1. Introduction
1. Lors du lancement officiel de l’Alliance parlementaire
contre la haine, à Strasbourg le 29 janvier 2015, M. Maurice Sosnowski,
Président du Comité de coordination des organisations juives de
Belgique, a exhorté à «appeler les choses par leur nom». Il s’agissait
là d’une mise en garde contre le risque de sous-estimer les manifestations
croissantes d’antisémitisme en Europe. Ce rapport naît précisément
de la volonté d’appeler à la vigilance face à tous les phénomènes
de racisme et d’intolérance, quels que soient les groupes qu’ils
visent et la forme qu’ils revêtent. Aujourd’hui, le racisme montre
un visage nouveau et différent du racisme «traditionnel», mais il
est tout aussi délétère.
2. «La discrimination, la distinction, l’exclusion et la marginalisation
menacent la tranquillité et la stabilité de nos sociétés» comme
l’a dénoncé Zeid Ra’ad Al Hussein, Haut-Commissaire aux droits de
l’homme des Nations Unies. «Elles portent atteinte à la jouissance
des droits civils et politiques et font obstacle à la réalisation
des droits économiques, sociaux et culturels (…). Les manifestations
contemporaines du racisme affectent la cohésion sociale et le progrès,
parfois même au point de les détruire»

.
3. En Europe, nous assistons à la montée de l’intolérance sous
différentes formes et à une augmentation du rejet de l’autre sur
les plans ethnique et culturel. Au moins deux facteurs principaux
semblent avoir exacerbé ce phénomène, qui affecte plus particulièrement
les migrants, les musulmans, les juifs et les Roms: d’une part, la
crise économique de ces dernières années, de l’autre, l’instabilité
géopolitique dans certains pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient.
Les crises en Libye et en Syrie, en particulier, ont contribué à
engendrer des craintes souvent irrationnelles d’une «invasion» de
migrants et demandeurs d’asile en Europe.
4. Je voudrais souligner que l’identification des groupes ciblés
par les préjugés en tant que communautés distinctes vise à créer
de façon fictive leur altérité par rapport à une supposée population
majoritaire. En effet, au sein de ces groupes, chaque individu est
différent et les différences sociales et économiques souvent le caractérisent
de façon plus importante que les différences ethniques, religieuses
ou culturelles. Nous utiliserons donc les termes antisémitisme,
islamophobie ou racisme non pas pour accréditer l’existence de groupes
ou communautés homogènes et distinctes mais seulement pour mieux
définir les phénomènes d’intolérance et de préjugé auxquels ils
font face.
5. Nous assistons également aujourd’hui à une «libération de
la parole». Un langage simplifié, discriminatoire et insultant,
souvent agressif, se diffuse dans le débat public sur des thèmes
importants tels que les politiques des migrations et la situation
des demandeurs d’asile. En France, le rapport de la Commission nationale
consultative des droits de l’homme de 2013 parle d’un racisme «sans
complexes»

,
qui contredit et annule le message des droits humains et de l’égalité.
6. La popularité de partis politiques populistes ouvertement
anti-migrants dans plusieurs Etats membres du Conseil de l’Europe
démontre que leur discours est désormais considéré comme acceptable
voire souhaitable par une partie de la population. L’instrumentalisation
de fausses vérités sur l’immigration et sur les pratiques religieuses
dans les discours de responsables politiques contribue à leur diffusion
et à leur banalisation. Nous devons y prendre garde afin de reconnaître
et de dénoncer autant que possible les propos racistes et néo-racistes.
7. Avec ce rapport, je souhaite m’attaquer à l’étude des formes
actuelles du racisme et notamment de ce que nous pourrions appeler
«racisme culturel», afin de voir quelles actions de prévention et
de lutte pourraient mener nos parlements nationaux, l’Assemblée
parlementaire, et le Conseil de l’Europe, en général. Face aux préjugés
et à l’hostilité croissante vers tous ceux qui sont considérés comme
différents de la majorité, je souhaite que ce rapport soit également
un moyen de célébrer la diversité culturelle et le vivre ensemble
sur notre continent.
8. Le racisme a été traité à de nombreuses reprises par l’Assemblée
parlementaire, plus récemment dans les rapports de M. Jonas Gunnarsson
(Suède, SOC) «Une stratégie pour la prévention du racisme et de l’intolérance
en Europe»

, de Mme Marietta
de Pourbaix-Lundin (Suède, PPE/DC) «Faire barrage aux manifestations
de néonazisme»

, ou encore de M. David Davies (Royaume-Uni,
CE) «La lutte contre le racisme dans la police»

. Je vise à continuer le travail
important accompli par mes prédécesseurs, en attachant une importance
particulière à la nécessité de reconnaître le racisme sous toutes
ses formes. Même lorsqu’il se «déguise» hypocritement en défense
des traditions culturelles, ou lorsqu’il abuse des droits fondamentaux en
détournant la liberté d’expression afin d’insulter et de propager
les préjugés, le racisme peut être reconnu. Le reconnaître est,
en effet, une précondition pour pouvoir le combattre de manière
efficace.
2. Reconnaître
les différentes formes de racisme
9. Il me paraît tout d’abord essentiel de décrire les
formes actuelles du racisme. Le racisme «traditionnel» dit «racisme
biologique» ou «racisme ouvert» affirme l’existence et la hiérarchie
des races ou l’infériorité de certains groupes par rapport à d’autres.
Actuellement, il n’est plus question d’affirmer la supériorité d’une «race»
sur une autre. Le concept même de «race» ayant été complètement
démenti par la science, ce qui se manifeste est souvent un «racisme
sans races», fondé sur l’affirmation que les différences culturelles
sont irréductibles

.
Cette forme de racisme met en concurrence les civilisations et les
cultures et conduit à une intensification de l’intolérance et à
un repli identitaire. Selon Pierre-André Taguieff, un sociologue
et politologue français, «le rejet peut se fonder classiquement
sur l’apparence physique, notamment sur la couleur de peau, mais
il tend aujourd’hui à privilégier les caractères culturels, au premier
rang desquels on trouve la religion».
10. Le racisme se serait ainsi culturalisé: l’idée d’une «hiérarchie
des cultures» remplacerait une «hiérarchie des races». Le racisme
contemporain peut être un phénomène plus subtil que le racisme traditionnel
qui se prétendait «scientifique», mais son but et ses effets sont
les mêmes: il vise à expliquer et légitimer des comportements ou
discours discriminatoires, et contribue à les alimenter. Combattre
ces formes de discrimination est parfois difficile car le fait qu’elles
soient moins idéologiquement structurées les rend plus difficilement
identifiables.
11. Lors d’une audition, le 21 avril 2015, de la commission sur
l’égalité et la non-discrimination, M. Jean-Paul Lehners, membre
de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI),
a convenu que le néo-racisme ou racisme culturel se base sur des
préceptes souvent très similaires à ceux qui sous-tendent le racisme
biologique, qui n’a pas disparu, tels que l’insistance sur les différences,
la perfection par l’homogénéité, la supériorité de la civilisation
«blanche», ainsi que la bouc-émissarisation, le reproche d’un prétendu
parasitisme et l’exagération de la croissance démographique des
étrangers. M. Lehners a ajouté que la globalisation, qui confronte
chacun davantage à l’«autre», est souvent accompagnée d’un certain
repli sur soi voire de la construction d’une sorte de «patrie» ou
berceau (notion allemande de «heimat»)
dont seraient exclus les personnes considérées comme différentes.
12. Le sociologue Michel Wieviorka, qui utilise l’expression «néo-racisme»,
associe le débat sur ce phénomène à la question du multiculturalisme.
«Ce fut le cœur du racisme dit “différentialiste” que d’accuser, aux
Etats-Unis, les Noirs d’être culturellement dans le refus du credo
américain ou, en France, certaines minorités issues de l’immigration
d’être irréductiblement différentes, et totalement incapables de
s’adapter à la société d’accueil, alors que leurs membres, désireux
de s’intégrer, étaient surtout victimes d’exclusion et de rejet
raciste»

