1. Origine, portée
et objectifs du rapport
1. Le 30 septembre 2013, l’Assemblée parlementaire a
renvoyé à notre commission pour rapport la proposition de recommandation
sur la préservation de la culture dans les situations de crise et
de postcrise (
Doc. 13277) que j’avais présentée avec 27 autres membres de l’Assemblée
le 4 juillet 2013. La commission m’a nommée rapporteure le 3 octobre
2013.
2. En coopération avec la Direction générale de la démocratie
(DGII) du Conseil de l’Europe, nous avons organisé les 22 et 23
juillet 2014 une réunion de travail dans le bureau du Conseil de
l’Europe à Sarajevo avec plusieurs experts
ayant
travaillé sur des projets de terrain dans le cadre du Programme
de coopération et d’assistance technique en Europe du Sud-Est de
la DGII, et avec des experts ayant participé aux projets menés à
Chypre, en Géorgie et en Azerbaïdjan.
3. Je tiens particulièrement à remercier le Dr. John Bold pour
son aide et le savoir-faire apportés dans le cadre de la préparation
du présent exposé des motifs.
4. Mon rapport se concentrera sur le patrimoine culturel bâti
(architectural
et archéologique) tout en tenant compte d’un plus large contexte
culturel pouvant créer des conditions favorables à la (re)construction
de sociétés plus cohésives dans des situations postcrise, caractérisées
par des degrés plus élevés de tolérance, de confiance et de dialogue
interculturel.
5. La culture et le patrimoine culturel sont difficiles à définir.
En effet, il existe plusieurs définitions de la culture
et du patrimoine culturel
au
niveau national et dans les instruments internationaux. Mais indépendamment
des définitions, l’identification et les significations du patrimoine
culturel (et des notions de communauté et d’identité auquel on l’associe
souvent) prennent davantage de corps et de valeur lorsqu’il est
menacé: la crise provoque la reconnaissance.
6. Le patrimoine culturel est reconnu comme une source positive
de cohésion sociale et de valeurs partagées lorsqu’il est menacé,
mais il peut aussi aisément devenir un objet de controverse, suscitant
actes négatifs et attaques. Adoptée à la suite de la destruction
de nombreux biens culturels pendant la seconde guerre mondiale,
la Convention de Genève
dispose
que les biens de caractère civil ne doivent être l’objet ni d’attaques,
ni de représailles, et que les attaques en temps de guerre doivent
être strictement limitées aux objectifs militaires; tandis que la
Convention de la Haye
s’intéresse
particulièrement à la protection des biens culturels, dont la sauvegarde
doit être préparée en temps de paix et l’exposition à la destruction
ou à une détérioration doit être évitée en période de conflit armé,
ces obligations ne pouvant être levées qu'en cas de nécessité militaire.
7. Par ailleurs, au lendemain d’une guerre ou d’une crise, on
se pose généralement la question de savoir s’il faut reconstruire
dans un style contemporain ou historiciste, c’est-à-dire s’il convient
d’opter pour la modernité ou pour la tradition, ou selon une approche
hybride dans laquelle de nouvelles formes, accueillant de nouveaux
services, respectent les apparences traditionnelles. Mais la reconstruction
ne s’attache pas uniquement à ce qui est visible; elle touche également
aux valeurs immatérielles/intangibles ancrées dans le patrimoine
matériel bâti ainsi qu’à la reconstitution du tissu social des institutions
et au rétablissement des relations et de la confiance.
8. La reconstruction n’est pas toujours positive: il peut s’agir,
en effet, d’un acte agressif utilisé pour réaffirmer certaines valeurs
dont les victimes de la violence initiale sont témoins, sous la
supervision des auteurs. Après une crise, des mécanismes et des
ressources sont nécessaires pour reconstituer le tissu bâti dans
son contexte au sens large (culturel, social et environnemental)
afin que les dommages sociaux, culturels et environnementaux causés
par la guerre ne se prolongent pas en temps de paix.
9. Enfin, la participation de la population est vitale, mais,
après une crise, les citoyens ont souvent peu confiance dans leurs
institutions et les responsabilités peuvent ne pas être assumées
au mieux par des personnes qui se trouvent elles-mêmes en difficulté.
10. Je souhaite par conséquent axer mon rapport sur les questions
essentielles suivantes:
- comment
aider la population locale à changer ses perceptions (négatives)
de la culture des «autres» (par exemple, des personnes d’autres
groupes ethniques, religieux et culturels)?
- comment renforcer la participation démocratique s’agissant
des responsabilités publiques en matière de patrimoine culturel?
- comment préserver l’identité et la diversité d’un patrimoine
culturel tout en répondant au besoin pressant de restauration et
de reconstruction et en garantissant que la reconstruction liée
à un projet à court terme ne prime pas une stratégie étendue et
à plus long terme en faveur du développement durable?
- comment la restauration et la reconstruction du patrimoine
culturel pourraient devenir un élément positif pour la réconciliation
et la reconstitution de la société ainsi que de l’économie et en
particulier, comment, dans le contexte d’un conflit à fondement
ethnique, encourager les populations dispersées à revenir et leur
en donner les moyens?
- comment établir un rapport plus équitable entre les partenaires
externes qui soutiennent les projets visant le patrimoine culturel
et les acteurs locaux qui ont des besoins à plus long terme, tout
en veillant à ce que les projets à court terme s’inscrivent dans
une stratégie durable et qu’une attention majeure soit accordée
aux opinions et attentes de la population locale?
11. L’examen de ces questions devrait être au cœur de toute stratégie
de restauration et de reconstruction. Une autre question serait
de savoir quelle action politique le Conseil de l'Europe, l'Union
européenne et l’Organisation des Nations Unies pour l'éducation,
la science et la culture (UNESCO) pourraient mener pour garantir
une prise en considération appropriée du patrimoine culturel dans
ces stratégies et la fourniture d’une assistance et de lignes directrices
aux autorités nationales.
2. La culture
et le patrimoine culturel en tant que cibles dans les conflits
12. Le patrimoine bâti a été pris pour cible pendant
la seconde guerre mondiale, ce qui a causé des dégâts irréparables
dans de nombreuses villes d’Europe. Afin de se souvenir des souffrances
subies et d’encourager le pardon, une nouvelle cathédrale a été
construite à Coventry à côté des ruines préservées de l’ancienne.
