1. Introduction
1.1. Etat actuel de
la procédure
1. La proposition de résolution sur «La prééminence
du droit dans les Etats membres du Conseil de l’Europe: soutenir
l’autorité des recommandations de l’Assemblée parlementaire»
a été renvoyée à la commission des
questions juridiques et des droits de l’homme pour rapport le 21
juin 2010
. Lors de sa réunion du 16 septembre 2010,
la commission m’a nommée rapporteure. Le 8 mars 2011, elle a examiné
une note introductive
et m’a autorisée à entreprendre
des visites d’information en France, en Allemagne et en Fédération
de Russie
.
Lors de ses réunions du 14 avril 2011 à Strasbourg et des 6 et 7
juin 2011 à Oslo, à la demande de la délégation russe, la commission
a procédé à un échange de vues sur l’interprétation du mandat de
la rapporteure et sur le contenu du rapport; elle a décidé de modifier
l’intitulé du rapport comme suit: «Menaces contre la prééminence
du droit dans les Etats membres du Conseil de l’Europe: affirmer
l’autorité de l’Assemblée parlementaire»
2. Le 7 juin 2011, à Oslo, j’ai contribué à un séminaire parlementaire
sur «Le renforcement de la prééminence du droit en Europe», organisé
par la délégation parlementaire norvégienne auprès du Conseil de l’Europe,
en coopération avec le Comité Helsinki de Norvège et la commission
des questions juridiques et des droits de l’homme de l’Assemblée
parlementaire, en compagnie de M. Bjorn Engesland, secrétaire général
du Comité Helsinki de Norvège, M. William Browder, directeur général
d’Hermitage Capital, Royaume-Uni, et de M. Tom Mayne, Global Witness,
Royaume-Uni.
3. Le 7 septembre 2011, à Paris, j’ai organisé une table ronde
sur l’affaire Sergueï Magnitski, à laquelle a participé Mme Elena
A. Panfilova, directrice générale du Centre de recherche et d’initiative
pour la lutte contre la corruption, Transparency International,
de Moscou, et Mme Yevgenia M. Albats,
rédactrice en chef du
New Times,
Moscou; la délégation russe avait été invitée à nommer un expert
pour présenter le point de vue des autorités, mais a choisi de ne
pas profiter de cette possibilité. Le rapport d’information que
j’ai présenté à la commission à cette occasion
a été déclassifié le 3 octobre 2011.
4. Le 8 septembre 2011, j’ai effectué ma visite d’information
à Paris, où j’ai rencontré les membres de la délégation française
auprès de l’Assemblée parlementaire, des hauts fonctionnaires du
ministère de la Justice, le procureur général de la cour d’appel
de Paris et les directions de l’Union Syndicale des Magistrats (USM)
et du Syndicat de la magistrature (SM).
5. Du 22 au 24 février 2012, j’ai effectué ma visite d’information
à Kiev, où j’ai rencontré des membres de la délégation ukrainienne
auprès de l’Assemblée parlementaire, le ministre de la Justice,
le procureur général et un certain nombre de représentants des organisations
non gouvernementales (ONG) et de journalistes. Le 12 mars 2012,
j’ai informé la commission des résultats de cette visite.
6. Le 2 octobre 2012, la commission a procédé à un échange de
vues avec Mme Tamara Morshchakova, ancienne
juge à la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie.
7. Le 11 décembre 2012, la commission, dans le cadre du présent
rapport et du rapport de M. György Frunda
sur
«Le renforcement de la protection et du rôle des défenseurs des
droits de l'homme dans les Etats membres du Conseil de l'Europe»,
a décidé de saisir pour avis la Commission européenne pour la démocratie par
le droit (Commission de Venise) au sujet de deux récentes lois russes:
la loi relative aux organisations non commerciales, adoptée le 13
juillet 2012, qui impose l’enregistrement des collaborateurs des
ONG qui reçoivent des fonds de l’étranger en qualité «d’agents étrangers»,
et la loi relative à la trahison et à l’espionnage du 23 octobre
2012, qui étend le champ d’application des dispositions pénales
relatives à la «trahison».
8. Le 9 mars 2013, au vu d’une déclaration faite par la rapporteure,
la commission a invité la délégation russe à coopérer à l’organisation
d’une visite d’information en Russie.
9. Le 3 mars 2014, la commission a décidé d’inviter M. Youriy
Loutsenko, ancien ministre ukrainien de l’Intérieur, à prendre part
à un échange de vues. Cet échange de vues, initialement prévu au
cours de la partie de session de l’Assemblée de juin 2014, n’a pas
pu avoir lieu en raison de la situation difficile à l’est de l’Ukraine.
10. La durée de mon mandat a été prolongée à trois reprises (la
première fois jusqu’en juin 2013, puis jusqu’en juin 2014 et finalement
jusqu’à la fin 2014). Ces prolongations visaient à laisser à la
délégation russe suffisamment de temps pour coopérer à l’organisation
de la visite d’information autorisée par la commission depuis mars
2011.
11. Le 25 juin 2014, j’ai informé la commission que j’étais parvenue
à la conclusion que, malgré plusieurs tentatives de ma part et plusieurs
appels de la commission et de trois de ses présidents successifs,
la délégation russe ne coopérerait pas à l’organisation de la visite
d’information et que je présenterais par conséquent un rapport établi
à partir des informations réunies par d’autres moyens (notamment
l’audition d’experts russes et autres par la commission).
12. En octobre et novembre 2014, j’ai reçu des réponses détaillées
à mes questions écrites au sujet de la mise en œuvre de la
Résolution 1685 (2009) «Allégations d'utilisation abusive du système de justice
pénale, motivée par des considérations politiques, dans les Etats
membres du Conseil de l'Europe» par l’Allemagne du Secrétaire d’Etat
au Ministère Fédéral de la Justice, M. Christian Lange, et des contributions
de MM. Christoph Frank, Président de la Fédération des juges et
procureurs allemands (
Deutscher Richterbund) et
Martin Wenning-Morgenthaler, Porte-parole du Bureau fédéral de la
Neue Richtervereinigung.
1.2. Cadre du mandat
13. Comme l’indique la proposition de résolution sur
laquelle repose le présent rapport, l'Assemblée parlementaire adresse
régulièrement au Comité des Ministres et aux Etats membres des recommandations portant
sur divers aspects de la prééminence du droit.
14. Les récents textes produits par l'Assemblée dans ce domaine
s’intéressent notamment aux questions suivantes:
- le fonctionnement de la justice
(en particulier son indépendance, l’équité des procédures pénales,
et la lutte contre la corruption);
- les problèmes spécifiques liés à des questions telles
que la lutte contre le terrorisme, la protection des secrets d’Etat
et divers aspects de la coopération avec la Cour européenne des
droits de l’homme.
15. Au niveau du Conseil de l'Europe, l'Assemblée, qui en est
l’un des organes statutaires essentiels, a un rôle important à jouer
pour garantir le respect des normes européennes, du fait notamment
du double mandat de ses membres, aux niveaux national et européen.