.
13. La diversité des cultures, des modes de vies, des coutumes
et des croyances est présentée par certains comme un obstacle insurmontable
à la réussite du vivre ensemble. Les cultures sont présentées en
opposition et le «vivre ensemble» assimilé à une utopie. Certains
estiment, par conséquent, qu’il est préférable de vivre dans des
groupes distincts plutôt que de renforcer la cohésion sociale à
travers l’échange interculturel. Cette idée se retrouve dans le
discours de nombreux hommes et femmes politiques populistes, qui
contribuent à la populariser auprès d’un nombre croissant de citoyens.
Cette conception conduit à l’exclusion de tous ceux qui sont perçus
comme différents: si l’on est prêt à «appeler les choses par leur
nom», il faut alors admettre qu’il s’agit d’une idée raciste.
14. Cette idée peut prendre la forme d’un ethnocentrisme radical,
qui revient à évaluer ou juger les autres groupes en fonction du
sien, que l’on considère comme parfait. Il peut consister à rejeter
toute culture différente de la sienne ou à forcer son assimilation.
Ce phénomène alimente les préjugés envers les autres, notamment les
migrants, et apparaît en développement dans plusieurs Etats membres
du Conseil de l’Europe.
15. Le discours du racisme culturel tend à se banaliser et les
préjugés racistes sont en train d’être normalisés. La banalisation
de ce discours contribue à faire accepter la discrimination à l’égard
de certains groupes ou minorités par une grande partie de la population.
Cette banalisation influence les mentalités, rend peu à peu ces
propos plus acceptables ou, en tout cas, conduit à moins de condamnations
publiques. D’ailleurs, très souvent, une personne tenant des propos
racistes ne se considère pas comme une personne raciste et ne souhaite
pas être qualifiée de la sorte. La fameuse phrase «je ne suis pas
raciste, mais…» pourrait en effet apparaître comme un slogan du
raciste contemporain. La banalisation de ce discours peut également se
traduire par une insensibilité à la discrimination à l’égard de
certains groupes, voire la perception qu’un groupe obtient des faveurs
ou des privilèges par rapport aux autres.
16. La question du terme «racisme culturel» se pose également,
l’inclusion du terme «race» étant en contradiction avec sa définition.
J’ai posé, à plusieurs reprises, à mes interlocuteurs (membres de
la commission, experts invités à nos réunions, représentants des
autorités et de la société civile lors de ma visite en Allemagne)
la question suivante: est-il toujours opportun d’utiliser le terme
«racisme», et si ce n’est pas le cas, comment le remplacer? Il s’avère
que ce mot est difficile à remplacer. D’une part, un «racisme sans
race» est une contradiction dans les termes et, d’un point de vue
doctrinal, il n’est pas entièrement approprié pour décrire les phénomènes
que nous traitons. D’autre part, il s’agit d’un mot largement utilisé
et qui, plus que tout autre terme alternatif, suscite une répulsion
et une condamnation immédiates. Si notre objectif est de prévenir et
de lutter contre l’intolérance et les discriminations fondées sur
l’origine géographique, l’ethnicité, l’appartenance à une minorité
nationale, le statut de migrant ou de demandeur d’asile, le terme
«racisme» est probablement, le plus compréhensible pour décrire
cet ensemble de phénomènes.
17. En revanche, je n’utiliserai pas le mot «race», sauf entre
guillemets. Je me réjouis de l’initiative du gouvernement suédois,
qui a annoncé en 2014 vouloir effacer ce mot de sa législation,
ne souhaitant pas soutenir avec les textes législatifs ce qu’il
considère comme une construction sociale

. Loin
d’être une question purement formelle, ce choix est dicté par des
motivations que nous ne pouvons que partager. La suppression du
mot «race» de la Constitution française a également été discutée
lors de la dernière campagne présidentielle mais aucune suite n’a
été donnée à ce débat pour le moment.
18. Le racisme actuel peut ainsi prendre plusieurs formes qui
requièrent chacune une réponse adéquate. Les manifestations de rejet
et la persistance des préjugés sont particulièrement flagrantes
à l’égard des Roms

, des juifs et des musulmans
ou des personnes perçues comme telles. Je m’intéresserai plus particulièrement
à ces groupes dans ce rapport.
19. Nous avons en effet assisté, ces dernières années, à une augmentation
de l’antisémitisme. Des propos affirmant que les personnes de confession
juive contrôleraient les médias et les milieux financiers nourrissent un
climat d’intolérance à l’égard de cette communauté. En 2012, l’Agence
des droits fondamentaux de l’Union européenne a effectué un sondage
auprès de 5 847 personnes de confession juive dans huit Etats membres l’Union
européenne (Allemagne, Belgique, France, Hongrie, Italie, Lettonie,
Royaume-Uni et Suède). Les résultats de cette enquête sont inquiétants:
21 % des personnes interrogées ont répondu avoir eu l’expérience d’un
incident antisémite (insulte verbale, harcèlement ou attaque physique)
au cours des 12 mois précédant le sondage

et 76 % des
personnes interrogées estiment que l’antisémitisme a augmenté au
cours des cinq dernières années.
20. S’agissant des musulmans, le philosophe belge Edouard Delruelle
affirme que nous pouvons parler d’un racisme antimusulmans, qui
fait une «obnubilation sur l’islam, (...) fait percevoir le musulman
comme un envahisseur, une menace pour notre “civilisation” à travers
le mythe de l’islamisation de l’Europe»

. Ces arguments sont de plus en plus
présents dans les médias et le discours politique. En France, une augmentation
significative des actes antimusulmans a été observée après les attaques
de Paris en janvier 2015. Ainsi, entre l’attentat contre le journal
satirique
Charlie Hebdo, le
7 janvier, et le 20 janvier, 128 actes antimusulmans ont été recensés,
soit presque autant en deux semaines que sur toute l’année 2014.
Ces actes consistaient principalement en des menaces, des insultes,
mais également en des attaques, en particulier contre des mosquées.
L’Observatoire national contre l’islamophobie, qui dépend du Conseil
français du culte musulman, avait souligné, s’agissant des chiffres
de 2014 qui marquaient une baisse de 41 % des actes antimusulmans,
que «ces chiffres toutefois ne reflètent pas la réalité, car nombreux
sont les musulmans qui ne souhaitent pas porter plainte systématiquement
lorsqu’ils sont victimes d’actes xénophobes, convaincus qu’il n’y
aura aucune suite, ce qui est très souvent hélas la réalité»