A Dresde, les ruines de la Frauenkirche ont d’abord été conservées
à titre de monument aux morts avant la reconstruction complète de
l’édifice un demi-siècle après la fin de la guerre. Pendant les
guerres survenues en ex-Yougoslavie, la destruction délibérée des
tours d’habitation albanaises (kullas) au Kosovo*
,
le bombardement de Dubrovnik en Croatie, et, en Bosnie-Herzégovine,
le pillage de l’hôtel de ville de Sarajevo, la destruction du pont
de Mostar, de la mosquée Čaršija à Stolac – pour ne citer que quelques-uns
des nombreux édifices religieux de toutes confessions qui ont subi
un tel sort – ont tous déclenché une volonté de restauration et
de reconstruction afin de réaffirmer l’identité culturelle et de
redonner aux lieux, dans la mesure du possible, leur apparence familière,
encourageant de la sorte le retour des personnes déplacées.
13. Les conflits entraînent généralement la perte de très nombreux
monuments historiques. Par exemple, en Bosnie-Herzégovine, 2 771
bâtiments historiques ont été partiellement démolis ou endommagés,
713 ont été entièrement détruits et 554 ont été incendiés. Au Kosovo,
plus de 200 mosquées (un tiers du nombre total) ont été endommagées
ou détruites; sur les 1 200 kullas (tours d’habitation traditionnelles),
seules 200 ont survécu. La destruction de monuments ou d’autres
symboles d’un mode de vie était dans bien des cas une atteinte à
l’identité culturelle d’un peuple ou d’une population, s’apparentant
à un acte systématique que l’on peut qualifier «d’urbicide». En
Bosnie-Herzégovine, la petite ville de Stolac se caractérisait par
l’une des plus fortes concentrations et diversités de patrimoine
culturel dans la région jusqu’à sa destruction totale. Sa reconstruction
et l’élaboration de plans de développement d’après-guerre ont fait
partie intégrante du processus complexe du retour des réfugiés et
des personnes déplacées.
14. Le patrimoine culturel (qui lie l’identité à un lieu) est
également détruit ou pillé pendant et après une guerre par appât
du gain ou pour empêcher les communautés de revenir sur les lieux
et de les reconnaître comme leurs. A Chypre, des centaines de monuments
ont été partiellement ou entièrement détruits, et un patrimoine
culturel matériel à la richesse incomparable a été dispersé aux
quatre coins du monde. La création en 2008 à Chypre d’un comité
technique bicommunautaire sur le patrimoine culturel témoigne de
la conscience qu’ont les membres des communautés grecque et turque
de la valeur de leur patrimoine culturel commun et de leur volonté
de travailler en étroite coopération pour le protéger et le restaurer.
Ce comité technique bicommunautaire a dressé un inventaire des monuments
tant au nord qu’au sud de l’île, engagé des programmes éducatifs
et procédé, avec l’aide de l’Union européenne, à des travaux de
restauration urgents sur des églises, des mosquées et d’autres édifices
tels que la tour d’Othello à Famagouste.
15. La Convention de Genève dispose que les biens de caractère
civil ne doivent être l’objet ni d’attaques, ni de représailles
en temps de guerre. La Convention de La Haye pour la protection
des biens culturels en cas de conflit armé (1954) s’intéresse particulièrement
à leur protection sauf en cas de nécessité militaire. Le Deuxième
Protocole à la Convention de la Haye (1999, entré en vigueur en
2004) a insufflé un nouvel élan en faisant prendre conscience de
la nécessité d’améliorer la protection des biens culturels et d’établir
à cette fin un système renforcé de protection. La reconnaissance,
dans le Protocole, du Comité international du Bouclier bleu
en tant qu’organisation consultative
internationale ayant le savoir-faire approprié
pour recommander un bien culturel particulier
au Comité établi au titre du Protocole, a conféré davantage de crédit
encore à ses activités. Le Protocole recommande certaines mesures
préparatoires à prendre en temps de paix pour la sauvegarde des
biens culturels contre les effets prévisibles d’un conflit armé:
établissement d’inventaires; planification de mesures pour assurer
la protection des biens contre les risques d’incendie; ou d’écroulement des
bâtiments; préparation de l’enlèvement des biens culturels meubles;
et désignation d’autorités compétentes responsables de la sauvegarde
des biens culturels. Ce type de bien peut être placé sous protection
renforcée s’il satisfait aux trois conditions suivantes: il s'agit
d'un patrimoine culturel «qui revêt la plus haute importance pour
l'humanité», il est protégé par des mesures internes, juridiques
et administratives, adéquates, et il n'est pas utilisé à des fins
militaires ou pour protéger des sites militaires.
16. En cas de violation des principes du Protocole, faisant d’un
bien culturel sous protection renforcée l’objet d’une attaque ou
d’un pillage au cours d’un conflit armé présentant un caractère
international ou non-international
,
chaque Partie du Protocole est tenue d’adopter «les mesures qui
pourraient être nécessaires pour incriminer dans son droit interne
les infractions visées (…) et réprimer de telles infractions par
des peines appropriées». En dépit de l’obligation faite aux Parties
de se conformer aux principes généraux du droit international, le
Protocole ne recommande pas d’engager des actions devant les tribunaux
internationaux.
17. J’estime toutefois que ce cadre juridique n’est pas suffisant
et que nous devrions envisager de renforcer les conventions existantes
en prévoyant des mécanismes de prévention et de protection plus
efficaces, ainsi que des sanctions plus fermes, y compris des indemnisations,
en cas de destructions non justifiées par la nécessité militaire,
et en reconnaissant que ces destructions ne portent pas seulement
atteinte au tissu bâti mais aussi à sa valeur intrinsèque et à la
communauté qui en a l’usage.
18. Compte tenu de la faible probabilité que des procédures soient
engagées devant les tribunaux nationaux pour les infractions commises
à l’encontre de biens culturels en période de conflit armé si les
auteurs restent au pouvoir ou si les tribunaux se laissent intimider
ou se montrent simplement prudents, il y a lieu de poursuivre devant
les juridictions internationales les responsables politiques et
militaires des parties belligérantes pour destruction ciblée de
biens culturels. L’ironie du sort veut que l’emblème du «bouclier
bleu» dont bénéficient les sites sous protection renforcée ait pu
faciliter leur reconnaissance (comme à Dubrovnik) en tant que cibles potentielles
de l’action destructrice des agresseurs.
19. Concernant le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie,
le rapport d’expert a noté: «La destruction de biens culturels (…)
peut être considérée comme un crime contre l’humanité, et la destruction intentionnelle
de biens et de symboles culturels et religieux peut être considérée
comme un élément attestant d’une intention de détruire un groupe
au sens de la Convention contre le génocide
.»
Il s’agit là d’une reconnaissance majeure conférant à la protection
du patrimoine le rang de cause humanitaire.
