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Résolution 1970 (2014) Version finale
Internet et la politique: les effets des nouvelles technologies de l’information et de la communication sur la démocratie
1. L’Assemblée parlementaire constate
que le développement d’internet a entraîné des conséquences majeures
en ce qui concerne l’exercice de droits fondamentaux au cœur de
la construction de nos sociétés démocratiques, tels que les droits
aux libertés d’information, d’expression, d’opinion, de réunion
et d’association, ainsi que la protection de la sphère privée.
2. Ce développement et l’accélération exponentielle des capacités
de transmission sur le réseau ont mis un terme à la concentration
du pouvoir d’information et ont modifié le paradigme de la communication. L’espace
public a été élargi et la Toile est devenue un immense champ sans
frontières, véritable agora globale où tout individu peut chercher
et échanger des informations, partager ses connaissances, s’exprimer
sur tout sujet, et s’engager pour une idée ou une cause.
3. Les bouleversements apportés par internet changent la relation
entre monde politique et citoyens, et l’équilibre entre démocratie
représentative et démocratie directe. Ils imposent de s’interroger
sur les nouvelles opportunités qui s’ouvrent pour une démocratie
plus forte et dynamique, mais aussi sur les nouveaux dangers qui
peuvent l’affaiblir, et sur le rôle qu’ont dans ce contexte les
législateurs.
4. Internet facilite la mobilisation des citoyens et assure à
leurs actions une visibilité renforcée. Il a aussi profondément
modifié la communication institutionnelle et l’articulation des
relations entre électeurs et forces politiques, ainsi qu’entre citoyens,
élus et administrations. Plus généralement, il a enrichi les possibilités
de participation à la vie politique. Internet est donc un élément
essentiel de la démocratie moderne et les institutions politiques
doivent tenir compte du foisonnement d’initiatives de participation
citoyenne qui prennent forme sur le web.
5. Les progrès en matière de technologies de communication permettront
à l’avenir d’utiliser le vote électronique pour développer les mécanismes
traditionnels de la démocratie. Ce processus devrait être graduel.
6. Toutefois, l’Assemblée ne croit pas que, dans le monde complexe
d’aujourd’hui, il soit possible de remplacer la représentation politique
issue du suffrage universel par un quelconque modèle fondé essentiellement
sur des processus de démocratie directe par voie électronique, et
ce même à supposer que tous aient accès aux procédures de consultation
et de vote par internet, et que l’on puisse trouver une réponse adéquate
aux problèmes qui freinent la généralisation du vote électronique.
7. La définition et la mise en œuvre des politiques exigent des
choix à long terme, qui appellent des négociations complexes et
mettent en jeu des intérêts conflictuels difficiles à pondérer;
cette complexité n’est pas appréhendée suffisamment dans les processus
décisionnels sur la Toile, qui doivent nécessairement simplifier
le contenu des discussions. Les politiques publiques exigent aussi
une cohérence interne et une coordination auxquelles la fragmentation
du processus décisionnel sur le web opposerait des obstacles infranchissables.
8. Enfin, dans un tel système, ceux – avec plus de moyens et
en petit nombre, forcément – qui dicteraient de fait les décisions
finales ne seraient ni connus, ni tenus de répondre de ces décisions,
et exerceraient donc un pouvoir à la fois sans légitimation et sans
responsabilité. Dans ce cas, on ne peut plus parler de démocratie.
9. Participation et représentation vont de pair; mais il faut
alors que la démocratie représentative soit réellement participative.
Depuis plusieurs années, l’Assemblée constate l’érosion de la confiance
des citoyens envers leurs institutions politiques. Pour endiguer
cette tendance, les responsables politiques devront davantage être
à l’écoute, développer la participation des citoyens et promouvoir
une citoyenneté active.
10. L’Assemblée constate, à cet égard, qu’internet et les médias
sociaux ouvrent des voies nouvelles pour un dialogue élargi entre
citoyens et élus, et stimulent une participation plus dynamique
à la vie démocratique. Il faut saisir l’opportunité de reconnecter,
grâce à internet, les institutions démocratiques avec les citoyens
qui s’en sont éloignés et il faut développer, notamment au sein
de nos parlements, les capacités et les compétences nécessaires
pour exploiter ce potentiel bénéfique d’internet.
11. A côté des élus, les partis politiques ont un rôle extrêmement
important à jouer; l’Assemblée les invite à une réflexion sur leurs
relations avec leurs bases électorales et sur l’utilisation des
nouvelles technologies de l’information et de la communication pour
développer avec les électeurs un dialogue permanent, afin de les impliquer
dans l’élaboration des programmes politiques, pour mieux les engager
ensuite dans leur réalisation.
