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Rapport | Doc. 13294 | 03 septembre 2013

Les personnes portées disparues dans les conflits européens: le long chemin pour trouver des réponses humanitaires

Commission des migrations, des réfugiés et des personnes déplacées

Rapporteur : M. Jim SHERIDAN, Royaume-Uni, SOC

Origine - Renvoi en commission: Doc. 12635, Renvoi 3786 du 24 juin 2011. 2013 - Quatrième partie de session

Résumé

On estime à 20 000 environ le nombre de personnes disparues suite à plusieurs conflits armés intervenus en Europe au cours des dernières décennies. Ce problème demeure une question majeure pour de nombreux Etats européens, où la lenteur des enquêtes sur le sort de milliers de personnes disparues freine la réconciliation des anciennes parties en conflit.

Le présent rapport offre une vue d’ensemble de la situation des personnes disparues et dégage les principales raisons de l'incapacité de l'Europe à trouver une solution à ce problème.

Les familles des personnes disparues devraient être au centre de toutes les actions entreprises par les gouvernements et des approches et des initiatives devraient être développées pour leur apporter une attention et un soutien appropriés. Du reste, comme l’a souligné la Cour européenne des droits de l’homme, les familles ont le droit de savoir ce qui est arrivé à leurs proches.

Il est indispensable que les gouvernements européens accélèrent les processus d’exhumation et d’identification des dépouilles des personnes disparues et qu’ils fassent connaître la vérité sur leur sort aux proches et aux familles. La non-résolution de ce problème pourrait menacer la sécurité en Europe.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Projet
de résolution adopté à l’unanimité par la commission le 27 juin
2013.

(open)
1. Résoudre le problème des personnes portées disparues dans les conflits européens est vital pour réconcilier les belligérants et garantir la paix sur le continent européen.
2. Il y a plus de 20 000 personnes toujours portées disparues suite aux conflits à Chypre, dans les Balkans, ainsi que dans le Caucase du Nord et du Sud.
3. Deux des raisons majeures qui expliquent pourquoi le problème des personnes disparues n’a toujours pas été résolu sont le manque de volonté politique et la peur des représailles pour les individus. S’ajoutent à ces problèmes les capacités nationales limitées dans de nombreux pays et le manque d’experts médico-légaux qualifiés ainsi que les contraintes budgétaires qui, dans le contexte de crise économique actuelle, ont des conséquences sur les opérations de récupération et d’identification des personnes disparues.
4. L’Assemblée parlementaire rappelle aux Etats membres du Conseil de l’Europe que le droit international humanitaire et relatif aux droits de l’homme leur fait obligation de déterminer le sort des personnes disparues et l'endroit où elles se trouvent. Cette obligation résulte notamment des Conventions de Genève de 1949, de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées de 2006 et des articles 2 et 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (STE n° 5).
5. L’Assemblée se félicite des divers arrêts prononcés par la Cour européenne des droits de l’homme dans des affaires liées à des disparitions de personnes à la suite des conflits entre Chypre et la Turquie, en Espagne, dans l’ex-Yougoslavie, ainsi qu’en République tchétchène. Elle y souligne l'obligation faite aux Etats de retrouver les personnes disparues et les tient pour responsables s’ils ne le font pas. Ces arrêts précisent également que les Etats impliqués dans ces conflits restent soumis à cette obligation jusqu'à la réalisation de l'enquête appropriée et qu’il est possible de s'en prévaloir des années après la disparition. L’Assemblée note aussi que l’examen d’affaires liées à des disparitions permet à la Cour européenne des droits de l’homme de pousser les Etats membres à accélérer les procédures pour permettre aux familles de connaître la vérité sur le sort de leurs proches disparus.
6. Des efforts considérables ont été accomplis pour résoudre la question des personnes disparues à la suite du conflit chypriote et des conflits survenus en Bosnie-Herzégovine, en Serbie et en Croatie. Dans d’autres conflits, impliquant l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Géorgie et la Fédération de Russie, la récupération reste une nécessité pressante, qui fait obstacle à la réconciliation.
7. En conséquence, l’Assemblée considère que les Etats membres et les autorités concernées de fait doivent se fixer cinq priorités pour résoudre le problème des personnes portées disparues en Europe, à présent comme à l’avenir:
7.1. La première priorité est de placer les familles des personnes disparues au centre de toutes les actions liées au problème des personnes disparues. En conséquence, l’Assemblée invite les entités concernées par les conflits:
7.1.1. à promouvoir des évaluations multidisciplinaires des besoins des familles de disparus;
7.1.2. à apporter aux familles des disparus toute l’assistance juridique, psychologique et sociale nécessaire;
7.1.3. à faire en sorte qu'une attention spéciale soit portée aux besoins des chefs de famille monoparentale, en prenant en compte la situation spécifique des femmes;
7.1.4. à impliquer les familles des disparus dans les enquêtes sur la disparition de leurs proches disparus;
7.1.5. à soutenir les associations de familles de disparus, qui apportent une contribution considérable au processus de règlement de la question des personnes disparues;
7.2. Deuxièmement, le développement et la promotion d’une législation nationale sont essentiels pour traiter le problème des personnes disparues, et notamment prévenir les disparitions, élucider le sort des personnes disparues, garantir une gestion adaptée de l'information et soutenir les familles de disparus. En conséquence, l’Assemblée invite les Etats membres, ainsi que les autorités de fait concernées, à instaurer le cadre juridique nécessaire pour résoudre le problème des personnes disparues en Europe, et:
7.2.1. à reconnaître dans la législation le droit de savoir, et à veiller à ce que le refus systématique du droit de savoir aux familles de disparus opposé par les autorités soit passible de sanctions pénales;
7.2.2. à reconnaître dans la législation chaque personne disparue comme une personne juridique;
7.2.3. à ériger dans la législation les disparitions forcées en infractions pénales;
7.2.4. à veiller à ce que les auteurs des disparitions forcées soient poursuivis;
7.2.5. à faire en sorte que les auteurs des disparitions forcées ne puissent pas bénéficier de mesures d’amnistie ou de mesures similaires qui leur permettraient d’échapper à leur responsabilité pénale;
7.3. Soutenir le fonctionnement des mécanismes nationaux et régionaux créés pour prévenir et résoudre le problème des personnes disparues constitue la troisième priorité. L’Assemblée encourage les Etats membres, ainsi que les autorités de fait concernées, le cas échéant:
7.3.1. à prendre toutes les mesures nécessaires pour récupérer les restes humains des personnes disparues et les restituer à leurs familles chaque fois qu'ils le peuvent;
7.3.2. à s’assurer que les mécanismes nationaux ou autres en charge du problème des personnes disparues soient indépendants et impartiaux s’agissant de leurs méthodes de travail;
7.3.3. à impliquer les organisations non gouvernementales qui s’occupent du problème des personnes disparues dans les travaux des mécanismes nationaux ou autres et à leur apporter leur soutien ;
7.3.4. à soutenir et apporter toute l’assistance nécessaire aux mécanismes régionaux en charge du problème des personnes disparues;
7.4. Quatrièmement, l’accès à l’information sur les personnes disparues est essentiel pour établir l’identité du disparu, le localiser, savoir ce qui lui est arrivé et les circonstances de sa disparition et/ou de son décès. En conséquence, l’Assemblée demande aux entités concernées:
7.4.1. de nommer une autorité spéciale pour centraliser toutes les informations disponibles sur les personnes disparues. Cette autorité sera chargée de collecter et de vérifier les données ante mortem, et de garantir une procédure fiable pour la mise en œuvre des mesures d’identification;
7.4.2. de recueillir, protéger et gérer les données sur les personnes disparues conformément aux normes internationales et de coopérer pour l’échange d’informations, nonobstant les relations politiques souvent difficiles entre les parties au conflit;
7.4.3. de veiller à ce que les données sur les disparus soient utilisées uniquement aux fins pour lesquelles elles ont été recueillies et pour aucune autre, sauf à obtenir l’accord spécifique des personnes concernées.
7.5. Cinquièmement, il est important de tout mettre en œuvre pour identifier les restes humains des personnes disparues et enregistrer leur identité. En conséquence, l’Assemblée demande aux entités concernées par les conflits:
7.5.1. de respecter le droit des familles de récupérer les dépouilles de leurs proches disparus et de veiller à ce que la procédure d’identification des restes humains prévoie une analyse génétique et d’autres méthodes d’expertise médico-légales et scientifiques;
7.5.2. de garantir que tous les professionnels impliqués dans les procédures médico-légales respectent les règles juridiques et les principes déontologiques applicables à la gestion, l’exhumation et l’identification des restes humains;
7.5.3. d’assurer la maîtrise de l’expertise médico-légales, notamment celle apportée par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et la Commission internationale pour les personnes disparues (CIPD).
8. En plus des cinq priorités susmentionnées, l’Assemblée invite les Etats membres:
8.1. à mobiliser l'aide financière et les ressources humaines nécessaires pour les activités des organes internationaux qui traitent le problème des personnes disparues, en particulier le CICR, le Groupe de travail des Nations Unies sur les disparitions forcées ou involontaires, et la CIPD;
8.2. à adhérer dès que possible, s’ils ne l’ont pas encore fait,  à la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées de 2006.
9. L’Assemblée encourage le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe à poursuivre ses activités de suivi du problème des personnes disparues dans des conflits armés dans les pays et régions concernés.
10. L’Assemblée reconnaît le rôle important du CICR dans l’élucidation des cas de disparitions pendant et après des conflits armés, ainsi que dans la sensibilisation au problème des personnes disparues en Europe. Elle l’encourage à maintenir son aide précieuse aux pays et aux régions concernés en vue de résoudre le problème des personnes disparues.