.
21. Les préjugés à l’égard des Roms sont également très répandus
dans la plupart des Etats membres du Conseil de l’Europe. Leur mode
de vie est contesté, l’attribution d’aides financières afin d’aménager
des terrains pouvant les accueillir est considérée par certains
comme un gaspillage de ressources publiques, au détriment du bien-être
de la population locale. Le discours raciste et discriminatoire
à l’égard des Roms peut conduire à des actes de violence. Il ne
convient pas de réagir une fois qu’il sera trop tard mais de mobiliser
nos forces afin de lutter efficacement contre cette discrimination
persistante depuis de nombreuses années. La priorité devrait être
accordée à des mesures proactives pour promouvoir l’inclusion sociale
et le respect de leur identité culturelle.
22. Puisque les styles de vie et traditions sont présentés par
le racisme culturel comme incompatibles, la conséquence qui peut
en découler est la promotion d’une assimilation forcée. Les cultures
étant présentées comme incompatibles, la seule façon de les faire
coexister de manière pacifique serait d’assimiler à la culture dominante
toute culture différente. Je souhaite dénoncer ce phénomène et affirmer
que nous devons continuer à promouvoir sans relâche le vivre ensemble
et le respect des droits humains. L’avenir de l’Europe se trouve dans
la diversité de ses visages, de ses langues, de ses cultures. Il
exige le respect des droits et de l’identité de chacun.
3. Prévenir et lutter
contre le racisme culturel
23. Le développement du racisme culturel n’est pas une
fatalité. Nous disposons d’instruments juridiques nationaux et internationaux
pertinents afin de prévenir et de lutter contre ce phénomène. Je
suis également d’avis que les responsables politiques et les acteurs
du domaine de l’éducation ont un rôle très important à jouer à cette
fin.
3.1. Instruments juridiques
internationaux
24. La Convention internationale sur l’élimination de
toutes les formes de discrimination raciale (1965) demande aux Etats
de condamner la discrimination raciale qui «vise toute distinction,
exclusion, restriction ou préférence fondée sur la race, la couleur,
l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique, qui a pour but
ou pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance,
la jouissance ou l’exercice, dans des conditions d’égalité, des
droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaines
politique, économique, social et culturel ou dans tout autre domaine
de la vie publique» (article 1er).
25. Au niveau régional, l’article 14 de la Convention européenne
des droits de l’homme (STE no 5, «la Convention»)
(Interdiction de discrimination) me semble particulièrement pertinent
dans la lutte contre le racisme culturel. Il stipule que «[l]a jouissance
des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être
assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe,
la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques
ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance
à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre
situation». Cet article de la Convention nous donne une base solide
pour la lutte contre le racisme, y compris dans ses nouvelles formes.
De plus, la Convention a été complétée en 2000 par le Protocole
no 12 (STE no 177)
qui contient une interdiction générale de la discrimination. Alors
que la Convention a été ratifiée par tous les Etats membres, seuls
18 d’entre eux sont devenus Parties au Protocole no 12.
J’appelle tous les Etats membres à le ratifier sans délai.
26. Selon le rapport «Digital Terrorism and Hate Crime» (Terrorisme
numérique et crimes de haine) du Centre Simon Wiesenthal de Los
Angeles, il existait en 2013 environ 20 000 sites racistes dans
le cyberespace, soit une augmentation de 30 % par rapport à 2012.
L’utilisation des moyens informatiques donne une apparence de modernité
au racisme et contribue à sa propagation en le rendant socialement
acceptable. Certains réseaux sociaux risquent de réduire les défenses
que la société avait créées vis-à-vis du racisme traditionnel «scientifique»,
en affaiblissant la résistance contre lui.
27. Les Etats européens se sont graduellement dotés d’outils juridiques
pour lutter contre la cybercriminalité et les propos haineux. Plusieurs
Etats membres, cependant, doivent encore ratifier le protocole additionnel
à la Convention sur la cybercriminalité du Conseil de l’Europe relatif
à l’incrimination d’actes de nature raciste et xénophobe commis
par le biais de systèmes informatiques (STE no 189).
Je les encourage vivement à le faire.
3.2. Liberté d’expression
et discours de haine
28. Le racisme culturel contribue à créer un climat d’hostilité
à l’égard d’une partie de la population. Il ne peut pas toujours
être identifié comme une infraction pénale et n’est pas forcément
punissable par la loi. Il faudrait faire une distinction claire
entre l’affirmation de la liberté d’expression légitime et la parole discriminatoire.
La liberté d’expression rencontre une limite dans la responsabilité
personnelle et ne peut pas être utilisée pour offenser, notamment
quand le rapport de force entre les parties concernées est inégal. Comme
l’écrit Christian Salmon, «les cultures et les langues ne s’y confrontent
pas à armes égales (…). La guerre des récits est asymétrique»

.
29. Le Conseil de l’Europe s’est engagé depuis des années dans
la lutte contre le discours de haine, dont il donne cette définition:
«toutes les formes d’expression qui propagent, incitent à, promeuvent
ou justifient la haine raciale, la xénophobie, l’antisémitisme ou
d’autres formes de haines fondée sur l’intolérance, y compris l’intolérance
qui s’exprime sous forme de nationalisme agressif et d’ethnocentrisme,
de discrimination et d’hostilité à l’encontre des minorités, des
immigrés et des personnes issues de l’immigration»)

.
30. Le discours de haine est particulièrement répandu sur les
réseaux sociaux sous forme de propos, commentaires ou images qui
ont vocation à se banaliser et profitent de l’anonymat et d’une
prétendue complicité du web. Un grand nombre d’utilisateurs croient
que ces réseaux sont l’expression d’un lien d’affinité entre les
représentants de la majorité et se sentent légitimés pour attaquer
les minorités. Les fournisseurs de services internet, ainsi que
les bloggeurs ne devraient pas se contenter d’utiliser des systèmes
automatisés pour supprimer les contenus haineux provenant des «trolls»
(ceux qui participent aux forums de discussion sur internet dans
le seul but de créer des polémiques). Ils devraient également développer
des techniques aptes à distinguer les contenus émotionnels d’un
discours et identifier ceux qui devraient être contestés, et éventuellement
supprimés.
31. Récemment, en Italie, de nombreux messages ont été publiés
sur la page Facebook d’un syndicat des forces de police se réjouissant
du suicide d’un citoyen roumain incarcéré. Le ministre de la Justice
a lancé une enquête et plusieurs parlementaires ont dénoncé la gravité
de ces faits. Cependant, un membre italien du Parlement européen
a tenu à son tour des propos xénophobes, affirmant que la mort du
détenu roumain n’était pas un problème et exprimant l’espoir qu’un
grand nombre de Roumains rentrent dans leur pays. Tous les éléments
du cycle vicieux du discours de haine sont réunis dans cet épisode:
l’intolérance envers les migrants et les étrangers, l’utilisation
des réseaux sociaux qui propagent et multiplient le message de haine,
la reprise du même message par une personnalité politique, qui exploite
les sentiments les plus abjects d’une partie de la population pour
obtenir de la visibilité.
32. Un grand nombre d’Etats membres du Conseil de l’Europe sanctionnent
pénalement le discours de haine. Les peines varient dans les différentes
législations, mais la définition des actes punissables est relativement
homogène: il s’agit, dans la plupart des cas, de déclarations publiques
qui menacent, ridiculisent, méprisent ou incitent à la haine envers
un groupe à cause de sa «race», de la couleur de sa peau, de son origine
ethnique ou nationale, de sa foi ou de son orientation sexuelle.
33. Ces normes témoignent d’une volonté des législateurs européens
de combattre le discours de haine et sont certainement utiles. Cependant,
elles présentent des inconvénients. Le plus important est la difficulté
de les appliquer concrètement. La qualification juridique des actes
est souvent problématique: le juge doit établir si les propos en
question rentrent dans les limites acceptables de la liberté d’expression
ou s’ils les dépassent. Cette évaluation est souvent très délicate
et des critères objectifs et univoques n’ont pas été identifiés.
Cette difficulté a été illustrée récemment en Allemagne, à la suite
d’une plainte portée par le Conseil central des Sinti et Roms allemands
contre un slogan électoral du parti NPD («De l’argent pour grand-mère,
pas pour les Sinti et les Roms»). L’association n’a pas eu gain
de cause, le tribunal ayant estimé que ces propos ne relevaient pas
d’une incitation à la haine