Comme indiqué dans la proposition de résolution, l'Assemblée devrait
donc accorder une place plus importante au suivi des textes qu'elle
a adoptés, en évaluant leur impact et en veillant à leur mise en
œuvre effective.
16. Ainsi, le mandat qui m'a été confié, d’après ce que j’en déduis, consiste
à évaluer l'impact des textes de l'Assemblée dans ce domaine et
à promouvoir leur mise en œuvre effective.
17. Avant même que je ne prenne l'initiative de présenter la proposition
de résolution à l'origine du présent rapport, j'avais demandé au
service de recherche du Bundestag allemand de réunir les principales
résolutions et recommandations produites par l'Assemblée parlementaire
entre 2005 et 2010 sur les questions relatives à la prééminence
du droit
. Cette étude a mis au jour tout un
éventail de textes sur des aspects essentiels de la prééminence
du droit dans un grand nombre d'Etats membres.
18. Il m’est impossible, pour des raisons d’ordre pratique, de
prendre en compte dans le présent rapport l’ensemble des textes
adoptés par l’Assemblée dans ce vaste domaine. Je propose donc d’en
faire une sélection en fonction des critères suivants:
- J’ai laissé de côté les résolutions
qui ont été adoptées dans le cadre de la procédure de suivi de l'Assemblée,
dont le système de rapports réguliers, pays par pays, comporte déjà
son propre mécanisme de suivi interne.
- J’ai également laissé de côté les questions particulières
qui font déjà l'objet de rapports en vertu de mandats spécifiques,
à l'image du rapport préparé par Christos Pourgourides (désormais
Klaas de Vries) sur la mise en œuvre des arrêts de la Cour européenne
des droits de l’homme (tâche qui incombe encore à l’Assemblée) .
19. J’ai donc examiné en priorité les suites données aux résolutions
et recommandations adoptées tout dernièrement par l'Assemblée et
qui portent particulièrement sur les questions en rapport avec les
domaines mentionnés dans le texte de la proposition de résolution,
c’est-à-dire le fonctionnement de la justice (notamment son indépendance,
l'équité de la procédure pénale et la lutte contre la corruption).
20. Lors de l’élaboration du présent rapport, les textes les plus
récents de l'Assemblée en la matière étaient les suivants (du plus
récent au moins récent):
- «Recours
juridiques en cas de violations des droits de l’homme dans la région
du Caucase du Nord» (rapporteur: Dick Marty, Suisse, ADLE) ;
- «Allégations d’utilisation abusive du système de justice
pénale, motivée par des considérations politiques, dans les Etats
membres du Conseil de l’Europe» (rapporteure: Sabine Leutheusser-Schnarrenberger,
Allemagne, ADLE) ;
- «Les enquêtes sur les crimes qui auraient été commis par
de hauts responsables sous le régime Koutchma en Ukraine – l’affaire
Gongadze: un exemple emblématique» (rapporteure: Sabine Leutheusser-Schnarrenberger,
Allemagne, ADLE) ;
- «Recours abusif au système de justice pénale au Bélarus»
(rapporteur: Christos Pourgourides, Chypre, PPE/DC) ;
- «Equité des procédures judiciaires dans les affaires d’espionnage
ou de divulgation de secrets d’Etat» (rapporteur: Christos Pourgourides,
Chypre, PPE/DC) .
21. Les pays concernés par ces rapports sont, par ordre alphabétique,
l’Allemagne, le Bélarus, la France, la Fédération de Russie et l’Ukraine.
Il va de soi que la liste ci-dessus de rapports relatifs à la prééminence
du droit qui feront l’objet d’un suivi n’est en rien exhaustive
et que de graves problèmes liés à la prééminence du droit se posent
dans d’autres Etats membres et observateurs.
22. Mais, selon moi, le fait d’évaluer la mise en œuvre réelle
de ces textes, qui offre des exemples de problèmes de nature et
de gravité diverses rencontrés dans des Etats dont les ordres juridiques
et les cultures sont différents, contribuera à affirmer l’autorité
de l’Assemblée dans tous les Etats membres, observateurs et candidats.
23. J’aborderai les pays concernés en fonction de la nature et
de la gravité des problèmes rencontrés dans ces quatre Etats membres
et, enfin et surtout, dans cet Etat non membre qu’est le Bélarus.
24. Concrètement, j’ai suivi, en Fédération de Russie, en Ukraine,
en Allemagne, en France et au Bélarus, les évolutions auxquelles
ont donné lieu l’adoption des rapports susmentionnés de l’Assemblée
dans des questions essentielles, relatives à l’indépendance de la
justice, notamment:
- en Fédération
de Russie: la question de l’indépendance des tribunaux (y compris
les faits nouveaux survenus dans les affaires Mikhaïl Khodorkovski
et Sergueï Magnitski), au Caucase du Nord, les avancées réalisées
dans la lutte contre l’impunité par les nouvelles structures d’enquête
et de poursuites examinées dans le rapport de M. Marty et la situation
actuelle des «affaires d’espionnage» soulevées dans le rapport de
M. Pourgourides;
- en Ukraine, les progrès et les résultats de l’enquête
judiciaire menée dans l’emblématique affaire Gongadze;
- en Allemagne, les progrès réalisés dans l’administration
autonome de la justice au niveau fédéral et des Länder;
- en France, la proposition de suppression du juge d’instruction
et le statut du ministère public et de la défense;
- au Bélarus, l’évolution du système de justice répressive
depuis le dernier rapport de l’Assemblée en 2008.
25. Depuis l’établissement de la note introductive qui a défini
le cadre de mon rapport, il s’est écoulé beaucoup de temps et l’Assemblée
a adopté plusieurs autres rapports pertinents
. Mais pour ne pas étirer à l’excès
un mandat, qui a déjà donné lieu à de longues discussions avec la
délégation russe, j’ai décidé de me limiter au suivi des rapports
et des questions déjà signalés dans ma note introductive et qui
ont été approuvés par la commission.
26. Par ailleurs, au fil du temps, plusieurs de ces questions
ont fait l’objet de rapports distincts, qui, soit ont été achevés
(comme l’affaire Magnitski traitée par Andreas Gross
et certaines affaires de poursuites motivées
par des considérations politiques en Ukraine, sur lesquelles s’est
penché Pieter Omtzigt dans son rapport «Séparer la responsabilité
politique de la responsabilité pénale»)
, soit sont toujours en cours d’élaboration
(comme le rapport de Michael McNamara sur la situation des droits
de l’homme dans le Caucase du Nord)
. Enfin, la situation
au Bélarus a fait l’objet d’un excellent rapport d’Andres Herkel
, pour lequel j’ai établi un avis
au nom de la commission. A cette
occasion, j’ai soulevé un certain nombre de points essentiels relatifs
au recours abusif au système de justice pénale dans ce pays.