B. Exposé des motifs, par M. Sheridan, rapporteur

(open)

1. Introduction

«On entend par personne portée disparue une personne dont la famille ignore le lieu où elle se trouve, ou qui, selon des informations fiables, a été portée disparue au regard de la législation nationale, en rapport avec un conflit armé international ou non international, une situation de violence interne ou de troubles intérieurs, une catastrophe naturelle ou toute autre situation qui pourrait exiger l'intervention d'une instance étatique compétente 
			(2) 
			Principes directeurs/Loi
type sur les personnes portées disparues, CICR, Article 2.1.

1. Allez en Bosnie-Herzégovine, en Azerbaïdjan ou dans n’importe quel autre pays européen où des personnes ont disparu dans un conflit armé. Arrêtez n’importe qui dans la rue et posez-lui la question «Connaissez-vous une famille qui attend des nouvelles d’un proche disparu?» Il est probable qu’il ou elle ne se contentera pas de vous donner un nom mais vous racontera une histoire.
2. On ignore souvent tout du sort des disparus pendant des dizaines d’années, ce qui a des répercussions sur les personnes disparues certes, mais aussi sur leurs proches, famille ou amis, et leurs communautés. Partant, c’est la société entière qui est touchée par les disparitions. Tant qu’une personne est portée disparue, le problème reste une plaie ouverte pour toutes les personnes concernées, une plaie qui ne guérira jamais. Elle empêche tout le monde d’avancer après les conflits.
3. Nous ne pouvons plus nous permettre d’ignorer les disparus. C’est pourquoi j’ai entrepris la rédaction du présent rapport, qui s’appuie sur les travaux antérieurs de l’Assemblée parlementaire 
			(3) 
			Voir Recommandation 1056 (1987) relative aux réfugiés nationaux et aux personnes disparues
à Chypre, Recommandation
1685 (2004) sur les personnes disparues du fait de conflits armés
ou de violences intérieures dans les Balkans, la Résolution 1553 (2007) et Recommandation
1797 (2007) sur les personnes disparues en Arménie, en Azerbaïdjan
et en Géorgie dans les conflits touchant les régions du Haut-Karabakh,
d'Abkhazie et de l'Ossétie du Sud..
4. En 2013, la communauté internationale commémorera un événement important: le 10e anniversaire d’une conférence organisée par le CICR intitulée «Les disparus – Action pour résoudre le problème des personnes portées disparues dans le cadre d'un conflit armé ou d'une situation de violence interne et pour venir en aide à leurs familles» 
			(4) 
			Conférence internationale
d'experts gouvernementaux et non gouvernementaux, Genève, 19-21
février 2003. . Le présent rapport, je l’espère, contribuera à cette commémoration en évaluant les progrès et les problèmes auxquels nous sommes encore confrontés en relation avec les personnes disparues en Europe.
5. Je tiens ici à remercier le secrétariat du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) qui m’a aidé à préparer ce rapport.
6. Afin de cibler le sujet, j’ai choisi de me concentre sur la situation à Chypre et dans les Balkans, ainsi que dans le Caucase du Nord et du Sud, où il y a encore beaucoup de personnes disparues du fait des conflits armés dont ils ont été le théâtre ces dernières décennies. Bien que ce rapport ne couvre pas le problème des disparus en Espagne et en Irlande du Nord, ses conclusions s’appliquent de la même manière à ces régions, ainsi qu’à d’autres parties de l’Europe.