.
34. La réunion de l’Alliance parlementaire contre la haine du
19 mars 2015 nous a donné l’opportunité de réfléchir encore une
fois sur ce thème important. Le chercheur Nicolas Hervieu, auditionné
par l’Alliance, a présenté le discours de haine dans le contexte
du «dilemme» auquel une démocratie doit souvent faire face: d’un
côté, elle doit défendre les valeurs qui fondent son existence même,
telles que les libertés fondamentales, de l’autre, elle doit se
défendre contre les ennemis qui menacent sa survie. Il y a donc
une tension constante entre ouverture (à la liberté, notamment d’expression)
et clôture, c’est-à-dire poser des limites à cette liberté, à des
fins d’auto-défense de la démocratie contre ses ennemis. Cette tension
est justifiée par les enjeux: la liberté d’expression est un pilier
de la démocratie, mais son abus – l’utiliser pour diffuser un message
de haine – sape la coexistence pacifique entre les citoyens et finalement
la démocratie elle-même.
35. Deux approches possibles ressortent de la jurisprudence de
la Cour européenne des droits de l’homme. Dans certains cas, la
Cour a adopté une approche libérale, qui tolère tout type de discours
au nom de l’ouverture démocratique. La finalité de cette approche
est de permettre un débat dans l’arène publique sur n’importe quel
thème, même potentiellement choquant ou offensant, à condition qu’il
ne s’agisse pas d’un appel ou d’une incitation à la violence. Dans
d’autres affaires, l’approche suivie a été plus restrictive, ostracisant
les propos qui heurtent les sentiments d’une partie de la population
ou minent les principes fondateurs de la démocratie et des droits
humains. Tel est le cas du négationnisme de la Shoah ou des discours
islamophobes ou antisémites.
36. La différence d’approche selon les arrêts est évidente et
la difficulté de trouver une solution univoque est admise par les
juges. La Cour aura l’occasion de préciser sa jurisprudence à l’occasion
de la décision qu’elle rendra en 2015 dans l’affaire Perinçek c. Suisse, actuellement
pendante devant la Grande Chambre. Cette affaire concerne la condamnation
d’un homme politique turc pour avoir contesté publiquement en Suisse l’existence
du génocide arménien.
37. Compte tenu de la portée des valeurs qui sont en jeu, il est
facile de comprendre la difficulté de trouver un critère unique
et valable pour tous les cas. Laisser aux juges une marge d’appréciation
est probablement la seule façon viable de traiter cette matière.
Il convient cependant, dans une perspective de protection des droits
humains, de rappeler que garantir la liberté d’expression devrait
constituer la règle, la limiter devrait être l’exception. Un critère
intéressant, comme l’a rappelé M. Hervieu, est l’analyse de l’intention
véritable de l’auteur des propos. Lorsque, au-delà de la forme –
discours politique, spectacle comique, article de presse – il apparaît,
sur la base de plusieurs indices, que le but est d’insulter, humilier,
discréditer une catégorie de personnes ou un individu en raison
de son appartenance à cette catégorie, on peut conclure que ces
propos sont susceptibles d’encourager la discrimination et l’exclusion.
Il serait difficile, dans ce cas, d’invoquer la liberté d’expression
pour justifier ces propos. Il s’agit tout simplement de discours
de haine.
38. L’inconvénient plus général de la criminalisation du discours
de haine est sa faible capacité de prévention. Bien que toute disposition
pénale vise à la fois à prévenir et à réprimer, il conviendrait
d’identifier d’autres outils qui s’ajoutent aux normes pénales et
agissent sur un terrain différent et plus approprié, celui des mentalités.
Le problème du racisme et du discours de haine étant, comme j’ai
voulu l’expliquer dans ce rapport, éminemment culturel, les activités
de prévention et de lutte devraient utiliser tout d’abord les instruments
de la culture.
39. En matière de discours de haine, encore plus que dans d’autres
contextes, la justice réparatrice peut constituer une option alternative
très intéressante ou un complément de la justice pénale classique
basée sur la sanction