12. Cependant, l’Assemblée est consciente du fait qu’internet
accroît les risques d’abus et de dérives pouvant mettre en danger les
droits de l’homme, l’Etat de droit et la démocratie: internet héberge
l’expression de l’intolérance, de la haine et de la violence contre
les enfants et les femmes; il arme la criminalité organisée, le
terrorisme international, les dictatures; il augmente aussi le risque
d’informations biaisées et de manipulation des opinions, et il rend
possible le contrôle sournois de notre vie privée.
13. Il est difficile d’exercer un contrôle sur l’utilisation légale
des données circulant sur la Toile: les législations nationales
sur la protection des données varient d’un pays à l’autre et les
politiques de protection de la vie privée appliquées par les grandes
entreprises transnationales du secteur numérique – qui sont, à l’échelle
mondiale, les premiers acteurs du traitement des données à caractère
personnel – sont uniquement soumises à la législation des Etats
où ces entreprises sont enregistrées. Il est plus qu’inquiétant
de constater que les données à caractère personnel sont dégradées
en simples biens marchands et détournées à des fins commerciales
ou politiques, menaçant gravement la protection de la sphère privée.
D’autre part, l’utilisation accrue des nouvelles techniques de sondage
sémantique peut mener à une manipulation de l’opinion publique et
altérer les processus politiques.
14. Internet appartient à tout le monde et, de ce fait, il n’appartient
à personne et n’a pas de frontières. Nous devons préserver son caractère
ouvert et sa neutralité. Néanmoins, internet ne doit pas devenir
une machine tentaculaire fonctionnant hors de tout contrôle démocratique.
Il faut empêcher que la Toile ne devienne de fait une zone de non-droit,
un espace dominé par des pouvoirs cachés où aucune responsabilité
ne pourrait être clairement attribuée.
15. La responsabilité des opérateurs d’internet est donc un problème
fondamental que l’Assemblée traite actuellement par le biais de
deux rapports sur le droit d'accès à internet et sur des stratégies
coordonnées pour une bonne gouvernance d’internet. Au niveau de
l'Union européenne, le «Code des droits en ligne dans l'UE» et la
«Stratégie numérique pour l'Europe» sont aussi deux initiatives
sur cette question.
16. Les internautes peuvent contribuer à faire d’internet un environnement
plus sûr et respectueux des droits de l’homme, et les opérateurs
doivent assumer leurs responsabilités dans la lutte contre les abus
et les dérives. A cet égard, l’autorégulation est indispensable
pour garantir la neutralité d’internet et devrait être stimulée;
cependant, elle ne semble pas suffisante.
17. Les Etats doivent prendre des mesures concertées et adopter
des règles communes, tout en évitant que les mécanismes de surveillance
eux-mêmes mettent en danger les libertés fondamentales, pour sauvegarder internet
comme espace de liberté. Les révélations sur les opérations des
services secrets qui dépassent tout cadre légal en ordonnant des
intrusions systématiques dans la vie privée sont inacceptables,
ce qui doit nous amener à réfléchir sur le prix que nous payons
pour notre sécurité et sur les précautions que nous devons prendre
pour éviter d’annihiler l’espace de liberté d’internet.
18. Les parlements nationaux sont un lieu privilégié pour discuter
de la démocratie et du renouveau possible du système démocratique
à l’ère d’internet; mais ils doivent s’ouvrir, impliquer largement
les diverses parties prenantes – telles que les institutions étatiques,
les organismes privés et les sociétés commerciales – et engager
la société civile tout entière dans le débat sur la démocratie,
la politique et internet.