2. Où sont les personnes disparues? – Vue d’ensemble

7. Pendant que je travaillais sur le présent rapport, j’ai effectué une mission d’information au siège du CICR à Genève, le 3 décembre 2012, où j’ai eu accès à toute l’expertise nécessaire et aux statistiques à jour sur les personnes disparues en Europe 
			(5) 
			Aux fins du présent
rapport, le rapporteur a rédigé un document de base plus détaillé:
voir document AS/Mig (2013) 9.. Le tableau ci-dessous est une synthèse de la situation actuelle en relation avec le sort des personnes disparues relevant de ce rapport, compilée de différentes sources.

 Pays/territoire 
			(6) 
			Toutes les statistiques,
à l’exception de celles concernant Chypre, sont extraites des statistiques
du CICR, avril 2013. Veuillez noter que le chiffre figurant dans
la dernière colonne ne correspond pas nécessairement au chiffre
de la deuxième colonne après soustraction des données figurant dans
les colonnes 3, 4 et 5. En effet, des personnes disparues peuvent
être retrouvées vivantes. D’autre part, des personnes disparues
peuvent être retrouvées mortes et exhumées, mais n’avoir jamais
été enregistrées par le CICR en tant que personnes disparues.

Nombre de personnes disparues enregistrées

Nombre de restes humains exhumés

Nombre de lieux de sépulture identifiés

Nombre de restes humains rendus aux familles

Nombre de personnes toujours portées disparues

Chypre 
			(7) 
			Commission des personnes
disparues à Chypre, Quick Statistics, février 2013.

1 619 Chypriotes grecs

503 Chypriotes turcs

941

700 (447 sites ne contenaient pas de restes humains)

285 Chypriotes grecs

68 Chypriotes turcs

1 464 Chypriotes grecs

494 Chypriotes turcs

Croatie

 

6 419

   

2 542

2 244

Bosnie-Herzégovine

22 438

   

13 543

8 207

Kosovo* 
			(8) 
			* Toute référence au
Kosovo dans le présent document, qu'il s'agisse de son territoire,
de ses institutions ou de sa population, doit être entendue dans
le plein respect de la Résolution 1244 du Conseil de sécurité de
l'Organisation des Nations Unies, sans préjuger du statut du Kosovo.

6 024

   

2 685

1 753

République tchétchène,

Fédération de Russie

2 292

     

2 126

Ingouchie,

Fédération de Russie

148

     

108

Daghestan,

Fédération de Russie

104

     

66

Ossétie du nord,

Fédération de Russie

68

     

63

Kabardino-Balkarie,

Fédération de Russie

28

     

19

Arménie

507

     

413

Azerbaïdjan

4 386 (474 pour Haut-Karabakh)

     

4 204

Géorgie, Abkhazie

1 763 Géorgiens

114 Abkhazes

2

 

2

1 762 Géorgiens

114 Abkhazes

8. Ces chiffres sont éloquents. Derrière, il y a des histoires bien plus éloquentes encore. Permettez-moi d’en évoquer une, pour mettre des noms et des visages sur ces chiffres:

Histoire de Guliko Ekizashvilli 
			(9) 
			Les disparus, une tragédie
cachée, <a href='http://www.redcross.int/FR/mag/magazine2008_1/4-9.html'>www.redcross.int/FR/mag/magazine2008_1/4-9.html.</a>

La dernière fois que Guliko Ekizashvili a vu son fils Besarioni, c’était il y a plus de 15 ans, quand il s’est engagé dans la guerre en Abkhazie, Géorgie.

Dans son modeste logement de la banlieue de Tbilissi, en Géorgie, un mur est couvert de photos du jeune homme aux cheveux noirs ondulés et au regard intense qui a disparu de sa vie quelques semaines avant son 22e anniversaire. «II m’a dit ‘je vais me battre pour mon pays’» raconte-t-elle.

Onze jours après son départ pour la République séparatiste d’Abkhazie, ses parents ont été informés que la plupart des soldats de son bataillon avaient été tués et que, blessé au genou, il avait été hospitalisé. Ils ont pris l’avion pour le voir, mais il n’était pas à l’hôpital. Son mari a rejoint les combattants; elle, est partie à pied, scrutant les cadavres dans la forêt et allant de village en village pour montrer sa photo. Elle a dormi sur les bancs des arrêts de bus, s’est nourrie de fruits. «Il y avait une rumeur selon laquelle des hommes auraient été jetés du haut d’une falaise, à Tsugurovka. C’est le seul endroit où je n’ai pas pu aller» raconte-t-elle. Finalement, elle est rentrée à Tbilissi, mais elle n’a jamais perdu espoir. «Juste avant de mourir, il y a sept ans, mon mari m’a dit avant de perdre conscience, ‘je vois mon fils, il est vivant’. Je lui ai demandé ‘où est-il?’, mais il n’a pas pu me répondre.» Elle fond en larmes, sa douleur toujours aussi vive.

9. L’absence de réponses est endémique s’agissant du problème des personnes disparues. Non seulement des êtres humains ont disparu dans des zones de conflits, mais tout ce qui les concernait a disparu. Les informations qui permettraient de localiser, de récupérer et d’identifier leurs restes sont souvent inaccessibles ou ont, elles aussi, disparu. Les «trous» dans le tableau ci-dessus racontent aussi une tragédie.
10. Malgré l’assistance de la Commission internationale des personnes disparues (ICMP) et du CICR, qui ont permis aux pays des Balkans occidentaux de retrouver 70 % des disparus depuis 20 ans, on compte encore environ 12 000 personnes portées disparues dans cette région. A Chypre, 40 ans après la guerre, les restes de seulement 355 disparus ont été identifiés et rendus à leurs familles à ce jour. Près de 2 000 familles chypriotes attendent encore des renseignements sur le sort de leurs proches et ignorent les circonstances de leur disparition. L’information sur les personnes disparues dans le Caucase du Nord et du Sud n’avance plus: il y a encore 2 000 personnes non recensées en Tchétchénie et près de 5 000 personnes ont disparu dans le conflit dans la région de Haut-Karabakh.
11. Comme si les vies et les identités perdues ne suffisaient pas, on ne sait rien des lieux de leur sépulture. Même si les exhumations se poursuivent dans la région des Balkans, le manque d’informations sur les nouveaux lieux de sépulture et l’absence de stratégie pour traiter le problème ont considérablement ralenti les progrès. En août 2012, le nombre annuel d’identifications de restes humains ne concernait que 900 cas en Bosnie-Herzégovine, 100 en Croatie et 49 au Kosovo. Malheureusement, des restes humains exhumés et conservés dans ces pays attendent toujours d’être identifiés. En fait, si les identifications de restes humains au Kosovo se poursuivent au rythme actuel, il faudra jusqu’à 30 ans pour résoudre tous les cas de disparition. Dans le Caucase du Nord et du Sud, l’exhumation des personnes disparues est entravée par l’absence de coopération entre les anciennes parties au conflit qui refusent d’échanger leurs informations sur les lieux de sépulture.
12. Même lorsque des sépultures ont été trouvées et que des corps ont été découverts et identifiés, des preuves essentielles pour inculper les responsables ne peuvent parfois être retenues. Parfois aussi, la réticence des tribunaux locaux à donner suite à l’affaire et donc à rendre justice est manifeste. Le récit ci-après du meurtre d’une famille en Bosnie-Herzégovine montre combien il est difficile de poursuivre les responsables, en particulier lorsqu’un crime reste impuni pendant plusieurs dizaines d’années.