.
Ce type de justice propose de nouvelles pratiques, dont notamment
la médiation, impliquant les auteurs de l’infraction, les victimes
et d’autres membres du groupe ou catégorie visés par les actes de
haine. Ces acteurs sont appelés à définir les conséquences de l’acte
et à envisager une réparation.
40. Le Conseil de l’Europe reconnaît depuis longtemps l’utilité
de la justice réparatrice, notamment sous forme de médiation. La
Recommandation no R (99) 19 du Comité
des Ministres sur la médiation en matière pénale, qui s’applique
«à tout processus permettant à la victime et au délinquant de participer
activement, s’ils y consentent librement, à la solution des difficultés
résultant du délit, avec l’aide d’un tiers indépendant (médiateur)»
indique, entre autres, que «la médiation en matière pénale devrait
être un service généralement disponible, et qu’elle devrait être
possible à toutes les phases de la procédure de justice pénale».
41. Dans le cas du discours de haine, où la violation est commise
à travers des paroles, la réparation devrait, à mon avis, s’effectuer
idéalement par la parole. La médiation s’avère particulièrement
pertinente, car le discours de haine dans les réseaux sociaux se
manifeste sans un contact personnel direct entre l’auteur et la victime.
Une rencontre entre ces deux parties, facilitée par un médiateur,
représente pour l’auteur des faits une opportunité de prendre conscience
de ses actes et de leur impact. La limite réside toutefois dans
l’anonymat qui est souvent utilisé sur les réseaux sociaux et qui
peut rendre difficile l’identification des auteurs de discours de
haine.
42. En février 2015, en France, la Commission nationale consultative
des droits de l’homme (CNCDH) a publié un avis sur «la lutte contre
les discours de haine sur internet». En présentant l’avis, la présidente
de la CNCDH, Mme Christine Lazerges,
a fort justement regretté que «la prolifération inquiétante des
discours de haine sur la toile se heurte au manque d’efficacité
des politiques et des moyens mis en œuvre en la matière». Parmi
les recommandations principales contenues dans l’avis, je souhaite
faire référence ici à l’adoption d’un «plan d’action national sur
l’éducation et la citoyenneté numériques lequel prévoirait notamment
le développement et la diffusion de contre-discours». La notion
de contre-discours, c’est-à-dire d’une communication visant à démentir
les stéréotypes et les fausses allégations des auteurs du discours
de haine, est à mon avis d’importance primordiale. Une telle communication
exige une coopération étroite entre les pouvoirs publics et le monde
de la culture, de l’information et des réseaux sociaux. Ses contenus
méritent une réflexion approfondie afin de garantir un maximum d’efficacité.
Un exemple positif d’activité de sensibilisation est la campagne
«Même les mots peuvent tuer» lancée par plusieurs journaux et soutenue
par les deux chambres du Parlement italien. La campagne, basée sur
des images où des mots offensants ressemblent à des balles de pistolet
perforant le crâne de leurs cibles, vise à montrer comment le discours
de haine peut avoir un impact grave, voire meurtrier.
43. Au cours des dernières années, l’engagement du Conseil de
l’Europe contre le discours de haine s’est traduit notamment par
une campagne dénommée «Mouvement contre le discours de haine». Cette
campagne vise spécifiquement le discours de haine sur internet et
s’adresse en particulier aux jeunes, grands utilisateurs de réseaux
sociaux et souvent victimes du discours de haine. Victimes directes
lorsqu’ils sont ciblés personnellement, les jeunes peuvent être
également des victimes indirectes du discours de haine, se retrouvant
à grandir et développer leur personnalité dans un environnement
culturel pollué par des messages faux, discriminatoires et agressifs.
44. Les coordinateurs nationaux de cette campagne en Espagne,
Norvège et Pologne, intervenus à la réunion de l’Alliance parlementaire
contre la haine du 19 mars 2015, ont montré que les activités menées
dans les différents Etats membres du Conseil de l’Europe sont susceptibles
d’impliquer un grand nombre de citoyens et de catalyser les efforts
de différentes administrations publiques, avec un impact significatif. L’Alliance,
créée entre autres pour garantir l’appui des parlementaires à cette
campagne, devrait continuer à poursuivre cette coopération avec
conviction.
45. Je souhaite souligner que, parmi les outils développés dans
le cadre de la campagne, le Conseil de l’Europe a publié «Bookmarks»,
un manuel destiné aux éducateurs, contenant des activités pédagogiques pour
des groupes de jeunes âgés de 13 à 18 ans. Il s’agit, à mon avis,
d’une initiative particulièrement efficace, qui devrait être utilisée
encore plus largement, notamment à travers la traduction du manuel
vers un plus grand nombre de langues. Je propose que les membres
de l’Alliance parlementaire contre la haine agissent en ce sens
auprès de leurs autorités nationales respectives. Personnellement,
j’ai demandé le soutien de ma délégation à l’Assemblée parlementaire
et le manuel a été récemment traduit et publié en italien.
46. Parmi les mesures à prendre, je voudrais également mentionner
la nécessité d’une autorégulation par les fournisseurs de services
internet qui prévoit non seulement la possibilité d’interdire et
de sanctionner les messages discriminatoires sur les réseaux sociaux,
mais également de supprimer ces messages par une démarche proactive
de leur part. Je suis en effet convaincue qu’une vigilance active
des citoyens et des institutions, bien que nécessaire, ne saurait
se passer de la coopération et de l’implication des acteurs de l’internet.
3.3. Responsabilité
du monde politique
47. Les femmes et les hommes politiques devraient être
au premier plan de la prévention et de la lutte contre le racisme,
y compris le racisme culturel. Je me réjouis, par conséquent, de
la création, au sein de l’Assemblée parlementaire, de l’Alliance
parlementaire contre la haine, nouvelle structure qui représente
un forum de discussion sur le racisme et l’intolérance avec la possibilité
de relayer ses recommandations au sein des parlements des 47 Etats
membres du Conseil de l’Europe. Il conviendrait d’établir des regroupements similaires
au sein des parlements nationaux. L’engagement antiraciste des responsables
politiques, que nous tenons trop souvent pour acquis, devrait se
renforcer et devenir plus visible.
48. Je salue également l’adoption de la déclaration de Rome pour
une Europe de la diversité et de la lutte contre le racisme par
17 ministres de l’Union européenne affirmant que «[l]es responsables
politiques doivent être des modèles d’unité, d’acceptation de la
diversité et de la tolérance et non des acteurs de divisions et d’intolérance»

. L’initiative a été lancée par la
Vice-Première ministre, ministre de l’Intérieur et de l’Egalité
des chances belge, Joëlle Milquet, précisément à la suite des insultes
adressées par plusieurs représentants politiques à la ministre italienne
de l’Intégration, Cécile Kyenge, traitée d’«orang-outang» par un
parlementaire et victime d’autres actes clairement racistes lors
de sa participation à des évènements publics.
49. Ces épisodes exécrables montrent que le discours de haine
de nature raciste s’insinue parfois dans les propos des représentants
du monde politique, qui devraient être les premiers à s’y opposer.
Un témoignage de solidarité de la part de représentants institutionnels
au plus haut niveau de nombreux pays européen me semble la réaction
la plus appropriée face à des manifestations d’intolérance qui doivent
être fermement rejetées. Je suis convaincue qu’il appartient également
aux partis politiques de réagir à de tels propos lorsqu’ils sont
tenus par leurs membres, notamment en imposant des sanctions.
3.4. Compétences interculturelles
et enseignement de l’histoire
50. Il est nécessaire de combattre le racisme à tous
les niveaux et je souhaite souligner l’importance d’actions sur
le plan de l’éducation. Dans sa Recommandation de politique générale
no 10, la Commission européenne contre
le racisme et l’intolérance recommande aux gouvernements des Etats
membres de s’assurer que l’éducation scolaire joue un rôle clé dans
la lutte contre le racisme et la discrimination raciale dans la
société, de préparer l’ensemble du personnel enseignant à travailler
dans un milieu multiculturel et d’assurer les moyens financiers
nécessaires à la mise en œuvre des recommandations

.
51. La lutte contre le racisme et la discrimination dans et à
travers l’éducation scolaire demeure un défi. Le rapporteur spécial
des Nations Unies sur les formes contemporaines de racisme, de discrimination
raciale, de xénophobie et de l’intolérance qui y est associée a
souligné l’importance de l’éducation afin de contrer la dissémination
d’idées racistes et de promouvoir les valeurs d’égalité, non-discrimination
et de respect