27. Sur ces sujets, afin d’éviter tout chevauchement et toute
interférence avec les travaux d’autres collègues, je me limiterai
à quelques brèves observations. Cela dit, le présent rapport fournit
à l’Assemblée une excellente occasion de prendre du recul sur les
travaux qu’elle consacre au quotidien aux sujets d’actualité et d’avoir
une vue d’ensemble sur les suites données, pendant une très longue
période, à un certain nombre de rapports essentiels consacrés aux
diverses menaces qui pèsent sur la prééminence du droit dans les
Etats membres du Conseil de l’Europe.
2. Fédération
de Russie
28. Pour ce qui est de la Fédération de Russie, mes activités
d’enquête ont été entravées par le refus constant de la délégation
russe de coopérer à l’organisation de la visite d’information autorisée
par la commission au début de l’année 2011. Malgré plusieurs discussions
au sein de la commission, ainsi qu’entre les présidents successifs
de notre commission, différents membres de la délégation russe et
moi-même, je n’ai pu obtenir la coopération nécessaire. Après le
refus de la délégation azerbaïdjanaise de coopérer avec notre ancien
collègue Christoph Strässer, c’est la deuxième fois qu’une délégation
ne coopère pas avec un rapporteur dûment nommé de cette Assemblée.
Je laisse à la commission et à l’Assemblée le soin de tirer les conséquences
de ce manque de coopération.
29. Face au refus des autorités de coopérer avec moi, j’ai invité
des représentants de la société civile à procéder à un échange de
vues avec la commission et je leur ai demandé de nous fournir des
informations sur les sujets qui relevaient de mon mandat.
30. Concernant l’affaire Ioukos, la commission a procédé le 2
octobre 2012 à un échange de vues avec Mme Tamara
Morshchakova, ancienne juge et vice-présidente de la Cour constitutionnelle
de la Fédération de Russie et membre du Conseil présidentiel pour
le développement de la société civile et des droits de l’homme. Mme Morshchakova
a présenté le rapport des experts juridiques indépendants établi
pour le compte du Conseil présidentiel pour le développement de
la société civile et des droits de l’homme et publié en décembre
2011. Ce rapport traite essentiellement des poursuites et de la
condamnation dont ont fait l’objet pour la seconde fois Mikhaïl
Khodorkovski et d’autres anciens hauts responsables de Ioukos pour
le «vol» ou le détournement de la plus grande partie du pétrole
produit par Ioukos, en sus de la condamnation antérieure pour évasion
fiscale et non acquittement de l’impôt dû pour la vente de ce même
pétrole. Le rapport repose sur une analyse complète, réalisée par
10 experts juridiques représentant diverses spécialisations (droit
pénal, droit des affaires et des entreprises, droit constitutionnel
et droit relatif aux droits de l’homme), de l’arrêt définitif rendu dans
cette affaire, du procès-verbal des audiences du tribunal et du
dossier. Le but n’était pas de statuer une nouvelle fois sur l’affaire,
mais de formuler des recommandations adressées aux autorités compétentes,
qui devaient servir de base à un dialogue entre les autorités et
la société civile. Les experts ont privilégié les questions de droit
positif pénal et de droit procédural, de droit des entreprises et
des droits de l’homme, notamment en procédant à une comparaison
avec les normes appliquées dans la jurisprudence des autres juridictions
d’Europe effectuée par Jeffrey Kahn. Les experts ont conclu que
les accusations de détournement de fonds étaient dépourvues de fondement,
car cette infraction aurait uniquement pu être commise par une personne
qui n’était pas propriétaire de l’entreprise, et que la juridiction
pénale a refusé à tort de se référer à la jurisprudence des juridictions
commerciales russes; selon plus de 60 précédents des juridictions
civiles, les actes en question effectués par les dirigeants légitimes
ne pouvaient pas être qualifiés d’infractions pénales. Ces précédents
ont été appliqués à d’autres sociétés similaires en Russie, mais
pas à la direction de Ioukos. Dans les deux affaires Ioukos, les
prévenus avaient été mis en accusation et condamnés pour deux infractions pénales
de privatisation exclusives l’une de l’autre. Ces deux décisions
de justice sont contradictoires. A la suite du premier procès, la
société a été condamnée à verser le montant des impôts non acquittés
et a été liquidée. Dans la deuxième affaire, les prévenus ont été
condamnés pour le vol de biens qui leur appartenaient (et pour la
vente desquels ils avaient été jugés coupables de ne pas avoir payé
suffisamment d’impôts). Les experts ont également adressé plusieurs
recommandations au gouvernement russe: mettre en place des juges non
professionnels dans les juridictions commerciales, diminuer le recours
à la détention provisoire dans les affaires relatives aux activités
commerciales, revoir l’exécution des sanctions pénales et les conditions
de libération conditionnelle et modifier le décret présidentiel
relatif à la grâce et à l’amnistie présidentielles.
31. Nous savons tous que Mikhaïl Khodorkovski et Platon Lebedev
ont été libérés peu de temps avant la fin de leur peine, respectivement
en décembre 2013 et janvier 2014. Le troisième ancien dirigeant
de Ioukos à avoir fait l’objet de rapports précités de l’Assemblée,
M. Pitchouguine, est toujours en prison. J’ai rencontré M. Khodorkovski
peu de temps après son arrivée à Berlin. Il a beaucoup apprécié
l’action menée par l’Assemblée en faveur de sa libération. Mais
il s’est montré réticent à s’exprimer publiquement, afin d’éviter
de causer du tort à ses associés encore en détention.
32. Chacun sait également que la Cour européenne des droits de
l’homme a – en résumé – conclu en juillet 2013, soit huit ans après
la condamnation de M. Khodorkovski et de M. Lebedev pour fraude
et évasion fiscale en 2005, que leur procès n’avait pas été équitable,
mais que les éléments de preuve étaient insuffisants pour étayer
le grief de condamnation motivée par des considérations politiques
. Il convient de ne pas
oublier que la deuxième condamnation de M. Khodorkovski, en décembre
2010, au terme d’un deuxième procès et sur la base des mêmes faits
que ceux pour lesquels il avait été condamné en 2005, qualifiés
cette fois de vol, est toujours pendante devant la Cour européenne
des droits de l’homme. En l’espèce, l’absurdité même de la condamnation,
qui constitue une violation flagrante du principe
ne bis in idem et qui est mutuellement
exclusive de la première condamnation, en rend le motif politique
bien plus flagrant que dans la première affaire.
33. En octobre 2012, M. Pitchouguine a également obtenu gain de
cause devant la Cour européenne des droits de l’homme
, qui a
conclu que sa condamnation pour meurtre reposait sur un procès inéquitable.
Un an plus tard, le 23 octobre 2013, le Présidium de la Cour suprême
de la Fédération de Russie a rejeté la demande d’annulation de sa
condamnation
. L’exécution de l’arrêt de la Cour
européenne des droits de l’homme est encore pendante devant le Comité
des Ministres.