Histoire de la famille Matanović 
			(10) 
			The Right to Know:
Families still in the dark in the Balkans, Amnesty International,
août 2012, p. 9.

Le père Tomislav Matanović, Croate, prêtre catholique de Prijedor, dans le nord-ouest de la Bosnie-Herzégovine, a été arrêté par la police locale serbe le 24 août 1995. Il a passé la nuit au poste de police de Prijedor. Le lendemain, il a été ramené chez ses parents, Josip et Božena Matanović, et tous trois ont été assignés à résidence. Tous trois sont restés en détention sous la garde de policiers jusqu'au 19 septembre 1995, date à laquelle ils ont été conduits au poste de police d'Urije. Plus personne ne les a revus vivants. En septembre 2001, les restes de trois corps menottés ont été retrouvés au fond d’un puit à Bišćani, un village proche de Prijedor, par des réfugiés musulmans bosniaques qui rentraient chez eux. Des tests génétiques ont permis d’identifier les corps du père Matanović et de ses parents.

En janvier 2003, 11 anciens policiers ont été accusés de crimes de guerre en relation avec la détention illégale de la famille Matanović. Le procès s’est ouvert en mai 2004 et le 11 février 2005, tous les suspects ont été jugés pour détention illégale de Tomislav et de ses parents, mais la cour a prononcé l’acquittement, faute de preuves. Une autre enquête diligentée par le ministère serbe de l’Intérieur de la Republika Srpska en coopération avec le procureur général était toujours en cours en octobre 2011. Aucun des anciens policiers n’a été inculpé de meurtre.

13. De telles histoires sont légion, et avec encore environ 20 000 personnes portées disparues en Europe, des années après la résolution des conflits armés, les choses avancent très lentement. Cette histoire montre combien il est urgent de résoudre ce problème et combien il est important d’accélérer les procédures avant qu’il ne soit trop tard. Elle montre également l’impérieuse nécessité pour les Etats de respecter leurs obligations en vertu du droit humanitaire international.

3. Pourquoi n’avons-nous pas été à la hauteur?

14. Si, dans les régions d’Europe hier en conflit, les restes humains de disparus n’ont toujours pas été restitués aux familles pour que ces dernières puissent leur offrir une sépulture, c’est dû avant tout à un manque de volonté politique. Dans ces pays, les politiciens qui demandent pardon pour les péchés commis par leurs prédécesseurs sont beaucoup trop rares et ceux qui se cachent encore derrière les exigences de réciprocité ou traitent les victimes de façon partiale sont beaucoup trop nombreux. Nous ne pourrons pas résoudre le problème des disparus, quelle que soit leur appartenance ethnique, tant qu’il sera assimilé à un problème politique plutôt qu’humanitaire.
15. Cette absence de volonté se manifeste d’abord dans le manque de coordination entre les anciens belligérants. Même si les pays des Balkans ont pris des mesures pour améliorer la coopération régionale dans ce domaine, la Bosnie-Herzégovine n’a toujours pas signé d’accords bilatéraux avec ses voisins alors que ces accords sont essentiels pour attester de la volonté des autorités de renforcer leur coopération.
16. Faute de coordination adaptée, les informations sur les personnes disparues sont souvent inexistantes ou incomplètes. Faute d’accord bilatéral pour soutenir la coopération, les anciens belligérants refusent d’échanger des informations sur les lieux de sépulture et les endroits où se trouvent les corps. Parfois même, ils entravent l’accès à la vérité ou donnent de fausses informations. Pire encore, certains s’en servent pour exercer des pressions politiques les uns sur les autres.
17. En plus du manque de coopération internationale, des capacités nationales limitées empêchent d’avancer sur la question des disparus. Dans beaucoup de pays, il manque encore des experts médico-légaux pour procéder à une récupération efficace et à l’identification scientifique des disparus. Beaucoup de pays dépendant traditionnellement de l’assistance des équipes médico-légales internationales, ils manquent sur place de professionnels qualifiés pour accélérer les procédures d’exhumation et d’identification.
18. Le manque de ressources financières a également joué un rôle, surtout dans la période de crise économique actuelle en Europe. Les analyses génétiques coûtent très cher. Bien que le CICR ait financé en grande partie la collecte des données ante mortem auprès des familles, les gouvernements ont d’autres priorités et n’apportent pas leur contribution financière, pourtant nécessaire pour compléter un budget qui est énorme. De ce fait, les contraintes économiques ont également mis en suspens le processus de récupération et d’identification des personnes disparues.
19. Quoi qu’il en soit, ces raisons mises à part, la raison fondamentale de la non résolution du problème des personnes disparues reste la peur: la peur des familles d’exiger des réponses à propos de leurs proches, la peur des autorités de dire la vérité sur leur sort. Les autorités redoutent les procédures juridiques: elles préfèrent couvrir les crimes commis par les régimes précédents et placer la stabilité politique et la sécurité au-dessus du droit des personnes de savoir ce qui est arrivé à leurs proches. Les familles ont peur des représailles: elles ne bénéficient d’aucune protection juridique lorsqu’elles demandent des informations sur leurs proches disparus et reculent par crainte d’autres arrestations possibles, voire d’autres disparitions.
20. Il est essentiel de surmonter les peurs et de pouvoir compter sur une volonté politique si nous voulons résoudre le problème des personnes disparues et faire face au coût humain des conflits passés en Europe.

