsable
politique par le truchement de la société Somolli et de toute une
chaîne d’intermédiaires supplémentaires, qui aboutissaient pour
finir au gangster russe Vadim Bolotsky. Bolotsky a été condamné
en avril 2003 par un tribunal, qui l’a reconnu coupable de ce meurtre.
Selon son témoignage, il l’avait commis sur ordre d’un gangster
de la région de Donetsk, Yevhen Kushnir. Kushnir a fui l’Ukraine
après l’assassinat de M. Shcherban. Après son retour deux ans plus
tard, il a été blessé par balles dans sa voiture aux environs de Donetsk.
Il n’a survécu à cet attentat que pour être arrêté pour extorsion;
placé en détention provisoire à la maison d’arrêt de Donetsk, il
serait mort à la suite d’une réaction allergique à un médicament.
66. En septembre 2012, M. Vlasenko a demandé, avec un certain
sens de la provocation, que soient interrogés à propos du meurtre
de M. Shcherban, l’actuel Procureur général Pshonka, qui, à l’époque
du décès de M. Kushnir en maison d’arrêt était le procureur de l’oblast
de Donetsk, et de l’actuel Président Ianoukovitch, qui selon lui
avait succédé politiquement à M. Shcherban dans la région de Donetsk.
M. Vlasenko demandait également pour quelles raisons aucune enquête
n’avait été ouverte pour déterminer comment les assassins de M. Shcherban,
vêtus de la tenue des agents de l’aéroport, avaient pu approcher
librement de l’avion et s’enfuir de la scène du crime dans une voiture
conduite par un homme qui portait un uniforme de policier.
67. Les allégations relatives au meurtre de M. Shcherban qui visent
désormais Mme Timochenko reposent essentiellement sur des ouï‑dire
provenant de criminels morts depuis longtemps et transmis par un
autre malfrat notoire. Le témoignage présenté jusqu’ici semble contraire
à tous les principes habituellement applicables en matière de preuve,
bien que le Code de procédure pénale ukrainien ait été modifié récemment pour
admettre la preuve par ouï‑dire dans des circonstances limitées.
Un témoin entendu lors de l’audience du 14 février 2013 en l’absence
de l’accusée, Mme Timochenko, alors qu’elle avait demandé à être
autorisée à y assister
,
aurait fondé son témoignage uniquement sur des ouï‑dire, obtenus
auprès de personnes assassinées 10 à 12 ans plus tôt. Qui plus est,
ce témoignage serait différent de la déposition faite par le même témoin
en 1999‑2002 et lors d’un interrogatoire effectué entre le 4 et
le 7 mai 2012. L’absence de crédibilité de ce témoignage a été largement
soulignée dans les médias ukrainiens, qui ont indiqué que le témoin
(décédé) affirmait se souvenir du parfum que portait à l’époque
Mme Timochenko – soit près de 20 ans plus tôt – et de la marque
des vêtements de luxe qu’elle portait. Mais la marque en question
(Louis Vuitton) n’a présenté des vêtements de femmes sur le marché
que des années après la date à laquelle le «témoin» prétend les
avoir vu portés par Mme Timochenko. D’autres témoins à charge présentés
par le parquet semblent aussi se baser principalement sur le ouï-dire.
Il y a aussi de sérieux doutes quant à leur crédibilité car ils
semblent avoir témoigné sous la pression des autorités exercée de
différentes manières. Il est aussi difficile de comprendre pourquoi
le parquet a insisté à interroger tous les témoins en audition publique,
déjà avant le procès. Le nouveau Code de procédure pénale permet
ceci dans des cas exceptionnels quand il y a un risque que le témoin
ne pourra pas témoigner devant le tribunal pendant le procès. Mais
le parquet n’a pas donné de raisons pour avoir entendu les témoignages
avant le procès en public. L’objectif principal semble donc être
le désir de discréditer Mme Timochenko publiquement.