34. L’ONG «Centre d’études juridiques et économiques» de Moscou
a pris part à l’examen public précité de la «deuxième affaire Ioukos»,
sous les auspices du Conseil présidentiel des droits de l’homme.
Sa direction a ensuite été accusée par le Comité d’enquête d’avoir
utilisé des fonds dont Ioukos disposait à l’étranger pour influencer
de manière illicite la procédure judiciaire concernée. Plusieurs
experts qui avaient participé à l’examen public de l’affaire ont
été cités à comparaître en qualité de témoins, leurs locaux ont
été perquisitionnés et leurs documents et ordinateurs saisis. Pendant
la quasi-totalité de l’année 2013, la presse s’est fait l’écho de
rumeurs au sujet d’une «troisième affaire Ioukos» contre les experts
et d’autres personnes soupçonnées d’être des partisans de Mikhaïl
Khodorkovski pour «obstruction à la justice» et «blanchiment de capitaux».
Le 19 décembre 2013, le président Poutine, interrogé sur le possible
engagement de poursuites pénales à l’encontre des experts dans le
cadre de cette affaire, a répondu qu’il ne voyait aucune troisième affaire
Ioukos se profiler, ni «aucune menace particulière à l’égard de
qui que ce soit»
. Mais, d’après mes informations,
le Comité d’enquête a refusé de rendre aux experts les documents
saisis et n’a fait aucune déclaration officielle sur les résultats
de l’enquête, ce qui peut vouloir dire qu’elle est toujours en cours.
Du fait de la persistance de cette incertitude juridique, plusieurs
experts ont quitté la Russie et préfèrent pour le moment demeurer
à l’étranger.
35. S’agissant de Sergueï Magnitski, l’Assemblée, dans sa
Résolution 1685 (2009), avait demandé sa libération, alors qu’il était en détention
provisoire et toujours en vie. Nous savons tous que M. Magnitski
n’a pas été libéré, mais est mort en prison dans des circonstances
atroces et hautement suspectes
.
Vu les résistances rencontrées au départ contre l’inscription de
cette affaire à l’ordre du jour de l’Assemblée sous la forme d’un
rapport distinct, j’ai organisé des échanges de vues entre notre
commission et l’ancien client de M. Magnitski, William Browder,
ainsi qu’Elena Panfilova (directrice de Transparency International
Russie) et Evgenia Albats (rédactrice en chef du
New Times, Moscou) et présenté une
note d’information
dans le cadre de mon mandat
de suivi de la
Résolution
1685. Je suis heureuse que ces initiatives aient été suivies
d’un véritable rapport d’enquête, dont je ne peux que féliciter
notre collègue Andreas Gross. Ses conclusions parlent d’elles-mêmes.
Il est clair que le cas de Sergueï Magnitski et la fraude massive
qu’il a dénoncée ne sont que le sommet de l’iceberg d’un système
extrêmement étendu de fraude et de corruption. Malheureusement,
la
Résolution 1966 (2014) consacrée à l’affaire Magnitski et adoptée en janvier
2014 n’a pas non plus été mise en œuvre. Comme l’a indiqué M. Gross
dans une note de suivi présentée à la commission lors de sa réunion
en octobre 2014
, tous les recours déposés par
la famille de M. Magnitski après l’adoption de la
Résolution 1966 ont échoué. Ils visaient à clore la procédure posthume
engagée à son encontre et à poursuivre les auteurs du crime dont
il a été victime et des infractions qu’il avait dénoncées. La commission
a par conséquent conclu à juste titre que les conditions fixées
par la
Résolution 1966 pour appeler à la prise de sanctions ciblées contre
les responsables de ces actes étaient réunies.
36. A propos du Caucase du Nord, les suites données au rapport
de Dick Marty sur les «Recours juridiques en cas de violations des
droits de l’homme dans la région du Caucase du Nord» (
Résolution 1738 et
Recommandation
1955 (2010)) font l’objet d’un rapport distinct que prépare actuellement
Michael McNamara. Tout ce que je peux dire c’est que, d’après mes
propres contacts en Russie et dans la région, la terrible crise décrite
par Dick Marty au sujet des droits de l’homme est loin d’être réglée.
C’est la raison pour laquelle je considère comme urgent de garder
ce sujet à l’ordre du jour en attendant la visite d’information
du rapporteur dans la région, par exemple en discutant de la situation
au sein de la commission sur la base d’informations actuelles fournies
par des ONG fiables.
37. Au cours de l’été et de l’automne 2014, pour pouvoir terminer
le présent rapport, j’ai demandé des informations à un certain nombre
d’interlocuteurs non gouvernementaux de Russie. Au vu de leurs réponses, j’ai
l’impression qu’il est peut-être préférable, en raison de la détérioration
du climat politique et du respect des droits de l’homme en Fédération
de Russie, que je ne publie aucune information détaillée qui fasse
ressortir leur situation, car cela risquerait de leur causer plus
de tort que de bien.
38. Je me limiterai par conséquent, en laissant de côté un très
grand nombre d’informations précises, hormis les éléments précités
qui sont déjà de notoriété publique, à résumer mes constatations
dans les termes généraux suivants: en Fédération de Russie, les
recommandations de l’Assemblée, notamment celles qui concernent
les affaires des anciens dirigeants de la société pétrolière Ioukos,
l’affaire Magnitski (y compris le premier appel, lancé par la
Résolution 1685 (2009), à la libération de Sergueï Magnitski lorsqu’il était
encore en vie) et les affaires «d’espionnite» dans lesquelles des
universitaires de premier plan et des donneurs d’alerte défenseurs
de l’environnement ont été condamnés à de lourdes peines d’emprisonnement
pour de prétendues violations du secret d’Etat (
Résolution 1551 et
Recommandation
1792 (2007)) n’ont toujours pas, pour l’essentiel, été mises en
œuvre, malgré la libération de prison de Mikhaïl Khodorkovski et
Platon Lebedev peu de temps avant la fin de leur peine. Concernant
l’appel de l’Assemblée dans le rapport sur les affaires d’«espionnite»
de revoir la législation pertinente en vue de la clarifier et de
restreindre la portée des lois qui ont servi à justifier l’emprisonnement
de donneurs d’alerte de bonne foi, les nouvelles lois sur l’espionnage
et la haute trahison adoptées fin 2012 semblent aller dans le sens
inverse
. En somme, la prééminence
du droit demeure menacée en Fédération de Russie par un climat d’intimidation
des avocats, des journalistes et des militants des droits de l’homme.
3. Ukraine
39. Au cours de ma visite d’étude à Kiev du 22 au 24
février 2012, c’est-à-dire sous le mandat du Président Ianoukovitch,
j’ai rencontré le procureur général et le ministre de la Justice.