20. Lorsque des opérations militaires sont anticipées, les populations
peuvent être évacuées, les œuvres d’art retirées et les pompiers
mobilisés à titre préventif comme ce fut le cas à Londres pendant
la seconde guerre mondiale. Mais c’est souvent le patrimoine ordinaire
qui est le plus touché. Or, avant de pouvoir le protéger, le patrimoine
culturel bâti doit être identifié. Par conséquent, des programmes
d’inventaire et une documentation plus approfondie sont nécessaires
. Il ne
s’agit pas simplement de répertorier les monuments historiques manifestement
importants mais plutôt d’examiner ces ensembles de bâtiments dans
leur contexte qui englobe le sentiment d’appartenance à un lieu
auquel la population locale s’identifie. Cette démarche suppose
de procéder à une consultation publique et d’offrir à tous les citoyens
la possibilité de se prononcer en faveur d’un patrimoine qui compte
à leurs yeux, à l’instar de ce qui a été entrepris en Bosnie-Herzégovine. Des
estimations de valeur sont également nécessaires: ce type d’estimations
influencera la reconstruction future en cas de crise ou de catastrophe.
21. Dans la mesure où la protection dépend de l’acceptation du
public, des programmes d’éducation et d’information sont nécessaires
pour attirer l’attention sur l’importance du patrimoine culturel.
Il convient de promouvoir cette éducation dans les écoles, les lycées
et les universités mais aussi au travers d’expositions et d’articles
dans les médias, y compris sur internet.
22. La planification des crises et l’évaluation des risques en
amont des crises permettront de définir les responsabilités et les
activités à développer au sein de la société civile, notamment au
sein des services administratifs et des services d’urgence, chacun
devant connaître l’étendue du patrimoine culturel, ainsi que les
cibles et les risques potentiels. Le Deuxième Protocole à la Convention
de la Haye fait référence à la préparation d’orientations sur les
procédures à suivre pour assurer sa mise en œuvre, enjoignant les
Parties signataires à incorporer dans leurs règlements militaires
des orientations et des consignes sur la protection des biens culturels.
Mais cette tâche de planification et d’orientations procédurales
n’incombe pas uniquement aux services professionnels ou militaires.
Nous pourrions proposer la mise en place de groupes d’action familiarisés
avec le patrimoine culturel et composés à la fois de professionnels
et de profanes, y compris des étudiants. En s’appuyant sur les connaissances
d’un vaste éventail de la population et en encourageant la participation
des médias, nous serons en mesure d’élargir notre compréhension
de ce qui constitue le patrimoine culturel bâti mais aussi d’augmenter
considérablement le nombre de personnes ayant conscience des responsabilités
de chacun s’agissant de le protéger. Les plans en faveur du patrimoine
local, dirigés par les groupes d’action et créés en pleine concertation
du public, auront potentiellement davantage d’impact que ceux élaborés
en réponse à la crise, en mettant l’accent sur la notion de gestion
positive et de financement indépendamment de toute crise.
23. Les mesures à prendre en cas de catastrophe naturelle – le
cadre juridique et administratif, les mesures financières et d’assurance,
l’éducation et la formation pour améliorer la prise de conscience
du risque, l’évaluation des risques et la prévention et l’atténuation
des catastrophes – sont traitées en détail dans la Recommandation
no R (93) 9 du Comité des Ministres sur
la protection du patrimoine architectural contre les catastrophes
naturelles. Ces mesures doivent être revues dans ce contexte en
vue d’identifier les autres vulnérabilités potentielles auxquelles
le patrimoine bâti peut être exposé en cas de conflit armé ciblé,
et de définir les stratégies à adopter pour les atténuer.
3. Le patrimoine culturel
en tant que victime du processus de reconstruction
24. Au lendemain d’une crise, il est nécessaire d’évaluer
les dégâts, de prendre des mesures d’urgence et de long terme (accompagnées
d’une orientation quant aux techniques appropriées), et de procéder
à une reconstruction sociale et physique, en reconnaissant les quatre
périodes qui se chevauchent dans le processus de rétablissement
après un conflit ou une catastrophe et la durée que nécessite chacune
d’entre elles: la période d’urgence, qui consiste à résoudre les
problèmes immédiats (personnes décédées, blessées, sans abri ou
disparues); la période de restauration, qui vise à rétablir les
services essentiels; la période de reconstruction, dont l’objectif
est de retrouver le niveau d’activités sociales et économiques d’avant
le conflit ou la catastrophe; et la période de commémoration et
d’amélioration pour soutenir la croissance et le développement futurs
.
Des mécanismes postcrise ou postcatastrophe devraient être mis en
place à l’avance par les autorités nationales afin de pouvoir établir
clairement les responsabilités et les mesures à prendre.
25. La reconstruction peut être aussi bien un acte agressif qu’une
réponse positive à une crise. C’est pourquoi, le rétablissement
rapide d’un contrôle de l’urbanisme et d’une gestion du patrimoine
est prioritaire après une crise, dans le cadre d’une collaboration
entre les autorités en charge de l’aménagement et celles en charge
du patrimoine et en pleine consultation avec la population. Cela
suppose de donner aux institutions les moyens d’agir et de rétablir
le système juridique afin d’élaborer une stratégie nationale durable
dans laquelle pourront s’inscrire les différents projets individuels.
26. Il est souhaitable d’adopter une approche multiconfessionnelle
à l’égard des édifices religieux. A Chypre, le monastère Apostolos
Andreas est en cours de reconstruction s’agissant d’un bien du patrimoine culturel
commun aussi bien aux Chypriotes grecs que turcs. Le projet est
financé par l’Eglise Orthodoxe de Chypre et la Fondation pieuse
musulmane Evkaf: à cet égard, les institutions ecclésiastiques travaillent désormais
de concert pour promouvoir le respect et la réconciliation.
27. En période de guerre, une action systématique s’impose pour
intégrer le patrimoine bâti dans les opérations humanitaires urgentes
si l’on veut éviter les modifications ou pertes irréversibles de
monuments historiques: les réparations entreprises dans l’urgence
en recourant à des matériaux inappropriés ont eu des effets désastreux
en Bosnie-Herzégovine. Lorsqu’il s’avère nécessaire d’utiliser des
bâtiments historiques endommagés en tant que solutions d’hébergement
d’urgence, à un moment où il n’est peut-être pas possible d’entreprendre
correctement et intégralement des réparations, les travaux de réhabilitation
doivent alors être réversibles afin de pouvoir procéder à une restauration
en bonne et due forme une fois retrouvée une certaine stabilité.
De même, les bâtiments endommagés non utilisés à d’autres fins devraient
être protégés contre toute nouvelle dégradation – en assurant l’étanchéité
des toits et en obturant les portes et les fenêtres – dans l’attente
d’une restauration ultérieure.