4.1.5.2. Les nouveaux chefs
d’accusation de tentative de détournement de fonds par l’UESU
68. La deuxième série de nouveaux chefs d’accusation
retenus contre Mme Timochenko pour tentative de détournement de
fonds par UESU se fonde sur une garantie que la société UESU aurait
obtenue fin 1996 de l’Etat avec l’aide du Premier ministre de l’époque,
M. Lasarenko, pour permettre à UESU d’obtenir un contrat de livraison
de gaz russe pour l’année 1997. Le délit allégué consiste en une
tentative de détournement de fonds publics sous la forme du remboursement
illégal, par le budget national, de la dette contractée par UESU à
l’égard de la Russie
. La question extrêmement controversée
de l’octroi ou non d’une garantie valable ne devrait pas entrer
en jeu, dans la mesure où les faits qui font l’objet de poursuites
sont en principe prescrits par la législation
. Le délai de prescription applicable
au moment des faits incriminés supposés était de 10 ans, ce qui
ne semble contesté par personne. En droit ukrainien, le délai recommence
à courir (même pour le délit antérieur) lorsque la personne soupçonnée
d’en être l’auteur commet un nouveau délit grave
. On peut au mieux douter de
la validité de cette disposition au regard des normes européennes,
car la Convention attache beaucoup de prix à la sécurité juridique.
Mais les faits allégués seraient prescrits même si l’on considérait
«l’affaire du contrat de gaz» relative aux événements de 2009, discréditée
sur la scène internationale, comme un grave délit susceptible de
faire courir un nouveau délai de prescription au titre de la disposition
contestable évoquée plus haut. La garantie alléguée a effectivement
été octroyée en 1996, mais elle concernait uniquement le paiement
des livraisons de gaz de l’année 1997 et se limitait dans le temps
à la période du 1er janvier 1997 au 31 janvier 1998
.
Pour justifier malgré tout l’existence d’un élément constitutif de
l’infraction de tentative de détournement de fonds postérieur à
1999, le ministère public soutient que la tentative de délit a été
commise uniquement au moment de la cessation de paiement de la société
UESU en 2000 (société que Mme Timochenko avait quittée, ne l’oublions
pas, fin 1996
). Ce point de vue est
en vérité totalement fantaisiste au regard des principes habituels
de l’interprétation du droit pénal
.
Mais comme ce point de vue est celui du ministère public et que
les tribunaux ont un taux de condamnation voisin des 100 %, son
issue est malheureusement assez prévisible.
4.1.5.3. Réouverture d’affaires
de fraude fiscale et de blanchiment de capitaux closes en 2005
69. Je ne suis pas davantage convaincu par la réouverture
d’anciennes mises en accusation pour fraude fiscale de Mme Timochenko:
ces chefs d’accusation concernent une fraude supposée à la taxe
à la valeur ajoutée commise par UESU entre 1997 et 1999. A cette
époque, Mme Timochenko ne travaillait plus pour cette société. Ce
fait n’est pas même contesté par le ministère public, qui en est
réduit à affirmer que Mme Timochenko avait donné des «instructions
orales» aux comptables de la société UESU, pour les pousser à commettre
cette fraude, mais sans apporter la moindre preuve de cette assertion.
Ce manque de preuve a d’ailleurs été mentionné comme l’une des raisons
de la clôture de l’enquête ouverte à ce sujet en 2005, ce qui a
été confirmé à l’époque par la Cour suprême ukrainienne après plusieurs
années de contentieux devant les juridictions inférieures
.
Bien que le principe
ne bis in idem soit directement applicable
aux seules nouvelles poursuites engagées à l’issue d’une condamnation
ou d’un acquittement par une juridiction, les principes de la sécurité
juridique et de la non‑discrimination, ainsi que l’article 18 de
la Convention, imposent selon moi qu’une affaire close par le ministère
public pour manque de preuve ne puisse être rouverte que dans un
but légitime, par exemple à la suite de la présentation de nouveaux
éléments de preuve, et non dans le cadre d’une campagne motivée
par des considérations politiques. La réouverture de cette affaire
huit ans plus tard, sans aucun fait nouveau et dans un contexte
politique bien connu, présente un caractère abusif
. Qui plus est, d’après l’analyse des
observateurs du Comité Helsinki danois, ces chefs d’accusation sont
également prescrits, même si l’on admettait que «l’affaire du contrat
de gaz» de 2009 constitue une autre infraction grave susceptible
d’enclencher à nouveau le délai en matière de prescription
.