.
52. L’aspect de l’éducation, au sein de l’école mais également
dans d’autres contextes tels que la formation des adultes, me tient
particulièrement à cœur. Il ne sera pourtant pas nécessaire de le
développer entièrement dans ce rapport, puisque il est également
traité dans d’autres textes récents de l’Assemblée parlementaire, tels
que la
Résolution 2005
(2014) et la
Recommandation
2049 (2014) «Identités et diversité au sein de sociétés interculturelles»,
basées sur un rapport de M. Costa Neves (Portugal, PPE/DC) pour
la commission de la culture, de la science, de l’éducation et des
médias, ainsi que le rapport que prépare actuellement M. Jacques
Legendre (France, PPE/DC) pour la même commission sur «Vers un cadre
européen des compétences pour la citoyenneté démocratique, les droits
de l’homme et le dialogue interculturel». Je renvoie donc à ces
textes dont je partage les principes inspirateurs.
53. Le travail éducatif sur le néo-racisme doit créer de nouvelles
façons de transmettre la mémoire, en commençant par la leçon historique
qu’est le déni des droits humains qui a abouti à la Shoah. En effet,
le génocide des juifs pendant la seconde guerre mondiale représente
un fait précis et unique dans l’histoire européenne, mais en même
temps, présente des mécanismes systématiques et institutionnels
qui peuvent se reproduire (et se sont en effet reproduits) plus
tard. La mémoire des événements doit servir non seulement à préserver
le souvenir des victimes, mais aussi à éviter que de tels mécanismes
ne se reproduisent aujourd’hui dans des circonstances différentes.
54. La mémoire doit aider à comprendre que le préjugé stigmatisant,
l’exclusion sociale, la privation des droits, l’humiliation, la
ségrégation, même lorsqu’ils ont lieu d’une façon moins sévère,
ne sont jamais inoffensifs et doivent être combattus. Ainsi, la
transmission de la mémoire doit avoir lieu, d’une part, à travers le
récit historique des événements et, d’autre part, à travers l’éducation
critique, qui permet de reconnaître ces mécanismes encore aujourd’hui
dans les pratiques sociales des pays démocratiques.
4. Etude de cas –
Les mouvements populistes en Europe: le cas Pegida-Legida
55. Dans un grand nombre de pays européens, nous assistons
à la montée de partis politiques qui affichent des positions xénophobes
et dont le discours présente souvent les éléments typiques du racisme
culturel. De tels partis et mouvements ont obtenu des résultats
électoraux significatifs et plusieurs d’entre eux sont actuellement
représentés dans les gouvernements, surtout aux niveaux local et
régional. Dans la quasi-totalité des cas, ces partis ne sont pas
racistes au sens traditionnel du terme. Ils n’utilisent pas les
arguments pseudo-scientifiques ou biologiques de «race» et l’idée
de la hiérarchisation des races, qui justifiait la domination d’un peuple
sur un autre dans certaines idéologies passées, n’est plus évoquée.
A leur place, nous retrouvons souvent, de façon plus ou moins explicite,
l’idée d’une «hiérarchie des cultures» tout aussi pernicieuse car
elle vise le même objectif: expliquer et légitimer des comportements
ou discours discriminatoires.
56. Un phénomène nouveau est apparu au cours des derniers mois
en Allemagne, en particulier dans l’Etat libre de Saxe. Il s’agit
d’une série de mouvements apparemment spontanés, nés en dehors de
la politique institutionnelle, qui ont amené un nombre croissant
de citoyens communs à défiler dans les rues contre l’«islamisation».
Le «Pegida», mouvement des «Patriotes européens contre l’islamisation
de l’Occident» né à Dresde, a manifesté pour la première fois dans
les rues de la capitale de la Saxe en octobre 2014. La participation
aux manifestations a doublé lors de chaque rendez-vous hebdomadaire,
tandis que des mouvements aux sigles similaires apparaissaient dans
d’autres villes, tels que «Legida» à Leipzig. En même temps, la
société civile a réagi en organisant des contre-manifestations,
tenues soit en même temps que celles de «Pegida» soit séparément,
pour réaffirmer les valeurs d’ouverture et de tolérance, notamment
envers les réfugiés. Les mouvements inspirés de «Pegida» apparus
dans les Etats fédéraux plus occidentaux, tels que «Bogida» à Bonn
et «Kögida» à Cologne, ont connu une participation plus faible et
engendré une contre-réaction plus forte qu’en Saxe.
57. Les «Thèses de Dresde» sont le manifeste politique du «Pegida»,
distribué à toutes ses manifestations. Ce texte s’ouvre avec le
slogan «Unis pour l’Allemagne!» et définit le mouvement comme étant
politique et non idéologique, visant à faire face aux problèmes
sociaux de notre époque et à élaborer et mettre en œuvre des solutions.
Il évoque des craintes partagées par un grand nombre de citoyens:
«la classe ouvrière et la classe moyenne glissent progressivement
dans la pauvreté», «les salaires et pensions stagnent tandis que
le coût de la vie augmente.»
58. L’introduction des «Thèses» souligne également que «la montée
des taux de criminalité, les risques d’explosion sociale et les
sociétés ethniques parallèles toujours croissantes alarment le peuple».
L’association entre criminalité et étrangers «parallèles», c’est-à-dire
non intégrés dans la société du pays hôte (reste à expliquer en
quoi consisterait cette intégration) est l’un des piliers de ce
mouvement.
59. J’ai estimé que ces développements méritaient d’être observés
de près et j’ai effectué une visite à Dresde, Leipzig et Berlin
les 2 et 3 mars 2015. Mes interlocuteurs locaux, dont le ministre
de l’Intérieur de l’Etat libre de Saxe, M. Markus Ulbig, et M. Matthias
Rößler, président du Parlement saxon, ainsi que des membres de ce
parlement représentant plusieurs partis politiques (CDU, SPD, Die
Linke et AfD), ainsi que M. Thomas Feist, membre du parlement national
et de l’Assemblée parlementaire, m’ont présenté la situation du Land et expliqué la nature des mouvements
«Pegida-Legida». Dans ce Land,
la population d’origine étrangère représente une minorité infime,
surtout comparée à d’autres régions allemandes: elle ne dépasse
pas 2 % de la population totale. Encore plus réduite est la proportion
d’étrangers de religion musulmane, soit environ 0,4 %. En revanche,
le nombre de demandeurs d’asile a sensiblement augmenté ces dernières
années, suite aux crises internationales particulièrement graves
survenues à partir de 2011 (le «Printemps arabe» et les situations
explosives en Syrie, Egypte, Libye et d’autres pays de la région,
ainsi qu’en Ukraine plus récemment).
60. Bien que cela représente un problème pour les autorités locales,
qui doivent faire face à des coûts croissants pour accueillir et
assister les demandeurs d’asile, l’«invasion» des étrangers et les
risques d’«islamisation» évoqués par les mouvements de protestation
sont clairement inexistants.
61. Le 2 mars 2015, à Leipzig, j’ai observé une manifestation
de «Legida». J’ai pu constater de visu un certain
nombre de caractéristiques du mouvement et de ses participants.