28. Par ailleurs, des lignes directrices internationales seraient
nécessaires afin de déterminer s’il convient de reconstruire le
tissu bâti dans un style contemporain ou historiciste. Le Conseil
de l’Europe pourrait prendre la tête de cette initiative, comme
noté par la Conférence européenne des Ministres responsables du
patrimoine culturel de 2001. Il convient de tenir compte des retombées
potentiellement positives ou négatives d’un style de construction:
reconstruire à neuf signifie que l’on prend un nouveau départ, au
risque que le style et les formes adoptées entraînent une telle
transformation qu’il ne reste rien de familier; construire dans
un style historiciste marque une volonté de continuité et de restauration
de l’identité, mais menace l’intégrité et l’authenticité du patrimoine
et des valeurs qu’il incarne: les matériaux modernes peuvent être
en contradiction avec l’aspect ancien escompté. Mais la clé d’une
reconstruction réussie est la reconnaissance de l’ampleur et la
nature du lieu, qui devrait primer la question de savoir s’il convient
d’opter pour un style contemporain ou historiciste. L’identité de
la population et la communauté telle qu’elle est dans la période
d’après conflit devraient être des facteurs essentiels à prendre
en considération dans l’évaluation des besoins de reconstruction
et de l’aspect à privilégier.
29. C’est un lieu commun de dire que, dans les pratiques établies
de conservation, toutes les couches de l’histoire doivent être respectées
dans le tissu d’un monument historique préservé. La question de
savoir comment procéder en cas de conversion ou reconstruction radicale
suppose d’engager un débat spécifique au site concerné avec toutes
les parties prenantes, dans la mesure où les fonctions, les populations
et les perceptions sont amenées à changer. Après interventions sur
le site, les résultats devraient être examinés pour évaluer le processus
et les conséquences. Quelles sont les conséquences, par exemple,
de l’édification (du renouveau) de l’église du monastère Saint Clément
d’Ohrid («l’ex-République yougoslave de Macédoine»)? Cette nouvelle
église a été achevée en 2002 sur le site d’une église datant du
10e siècle qui avait été démolie et remplacée
par une mosquée, elle-même démolie par la suite.
30. Les nouvelles constructions bâties bien souvent illégalement
sur le territoire de l’ex-Yougoslavie, de Chypre et du Caucase du
Sud, menacent l’intégrité historique et architecturale des localités
concernées. Une vision claire de l’apparence que la population souhaite
donner aux lieux serait donc nécessaire, celle-ci devant s’appuyer
sur une réglementation, des mesures d’information, des incitations
financières et des sanctions contre toute action illégale ou non
autorisée. Ceux qui, dans les situations d’après-guerre exercent
des pressions en matière de développement, exploitent souvent la
période trouble entre la sortie de crise et le rétablissement des
systèmes juridiques et leur mise en œuvre comme ce fut le cas au
Kosovo. Des mesures de planification, des procédures d’autorisation
et des sanctions sont nécessaires de toute urgence en temps de postcrise,
avec la mise en place de pouvoirs temporaires d’urgence dans l’attente
du rétablissement plein et entier de l’autorité civile établis dans
le contexte d’une évaluation environnementale stratégique. Cette action
ne doit pas être purement restrictive mais aussi stimulante et s’accompagner
de mesures d’incitation – les propriétaires et les occupants des
bâtiments ont à la fois des droits et des responsabilités
. Une inspection indépendante,
chargée d’assurer le suivi et l’application des mesures, peut s’avérer
nécessaire dans les situations où corruption et intimidation entravent
le déroulement des procédures régulières.
31. L’aspiration à construire de nouvelles propriétés bien isolées
va à l’encontre de la restauration des édifices historiques, qui
sont perçus comme démodés et inefficaces. C’est pourquoi, une meilleure
corrélation entre les priorités de l’aménagement et les priorités
du patrimoine serait nécessaire, et les propriétaires devraient
être davantage incités à rénover, grâce à la démonstration des bonnes
performances économiques des bâtiments historiques (en cas par exemple
d’architecture vernaculaire). Dans ce contexte, les organisations
non gouvernementales (ONG) parviennent souvent à toucher plus efficacement
que les institutions nationales les propriétaires individuels dans
la mesure où elles sont mieux aptes à parler directement avec les
personnes concernées et à leur fournir des conseils désintéressés.
Citons comme exemple l’ONG Patrimoine culturel sans frontières (Cultural
Heritage without Borders, CHwB), qui est intervenue au Kosovo et
en Bosnie-Herzégovine et a participé au projet Patrimoine sans frontières,
patrimoine en péril en Europe du Sud-Est du Transylvania Trust,
en répertoriant les monuments en péril et en organisant des «ateliers
du patrimoine» qui ont permis de dispenser formation et conseils
à la population locale
.
Cette ONG a prouvé l’efficacité d’une approche directe pour informer
les propriétaires de ce qu’autorise la règlementation et des modalités
à suivre pour une remise en état appropriée des bâtiments historiques.
Ces organisations doivent être considérées comme des partenaires
essentiels des instituts officiels nationaux et locaux et des instances
internationales comme le Conseil de l’Europe et l’Union européenne
qui s’efforcent d’intervenir au plus haut niveau politique, en menant
leurs activités de concert avec les gouvernements nationaux.
32. La réparation ou la reconstruction des mosquées endommagées
ou détruites en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo soulève la question
du financement et des organismes choisis pour en assumer la charge:
en effet, les financeurs saoudiens préfèrent l’austérité de l’islam
wahhabite aux intérieurs décorés des Balkans. Les organismes de
financement devraient donc être soumis à des normes nationales en
matière d’aménagement et de protection du patrimoine, et ne devraient
pas être autorisés à imposer une vision étrangère, importée. Les
agences internationales devraient également prendre conscience du
fait que l’imposition d’un programme internationaliste n’est pas
toujours appropriée: à Chypre, la Commission européenne, en tant
que principal donateur, a tenté d’influencer les pratiques en mettant
l’accent sur les édifices religieux mais les priorités laïques locales
sont aujourd’hui revendiquées. A Stolac, en Bosnie-Herzégovine,
la restauration d’une centaine de maisons traditionnelles financée
et menée par la communauté internationale n’a pas tenu compte de
leurs caractéristiques spécifiques lors du processus de reconstruction,
entravant ainsi durablement le rétablissement de la mémoire culturelle
détruite.
33. Il est essentiel que les autorités nationales surveillent
étroitement les interventions de sources tant internes qu’externes
et imposent des règles uniformes en matière de participation. Cette
tâche n’est pas toujours aisée sachant que 1 700 organisations seraient
impliquées en Bosnie-Herzégovine, mais il demeure nécessaire d’exercer
un contrôle et un suivi plutôt que de confier la responsabilité
à d’autres gouvernements ou organismes gouvernementaux. Les travaux
à réaliser doivent faire l’objet d’une autorisation et d’un contrôle selon
les procédures réglementaires et les normes techniques nationales.