4.1.6. Conclusion: Ioulia
Timochenko, prisonnière politique présumée au regard de la Résolution 1900 (2012)
de l’Assemblée
70. L’analyse des principaux points exposés ci‑dessus,
faite à la lumière des critères de la définition des prisonniers
politiques retenue par la
Résolution 1900
(2012), nous oblige à conclure que Mme Timochenko doit être
considérée comme une prisonnière politique présumée:
1) Mme Timochenko fait partie des principaux dirigeants de
l’opposition et est la principale rivale de l’actuel Président.
Elle a été condamnée à une peine particulièrement lourde de sept
ans d’emprisonnement sur la base de vagues accusations d’abus d’autorité.
2) Ces chefs d’accusation pénalisent en réalité la décision
politique qu’elle a prise lorsqu’elle était Premier ministre: passer
un accord avec la Russie pour mettre un terme à une crise aiguë,
qui menaçait la fourniture de gaz à l’Ukraine et aux autres pays
européens.
3) Les poursuites et le procès sont entachés de nombreux vices
de procédure présumés.
4) Mme Timochenko a également subi d’intenses pressions physiques
et psychologiques, à la fois durant sa détention provisoire et au
cours de son placement en détention intervenu à la suite de sa condamnation.
Sa famille, ses avocats et ses alliés politiques, notamment M. Vlasenko,
ont également été victimes d’une campagne de harcèlement et de persécution
orchestrée par les autorités.
5) Le caractère douteux, en droit et en fait, des nouveaux
chefs d’accusation retenus contre elle souligne davantage encore
leur motivation politique.
4.2. Le cas de l’ancien
ministre ukrainien de l’Intérieur Iouri Loutsenko
4.2.1. Le contexte politique
de l’engagement des poursuites à l’encontre de M. Loutsenko
71. M. Loutsenko est, lui aussi, un dirigeant de l’opposition
qui jouit d’une grande popularité. Il a été membre de l’équipe dirigeante
du Parti socialiste ukrainien de 1991 à 2006. En 2006, il a fondé
le «Parti Autodéfense populaire», membre du bloc «Union populaire
– Notre Ukraine». Cette coalition est arrivée en troisième position
lors des élections de 2007 et a formé une majorité parlementaire
avec le parti de Mme Ioulia Timochenko. L’action politique et réformatrice
menée par M. Loutsenko lorsqu’il était ministre de l’Intérieur (en 2005‑2006,
puis à nouveau de 2007 à 2010, à l’époque où Ioulia Timochenko était
Premier ministre) lui a valu le respect des forces progressistes
d’Ukraine et de la communauté internationale. J’aimerais souligner notamment
l’excellente coopération dont il a fait preuve avec la rapporteure
de l’Assemblée qui a enquêté sur le meurtre emblématique du journaliste
Georgiy Gongadze, Mme Sabine Leutheusser-Schnarrenberger (Allemagne,
ADLE), ce qui a contribué au démantèlement d’un escadron de la mort
du ministère de l’Intérieur et finalement à la condamnation pour
homicide de ses membres et de ses chefs
.
Au cours de la longue et intense conversation que j’ai eue avec
lui en prison lors de ma visite d’information en février 2013, M. Loutsenko
m’a impressionné par son charisme, sa sincérité et son sens de l’humour,
ainsi que par son patriotisme enthousiaste, qui va parfois à l’encontre
de son intérêt personnel
.
Il ne demande aucune clémence – c’est‑à‑dire aucune «grâce» – mais
simplement que justice soit faite. Je ne peux m’empêcher de penser
que l’Ukraine ne peut tout simplement pas se permettre de maintenir
un tel homme derrière les barreaux; il devrait être libre de participer
à l’amélioration de la situation de son pays.