Ils m’ont assuré qu’ils prenaient très au sérieux les travaux de
l’Assemblée, tant dans le cadre du suivi du pays que dans celui
des différents rapports des commissions spécialisées. Je suis néanmoins
rentrée d’Ukraine très préoccupée, notamment au sujet des poursuites
engagées à l’encontre de l’ancien ministre de l’intérieur Youryi
Loutsenko, qui avait notamment démantelé et engagé la responsabilité
pénale d’un «escadron de la mort», composé d’agents de son ministère
qui avaient commis certains crimes emblématiques, dont le meurtre
du journaliste Georgyi Gongadze. Comme le suivi du rapport consacré
par l’Assemblée à l’enquête ouverte au sujet de ces crimes fait
partie de mon mandat, je considérais qu’il était de mon devoir d’accorder
une attention particulière au cas de M. Loutsenko, ancien allié
de cette Assemblée. M. Loutsenko a été gracié le 17 avril 2013,
après deux ans et demi de détention pour des chefs d’accusation
fallacieux et motivés par des considérations politiques. Son cas
a été présenté de manière assez détaillée dans le rapport de Pieter
Omtzigt, «Séparer la responsabilité politique de la responsabilité
pénale»
. Je partage totalement son analyse.
La commission avait convenu de l’inviter pour procéder à un échange
de vues au cours de la partie de session de juin 2014, mais en raison
des événements dramatiques qui ont agité son pays à cette époque
il lui a été impossible d’y assister.
40. Dans le compte rendu que j’ai donné à la commission de ma
visite d’étude à Kiev, j’ai également indiqué que le ministre de
la Justice jugeait à l’époque le taux de condamnation de 99,7 %
trop élevé pour être acceptable. Il estimait qu’il serait inférieur
d’environ un tiers avec l’application du nouveau Code de procédure pénale,
qui était alors sur le point d’être adopté par la Verkhovna Rada.
Le ministre avait évoqué une étude qui avait examiné un grand nombre
de condamnations au cours des deux années précédentes. Selon cette étude,
l’application des nouvelles dispositions procédurales, qui étaient
conformes à la Convention européenne des droits de l’homme (STE
no 5), aurait conduit à un acquittement
dans environ 30 % de ces affaires. J’ai trouvé ce chiffre remarquable
et je recommanderais aux rapporteurs de la commission de suivi sur
l’Ukraine de suivre cette question et d’envisager de proposer une
amnistie ou tout au moins la tenue de nouveaux procès dans les affaires
concernées.
41. L’élucidation de l’affaire Gongadze a connu quelques avancées
depuis l’adoption du rapport de l’Assemblée de 2009, dont j’ai été
chargée d’assurer le suivi. En 2008, trois agents de grade inférieur
du ministère ukrainien de l’Intérieur avaient été condamnés pour
leur rôle dans le meurtre de ce journaliste de premier plan. Depuis
le début de mes travaux, leur supérieur, le général Pukach, qui
s’était évadé après sa première arrestation, a été à nouveau arrêté.
En janvier 2013, à l’issue d’un procès au cours duquel il a fourni d’horribles
précisions sur le crime et accusé l’ancien président, Leonid Koutchma,
et l’ancien chef de l’administration présidentielle, Volodymyr Lytvyn,
d’avoir ordonné ce meurtre, il a été condamné pour homicide volontaire.
Après le suicide allégué, en 2005, de l’ancien ministre de l’intérieur
Youri Kravtchenko, dans des circonstances douteuses déjà évoquées
dans le rapport de l’Assemblée de 2009, les autorités judiciaires ukrainiennes
ont cherché à faire progresser l’enquête plus haut dans la hiérarchie,
comme le demandait l’Assemblée, mais sont arrivées dans une impasse.
Bien que quelques doutes subsistent quant au rôle joué par M. Koutchma,
les poursuites engagées à son encontre se sont effondrées en décembre
2011, lorsque que le tribunal a conclu que les «enregistrements
Melnichenko»
ne pouvaient servir de preuve puisqu’ils
avaient été obtenus de manière illégale. M. Koutchma, qui nie avoir
ordonné le meurtre, joue à présent le rôle honorifique d’ancien
chef d’Etat. Il a participé à Minsk aux négociations sur le règlement
du conflit à l’est de l’Ukraine. La seule chose que je puisse dire
à ce stade, c’est que nous devons rester vigilants pour que le général
Pukach n’échappe pas à la sanction pénale pour le crime qu’il a
reconnu, quel qu’ait pu être son mobile, qui fait toujours l’objet
de recours déposés par les avocats des victimes qui s’éternisent.
4. Allemagne
42. En Allemagne, l’appel lancé par l’ancienne rapporteure
de l’Assemblée, Mme Sabine Leutheusser-Schnarrenberger,
en faveur de la mise en place d’un Conseil supérieur de la magistrature
similaire à ce qui existe dans la plupart des autres Etats membres
du Conseil de l’Europe, n’a pas été entendu, y compris lorsque Mme Leutheusser-Schnarrenberger
a été pour la deuxième fois ministre fédérale de la Justice, après son
départ de l’Assemblée. Les raisons en sont politiques: à l’exception
des Libéraux et des Verts, les principales forces politiques d’Allemagne
considèrent que la situation actuelle ne pose aucun problème, malgré
les appels répétés des organisations professionnelles de juges et
de procureurs à la mise en place d’une dose d’administration autonome
de la justice
. La situation actuelle,
qui laisse les ministres de la Justice (dans les
Länder et à l’échelon fédéral) décider
du recrutement et de la promotion des juges et des procureurs, n’est
pas jugée comme une source de trop d’opportunités pour des abus
en raison de la structure fédérale du système judiciaire allemand.
Dans les différents
Länder,
diverses forces politiques exercent le pouvoir à des moments différents,
si bien qu’aucun ministre ni parti politique n’est susceptible de
se trouver en position d’exercer un contrôle politique inapproprié
sur l’ensemble de la justice. Cela dit, la carrière des juges et
des procureurs dans chaque
Land peut
fort bien dépendre, dans une certaine mesure, de leur couleur politique, ainsi
que de leur qualification et de leur mérite, dont l’évaluation est
notoirement difficile. Le recrutement fortement basé sur le mérite
et
l’esprit de corps de juges et de procureurs très indépendants semblent
offrir une protection assez bonne contre toute influence politique
inadmissible. Notamment au niveau des juridictions supérieures (fédérales),
un système complexe de freins et contrepoids assure une certaine
rotation (chaque parti étant tour à tour représenté avec des candidats
perçus comme étant proches de son «camp»). Dans plusieurs
Länder, certains éléments d’administration
autonome de la justice existent déjà, dans d’autres, des discussions
continuent à ce sujet. En tout, ce système a permis une composition
raisonnablement équilibrée des plus hautes juridictions et un bon
degré d’indépendance de la justice en général. Mais je continue
à trouver regrettable que la majorité des responsables politiques
et des partis politiques d’Allemagne ne veuillent pas abandonner
une partie de leur pouvoirs relatifs à la carrière des juges et
des procureurs en faveur d’instances d’administration autonome de
la justice, qui existent dans la quasi-totalité des autres Etats membres
du Conseil de l’Europe.