Il convient également de reconnaître que les édifices comme les
églises et les mosquées revêtent aux yeux de la collectivité une
importance patrimoniale autre que leur seule valeur spirituelle
en tant que lieux de culte, aussi la prise de décisions quant à
leur réparation ou reconstruction ne doit pas incomber aux seules
autorités religieuses. En Bosnie-Herzégovine, le manque de financement
et la faiblesse du système juridique ont incité les donateurs étrangers à
acheminer leur aide par l’entremise de l’UNESCO et d’ONG: la Turquie,
l’Indonésie, l’Arabie saoudite et la Jordanie ont financé la restauration
de mosquées; les Eglises orthodoxes grecque et serbe ont sponsorisé
la reconstruction d’églises orthodoxes, témoignant «de la politisation
du processus et de l’emprise sur les programmes politiques nationaux»
.
34. Une législation plus rigoureuse, des sanctions plus fermes
et des incitations plus fortes sont nécessaires pour assurer un
contrôle local sur la reconstruction et les investissements, de
sorte que les besoins locaux ne soient pas ignorés par les organismes
de financement internationaux ou au profit des impératifs commerciaux, tout
en renforçant la confiance et les capacités de manière à éviter
tout risque de dérapage vers une culture de dépendance intellectuelle
et financière. Le Plan pour la mise en œuvre de projets de Réhabilitation
intégrée/Evaluation du patrimoine architectural et archéologique
(IRPP/SAAH) du Conseil de l’Europe/Commission européenne et le processus
de Ljubljana subséquent
pour la réhabilitation du patrimoine
bâti et son contexte sont un bon exemple de cette démarche, rendant
aux pays eux-mêmes le contrôle et la possibilité de faire des choix
plutôt que de laisser les organismes internationaux déterminer les
priorités de financement. La création de sept forums locaux du patrimoine
culturel au Kosovo, rassemblant des représentants des institutions centrales
et locales et de la société civile, est un autre exemple réussi
de la façon dont le patrimoine peut encourager le dialogue et la
participation du public à un processus consultatif. Cette opération
s’est traduite par la sélection de nombreux projets de restauration
de sites, de réhabilitation urbaine et de tourisme culturel.
35. Un conflit est souvent suivi d’une crise économique et d’une
perte d’emplois. Ainsi, lorsque les financements étrangers arrivent,
attirés par la crise, il est délicat de risquer de les compromettre
en proposant des approches alternatives, vu que le versement de
ces fonds intervient au lendemain immédiat de la guerre, alors que
le pays est trop désorganisé pour les gérer utilement. C’est pourquoi
les évaluations des besoins et coûts de réhabilitation ne devraient
pas se cantonner à la situation existante mais s’attacher au potentiel
de croissance pour le secteur du tourisme et des services connexes,
ainsi qu’au potentiel pour l’industrie et l’agriculture de la région,
de manière à restaurer les éléments de base de la croissance au
bénéfice de la population locale.
36. Dans la ruée vers la reconstruction, les organismes en concurrence
et les institutions revitalisées suivent leur propre programme,
mais leur collaboration et entente sont essentielles pour l’atteinte
de résultats mutuellement souhaitables. Le Programme de coopération
et d’assistance techniques du Conseil de l’Europe a depuis longtemps
conclu que le défaut de collaboration entre les institutions, voire
même la non-reconnaissance des responsabilités des unes et des autres,
est au cœur de nombreux problèmes de gestion du patrimoine, en dépit
de l’appel de la Déclaration d’Amsterdam du Conseil de l’Europe
(1975): «La planification urbaine et l'aménagement du territoire
doivent intégrer les exigences de la conservation du patrimoine
architectural et ne plus la traiter de façon fractionnelle ou comme
un élément secondaire.»
37. Comme le montre la reconstruction de Stolac (Bosnie-Herzégovine),
l’entretien ou la restauration du patrimoine bâti et ses valeurs
consacrées n’est pas seulement affaire d’experts. Les souvenirs,
photographies, perceptions et désirs de la population locale sont
fondamentaux pour assurer la continuité du patrimoine culturel et
sa reconstitution après une crise ou une catastrophe. Il ne s’agit
nullement d’une tâche réservée aux professionnels de la gestion
du patrimoine; par contre les personnes impliquées devraient élargir
les groupes d’intérêts.
38. Le défaut de collaboration n’est pas simplement un problème
national. A titre d’exemple, au Kosovo, les organes internationaux
n’ont pas réussi à procéder à un ajustement pragmatique de leurs
attentes. Dans le cadre de la reconstruction de cinq nouvelles kullas,
les normes d’occupation autrement souhaitables imposées par le HCR
pour les nouvelles constructions nécessitaient la démolition de
vestiges d’autres kullas sur le même site. Dans d’autres cas cependant,
des fonds locaux et internationaux ont été déployés avec succès
par Patrimoine culturel sans frontières pour la reconstruction de
kullas et l’organisation de formations et d’actions de renforcement
des capacités d’institutions locales.
39. Au Kosovo, la destruction du patrimoine orthodoxe serbe en
2004 pourrait indiquer qu’il était perçu comme «autre», témoignant
d’une non-reconnaissance de la notion de «patrimoine commun»
.
Composée d’Albanais et de Serbes du Kosovo ainsi que d’experts internationaux,
la commission chargée de la reconstruction, mise sur pied par l’Union
européenne avec la participation du Conseil de l’Europe, et dédiée
à la réparation et la reconstruction des églises, a offert un modèle
de coopération postcrise, mais les travaux sont restés inachevés
après la suspension du financement par le Gouvernement du Kosovo,
soulevant des interrogations quant à sa volonté de réconciliation.
De même, la création de zones de protection spéciale, prévue par
la Proposition globale de règlement portant statut du Kosovo et
inscrite dans les récentes lois sur l’urbanisation et le patrimoine,
n’a pas, pour l’heure, atteint son objectif qui était «de pourvoir
à l’existence et au fonctionnement tranquilles des lieux à protéger»:
le processus de réconciliation est long, ponctué de nombreux arrêts
et redémarrages.
40. La préservation de ce patrimoine relève de la responsabilité
nationale mais aussi internationale et devrait passer outre les
clivages politiques et les impératifs à court terme. L’absence de
résolution de la question chypriote, par exemple, s’est traduite
par des problèmes pour mettre en œuvre des conventions dans la partie
nord de l’île. De plus, le Kosovo n’entretient pas de contacts avec
le Conseil international des monuments et des sites (ICOMOS)
, le territoire n’étant pas reconnu
en tant qu’Etat
.