72. A l’évidence, l’action politique menée par M. Loutsenko lorsqu’il
était ministre de l’Intérieur lui a valu quelques dangereuses inimitiés.
Outre le fait qu’il a ordonné l’ouverture d’enquêtes sur les activités
criminelles de personnes très liées aux autorités actuelles, il
aurait «dépassé les bornes» au cours d’un entretien télévisé en
direct, auquel il participait peu après avoir été évincé de ses
fonctions ministérielles. Il avait été apparemment provoqué par
un animateur réputé proche de M. Ianoukovitch, qui lui avait demandé
si son fils, arrêté brièvement en état d’ébriété, avait hérité du
problème d’alcoolisme de son père. M. Loutsenko avait répliqué que
la transgression de son fils était dérisoire en comparaison de celle
du fils de M. Ianoukovitch, compromis dans le trafic de drogue,
comme il l’avait appris lorsqu’il était ministre de l’Intérieur.
Nombreux sont ceux qui, à Kiev, considèrent cet incident public
comme le «déclencheur» des tribulations judiciaires ultérieures de
M. Loutsenko.
4.2.2. L’arrêt de la Cour
européenne des droits de l’homme
73. La Cour européenne des droits de l’homme a récemment
conclu que l’arrestation et la détention de M. Loutsenko emportaient
violation de l’article 18 de la Convention, c’est‑à‑dire poursuivaient
un but autre que ceux prévus par la loi
.
Une telle conclusion, qui, lorsqu’elle est en rapport avec l’arrestation
et la détention d’une personnalité politique, s’apparente à la constatation
d’un abus du système de justice répressive motivé par des considérations
politiques, est extrêmement rare, car la Cour de Strasbourg a fixé
un niveau de preuve très élevé dans l’arrêt qu’elle a rendu à la
suite de la première requête introduite par Mikhail Khodorkovski
.
74. La violation constatée par la Cour dans l’affaire de M. Loutsenko
adresse un signal extrêmement fort aux autorités ukrainiennes. Je
l’ai souligné lorsque j’ai rencontré le ministre de la Justice en
présence de l’agent du Gouvernement ukrainien auprès de la Cour,
qui est également chargé de la surveillance de l’exécution des arrêts
rendus par la Cour contre son pays. L’exécution de cet arrêt ne
saurait se limiter au versement d’une indemnisation symbolique fixée
par la Cour pour dommage moral. M. Loutsenko, dont l’arrestation
et la détention ont été jugées contraires à la Convention, doit
en vérité être libéré sans plus tarder et des mesures générales
adéquates devraient être prises par ailleurs pour veiller à ce que
l’appareil judiciaire ne puisse plus être utilisé à des fins politiques
de cette manière abusive.
4.2.3. Les chefs d’accusation
retenus contre M. Loutsenko
75. Les services répressifs ont mis en place une brigade
spéciale, composée de 14 enquêteurs spécialisés dans les infractions
graves, afin de trouver des motifs d’engagement de poursuites à
son encontre. Il est à porter au crédit de M. Loutsenko que les
seuls chefs d’accusation que ces 14 enquêteurs ont été en mesure d’avancer
ont été les trois chefs d’accusations mineurs suivants:
1) le fait de ne pas avoir annulé la célébration traditionnelle
de la Journée nationale de la police et d’avoir ainsi détourné les
fonds versés à une autre instance étatique pour la location du lieu
de réception du ministère à cette occasion;
2) le fait de ne pas avoir empêché les services du personnel
du ministère, d’une part, de recruter son chauffeur en lui octroyant
le grade et la rémunération de policier, conformément à la pratique
habituelle de ce ministère, et, d’autre part, d’aider ce chauffeur
à obtenir l’usage d’un appartement de fonction à Kiev;
3) le fait d’avoir, semble t‑il, signé un décret d’application
au moment où il était officiellement en congé.
Même si le bien‑fondé de ces chefs d’accusation avait été
démontré au cours d’un procès équitable – ce qui selon moi n’a pas
été le cas – cela ne pourrait justifier une peine d’emprisonnement,
et encore moins d’une durée de quatre années.