43. Je ne souhaite pas soutenir le point de vue selon lequel la
justice doit être complètement coupée de la sphère politique, car
cela pourrait favoriser un corporatisme excessif. Mais une dose
d’administration autonome de la justice, sans exclure une représentation
raisonnable des responsables politiques, comme le recommande la
Commission de Venise, serait souhaitable, aussi pour le bon exemple.
La contribution reçue des représentants des juges et procureurs
cite avec raison le rapport explicatif de la
Résolution 1685 (2009) en soutien de son argument que les structures de l’administration
de la justice doivent être telles qu’on ne puisse en abuser même
si elles devaient tomber entre de mauvaises mains.
44. La question de la capacité des ministres à donner des instructions
aux procureurs dans une affaire donnée n’est pas encore réglée non
plus. Malgré les demandes répétées des organisations professionnelles des
juges et procureurs, les ministres de la Justice continuent d’avoir
le droit de donner de telles instructions. Mme Sabine
Leutheusser-Schnarrenberger, lorsqu’elle était ministre fédérale
de la Justice, s’était engagée publiquement à ne pas faire usage
de ce droit. Son successeur, le social-démocrate Heiko Maas, n’a
pas pris cet engagement. Il a publiquement exprimé son point de
vue que sans l’intégration du parquet dans le pouvoir exécutif,
les enquêteurs seraient exposés à davantage de pression de l’opinion
politique, y compris probablement des hommes et des femmes politiques;
pour cette raison il se disait sceptique si la séparation de l’exécutif
rendrait les enquêtes vraiment plus objectives et plus justes
. Dans
le contexte des discussions sur l’ouverture d’une enquête concernant
les allégations de surveillance illégale par des acteurs étrangers
en Allemagne, le Ministre a clairement mis l’accent sur l’indépendance
du Procureur fédéral, qui doit être à même de décider de l’ouverture
d’une enquête conformément à la loi, sans pressions du gouvernement
ou de l’opposition
.
La majeure partie du travail quotidien de la justice a lieu dans
les
Länder, dont la plupart
des ministres de la Justice continuent à défendre leur prérogative
de donner des instructions aux procureurs
. En pratique, la question
n’est pas aussi dramatique en Allemagne: le «principe de légalité»
oblige le ministère public à enquêter et le cas échéant poursuivre
l’auteur de toute infraction pénale portée à sa connaissance. Le fait
de ne pas poursuivre ou de donner des instructions en ce sens peut
constituer une grave infraction pénale: le délit d’obstruction à
la justice
est la garantie
systémique du principe de légalité et contre les instructions illicites
de ne pas poursuivre. En ce qui concerne les instructions de poursuivre,
celles-ci sont moins problématiques, comme l’affaire doit être portée
devant un tribunal qui décide en toute indépendance qu’il y ait assez
de preuves (le cas échéant, le procès est ouvert et peut aboutir
à une condamnation) ou pas (alors l’ouverture du procès est refusée
ou l’accusé est acquitté).
45. Dans les faits, il est tout simplement impossible au ministère
public de mener une enquête complète et d’engager des poursuites
contre toute personne soupçonnée d’être l’auteur d’une infraction.
La législation elle-même prévoit des exceptions au principe de légalité.
Certaines infractions peuvent uniquement, de plein droit, être poursuivies
à la demande de la victime
. Dans
d’autres affaires mineures, le ministère public bénéficie d’une
marge d’appréciation assez importante de l’opportunité des poursuites
.
Vu les ressources limitées dont disposent le ministère public et
l’appareil judiciaire en général, cette exception au principe de
légalité devient quasiment la règle. C’est là qu’interviennent les
instructions ministérielles: alors qu’il est parfaitement utile
qu’un ministre indique au parquet comment exercer sa marge d’appréciation,
en mentionnant certaines politiques et certains critères conçus,
par exemple, pour lutter contre la surpopulation carcérale ou garantir l’égalité
devant la loi, l’extension du «principe de l’opportunité des poursuites»
aux dépens du principe de légalité laisse la porte ouverte à la
possibilité d’instructions données dans des affaires individuelles,
qui peuvent fort bien porter atteinte à l’égalité devant la loi
à des fins politiques partisanes. Dans sa réponse, le ministère
de la Justice souligne que des instructions à de telles fins ou
pour de tels motifs seraient illégales; que les ministres font un
usage très prudent de leur prérogative de donner des instructions;
et que cette prérogative assure en même temps un contrôle parlementaire
sur le parquet. Par contre, les organisations professionnelles des
juges et des procureurs ont depuis longtemps fait campagne pour
trancher le lien qui existe entre politique et justice, en mettant
un terme au droit reconnu au ministre de donner des instructions au
procureur à propos d’une affaire précise, pour prévenir l’apparence
même d’une influence politique inadmissible.
46. J’ai constaté, dans un certain nombre d’Etats membres du Conseil
de l’Europe, surtout dans certaines anciennes républiques soviétiques,
les conséquences négatives causées par des procureurs qui agissent comme
des instruments aux mains de l’élite politique, en mettant derrière
les barreaux des opposants politiques et en garantissant l’impunité
à ceux qui sont au pouvoir
. J’ai donc été d’abord assez surprise d’apprendre
qu’en Allemagne un argument constitutionnel est avancé
contre l’abrogation du droit du
ministre de donner des instructions dans des affaires individuelles:
en vertu du principe constitutionnel de démocratie, le gouvernement
doit rendre des comptes des actes de n’importe quelle branche de
l’exécutif, y compris le ministère public
. D’autres voient
le parquet non pas comme faisant partie de l’exécutif, mais du pouvoir judiciaire,
et le gouvernement ne peut et ne devrait pas en être comptable (alors
que l’exécutif est bien entendu responsable de la bonne marche et
des ressources de la justice). La Cour constitutionnelle fédérale
a reconnu que le parquet fait partie de la justice, mais elle a
également souligné ses caractéristiques exécutives
.
47. A mon avis, la responsabilité démocratique du ministère public
pourrait être préservée, tout en minimisant le risque d’abus motivés
par des raisons politiques, en posant pour principe que toute instruction individuelle
doit être donnée par écrit et rendue publique: dès lors qu’un ministre
est en mesure d’expliquer au parlement et, au final, aux électeurs
pour quelles raisons il a donné une instruction précise à un procureur,
il y a de fortes chances pour que cette instruction ait été légitime
.
48. Contrairement à l’auteure du rapport dont je suis chargée
d’assurer le suivi, je ne suis pas experte dans le domaine de la
justice. Je ne me sens donc pas autorisée à formuler des propositions
précises. Mon seul objectif est de contribuer à relancer le débat
sur l’administration autonome de la justice et l’indépendance du ministère
public en Allemagne et d’inviter instamment les décideurs à tenir
compte de l’expérience du Conseil de l’Europe, qui parle clairement
en faveur d’un maximum d’indépendance et de transparence de la justice, aussi
bien pour les juges que pour les procureurs. Je suis pour cela ravie
de constater dans la réponse du ministère qu'il continue d'être
ouvert à la discussion sur la réforme de la justice
. Le ministère
souligne également que la justice en Allemagne avec sa structure
qui s’est développée historiquement ainsi que son indépendance en
pratique jouissent d’une bonne réputation sur le plan international
.