19. Dès lors, l’Assemblée recommande aux Etats membres, et en
particulier à leurs parlements nationaux:
19.1. d’accroître la capacité des institutions politiques – et
notamment parlementaires – d’utiliser les nouvelles technologies
de l’information et de la communication pour améliorer la transparence
du processus décisionnel et le dialogue avec les citoyens, notamment
grâce aux réseaux sociaux, aux chaînes parlementaires sur internet
et aux autres plates-formes qui permettent aux citoyens de réagir;
19.2. de poursuivre, dans ce contexte, le développement de programmes
ciblés de formation à internet pour les élus, la modernisation des
sites internet des parlements et des gouvernements, et une meilleure utilisation
des outils de consultation et de participation en ligne;
19.3. de ne pas se contenter de reproduire en ligne les outils
traditionnels, mais d’aller à la rencontre des citoyens dans les
espaces virtuels qu’ils créent et de réfléchir de manière créative
au potentiel du réseau comme plate-forme d’engagement et de partage
des connaissances;
19.4. de mieux utiliser le réseau comme source de données agrégées
permettant d’identifier les préférences et les besoins des citoyens,
afin que l’agenda politique, à tous les niveaux de gouvernement,
reflète davantage les questions qui préoccupent la société, tout
en gardant à l’esprit les effets à long terme dans le cadre de l’intérêt
général;
19.5. d’exploiter les fonctionnalités d’internet pour renforcer
la collaboration entre autorités publiques, société civile et monde
universitaire, en vue de l’élaboration et de la mise en œuvre d’initiatives
en faveur de l’engagement politique et démocratique des citoyens;
19.6. de combattre les inégalités socioculturelles qui alimentent
la fracture numérique, y compris par l’introduction de programmes
éducatifs destinés aux adolescents et aux jeunes élèves afin qu’ils acquièrent
les compétences nécessaires pour se servir d’internet en internautes
avertis;
19.7. de favoriser la convergence de l’éducation aux nouveaux
médias et de l’éducation à la citoyenneté démocratique et aux droits
de l’homme, qui devrait prendre dûment en considération les atouts
et les défis d’internet, et de développer à cet égard des programmes
capables d’atteindre les divers groupes d’âge et les divers groupes
sociaux; ces programmes devraient mobiliser le monde de l’école
et de l’université, les partenaires sociaux et les médias;
19.8. d’inviter les universités à développer des programmes
académiques dans le domaine de la «science des données» (data science) incluant des dimensions
éthiques, techniques, juridiques, économiques et sociétales;
19.9. d’engager, tant au niveau national qu’au sein du Conseil
de l’Europe, une réflexion sur les normes et mécanismes, en phase
avec l’évolution des technologies, nécessaires:
19.9.1. à
créer un espace de sécurité sur la Toile tout en garantissant la
liberté d’expression telle que définie à l’article 10 de la Convention
européenne des droits de l’homme (STE n° 5) ainsi que la protection
de la vie privée telle que définie à son article 8;
19.9.2. à prévenir les risques de distorsion de l’information
et de manipulation de l’opinion publique, et de considérer par exemple:
19.9.2.1. l’élaboration d’une réglementation cohérente et/ou l’incitation
à une autoréglementation concernant la responsabilité des grands
opérateurs d’internet;
19.9.2.2. l’établissement d’une institution indépendante dotée de
pouvoirs, compétences techniques et moyens suffisants pour expertiser
les algorithmes des moteurs de recherche qui filtrent et conditionnent
l’accès aux informations et savoirs sur le web, tout en évitant
le risque qu’une telle institution puisse porter atteinte à la nature même
de la liberté d’expression;
19.9.2.3. l’élaboration de principes et de normes générales afin
d’encadrer les nouvelles pratiques de sondage sémantique;
19.9.2.4. l’élaboration d’une réglementation devant être appliquée
par les entreprises qui proposent des systèmes de communication
sur internet pour prévenir les abus à l’encontre de la vie privée
ou familiale des particuliers dus aux activités des fauteurs de troubles (trolling), tout en maintenant un
équilibre avec la liberté d’expression;
19.10. de veiller d’une part au respect des droits de l’homme
sur le web et d’autre part à la liberté d’internet, et d’agir au
sein des instances internationales où se poursuit la réflexion sur
la gouvernance de l’internet pour préserver ces droits et cette
liberté partout dans le monde, et tout particulièrement là où la
démocratie est affaiblie, en danger, voire abolie;
19.11. de soutenir sans réserve la proposition de lancer la rédaction
d’un livre blanc du Conseil de l’Europe sur la démocratie, la politique
et internet, que l’Assemblée a formulée dans sa Recommandation 2033 (2014) «Internet
et la politique: les effets des nouvelles technologies de l’information
et de la communication sur la démocratie»;
19.12. de poursuivre, en étroite collaboration avec la Commission
européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise),
la réflexion en vue d’élaborer un protocole à la Convention européenne des
droits de l'homme sur le droit de participer à la conduite des affaires
publiques, comme le préconisent la Résolution 1746 (2010) et la Recommandation 1928 (2010) «Démocratie
en Europe: crises et perspectives», et d’accorder une attention
particulière au rôle d’internet et des autres outils électroniques
de participation, comme les réseaux sociaux, les forums de discussion
en ligne, le vote électronique et les initiatives de gouvernement
ouvert.