4. Que dit le droit?

21. Le droit international est très clair concernant la protection des personnes disparues. Les deux branches du droit, à savoir le droit humanitaire et le droit en matière de droits de l’homme, respectent le droit à la vie. Ils protègent contre la détention arbitraire et la prise d’otages; ils défendent la vie de famille et le droit à l’information.
22. En relation avec le problème des disparus, le droit de savoir revêt une importance particulière 
			(11) 
			Les personnes portées
disparues et la justice transitionnelle: le droit de savoir et la
lutte contre l’impunité, Revue internationale de la Croix-Rouge,
n° 862, Monique Crettol et Anne-Marie La Rosa, 30 juin 2006.. En d’autres termes, les familles doivent connaître le sort des disparus et pouvoir demander des informations aux autorités. Il est maintenant clairement reconnu que, pour respecter ce droit de savoir, les autorités concernées ont l’obligation de rechercher les personnes portées disparues. Cela englobe la nécessité de mener des enquêtes pour apporter de vraies réponses aux familles.
23. Le dispositif juridique international a été consolidé par la Convention internationale des Nations Unies pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées 
			(12) 
			L’article 2 de la convention
entend par «disparition forcée» «l'arrestation, la détention, l'enlèvement
ou toute autre forme de privation de liberté par des agents de l'Etat
ou par des personnes ou des groupes de personnes qui agissent avec
l'autorisation, l'appui ou l'acquiescement de l'Etat, suivi du déni
de la reconnaissance de la privation de liberté ou de la dissimulation
du sort réservé à la personne disparue ou du lieu où elle se trouve,
la soustrayant à la protection de la loi». En relation avec le problème
des personnes disparues, ce traité ne peut s'appliquer que s’il
existe des preuves que l’Etat est impliqué dans la disparition., en vigueur depuis le 23 décembre 2010. Ce traité fait obligation à tout Etat Partie de rendre le crime de disparition forcée passible de peines appropriées, qui prennent en compte son extrême gravité. Jusqu’à présent, seulement 11 Etats membres du Conseil de l’Europe l’ont ratifié 
			(13) 
			Il
s'agit des pays suivants: Albanie, Arménie, Autriche, Belgique,
Bosnie-Herzégovine, France, Allemagne, Monténégro, Pays-Bas, Serbie,
Espagne..
24. Le droit est clair concernant les disparitions et il appartient à la Cour européenne des droits de l’homme de sanctionner les Etats membres du Conseil de l’Europe qui manqueraient à leurs obligations. A cet égard, il y a eu des affaires contre la Bosnie-Herzégovine 
			(14) 
			Palić
c. Bosnie-Herzégovine (2011)., Croatie 
			(15) 
			Jularić
c. Croatie (2011) et Skendžić
et Krznarić c. Croatie (2001)., l’Espagne 
			(16) 
			Antonio
Gutierrez Dorado et Carmen Dorado Ortiz c. Espagne (2012). et la Turquie 
			(17) 
			Chypre c. Turquie (2001), Varnava et autres c. Turquie (2009), Bozkir et autres c. Turquie (2013)
et un certain nombre d’autres affaires.. Il y a également des affaires en cours contre la Russie 
			(18) 
			Edilova
c. Russie, Khamzatov et autres c. Russie (2012, Inderbiyeva c. Russie (2012) et
un certain nombre d’autres affaires. en relation avec la guerre en Tchétchénie. Dans chaque affaire où la Cour a trouvé une violation, elle a indiqué les mesures générales à prendre pour retrouver les personnes disparues et atténuer la douleur des proches des victimes; elle a souligné l’obligation des Etats de respecter le droit de des familles de connaître leur sort. Elle a également précisé que l'Etat conserve cette obligation jusqu'à la réalisation d’une enquête appropriée, et qu'il est possible de s'en prévaloir même de nombreuses années après la disparition.
25. Plus les Etats seront nombreux à ratifier les normes internationales et plus les familles seront nombreuses à porter leur cas devant leur juridiction nationale et la Cour européenne des droits de l’homme, plus vite le problème des personnes disparues sera résolu.

5. Que faut-il faire?

5.1. Se concentrer sur les familles et leurs besoins

26. Beaucoup reste à faire pour résoudre le problème des personnes disparues, mais la priorité devrait aller aux familles. Les proches des disparus souffrent en permanence jusqu’à ce que leur sort soit connu et leur douleur est souvent aggravée par les multiples besoins des familles en relation directe avec la disparition.
27. L’éventail de leurs besoins est large : besoin de savoir et besoin d’une reconnaissance juridique de leur statut de victimes, besoin de procéder aux rites commémoratifs, de recevoir une aide économique, financière, psychologique, besoin d’être protégé contre les atteintes à leur sécurité et d’avoir accès à la justice.
28. Il y a d’abord le droit de savoir. Les familles veulent connaître la vérité sur ce qui est arrivé à leurs proches et où ils se trouvent. Elles veulent aussi que leur disparition soit officiellement reconnue et que les responsables rendent des comptes. Le problème de la reconnaissance juridique d’une disparition est étroitement lié au droit à une aide financière.
29. La question des revenus ou le droit à des prestations sociales ou à des pensions vient ensuite. Les personnes disparues étant la plupart du temps de sexe masculin, c'est souvent le revenu principal du foyer qui «disparaît» avec elles, et les femmes restent seules pour subvenir aux besoins de la famille. En raison des vides juridiques et des obstacles administratifs, les familles n'ont souvent droit à aucune prestation sociale ou pension, et elles ne peuvent pas faire valoir les droits au titre de la législation sur la propriété et la famille.
30. Enfin, les proches ont souvent besoin d’un soutien psychologique. Beaucoup de proches de disparus ont été traumatisés par les événements et la violence des conflits, et souffrent de détresse psychologique et d'isolement. Certains d’entre eux ont besoin d’un suivi psychosocial et psychologique de professionnels, ainsi que d’un traitement médical.
31. Les femmes et les enfants sont les plus vulnérables, car beaucoup de femmes ont des enfants à charge et trouvent difficilement un emploi convenable. Il convient donc de porter une attention spéciale aux besoins des chefs de famille monoparentale, en prenant en compte les besoins spécifiques des femmes 
			(19) 
			Conseil des droits
de l’homme des Nations Unies, Rapport annuel de la Haut-commissaire
des Nations Unies aux droits de l’homme et rapports du Haut-Commissariat
et du Secrétaire général, Les personnes disparues, A/HRC/10/28,
p. 5..

5.1.1. Evaluer les besoins

32. Les familles des personnes disparues sachant mieux que quiconque de quoi elles ont besoin, toute une série d’évaluations doivent être lancées pour comprendre leurs besoins, ce qui aiderait à identifier les difficultés qu’elles rencontrent au quotidien, et à garantir que les réponses apportées et les ressources mises à disposition sont à la hauteur de leurs besoins.