Il s’agit clairement d’un mouvement hétérogène, qui mêle des gens
et des idées très variés. A côté d’un grand nombre de drapeaux allemands,
par exemple, on remarquait la présence de quelques drapeaux tricolores
russes. La quasi-totalité des participants avait passé la trentaine
et, probablement, les groupes d’âges les plus représentés étaient
ceux au-dessus de 40 ans.
62. Sur l’«Augustusplatz», lieu de départ de la marche de protestation,
j’ai pu discuter avec M. Silvio Rößler, le leader du mouvement.
Il m’a expliqué que s’attaquer à l’injustice sociale représente
la première priorité de «Pegida-Legida» et que les demandeurs d’asile
dont la demande est fondée sont les bienvenus. Compte tenu des différents
points des «Thèses», j’ai trouvé dans les propos de M. Rößler un
zèle «politiquement correct» peu convaincant. En effet, ce mouvement
est clairement islamophobe et conçoit l’Islam comme une menace et
une religion incompatible avec la culture occidentale. Cette islamophobie
ressemble à l’antisémitisme traditionnel, avec son mélange typique
de préjugés, intolérance et recherche d’un bouc émissaire.
63. Cela confirme que les différentes formes de néo-racisme, en
dépit de leurs différentes spécificités sont, en quelque sorte,
«interchangeables». Les mécanismes dont elles sont issues, comme
les préjugés, la distance sociale et l’hostilité, sont similaires.
Même si l’islamophobie et l’antisémitisme peuvent sembler deux phénomènes
opposés, les deux ont tendance à coexister dans notre société. Par
conséquent, toutes les formes de discrimination doivent être combattues
en même temps et les différents groupes qui les subissent devraient
comprendre qu’ils ont tout intérêt à faire front commun.
64. «Pegida» et «Legida» expriment un mécontentement envers les
représentants politiques mais se montrent incapables de traduire
cela en propositions constructives. D’un côté, ils demandent plus
de démocratie directe, de l’autre ils critiquent la représentation
politique. Ils s’approprient la pratique des manifestations du lundi
et le slogan «Nous sommes le peuple», typiques de la révolution
pacifique de 1989, mais ce slogan semble avoir un sous-entendu discriminatoire
envers les migrants, qui ne feraient pas partie, eux, du peuple.
Ces mouvements sont contre le système et contre les médias: ils
parlent de «presse menteuse» et évoquent des complots et des conspirations,
du fait de leur incapacité à comprendre la complexité des phénomènes
globaux.
65. En dépit des quelques éléments originaux, Pegida, Legida et
les mouvements similaires ressemblent à nombre d’autres forces populistes
actives ailleurs en Europe depuis longtemps. Ils ne font que confirmer
ma conviction que l’information et l’éducation ont un rôle primordial
à jouer dans la prévention de la xénophobie et de l’intolérance.
Les leaders de ces protestations profitent du manque d’information
auprès de la population et de son amnésie en matière d’histoire
récente. Les jeunes de la Saxe n’ont pas vécu la révolution pacifique;
les moins jeunes, nombreux dans les files des manifestants, l’ont
peut-être oubliée. Il serait utile d’expliquer aux premiers, et
de rappeler aux derniers, que les manifestations de 1989 avaient
contribué à réinstaurer la démocratie dans la Saxe. Propager l’idée
que l’ordre et la justice sociale de cet Etat sont mis en danger
par les étrangers représente une façon mensongère et insidieuse
de faire de la politique.
5. Etude de cas –
La situation des Roms, Sinti et Gens du voyage en Italie
66. Les Roms, Sinti et Gens du voyage sont présents en
Italie depuis 1400. Actuellement, ils sont présents dans toutes
les régions italiennes et, selon la Commission des droits de l’homme
du Sénat italien, sont environ 130 000-170 000 soit 0,2 % de la
population, l’un des pourcentages les plus bas d’Europe. Près de
la moitié sont de nationalité italienne, les autres sont étrangers,
dont 50 % provenant de pays de l’Union européenne. C’est une population
jeune: plus de 50 % a moins de 20 ans et à peine plus de 2 % dépassent
60 ans, contre 20 % de la moyenne nationale. A la population historiquement
présente se sont ajoutés depuis les années 1960 des groupes provenant
de Yougoslavie et, depuis les années 1990, de Roumanie et de Bulgarie.
67. Le terme de «nomades», utilisé par les médias et par de nombreuses
administrations, ne reflète pas la réalité. La plupart de ces familles
sont sédentaires et résident dans des maisons. Comme le confirme
le ministère de l’Intérieur, seulement 2 % à 3 % de ces groupes
pratiquent le nomadisme. L’utilisation de ce terme fondé sur des
stéréotypes a influencé les stratégies d’intégration aux niveaux
local et national. La réponse institutionnelle a été de trouver
des solutions pour les populations nomades: les «plans nomades».
Plusieurs régions ont adopté des lois prévoyant la création de champs
de stationnement temporaire autorisé, souvent dépourvus des installations
minimales requises par la législation (eau courante, égouts, électricité).
Des générations entières sont nées et ont vécu dans des endroits
qui ne sont pas dissemblables à des sites de décharge, en marge
de l’opulence de la ville, sans avoir les outils culturels pour
affronter la société environnante qui les juge et les rejette. Une
des conséquences de cette condition a sans aucun doute été l’augmentation
de la déviance des jeunes.
68. Le 21 mai 2008, suite à de graves incidents, le Gouvernement
italien a proclamé l’état d’urgence en relation aux «communautés
nomades se trouvant sur le territoire des régions de Campanie, Latium
et Lombardie» et des commissaires extraordinaires ont été nommés
à Rome, Milan et Naples. Les populations Roms et Sinti et les Gens
du voyage sont cataloguées sur une base ethnique, y compris celles
de nationalité italienne, parce qu’elles vivent dans des camps.
Pendant la période des commissaires spéciaux, la plupart des fonds
d’urgence ont été utilisés pour les mesures de démantèlement des
camps illégaux, sans aucune stratégie d’intégration réelle.
69. En février 2012, sur proposition du ministre de la Coopération
internationale et de l’intégration, M. Riccardi, le Gouvernement
italien a approuvé une stratégie nationale d’intégration des Roms,
Sinti et Gens du voyage, mettant en œuvre la communication de la
Commission européenne no 173/2011. L’Italie
vise ainsi un objectif d’intégration à moyen et long terme, dans
le cadre d’un processus de maturation culturelle plus large impliquant
la société dans son ensemble.
70. En février 2015, la Commission européenne contre le racisme
et l’intolérance (ECRI), tout en notant les progrès accomplis ces
trois dernières années, a appelé l’Italie à introduire des mesures
pour garantir aux Roms, Sinti et Gens du voyage concernés par les
ordres d’évacuation les mêmes droits que les autres citoyens, à
savoir la possibilité de contester l’ordonnance d’expulsion devant
un tribunal et la possibilité d’accéder à un lieu où ils peuvent
résider