49. Pour ce qui est des ressources allouées à la justice, l’Allemagne
se situe en bonne position sur le plan du budget annuel total affecté
à l’ensemble des tribunaux et au ministère public par habitant
;
mais les salaires des juges et des procureurs se placent toujours,
par rapport à la moyenne nationale, à l’avant-dernier rang en Europe
. Ceci
dit, j’ai été informé que la justice n’a toujours pas de difficultés
à recruter et garder des juristes du plus haut niveau en nombre
suffisant
.
5. France
50. En raison du refus de la délégation russe de coopérer
avec moi, beaucoup de temps s’est écoulé et certains des sujets
que j’étais chargée de prendre en compte dans le présent rapport
ne sont tout simplement plus d’actualité. C’est particulièrement
le cas de la proposition controversée, annoncée à l’époque, en 2009, par
le président Sarkozy, de suppression de l’institution du «juge d’instruction»
en France. Cette proposition a été abandonnée entre-temps, après
le changement de majorité. Mais des problèmes persistent, dus au manque
de ressources, et un projet de loi visant à promouvoir la coopération
entre les juges d’instruction
a été
examiné en 2013; il n’a toutefois pas été adopté à ce jour
.
51. S’agissant du Conseil supérieur de la magistrature (CSM),
après deux réformes effectuées en 2008 et 2010
,
les magistrats (juges et procureurs) sont finalement devenus minoritaires
dans sa composition
. Cette
situation a été vivement critiquée, y compris par l’Assemblée parlementaire.
De plus, les pouvoirs limités du CSM dans la nomination des procureurs
continuent de poser problème. Pendant sa campagne présidentielle
de 2012, François Hollande avait promis de renforcer l’indépendance
de la justice. Toutefois, le projet de loi destiné notamment à rétablir
la part majoritaire des magistrats dans les différentes compositions du
CSM et à améliorer le processus des nominations «politiques» au
sein du CSM, n’a jamais été adopté
.
52. Pour ce qui est du statut des procureurs français, la Cour
européenne des droits de l’homme a conclu à plusieurs reprises,
notamment dans les affaires
Moulin
c. France (2011) et
Vassis
et autres c. France (2013), que le procureur français n’était pas un «juge
ou (...) autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires»
au sens de l’article 5.3 de la Convention européenne des droits
de l’homme, car il n’offre pas suffisamment de garanties d’indépendance
à l’égard du pouvoir exécutif.
53. Elément positif, une loi relative à l’indépendance des procureurs,
qui interdit les instructions individuelles du ministre de la Justice,
a été adoptée le 16 juillet 2013
. Une autre question, soulevée dans
la
Résolution 1685 (2009) et dans ma note introductive, a également été réglée
de manière positive: le renforcement du droit d’accès des avocats
à leurs clients placés en garde à vue, une réforme adoptée en 2011
sous le gouvernement précédent
et complétée encore en 2014 par une
loi transposant en droit français la
Directive 2012/13/UE du 22 mai 2012
.
54. La situation budgétaire de la justice française reste critique.
Les ressources disponibles sont inférieures à celles de la moyenne
européenne, comme le montre le tout dernier rapport d’évaluation
de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice. Certains
tribunaux ne seraient pas en mesure de payer les experts désignés
et les prestataires de services
. Le
rapport de la CEPEJ constate également que le budget disponible
pour le programme français d’aide juridictionnelle demeure très
modeste et que le nombre de juges, de procureurs et le personnel
d’assistance de l’appareil judiciaire français reste inférieur à
la moyenne européenne, par rapport à l’importance de la population
.
Le 10 septembre 2014, la ministre de la Justice a annoncé une réforme
supplémentaire intitulée «La justice du 21e siècle»
, qui vise à moderniser la justice française
et à l’adapter à la vie quotidienne.
55. Les représentants des juges et procureurs français que j’ai
consultés se plaignent vivement des attaques des responsables politiques
dont ils font l’objet dans les médias au sujet d’affaires particulières
(par exemple à propos des enquêtes ouvertes au sujet de l’ancien
président Sarkozy). Les plus hauts représentants de l’exécutif ont
réagi en soulignant la nécessité de respecter les magistrats. L’affaire
du «mur des cons»
a déclenché
une nouvelle vague de critiques de la part de certains responsables
politiques, qui ont remis en question le traditionnel droit d’adhésion
à un syndicat reconnu aux juges et procureurs français et garanti
par la Constitution française et l’article 11 de la Convention européenne
des droits de l’homme
.
56. Selon moi, la combativité même des juges et procureurs français
et leur esprit de résistance contre toute ingérence inadmissible
dans leur travail, offrent la meilleure garantie qui soit du maintien
de l’indépendance de la justice française. Mais pour pouvoir continuer
à résister, les juges et les procureurs ont besoin de la protection
d’un cadre juridique et institutionnel solide contre les pressions
politiques et médiatiques inadmissibles.
6. Bélarus
57. Au Bélarus, à l’examen de la
Résolution 1606 (2008), on ne peut guère constater de progrès dans la diminution
du recours abusif au système de justice répressive.
58. Contrairement aux demandes particulières formulées par l’Assemblée
, la «loi antirévolution»
n’a pas été abrogée. Cette loi modifie
le Code pénal (y compris l’article 193-1) en réprimant pénalement
les activités des organisations non enregistrées de la société civile.
Cette loi reste en vigueur, même si j’ai appris qu’elle n’avait
pas été appliquée depuis quelques temps. Aucun moratoire n’a par
ailleurs été mis en place pour les exécutions. Au contraire, dans
la mesure où il est impossible de vérifier ces exécutions en raison
du secret qui entoure la peine de mort dans la pratique, la peine
capitale continue à être appliquée sans relâche. La rapporteure
générale de l’Assemblée sur l’abolition de la peine de mort, Marietta
Karamanli, et celles qui l’ont précédé, Renate Wohlwend et Marina
Schuster, ont été malheureusement obligées de «montrer du doigt», sous
forme de déclarations publiques, un certain nombre d’exécutions
tout au long de la période observée
.
59. A l’occasion d’une affaire gravissime, j’ai invité la mère
d’un jeune homme condamné à mort à être auditionnée par cette commission
pendant la partie de session de l’Assemblée de janvier 2012 à Strasbourg. Mme Lyubou
Kavalyova a fait à la commission le récit dramatique du sort réservé
à son fils et à un ami de celui-ci, de soi-disant terroristes qui
ont été reconnus coupables de l’explosion d’une bombe dans une station
de métro de Minsk en avril 2011. Ils ont été condamnés à mort par
la Cour suprême du Bélarus à l’issue d’un procès clairement dépourvu
d’équité. Les aveux de son fils ont été extorqués à celui-ci à force
de coups et de pressions psychologiques, alors qu’il n’existait
aucune preuve de leur culpabilité. Son fils et son ami avaient au
contraire de solides alibis. Les enregistrements de vidéosurveillance,
pourtant trafiqués, ne montraient pas clairement ce qu’ils étaient
censés montrer. Immédiatement après le prononcé de la sentence,
le peu de preuves qui existaient et qui auraient pu être réfutées
par une éventuelle nouvelle enquête impartiale, ont été détruites.