5.1.2. Répondre aux besoins

33. Répondre aux besoins des familles de personnes disparues est en premier lieu de la responsabilité des autorités nationales. Certaines, notamment en Géorgie, en Azerbaïdjan, en Arménie, dans le Caucase du Nord et dans les Balkans occidentaux, commencent à soutenir des projets gérés par le CICR en coopération avec des partenaires locaux. Cette nouvelle approche, dite d’«accompagnement» répond directement aux besoins des familles et permet de créer des liens entre les familles et les personnes et organisations qui apportent l'aide requise au sein de la communauté.
34. Selon le CICR, «l'accompagnement» vise principalement à renforcer l’aptitude des personnes et des familles à faire face aux difficultés liées à la disparition de leurs proches, et à retrouver progressivement une vie sociale normale et un bien-être affectif.
35. Pour cela, il faut solliciter des professionnels, ainsi que les membres de la communauté. Des experts juridiques, financiers et médico-légaux, ainsi que des travailleurs sociaux et psychosociaux sont mis à contribution. Ce n’est qu’à partir du moment où tous travaillent ensemble au sein de la communauté que les besoins des familles des disparus peuvent être traités de manière adéquate.
36. Je suis convaincu d’une chose: les familles doivent être perçues comme des victimes par l’ensemble des acteurs concernés et elles doivent être au centre de toutes les actions liées aux personnes disparues.

5.2. Législation

37. La priorité suivante pour traiter le problème et résoudre la question des personnes disparues est la création et la mise en œuvre d’un cadre juridique. C’est essentiel pour défendre les droits des familles des disparus et éviter de nouvelles disparitions. Les pays européens se doivent de coordonner leur législation nationale avec les dispositions pertinentes du droit international relatif aux problèmes des personnes portées disparues. Ils doivent également élaborer des lois nationales pour mettre en œuvre les normes internationales.
38. Des pays comme la Fédération de Russie et la Serbie ont réalisé des études sur la compatibilité du droit national avec le droit international à ce sujet. La Bosnie-Herzégovine, le Kosovo et l’Espagne ont déjà adopté des lois et des dispositions spéciales pour protéger les droits des personnes disparues et leurs familles. Enfin, certains pays comme l’Arménie ont travaillé sur des projets de loi mais ne sont pas allés jusqu’au bout.
39. Définir le statut juridique des personnes portées disparues dans des conflits armés et celui de leurs familles doit être une priorité. Sans reconnaissance juridique de leur statut, il est impossible de garantir que leurs droits seront respectés. Les réglementations juridiques ont été adoptés en Arménie, Azerbaïdjan, Croatie, Kosovo et Serbie pour verser aux victimes, y compris les familles des personnes disparues, des prestations sociales et financières spéciales. Ces prestations incluent les pensions pour les familles de soldats disparus, les cotisations sociales et frais de scolarité réduits, les allocations familiales, l’aide alimentaire, les prêts et les abattements temporaires 
			(20) 
			Les personnes disparues,
Rapport du Secrétaire général, Assemblée générale des Nations Unies,
A/67/267, p. 15..
40. Enfin, plusieurs Etats européens ont ratifié et mis en œuvre le Statut de Rome de la Cour pénale internationale, qui érige les disparitions forcées en crime contre l’humanité. Certains Etats sont allés plus loin et ont criminalisé la disparition forcée dans leur législation nationale 
			(21) 
			Azerbaïdjan
(article 110 Code pénal); Belgique (article 136-ter code
pénal); Bosnie et Herzégovine (article 172 Code pénal); Croatie
(article 158 Code pénal); Chypre (section 4 Loi N° 23(III)/2006
de 28 juillet 2006); République tchèque (section 401 Code pénal);
Finlande (chapitre 11 Code pénal); France (article 212.1 Code pénal);
Allemagne (section 7.1.7 Code allemand de crimes contre la Loi internationale);
Irlande (Partie 2 de la loi sur la Cour pénale internationale 2006); Lituanie
(article 100 Code pénal); «l’ex-République yougoslave de Macédoine»
(article 403-a code pénal); Monténégro (article
427 Code pénal); Pays-Bas (section 4 International Crimes Act 2003);
Norvège (section 102 Code pénal); Portugal (article 9 Loi N° 31
de 22 juillet 2004); Roumanie (article 175 Code pénal); Serbie (article
371 Code pénal); Slovénie (article 101 Code pénal); Espagne (article
607-bis Code pénal); Suisse (articles 264.a Code pénal et 109.e Code pénal militaire); Royaume-Uni
(section 50 de la loi sur la Cour pénale internationale de 2001)..
41. Permettez-moi de saluer ces avancées positives et d’encourager les autres Etats européens à suivre l’exemple. Cependant, bien que certains pays se soient dotés d’une législation qui traite du problème des personnes disparues – qui reste l’objectif suprême –, il reste encore fort à faire pour garantir l’obligation de veiller à ce que les responsables répondent de leurs actes, qui peut être une mesure de réparation pour les familles des personnes disparues. Les Etats doivent enquêter et poursuivre les auteurs des crimes qui ne doivent pas pouvoir bénéficier d’une amnistie ni échapper à leur responsabilité pénale.
42. D’autres mesures vont dans cette direction. Les mécanismes non judiciaires et transitionnels de recherche de la vérité peuvent également contribuer au processus de responsabilisation. Les commissions d'enquête internationales sont des mécanismes importants, capables de documenter les disparitions et de soumettre des recommandations aux autorités nationales.

5.3. Des mécanismes opérationnels

43. La troisième priorité concerne la création de mécanismes compétents pour traiter le problème des personnes disparues, au niveau régional, national et international.

5.3.1. Mécanismes nationaux

44. La principale tâche de l’organe national chargé des personnes disparues consiste à mener des enquêtes afin d’apporter des réponses aux familles sur le sort de leurs proches disparus.
45. La Serbie, le Kosovo, l’Azerbaïdjan et l’Arménie, ainsi que la Fédération de Russie, ont mis en place des commissions nationales des personnes disparues.
46. Ces commissions ont réussi à découvrir de nouveaux lieux de sépulture et à obtenir des informations sur des personnes disparues. Certaines ont créé une base de données centrale des personnes disparues, comme celle de l’Institut pour les personnes disparues de Bosnie-Herzégovine (Missing Persons Institute - MPI). Des organes nationaux ont recueilli et publié ou mis en ligne les listes de personnes disparues, avec les détails de leur disparition. Ces mesures rassurent les familles des disparus qui savent que leurs requêtes font l’objet d’un suivi. Parfois, ces organes n’ont pas de relation directe avec les familles des disparus; or, il est important que les familles soient consultées et informées de tous les développements qui concernent leur affaire.
47. Il importe aussi de veiller à ce que ces organes puissent coordonner leurs travaux avec d’autres autorités nationales sur toutes les questions relatives à la recherche des personnes disparues, à l’identification des restes humains et à la protection des droits des personnes disparues et de leurs familles.