76. Là encore, ces chefs d’accusation reposaient sur
le libellé très général et imprécis des dispositions du Code pénal
ukrainien relatives à «l’abus d’autorité», qui sont contraires aux
«principes directeurs» visant à séparer la responsabilité politique
de la responsabilité pénale, que nous avons évoqués plus haut
.
77. Et une fois de plus, ces chefs d’accusation pénalisent des
pratiques fort anciennes, pour lesquelles ni les prédécesseurs de
M. Loutsenko, ni son successeur n’ont jamais été poursuivis. A cet
égard, le terme de «justice sélective» se justifierait si les faits
en question pouvaient être qualifiés de délictuels, ce qui n’est
pas même le cas.
4.2.3.1. La non‑annulation
de la célébration de la Journée nationale de la police
78. S’agissant de la non‑annulation de la célébration
de la Journée nationale de la police, il est plus que contestable
que l’instruction générale donnée par le Premier ministre, Ioulia
Timochenko, à l’ensemble de ses ministres, à savoir interdire les
«célébrations imprévues», ait pu viser à annuler le décret présidentiel
sur la base duquel la Journée nationale de la police était célébrée.
En tout état de cause, cette instruction générale du Premier ministre
ne pouvait pas annuler le décret présidentiel en question.
79. Il est intéressant de constater que le Premier ministre a
assisté à la réception, contrevenant ainsi à ses propres instructions,
tout comme le ministre de la Justice et 11 autres ministres, ainsi
que le Procureur général et son premier adjoint, comme le rappelle
clairement M. Loutsenko
. Les procureurs
principaux étaient également présents à la réception qui a suivi,
au restaurant, et dont M. Loutsenko a payé personnellement l’addition.
80. M. Loutsenko tenait énormément à ce que «ses» policiers, auxquels
il ne pouvait pas verser de salaires décents, obtiennent au moins
une fois par an la reconnaissance et les honneurs qu’ils méritent.
Il a ainsi, à cette occasion, décoré les veuves de 16 policiers
tués dans l’exercice de leurs fonctions l’année précédente. Selon
lui, ce chef d’accusation s’explique uniquement par l’intention
affichée de démontrer qu’il avait causé à l’Etat un énorme «préjudice»,
afin de justifier une peine d’emprisonnement. Ironie du sort, les
600 000 Hryvnias (environ 56 000 euros) payés pour la location du
lieu de la célébration ont été versés par le ministère de l’Intérieur
à l’administration présidentielle ukrainienne, propriétaire du bâtiment.
Les fonds ont donc été versés par une administration publique financée
par l’Etat à une autre.
4.2.3.2. Le traitement favorable
réservé au chauffeur du ministre
81. Le deuxième chef d’accusation paraît à première vue
plus justifiable, car il semble empreint de favoritisme ou de népotisme.
Mais un examen plus poussé permet de constater qu’il est tout aussi
injuste, dans la mesure où l’ancien ministre est tenu pénalement
responsable d’actes administratifs commis par les services compétents
de son ministère, dans lesquels il n’est pas intervenu le moins
du monde et qui correspondent à une pratique fort ancienne de ce
service à l’égard des chauffeurs personnels des ministres.
82. Il est généralement admis en Ukraine que le chauffeur d’une
personne qui exerce la fonction exposée de ministre de l’Intérieur
doit jouir de la confiance du ministre et être par conséquent choisi
personnellement par lui. Comme le chauffeur sait où se rend le ministre
et entend ses conversations en voiture, il doit également faire
l’objet d’une enquête de sécurité et être soumis à un devoir de
réserve et de confidentialité. C’est la raison pour laquelle, conformément
à la pratique suivie auparavant et par la suite
, le chauffeur du ministre est recruté
et rémunéré, non pas au grade de chauffeur ordinaire, mais au grade
légèrement supérieur de fonctionnaire de police. Cette décision
n’a pas été prise sur instruction du ministre, mais automatiquement,
par la division administrative des ressources humaines. Selon M. Loutsenko,
ce fait a été confirmé durant le procès par le directeur des ressources
humaines du ministère.