Les principes de la Convention de Faro
sont davantage sociaux que politiques:
ils devraient être une nouvelle fois soulignés et promus par l’intermédiaire
d’actions d’information et d’éducation et devraient bénéficier d’un
statut supranational permettant leur mise en œuvre en dépit des
manœuvres qui caractérisent les politiques éphémères et au jour
le jour de pays souverains. Par exemple, tous les Etats membres
qui sont en mesure d’aider Chypre au niveau des projets de restauration
et/ou reconstruction du patrimoine culturel devraient intégrer dans
la mise en œuvre de ces projets les principes des conventions internationales,
y compris la Convention de Faro.
4. La culture et le
patrimoine culturel en tant que facteurs de résolution des conflits/réconciliation
41. Certains exemples montrent que le patrimoine culturel
peut être un outil de réconciliation: en Bosnie-Herzégovine, la
reconstruction du pont de Mostar devait symboliser la solidarité
internationale et la réconciliation. Sa valeur symbolique est aujourd’hui
plus forte que jamais: l’image du pont est devenue un symbole omniprésent.
Conçu comme un projet circonscrit réalisé grâce à un financement
international de $US 11,5 millions, le pont et les tours restaurées
des deux côtés témoignent du pouvoir et du rayonnement des agences
internationales, mais aussi des lacunes de telles interventions.
Les projets limités et à court terme, aux résultats aisément mesurables,
et privilégiés par les organismes de financement internationaux,
ne s’inscrivent pas dans les stratégies nationales à long terme,
qu’une reconstruction durable impose et dans lesquelles la communauté
s’implique pleinement.
42. Bien que Patrimoine culturel sans frontières ait entrepris
la reconstruction de deux bazars composés de boutiques et de cafés
près du pont de Mostar, un autre superbe ensemble de constructions
datant d’environ 1900 et situé à proximité est toujours en ruine,
seuls les murs extérieurs restant debout. Une restauration véritablement
durable de ce lieu (et d’autres) nécessitera une meilleure compréhension
du sentiment d’appartenance et de ce qui le constitue. Le monument
emblématique joue certainement un rôle et peut servir de catalyseur
pour d’autres interventions mais l’ensemble nécessite un traitement
qui doit être soutenu par des institutions à nouveau en état de
fonctionner, qui ont le pouvoir de faire appliquer la réglementation
et, dans le cas de Mostar en Bosnie-Herzégovine, d’empêcher l’industrie
touristique en plein essor d’envahir physiquement le pont et ses
environs et de compromettre ainsi les qualités intrinsèques qui
attirent avant tout les touristes.
43. Nous devons élaborer des stratégies fondées sur les points
de vue des populations locales plutôt que sur les idées préconçues
des organismes internationaux. Si des différences culturelles ont
déclenché une crise, la reconstruction physique ne suffit pas. Elle
doit s’accompagner de consultations, d’une éducation et de preuves
de résultats socio-économiques positifs: les résultats positifs
encouragent la poursuite de l’activité. Les acteurs et les donateurs
internationaux doivent s’engager dans des programmes plus longs
allant au-delà de la reconstitution des seuls monuments emblématiques,
ces programmes pouvant ensuite être découpés en des projets limités
et plus aisément réalisables, démontrant le succès et incitant à
poursuivre l’action. Des projets fructueux font naître le soutien
du public et encouragent de nouveaux investissements. Mais ces acteurs
internationaux doivent respecter la réglementation et les contributions
nationales et locales car la reconstruction n’est pas simplement
une opération physique. Il est impossible de bâtir une paix durable
et une mémoire commune en se contentant d’importer des politiques
et des mécanismes de réconciliation étrangers.
44. L’intention qui a présidé à la restauration et reconstruction
dans les pays des Balkans occidentaux était de marquer le retour
à la normalité, de réaffirmer l’identité culturelle et de redonner
aux lieux leur apparence familière, afin d’encourager le retour
des personnes déplacées. Mais il est irréaliste d’attendre de personnes qu’elles
reviennent rapidement vivre à proximité de leurs anciens oppresseurs.
La réconciliation prend du temps: c’est pourquoi, le retour forcé,
comme le retour dans un délai fixé, sont inacceptables.
45. L’Accord-cadre général pour la paix en Bosnie-Herzégovine
(Accord de Dayton) a expressément consacré son annexe 8 au patrimoine
culturel. Elle reconnaît l’importance du patrimoine culturel pour l’ensemble
du processus de reconstruction postconflit et prévoit la pleine
participation des pouvoirs publics à l’évaluation de ce patrimoine.
Mais sa force, qui consiste à isoler le patrimoine en tant que cas
particulier, présente également une faiblesse inhérente, car le
patrimoine ne devrait pas être traité séparément de la reconstruction
d’après-guerre dans son ensemble, qui présente beaucoup d’autres
exigences à satisfaire: le développement d’un système d’aménagement
du territoire; le retour des personnes déplacées; l’établissement d’un
cadre sécurisé; la mise en place d’un système juridique et judiciaire;
la poursuite des auteurs de délits; le déminage; l’élaboration du
système éducatif; le développement économique; le développement
des médias et de la société de l’information
.
46. La réhabilitation du patrimoine culturel bâti
prête
attention et donne une impulsion à la mémorialisation – souvenir
et commémoration publics – qui fait partie du processus de redressement.
L’engagement public postcrise est un prérequis pour retrouver le
bien-être moral et social et garantir un avenir durable mais aussi une
mémoire collective immuable, matérialisée dans le patrimoine culturel
– la «source partagée de mémoire» dont il est question dans la Convention
de Faro (article 3).
47. La reconstruction, longtemps après les événements, de sites
marqués par la douleur et l’atrocité montre comment le processus
de commémoration, d’éducation et de narration influence la perception
du patrimoine culturel et des lieux historiques. La reconstruction
partielle d’anciens camps de concentration nazis aux Pays-Bas, ainsi
que la construction de centres nationaux de commémoration, permettent
aux peuples de découvrir le passé et de partager des évocations
de la guerre et du conflit dans l’espoir qu’ils ne se reproduiront
jamais plus. Après la seconde guerre mondiale, la majorité des personnes
souhaitaient oublier et prendre un nouveau départ, mais la génération
d’après tient à raconter l’histoire et à montrer ce qui s’est passé:
il s’agit là encore d’un processus à long terme.