5.3.2. Mécanismes de coordination au niveau régional

48. Les mécanismes de coordination sont les processus mis en place par les anciens belligérants pour coordonner et partager les informations relatives au traitement et au règlement du problème des personnes disparues. En général, ils sont mis en place à la fin (ou après le gel) d'un conflit armé. S’agissant du Conseil de l’Europe, des mécanismes de coordination ont ainsi été créés à Chypre et au Kosovo, ainsi qu’entre la Géorgie et la Fédération de Russie.
49. Ces mécanismes favorisent la coopération entre les anciens belligérants pour faciliter le partage d’informations sur les personnes disparues et le recueil des données ante mortem auprès de leurs proches. Il faut parfois des années pour surmonter les différends politiques et lancer cet important dialogue. Dans un tel contexte, un intermédiaire (organisation internationale ou Etat tiers) peut être amené à jouer un rôle déterminant.
50. Ces mécanismes permettent de bien distinguer les problèmes humanitaires des problèmes politiques. Ils sont essentiels, car chaque partie dépend de l’autre pour obtenir des informations sur des lieux de sépulture qui, en général, sont sur le territoire de l’autre partie. L’expérience montre que les mécanismes de coordination sont un important lieu de discussion et de planification des efforts conjoints. Toutefois, ils ne sont efficaces que dans la mesure où les parties aux discussions font preuve de bonne volonté et s’investissent réellement.

5.3.3. Forums internationaux

51. Plusieurs organisations et organes internationaux ont un rôle important à jouer dans la résolution du problème des disparus.
52. Au niveau européen, des organisations internationales telles que l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) (qui participe à l’identification des restes humains récupérés et soutient et assiste les familles de disparus) et le Conseil de l’Europe (qui examine les aspects politiques et juridiques) s’occupent du problème des personnes disparues. Le Conseil de l’Europe s’en occupe à plusieurs niveaux: l’Assemblée parlementaire, dont il a déjà été question, a adopté des résolutions en relation avec certains pays ou régions d'Europe; le Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l’Europe se penche sur la question dans ses rapports pays par pays; et la Cour européenne des droits de l'homme, enfin, examine dans sa jurisprudence des cas de disparitions qui constituent des violations de la Convention européenne des droits de l'homme (STE n° 5). 
53. Aux Nations Unies, la Commission des droits de l’homme a mis en place le Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires en 1980. Il n’a pas d’autorité juridique sur les pays, mais aide les familles à découvrir ce qu’il est advenu de leurs proches disparus en jouant le rôle d’intermédiaire auprès des gouvernements. En plus de 30 ans d’existence, le groupe de travail a examiné plus de 50 000 cas dans plus de 80 pays aux quatre coins du monde 
			(22) 
			<a href='http://www.ohchr.org/EN/Issues/Disappearances/Pages/DisappearancesIndex.aspx'>www.ohchr.org/EN/Issues/Disappearances/Pages/DisappearancesIndex.aspx.</a>. Il juge particulièrement préoccupant le fait que la majorité des cas examinés depuis 10 ans n’ont toujours pas été résolus. Bon nombre de gouvernements n’ont toujours pas répondu aux requêtes qui leur ont été adressées, considérant les personnes disparues comme décédées. Les gouvernements des Etats membres du Conseil de l’Europe doivent être invités à répondre plus rapidement au groupe de travail.
54. Pour conclure ce chapitre, j’aimerais souligner que, pour travailler efficacement, tous les mécanismes engagés dans le problème des personnes disparues doivent bénéficier d’un soutien financier suffisant de la part des gouvernements. Ils doivent également sensibiliser l’opinion au problème des personnes disparues, aussi bien au niveau national qu’international. Pour l’heure, les interactions entre les mécanismes nationaux et internationaux sont très limitées. Le fossé qui les sépare doit être comblé pour qu'ils répondent à toutes les attentes des familles de personnes disparues et de leurs communautés.

5.4. Accès à l’information

55. L’un des problèmes majeurs consiste à mon sens à faire en sorte que des gens se manifestent et donnent des renseignements sur les lieux de sépulture, et il y a urgence. Si rien n’est fait, nombre de ceux qui savent et qui sont âgés mourront sans avoir rien révélé. Or il est évident qu’ils ont peur de témoigner. Ils se taisent, car ils redoutent d’être poursuivis par la justice pénale et d’être stigmatisés. Comment pouvons-nous les aider à surmonter cette peur?
56. Pour commencer, nous avons besoin de mécanismes qui prévoient l’échange de toutes les informations utiles à la recherche et à l’identification des personnes disparues. L’Institut des personnes disparues créé par la Bosnie-Herzégovine constitue à cet égard un exemple à suivre. Cet organe indépendant fait obligation à toutes les autorités et organisations concernées de lui fournir des informations et de coopérer à la recherche des personnes portées disparues.
57. Cependant, nous ne devons pas oublier que  la collecte des informations doit s'inscrire dans un cadre strictement légal, qui réglemente de manière appropriée la gestion des données. Pour éviter l'usage abusif des informations recueillies, l’acquisition, la détention ou l’utilisation des données à caractère personnel ne doivent se faire qu’avec l’accord de la personne concernée.  En outre, les données sur les disparus doivent être utilisées uniquement aux fins pour lesquelles elles ont été recueillies et pour aucune autre, sauf à obtenir aussi l’accord spécifique des personnes concernées.
58. Si cet accord est refusé, l'information doit rester confidentielle et ne pas être communiquée à des tiers. C’est seulement dans ces conditions que les sources potentielles seront mieux disposées à partager leurs informations avec le mécanisme responsable des personnes portées disparues.
59. A mon avis, on ne peut obtenir des informations utiles d’une source que si cette dernière bénéficie d’une garantie de confidentialité. Les conditions initiales auxquelles l'information a été donnée doivent être respectées à tout moment de son utilisation.