83. De même, les chauffeurs et les autres agents de grade inférieur
du ministère recrutés hors de Kiev obtiennent généralement l’usage
d’appartements de fonction, car ils n’ont pas les moyens de payer
les loyers pratiqués dans la capitale. Le chauffeur de M. Loutsenko
a obtenu le même avantage: l’usage provisoire (et non la propriété)
d’un petit appartement, dans un immeuble dont la construction avait
été financée par le ministère et qui est géré par la municipalité.
Là encore, le ministre n’a jamais été membre de la commission d’attribution
de ces appartements et n’a donné aucune instruction au représentant
du ministère au sein de cette commission. L’attribution de l’appartement
de service a suivi la procédure normale.
4.2.3.3. Prise illégale
d’un décret d’application pendant ses congés
84. Le troisième chef d’accusation semble particulièrement
étrange: alors que la teneur du décret pris par le ministre ne fait
l’objet d’aucune controverse, il a été apparemment poursuivi parce
qu’il l’aurait signé alors qu’il était officiellement en congé.
En réalité, selon la défense, la date mentionnée sur ce document
écrit a été visiblement modifiée. M. Loutsenko a déclaré qu’il ne
pouvait décemment pas avoir signé le décret à cette date puisqu’il
ne se trouvait pas en Ukraine ce jour‑là, mais au Royaume-Uni.
85. Je dois dire qu’il me semble tout à fait inhabituel de chercher
à pénaliser le fait de travailler pendant ses congés. Personnellement,
cela m’arrive souvent et j’encourrais bien des reproches de la part
de mes électeurs si je ne le faisais pas!
4.2.4. Les vices de procédure
86. Je n’ai pas l’intention de rappeler ici les conclusions
de la Cour européenne des droits de l’homme en la matière, notamment
à propos de l’arrestation et de la détention abusives de M. Loutsenko
pendant son procès, qui ont été ordonnées principalement à titre
de sanction, parce qu’il n’avait pas reconnu d’emblée sa culpabilité.
87. M. Loutsenko a souligné durant notre entretien que, sur les
150 témoins environ cités par le ministère public, le tribunal en
avait entendu 48, dont 47 ont d’ailleurs témoigné en sa faveur.
Les autres n’ont pas été entendus par le tribunal, qui s’est contenté
d’utiliser les dépositions qu’ils avaient faites devant le procureur.
Il s’agit clairement d’une violation de l’équité du procès (principe
de l’immédiateté de l’audition des témoins). Par la suite, 8 ou
10
témoins qui n’avaient pas été entendus
à l’audience se sont rétractés, en déclarant qu’ils avaient subi
des pressions. Selon M. Loutsenko, plusieurs autres témoins n’auraient
pas osé mentir face à lui à l’audience, s’ils avaient été appelés
à témoigner devant le tribunal. M. Loutsenko affirme également que
le tribunal a refusé d’entendre le moindre des 15 à 17 témoins désignés
par la défense.
88. Qui plus est, l’avocat de la défense, Me Moskal, a été exclu
du procès parce que le ministère public affirmait vouloir l’entendre
comme témoin. Cela ne s’est jamais produit, mais le ministère public
est ainsi parvenu à éliminer l’avocat de M. Loutsenko.
89. L’impartialité et l’indépendance du juge Serhiy Vovk, chargé
de statuer dans l’affaire de M. Loutsenko, sont mises en doute par
le fait que, lorsque M. Loutsenko exerçait ses fonctions, le ministre
de l’Intérieur avait ouvert une enquête judiciaire à l’encontre
de M. Vovk
. Bien que cette affaire ait été
apparemment close en février 2010, M. Vovk courait toujours le risque
que le ministère public ordonne sa réouverture. Ces éléments, ainsi
que les vices de procédure particulièrement flagrants en l’espèce,
conduisent à douter sérieusement de l’impartialité et de l’indépendance
du tribunal qui a entendu l’affaire de M. Loutsenko; la peine particulièrement lourde
et disproportionnée qui lui a été infligée va également dans ce
sens.