48. La résolution des conflits suppose un enseignement impartial
de l’histoire et la reconnaissance de la multi-vocalité du passé,
car la mise en avant d’une interprétation au détriment d’une autre
ou le refus de discuter et de tenter d’expliquer les événements
contestés de l’histoire récente se soldent par un défaut de compréhension
et de valorisation du patrimoine culturel de tous. Le patrimoine
culturel est un facteur essentiel de l’établissement du dialogue
interculturel: collaboration multiconfessionnelle, enseignement
de l’histoire et découverte d’un terrain d’entente sont autant d’éléments
déterminants pour bâtir et développer une confiance mutuelle. La
participation des jeunes à ce cercle vertueux est particulièrement
importante. Les enfants du Kosovo, par exemple, sont désormais sensibilisés
à la diversité de leur patrimoine culturel et à la nécessité de comprendre
et respecter celui d’autrui – et par l’intermédiaire de ces enfants,
le message touche également les parents.
49. L’IRPP/SAAH puis le Processus de Ljubljana en Europe du Sud-Est
ont été exemplaires dans leurs partenariats
et projets. Ils ont permis de surmonter les clivages en renforçant
la citoyenneté et de revitaliser l’activité économique avec des
retombées locales et touristiques. Travailler ensemble est un élément
majeur de la réconciliation, mais à condition d’apporter des bénéfices
socio-économiques à la population locale et aux visiteurs. Il est
surtout fondamental que les jeunes sentent qu’ils sont parties prenantes
de la société, qu’ils y contribuent et qu’ils bénéficient de son
développement. Le chômage et l’exclusion des processus de la société civile
sont sources de désaffection et d’aliénation préjudiciables qui
poussent les jeunes à commettre des actes perturbateurs ou à chercher
ailleurs une vie meilleure, des réactions qui sapent toutes deux
les notions de continuité sociale et de communauté.
50. Depuis 1975, les activités du Programme de coopération et
d’assistance techniques du Conseil de l’Europe ont aidé à renforcer
la coopération entre les Etats membres grâce à des projets transfrontières
et transnationaux et ont joué un rôle clé dans la réconciliation
et la réhabilitation postconflit dans l’Europe du Sud-Est et le
Caucase. En Géorgie, la restauration et la reconstruction après
le conflit de 2008 a été une priorité non seulement pour loger les
habitants et permettre le retour des personnes déplacées, mais aussi
pour préserver l’esprit des communautés et faire en sorte que l’intérêt
porté au patrimoine soit davantage axé sur les villages que sur
les monuments, sur le patrimoine bâti de la vie quotidienne plutôt
que sur le patrimoine monumental. Dans ce processus, les comités
consultatifs de conservation devraient inviter les profanes à joindre
leurs voix à celles des experts: l’implication des parties prenantes
locales dans l’identification des projets de réhabilitation ne peut
avoir qu’un effet bénéfique sur la durabilité de ces projets.
51. La conservation est un processus mais aussi une activité technique
qui a le potentiel de rapprocher les membres de la communauté de
la notion de patrimoine. Une initiative en cours en Albanie, Bosnie-Herzégovine
et au Kosovo, «Make it Yours», entend faire participer des acteurs
de tous horizons dans des actions de conservation: préparer la peinture
traditionnelle et repeindre les façades, tailler des poutres et plâtrer
les murs. Il est à noter cependant que ces travaux nécessitent une
étroite supervision afin d’en garantir le contrôle de la qualité,
car un exercice similaire mené avec des étudiants en Bulgarie a
nécessité une nouvelle mise en peinture l’année suivante.
52. La communauté internationale devrait faire pression sur les
gouvernements pour qu’ils respectent les plans d’action et pour
les contraindre à honorer et mettre en œuvre les obligations qu’ils
ont souscrites: le patrimoine culturel n’est pas un luxe dans lequel
investir après la construction d’hôpitaux, d’écoles et de routes; il
est fondamental pour l’humanité. Les institutions existantes devraient
disposer de plus de moyens pour lutter contre la négligence et les
dommages causés au patrimoine culturel. L’adoption de lignes directrices
et de récompenses à décerner aux meilleures pratiques est indispensable
à la gestion du patrimoine et à la participation de la communauté
dans notre nouvel ordre mondial marqué par des perturbations économiques, pénuries
et destructions ciblées, la désintégration sociale et une perte
de confiance conséquentes à l’échelle du globe.
5. Conclusion
53. Le patrimoine culturel est un facteur essentiel pour
la résolution durable des conflits et le bien-être de la société.
La restauration et la reconstruction du patrimoine culturel après
une crise est un acte politique qui ne relève pas uniquement de
la responsabilité ou du devoir des responsables politiques, car
ces derniers agissent au nom de la société civile dans son ensemble
et de concert avec elle.
54. La reconstruction suppose de regarder vers l’avenir, mais
aussi de se pencher sur le passé. Le patrimoine culturel peut déclencher
et faciliter un conflit comme il peut assurer la réconciliation.
La reconstruction est aussi potentiellement en mesure de raviver
un conflit. Beaucoup dépend des personnes qui contrôlent le processus
de reconstruction: le maintien au pouvoir de celles qui en assuraient
la charge durant le conflit ne facilite pas la réconciliation et
le retour des personnes déplacées. Le processus de réconciliation pouvant
nécessiter plusieurs générations, ne serait-il pas judicieux de
le scinder en plusieurs phases: tout en gardant à l’esprit l’ambition
à long terme de parvenir à la réconciliation, commencer par un objectif
simple, en l’occurrence assurer une coexistence pacifique, suivi
de l’instauration d’un dialogue constructif et de la confiance,
en tant que premiers pas d’un tel cheminement?
55. Par ailleurs, la nature des conflits modernes, notamment les
guerres civiles ou à caractère ethnique, souvent menées en l’absence
de toute déclaration officielle de guerre, est en contradiction
avec les règles et les hypothèses quant à leur conduite qui ont
servi de fondement à la Convention de Genève et la Convention de
La Haye, élaborées et convenues toutes deux au lendemain de la seconde
guerre mondiale. Comme constaté lors des conflits dans les Balkans
des années 1990, le patrimoine bâti est devenu, en même temps que
la population civile, la cible d’actions violentes et non plus la
victime accidentelle de dommages collatéraux: «L’architecture au
vingtième siècle est devenue de plus en plus une arme de guerre
plutôt qu’une forme d’entrave qui empêche son bon déroulement
.»
56. Dans de telles circonstances, il nous faut concevoir de nouvelles
lignes directrices et de nouveaux instruments pour assurer la protection
et la reconstruction du patrimoine culturel, notant qu’en 2001 la cinquième
Conférence européenne des Ministres responsables du patrimoine culturel
appelait à l’établissement de «principes pour la reconstruction
des monuments culturels endommagés ou détruits et pour favoriser
l'entretien régulier du patrimoine culturel». L’examen des attitudes
envers le patrimoine bâti avant, durant et après le conflit peut
avoir un effet catalyseur pour une meilleure prise en compte du
patrimoine dans la société et son traitement: la négligence et la
dégradation générale sont également des questions importantes
.