5.5. Méthodes médico-légales

60. En ce qui concerne la gestion des restes humains et les informations sur les personnes décédées, il est important de garantir que tout est fait pour identifier les restes humains et enregistrer leur identité.
61. La collecte de données médico-légales se heurte à plusieurs obstacles. La procédure d'exhumation et d'identification ne doit être lancée qu'après qu’un cadre a été fixé en accord avec tous les acteurs concernés. Ce cadre doit prévoir l’établissement de protocoles pour l'exhumation, la collecte de données ante mortem, les autopsies et l'identification à l’appui de méthodes et de techniques scientifiquement valables et fiables et/ou de preuves simples, cliniques ou matérielles jugées appropriées et reconnues par la communauté scientifique; des moyens appropriés pour associer les communautés et les familles aux exhumations, aux autopsies et aux procédures d'identification; et des procédures de restitution des dépouilles aux familles.
62. Les méthodes médico-légales nécessitent des ressources financières et humaines (personnel qualifié) qui ne sont pas forcément disponibles après un conflit. Très souvent, il n’y a pas de dossier médical ou dentaire des personnes disparues. Il arrive aussi que la récupération ou l’identification du corps soit impossible 
			(23) 
			 CICR, Personnes disparues:
une préoccupation humanitaire majeure, 28 août 2009.. L’enquête n’est pas sans risques pour la vie des personnes qui en ont la charge: restes explosifs de guerre, attaques de factions diverses.
63. La collecte de renseignements ante mortem et post mortem est elle aussi problématique, les méthodes traditionnelles médico-légales de recherche et d’identification des personnes disparues étant très longues. A cet égard, les avancées réalisées dans le domaine de la génétique médico-légale pour identifier les corps devraient être largement exploitées. A noter d’ailleurs que, dans leur majorité, les personnes disparues dans les Balkans occidentaux ont été identifiées grâce aux analyses génétiques.
64. Pour résoudre ces problèmes, il est important que les professionnels impliqués dans les expertises médico-légales respectent les règles juridiques et les principes déontologiques à la gestion, l’exhumation et l’identification des restes humains. Les procédures d’exhumation et d’identification des restes humains doivent, si possible, être confiées à des spécialistes de l’identité judiciaire, qui respecteront les recommandations et les bonnes pratiques des organisations compétentes 
			(24) 
			Recommandations de
la Conférence internationale organisée par le CICR en 2003, et bonnes
pratiques élaborées par les Nations Unies, le Conseil de l'Europe,
l'Organisation internationale de police criminelle (Interpol), l'Office
des Nations Unies contre la drogue et le crime et l’ENFSI (European Network of Forensic Science Institutes)..
65. Le renforcement de la capacité, y compris la formation et la promotion d'experts en médecine légale locaux, est essentiel pour favoriser l'appropriation locale et l’inscription nécessaire des opérations médico-légales dans la durée. Les équipes médico-légales internationales ne doivent pas limiter leur intervention aux enquêtes et analyses médico-légales, elles doivent aussi veiller à coopérer avec des équipes et des experts locaux, ainsi qu’à leur formation et leur promotion. De plus, la création d'une équipe médico-légale nationale ou la formation de légistes capables de prendre en charge les problèmes se traduit par une amélioration générale des procédures d'enquêtes pénales, et donc de l’Etat de droit.

6. Conclusions et recommandations

66. Le problème des personnes disparues dans des conflits en Europe reste une question vitale pour nombre de pays européens où la lenteur des enquêtes sur le sort de milliers de victimes handicape la réconciliation entre les anciennes parties au conflit. La non résolution du problème est une menace potentielle pour la sécurité de l’Europe, car les familles des disparus ne vivront pas en paix tant qu’elles ne pourront pas faire leur deuil. C’est pourquoi je propose cinq priorités aux Etats membres du Conseil de l’Europe pour résoudre le problème des personnes disparues.
67. Ma principale conclusion est que les familles des personnes disparues devraient être au centre de toutes les actions gouvernementales.
68. Premièrement, les autorités nationales doivent donner la priorité au respect du droit des familles de connaître le sort des disparus, car ce sont elles qui sont chargées d’enquêter sur les cas de disparitions sur leur territoire. Les Etats doivent avoir l'obligation de communiquer les résultats de ces enquêtes aux familles et de leur restituer les dépouilles de leurs proches disparus chaque fois que c’est possible. Je me réjouis des progrès notables qui ont été réalisés pour mettre au point des approches et des initiatives qui garantissent aux familles une prise en charge et un soutien adaptés. Les Etats et les organisations gouvernementales et non gouvernementales concernées peuvent toutefois se mobiliser davantage pour que les droits des familles de personnes disparues soient protégés et respectés en tout temps, et que leurs besoins soient globalement et totalement pris en charge.
69. La deuxième priorité concerne le développement et la promotion des législations nationales. Elles sont essentielles pour prévenir les disparitions, élucider le sort des personnes disparues, garantir une gestion adaptée de l’information et soutenir les familles de disparus. Les Etats membres du Conseil de l'Europe doivent créer et appliquer dans leurs pays respectifs le cadre juridique et administratif nécessaire pour résoudre le problème des personnes disparues.
70. Troisièmement, il faut créer des mécanismes nationaux, régionaux et internationaux et soutenir leur fonctionnement pour prévenir et résoudre le problème des personnes disparues. Les gouvernements européens doivent mobiliser les ressources humaines et financières nécessaires pour garantir leur bon fonctionnement.
71. Quatrièmement, l’accès à l’information sur les personnes disparues constitue selon moi une priorité. C’est essentiel pour établir l’identité des disparus, les localiser et savoir ce qui leur est arrivé. Les gouvernements doivent veiller à ce que la collecte, la protection et la gestion des données sur les personnes disparues se fassent conformément aux normes internationales. Les renseignements sur les personnes disparues doivent être utilisées uniquement aux fins pour lesquelles elles ont été recueillies et pour aucune autre, sauf à obtenir l’accord spécifique des personnes concernées.
72. Le présent rapport établit que les gouvernements européens doivent impérativement accélérer les procédures d’exhumation et d'identification des restes des personnes disparues, et faire connaître la vérité sur leur sort aux proches et aux familles. Par conséquent, la cinquième et dernière priorité doit être l’amélioration des capacités médico-légales nationales. Il faut renforcer la coopération et utiliser les sciences médico-légales pour prévenir les violations du droit humanitaire et des droits de l'homme, et enquêter sur de tels actes. Il faut continuer à développer et à promouvoir les capacités médico-légales locales, dans le respect des bonnes pratiques applicables en la matière, notamment au moyen d’initiatives régionales.
73. Le Conseil de l’Europe et la Cour européenne des droits de l’homme ont aussi un rôle important à jouer pour assurer le suivi du problème des personnes disparues et sensibiliser l’opinion en Europe. La coopération internationale avec d'autres organisations internationales et régionales qui s’attachent à régler le problème des personnes disparues doit être encouragée.
74. Je tiens par ailleurs à souligner le rôle des parlementaires qui doivent attirer l'attention de leur gouvernement sur les problèmes des personnes disparues: dans les pays concernés, ils peuvent inciter le gouvernement à adopter des politiques nationales, à promouvoir une plus grande ouverture et à développer des stratégies d'aide aux familles des victimes.
75. Enfin, je tiens à souligner le rôle déterminant du CICR dans l’élucidation de disparitions pendant et après des conflits armés, ainsi que ses efforts de sensibilisation au problème des personnes disparues en Europe. Il faut saluer son travail et l’encourager à maintenir son aide aux pays pour résoudre le problème des personnes disparues.