4.2.5. Les pressions physiques
et psychologiques
90. M. Loutsenko ne s’est guère plaint de sa santé lorsque
nous nous sommes rencontrés. Il a même plaisanté sur le fait que
son régime alimentaire frugal en prison et l’absence totale d’alcool
pourraient être bénéfiques pour son foie. Mais je n’ai pu m’empêcher
de noter que son état de santé l’inquiète beaucoup: un début de
cirrhose du foie lui a été diagnostiqué et, depuis son arrestation,
il a subi une intervention chirurgicale en raison des ulcères et
des kystes que présentait son intestin. Il n’a été informé que tardivement
de certaines des pathologies qui lui ont été diagnostiquées et il
est visiblement inquiet que son état de santé soit plus fragile qu’il
n’y paraît.
91. Les autorités ont laissé passer une excellente occasion de
libérer M. Loutsenko sans perdre la face, pour raisons médicales,
lorsque l’instance d’appel a refusé cette libération en février 2013,
considérant que seul le stade ultime (létal) d’une cirrhose du foie
figurait sur la liste des motifs de libération anticipée pour raisons
médicales.
4.2.6. Conclusion: Iouri
Loutsenko, ancien prisonnier politique présumé
92. L’analyse des principaux points exposés ci‑dessus
à la lumière des critères fixés pour la définition des prisonniers
politiques par la
Résolution 1900
(2012) de l’Assemblée oblige à conclure, comme dans le cas
de Mme Timochenko, que la qualité de prisonnier politique présumé
doit être reconnue à M. Loutsenko:
1) M. Loutsenko est lui aussi un dirigeant de l’opposition
qui jouit d’une grande popularité et un allié essentiel de Mme Timochenko.
La Cour européenne des droits de l’homme a récemment conclu que
son arrestation et sa détention emportaient violation de l’article 18
de la Convention, c’est‑à‑dire poursuivaient un but autre que celui
pour lequel l’arrestation et la détention sont prévues par la loi.
2) La brigade spéciale créée pour enquêter sur les mesures
prises par M. Loutsenko lorsqu’il était ministre de l’Intérieur
a abouti à retenir trois chefs d’accusation mineurs, qui visent
à pénaliser des pratiques usitées de longue date et pour lesquelles
ni le prédécesseur ni le successeur de M. Loutsenko n’ont été poursuivis.
3) Ces chefs d’accusation ne sauraient justifier une peine
d’emprisonnement, même si leur bien‑fondé avait été démontré à l’occasion
d’un procès équitable, qui a été en réalité refusé à M. Loutsenko.
4) L’excès de zèle dont a fait preuve le ministère public
et le caractère sélectif des poursuites engagées à son encontre,
l’abus de détention provisoire et la peine disproportionnée dont
il a fait l’objet révèlent l’existence d’une motivation politique
dans cette affaire.
5. Le cas de l’ancien
Premier ministre islandais, Geir Haarde
93. Comme je l’ai déjà indiqué dans ma note d’information
sur la situation en Islande
, le cas de M. Geir Haarde
ne saurait être, en toute justice, comparé à ceux de Mme Timochenko
et de M. Loutsenko. Il ne peut être question de lui reconnaître
la qualité de «prisonnier politique présumé»: il n’a pas même été
arrêté et il a été acquitté du principal chef d’accusation relatif
à sa prise de décision politique, à savoir un supposé «manquement
à agir» pour prévenir la crise bancaire islandaise.
94. Cela dit, le caractère sélectif des poursuites engagées à
l’encontre de M. Haarde, qui ont été décidées par une nouvelle majorité
parlementaire conformément à une orientation politique partisane,
l’excès de zèle dont a fait preuve le procureur spécial, qui a retenu
contre lui un vice de forme qui correspondait pourtant à un usage
très ancien, antérieur à l’indépendance de l’Islande, et plusieurs
autres points abordés de manière plus détaillée dans la note d’information
précitée
concourent
à faire de cette affaire, selon moi, une violation des «principes
directeurs» visant à séparer la responsabilité politique de la responsabilité
pénale, comme nous l’avons vu plus haut dans la partie 3.