57. La reconstruction ne doit pas être considérée isolément comme
un ensemble de projets de restauration de bâtiments bien définis;
elle doit au contraire s’inscrire dans un cadre politique national
élaboré démocratiquement et destiné à faciliter le développement
et la cohésion de la communauté au plan local, et s’intégrer dans
des programmes visant à assurer le retour durable des réfugiés et
des personnes déplacées. De tels projets devraient par conséquent
impliquer la société locale dans son ensemble. Mais, indépendamment
des monuments, il faut aussi déployer des efforts considérables
pour recréer une vie collective: le rétablissement est avant tout
celui des populations et de leur bien-être physique et social, et
de la confiance dans une idée partagée du bien commun.
58. Le «déficit interpersonnel» postcrise, la perte de confiance,
de dignité et de foi en les autres – la cohésion sociale – a été
décrit comme le résultat le plus important du conflit, établissant
une distinction entre les besoins de reconstruction après un conflit
et ceux liés à une reconstruction au lendemain d’une catastrophe naturelle.
Selon une vision ancrée dans la société, la reconstruction est un
enjeu de développement. Il est donc urgent d’élaborer des lignes
directrices sur les mesures à prendre avant et après une situation
de crise. A cet égard, il convient de prendre note des sept piliers
de la reconstruction postconflit: vision; participation; sécurité; réconciliation
et justice; équité; reconstruction et développement; et capacité
.
59. Les lignes directrices devraient s’inspirer d’instruments
existants tels que la Recommandation no R (93) 9
du Comité des Ministres sur la protection du patrimoine architectural
contre les catastrophes naturelles, et prendre en compte les lignes
directrices de l’Organisation de coopération et de développement économiques
(OCDE), «Prévenir les conflits violents: quels moyens d'action?»
(2001); la Déclaration d’Ohrid de l’ICOMOS sur la protection du
patrimoine culturel en cas de conflit armé (2002)
;
la Stratégie de l’UNESCO pour réduire les risques liés aux catastrophes
sur les sites du patrimoine mondial (2007)
;
et le Mémorandum de Vienne de l’UNESCO sur «Le patrimoine mondial
et l’architecture contemporaine – Gestion du paysage urbain historique»
(2005), qui appelait de manière urgente à une compréhension approfondie
du lieu, par opposition aux seuls bâtiments objets, notait la nécessité
d’une étude et d’une analyse approfondie du paysage urbain historique
comme moyen d’expression des valeurs et de l’importance, et soulignait
l’impératif de répondre aux exigences du développement en autorisant
une architecture contemporaine tout en respectant le paysage urbain
hérité et sa configuration
. Ceci
rappelle l’une des considérations essentielles de la Déclaration
d’Amsterdam du Conseil de l’Europe (1975): «L'architecture d'aujourd'hui
étant le patrimoine de demain, tout doit être mis en œuvre pour
assurer une architecture contemporaine de haute qualité.»
60. Par ailleurs, le rapport du Conseil de l’Europe sur la reconstruction
du patrimoine bâti (CDPAT(2003)27) a appelé à la collaboration entre
les organisations nationales et internationales en vue d’établir
un plan d’action à appliquer en cas de destruction de patrimoine
bâti, comprenant un processus permettant d’évaluer la candidature
d’un site à la reconstruction. Ce plan reste requis. De plus, les
initiatives clés, les réalisations et les méthodologies du Programme
de coopération et d’assistance techniques gagneraient à être mieux connues.
61. Compte tenu de ce qui précède, je suis fermement convaincue
de la nécessité de lignes directrices plus claires guidant les politiques
et les pratiques liées au patrimoine dans les situations de crise
ou de postcrise et d’une affirmation plus ferme des principes. Il
convient notamment:
- de mettre
en avant la Convention de Faro en tant que document novateur sur
le rôle du patrimoine culturel à l’appui des principes des droits
de l’homme et d’une société démocratique et encourager de nouvelles
ratifications qui permettront d’apporter une contribution essentielle
à la gestion de la diversité, au développement de la participation
démocratique et à l’amélioration du cadre et de la qualité de vie de
tous les Européens;
- de rappeler les principes d’une conservation intégrée
énoncés dans la Déclaration d’Amsterdam (1975), notamment la participation
des citoyens et l’intégration du patrimoine architectural dans la
vie sociale;
- de reconnaître que l’accès au patrimoine culturel est
un droit de l’homme fondamental et que l’identité culturelle exprimée
par une communauté est un acte politique fondé sur la mémoire collective;
- de développer l’idée selon laquelle la destruction et
le pillage systématiques, délibérés et ciblés de biens culturels
peuvent être qualifiés de crimes contre l’humanité et mettre au
point de nouveaux mécanismes pour déférer les auteurs de tels actes
devant la justice nationale et internationale;
- de prendre l’initiative de formuler des orientations sur
la reconstruction et le relèvement connexe des sociétés, en tenant
compte des diverses stratégies susceptibles d’être adoptées pour
la reconstruction et en définissant précisément les termes employés
(reconstruction, restauration, réhabilitation, culture, patrimoine
culturel, identité culturelle, etc.);
- de reconnaître que la reconstruction du patrimoine culturel
bâti est une composante essentielle du processus de développement
postcrise qui permet le retour à la normale de la société en rétablissant
et en préservant le potentiel de vie et de développement des communautés
et en répondant aux besoins et aux aspirations de la population;
- de prendre note de la nécessité d’une éducation continue
et ciblée au patrimoine culturel, en tenant dûment compte des attentes
du public vis-à-vis des médias;
- de prendre des mesures pour améliorer les systèmes législatifs
et de gestion et d’encourager une meilleure allocation des ressources,
de façon à tenir dûment compte en premier lieu de l’identification du
patrimoine culturel nécessitant une protection et en second lieu
de sa reconstitution en cas de crise;
- de promouvoir une approche globale du patrimoine culturel
en tant qu’élément fondamental placé sous la responsabilité d’une
société démocratique durable, société qui doit s’approprier ce patrimoine
culturel et non en confier la responsabilité à des organismes d’aide
extérieurs;
- de prendre des mesures pour renforcer la collaboration
des instances internationales afin de mettre en commun le savoir-faire
et de conférer plus de poids et d’autorité aux conventions et aux
déclarations. Pour assurer un soutien et une orientation adéquats
aux autorités nationales, le Conseil de l’Europe devrait engager
des discussions avec l’Union européenne et l’UNESCO sur l’amélioration
des instruments requis pour la gestion du patrimoine durant et après
les crises et la reconstruction et sur l’élaboration de nouvelles
lignes directrices pour des politiques et des pratiques plus larges
en matière de patrimoine applicables aux situations de postcrise.