La prochaine date d’exécution n’avait pas été indiquée à la mère
du condamné. Alors qu’elle n’avait jusqu’à là pas été autorisée
à voir son fils plus de quelques minutes à la fois, elle s’est vue
proposer une visite de trois heures le jour même où les autorités
savaient qu’elle serait à Strasbourg pour demander de l’aide. Mais malgré
toutes les supplications, y compris celles qui ont été adressées
directement au président Loukachenko, les deux jeunes hommes ont
été exécutés peu de temps après.
60. Contrairement aux exhortations de l’Assemblée, le décret présidentiel
n° 643, qui modifie la procédure administrative applicable aux voyages
à l’étranger des ressortissants bélarusses, utilisée pour limiter
les déplacements des militants de l’opposition et de la société
civile, n’a été ni modifié ni révoqué. Mais j’ai appris que la plupart
des personnalités de l’opposition avaient été rayées de la base
de données des personnes frappées d’une interdiction de quitter
le territoire bélarusse.
61. La question des prisonniers politiques n’est toujours pas
réglée au Bélarus, comme l’a fait remarquer l’Assemblée pour la
dernière fois dans sa
Résolution
1857 (2012). Les condamnations arbitraires d’opposants politiques
prononcées à l’issue de procès dépourvus d’équité au titre de dispositions
pénales générales (par exemple détournement de fonds, fraude, contrefaçon
ou évasion fiscale) ou les condamnations prononcées en vertu de
la «loi antirévolution» précitée se poursuivent. La victime la plus
connue de ce genre de pratique, le très respecté militant des droits
de l’homme Ales Bialiatski, premier lauréat du prix Václav Havel
des droits de l’homme en 2013, a été fort heureusement libéré après
près de trois années passées en prison
. Mais plusieurs
autres personnes qui semblent satisfaire aux critères retenus par
l’Assemblée pour la définition des prisonniers politiques dans sa
Résolution 1900 (2012) sont toujours en détention
.
62. La justice pénale au Bélarus est aussi détournée pour forcer
des opposants politiques, des activistes de la société civile et
des journalistes indépendants à s’exiler. D’anciens prisonniers
politiques ayant été obligés à signer des aveux, sont soumis à de
lourdes mesures de «surveillance préventive» après leur libération.
Des allégations de délits fiscaux ou routiers etc. font partie de
la liste des instruments servant à menacer les opposants du régime
de (ré-)emprisonnement. Pour cette raison, de nombreux membres de
premier plan de l’opposition se sont exilés, notamment après 2010.
En octobre 2014, l’activiste des droits de l’homme Elena Tonkacheva,
une citoyenne russe qui réside au Bélarus depuis 30 ans, a été expulsée
du Bélarus et interdite de séjour pour trois ans, formellement pour
cause d’une contravention routière mineure (dépassement de la vitesse
autorisée).
63. Enfin et surtout, j’aimerais faire un commentaire au sujet
du recours aux sanctions ciblées contre les individus personnellement
responsables de violations des droits de l’homme au Bélarus. Rappelons
que l’Assemblée, dans sa
Résolution
1606 (2008), avait invité instamment «les juges, les procureurs et
les fonctionnaires de police du Bélarus à éviter, autant que possible,
de participer à ces recours abusifs au système de justice pénale,
et à faire preuve de courage et d’imagination pour atténuer les
effets de la législation inique sur les victimes».
64. Un certain nombre d’affaires, dont l’exactitude est démontrée
documents à l’appui par des défenseurs des droits de l’homme, comme
celle d’Ales Bialiatski
, témoignent
du fait que les fonctionnaires en question n’ont en réalité tenu
aucun compte du conseil de l’Assemblée.
65. Par ailleurs, les hauts fonctionnaires qualifiés par l’Assemblée
dans sa
Résolution 1371
(2004) de suspects de quatre disparitions de personnalités
de haut rang
n’ont toujours pas été amenés à rendre
des comptes devant un tribunal.
66. Dans ces conditions, il est cohérent que les sanctions ciblées
imposées par l’Union européenne et les Etats-Unis à l’encontre d’auteurs
connus de violations des droits de l’homme soient toujours en vigueur
contre un certain nombre de hauts responsables bélarusses
.
7. Conclusion
67. Après avoir examiné, dans la mesure du possible,
les suites données par les Etats membres à un certain nombre de
résolutions et recommandations pertinentes de l’Assemblée parlementaire,
je ne peux que conclure que l’autorité des textes adoptés par l’Assemblée
est assez limitée. Ce n’est guère surprenant, puisque les textes
de l’Assemblée ne sont pas juridiquement contraignants. Mais l’attention
de l’opinion publique que génère un rapport étayé par de solides
recherches et le caractère persuasif des arguments avancés peuvent avoir
une influence sur le processus décisionnel. Après tout, les textes
adoptés par l’Assemblée traduisent les points de vue d’une majorité
de représentants démocratiquement élus des citoyens de l’ensemble
des 47 Etats membres. Cela peut également avoir un certain poids
devant la Cour européenne des droits de l’homme, notamment lorsqu’elle
cherche à démontrer la présence d’un «consensus européen» à l’appui
de son interprétation de la Convention.
68. Quant aux questions qui concernent la Fédération de Russie,
les autorités ne m’ont pas donné le point de vue officiel, n’ayant
pas pu les rencontrer. J’ai cependant pu, y compris en faisant usage
des informations déjà disponibles dans le domaine public, tirer
un certain nombre de conclusions utiles. L’exercice d’évaluation de
la mise en œuvre véritable des rapports pertinents de l’Assemblée,
qui offrent des exemples de divers types de menaces pesant sur la
prééminence du droit dans des systèmes judiciaires et cultures juridiques
différents, peut parfaitement contribuer à affirmer l’autorité de
l’Assemblée dans tous les Etats membres, observateurs et candidats.
Mes conclusions à cet égard sont résumées dans le projet de résolution
qui précède le présent rapport.
69. J’aimerais pour conclure souligner que le refus de la délégation
russe de coopérer avec moi a rendu mon travail beaucoup plus difficile.
Un tel comportement, pareil à celui que les autorités azerbaïdjanaises avaient
adopté vis-à-vis du rapporteur de l’Assemblée sur la question des
prisonniers politiques, M. Christoph Strässer, ne devrait pas rester
sans conséquences. Je laisse à l’Assemblée le soin de tenir compte
de cette question.