.
71. Malgré les efforts déployés, une enquête de l’Eurobaromètre
sur la discrimination dans l’Union européenne montre que 47 % des
Italiens interrogés se déclarent «mal à l’aise» à l’idée d’avoir
un voisin Rom, face à une moyenne européenne de 24 %. D’après une
recherche de 2010 ciblant les jeunes (18-29 ans), sur une échelle
de sympathie qui varie de 1 à 10, les Roms ont score minimum (4.1)
suivis des Roumains (5.0) et des Albanais (5.2). Une enquête de
l’Institut pour les études de politique internationale (ISPI) de
2008 a révélé que 35 % de l’échantillon interviewé surestimait le
nombre des membres de ces groupes en Italie, en les plaçant entre
1 et 2 millions de personnes; 84 % étaient convaincus que les «Gitans»
sont principalement nomades, 92 % qu’ils exploitent les mineurs
et vivent de la petite criminalité, 87 % qu’ils ont une attitude
fermée et 83 % qu’ils vivent par libre choix dans des camps isolés.
72. L’antitsiganisme est un phénomène ancien qui provient de la
méfiance et de préjugés ataviques, par exemple la perception erronée
de la proportion de nomades et sédentaires dans l’ensemble de ces
groupes. Les politiques d’urgence menées pendant des années par
les institutions et les préjugés amplifiés par les médias ont conduit
à un sentiment d’insécurité et de peur auprès du reste de la population.
Aujourd’hui, le parti pris est alimenté par la marginalité des Roms,
Sinti et Gens du voyage et empêche les initiatives visant à améliorer
leur situation. Les initiatives locales sont souvent entravées par
l’opinion publique qui exprime son mécontentement lorsqu’on aide
les «Gitans», perçus comme un facteur de risque pour son propre
bien-être. La crise économique a renforcé cette attitude et consolidé
l’hostilité.
73. Le préjugé rend l’accès à l’emploi difficile pour les Roms,
Sinti et Gens du voyage, ce qui pousse un certain nombre d’entre
eux à des comportements qui dérangent le reste de la population
ou à une délinquance plus ou moins grave. Il s’agit clairement d’un
cercle vicieux, car les conditions de misère et d’exclusion constituent
un terrain fertile pour la déviance. Il est primordial de briser
ce cercle, dans l’intérêt de tous.
74. De bonnes pratiques ont été mises en place ces dernières années,
tels que les projets dans les écoles pour la lutte contre la discrimination,
l’accueil des étudiants ou la formation de médiateurs culturels
Roms (entre autres, le projet «Droit à l’éducation, droit à l’avenir»
de la communauté de Sant’Egidio à Rome et Naples). Des stages et
formations ont été mis en œuvre dans diverses régions italiennes.
Il existe également des initiatives visant à faciliter l’accès au
logement, telles que l’affectation de micro-lots aux familles, les
projets d’auto-construction et l’hébergement temporaire ou dans
des logements sociaux.
75. Les initiatives des pouvoirs publics ne suffisent pas à elles
seules. Une contribution majeure à l’intégration vient de la société
civile. En effet, l’implication de la société civile est l’un des
critères de succès des politiques d’intégration. J’estime particulièrement
important l’exemple des écoles de la zone de Via Rubattino, à Milan.
Un groupe d’enseignants et de mères d’élèves s’est mobilisé pour
défendre le droit d’être scolarisé pour tous les enfants de l’école.
Des liens se sont créés entre les familles Roms et les autres familles du
quartier. Ce groupe a aidé à résoudre les problèmes de travail et
d’hébergement de plusieurs centaines de familles.
76. En plus de la solidarité avec la majorité de la population,
il importe d’encourager la solidarité entre les groupes qui sont
victimes de discrimination. Entre ces personnes discriminées peuvent
se créer des synergies pour faire pression sur l’opinion publique
et défendre les minorités les plus faibles. A Rome, en 2008, la communauté
juive et des mouvements catholiques ont contesté la pratique qui
consiste à relever les empreintes digitales des enfants Roms au
cours d’enquêtes sur le terrain. Dans ce cas, la mémoire de la persécution,
partagée par les juifs et les Roms, a agi comme «tissu conjonctif»
entre les deux groupes et a mis en évidence les risques de discrimination
ethnique toujours présents au sein de notre société. Il s’agit d’un
bel exemple d’une approche que j’ai toujours prônée, et qui a été
bien illustrée par les paroles de M. Erik Rise, coordinateur national
norvégien de la campagne Mouvement contre le discours de haine:
«Le contraire de la haine n’est pas l’amour; le contraire de la
haine est la solidarité.»
77. La défense de la mémoire des Roms, Sinti et Gens du voyage
est un autre point que j’estime particulièrement important, surtout
pour une population peu instruite (plus de 40 % ne sont pas scolarisés, d’après
la Croix Rouge italienne) et qui n’est pas reconnue comme une minorité
culturelle en Italie. Les sociologues dénoncent le risque d’un «génocide
culturel». Un exemple d’actualisation de la mémoire est représenté
par le site internet
www.romsintimemory.it, né d’un projet de l’Université Catholique de Milan
et de
l’Institute for Visual History
and Education. Ce site présente des témoignages vidéos
de survivants aux persécutions perpétrées par l’Allemagne nazie
et l’Italie fasciste, pour la première fois traduits en anglais
et diffusés par internet. La mémoire du passé, le Porrajmos (mot
Rom qui désigne l’holocauste), la connaissance de la culture Rom
et la conscience des droits niés aujourd’hui se combinent dans ce
projet avec un résultat très significatif.
6. Etude de cas –
L’antisémitisme en France et en Belgique
78. Nous assistons en Europe à une banalisation des préjugés
antisémites, à une recrudescence des violences à l’encontre d’individus
et à un nombre croissant d’actes de vandalisme sur les lieux de
culte ou d’autres lieux fréquentés par la communauté juive. Selon
un rapport de l’Université de Tel Aviv, le nombre d’actes manifestement
antisémites en Europe a augmenté en 2014 de 38 % par rapport à l’année
précédente. Cela concerne la plupart des Etats membres du Conseil
de l’Europe et la gravité du phénomène n’est pas proportionnelle
à l’importance de la communauté juive. Un climat alarmant est signalé
par exemple à Malmö (Suède), où la présence juive est très réduite.
79. J’ai choisi de traiter tout d’abord le cas de la France car
la communauté juive de ce pays est l’une des plus nombreuses au
monde et de loin la plus importante d’Europe. Elle compte environ
470 000 personnes. Au cours des dernières décennies, la communauté
installée historiquement dans le pays a été rejointe par de nombreux
nouveaux membres, provenant notamment des pays d’Afrique du Nord
et du Moyen-Orient.
80. Depuis environ dix ans, la communauté juive française dénonce
une hausse des épisodes antisémites dans le pays, environ 400 par
an. Aux cas plus frappants, tels que la tuerie de l’école Ozar Hatora
de Toulouse en 2012 et celle du magasin Hypercacher à Paris en janvier
2015 pour citer les plus récents, s’ajoute un nombre d’épisodes
moins visibles qui ne font pas la une des journaux. D’après le Rapport
sur l’antisémitisme en France réalisé par le Service de Protection
de la Communauté Juive (SPCJ) en coopération avec le ministère de
l’Intérieur, le nombre d’actes antisémites recensés sur le territoire
français a doublé́ en 2014, passant de 423 à 851.
81. Le drame d’Ilan Halimi, un jeune de 23 ans enlevé, torturé
et assassiné brutalement en 2006, a marqué un tournant, contribuant
à une prise de conscience auprès de l’opinion publique et des autorités.
Il s’agit d’un cas très révélateur du lien existant entre les préjugés
antisémites et les actes de violence. Le «gang des barbares» responsable
de ce crime était convaincu que la communauté juive, dont la victime
faisait partie et à laquelle ces criminels associaient l’idée de
grandes disponibilités financières, interviendrait pour payer la rançon.
Cela signifie non seulement que la victime, dépouillée de toute
dignité d’être humain, n’était considérée que comme un simple outil
pour obtenir de l’argent, mais également qu’en frappant Ilan Halimi,
ils frappaient la communauté juive dans son ensemble.
82. Par ailleurs, l’«affaire Dieudonné» représente un exemple
de diffusion de préjugés antisémites dans le monde du spectacle
et de la culture. Ancien comédien et personnage de télévision, Dieudonné
a introduit progressivement dans ses spectacles des arguments typiquement
antisémites, allant de l’existence de réseaux occultes, économiques,
politiques, médiatiques et financiers contrôlés par des juifs, à
la critique du Sionisme décrit comme projet global de colonisation,
jusqu’à la relativisation voire la négation de la Shoah et même
des attaques antisémites actuelles. Compte tenu de la teneur inacceptable
de ce discours, susceptible de propager la haine contre les juifs,
les spectacles de Dieudonné ont été interdits dans de nombreuses
villes. Les textes du pseudo-humoriste sont un exemple de discours
de haine qui transmet des messages nuisibles sous prétexte de la
satire et en invoquant la liberté d’expression. Toutefois, il faut
vérifier avec discernement si une sanction est nécessaire, en prenant
en compte la nécessité de protéger les droits humains de chacun, sans
exception, et en faisant une distinction entre la simple provocation
et l’incitation à la haine raciale.
83. Les Français sont conscients de l’existence de sentiments
antisémites au sein de leur société. La Fondation pour l’innovation
politique (Fondapol) a publié en 2014 une étude sur «L’antisémitisme
dans l’opinion publique française» basée sur deux enquêtes d’opinion.
Cette publication indique, entre autres, que 25 % des interrogés
estime que les juifs ont trop de pouvoir dans l’économie et la finance
et, ce qui est plus alarmant, que 14 % trouve «compréhensibles»
les attaques contre des lieux de cultes et des commerces juifs ainsi
que les slogans de haine entendus lors des manifestations anti-israéliennes
de 2014.
84. La recherche de la Fondapol visait également à vérifier l’hypothèse
selon laquelle les préjugés antisémites seraient plus répandus auprès
de la population de confession musulmane, par le biais d’une seconde
enquête réalisée en ciblant exclusivement un échantillon de cette
population. Les réponses aux mêmes questions donnent en effet des
chiffres plus élevés auprès des personnes interrogées se déclarant
de confession musulmane. En raison de plusieurs facteurs, dont notamment
les répercussions des crises récurrentes au Moyen-Orient, le risque
d’une hostilité croisée entre juifs et musulmans est réel. Je tiens
à souligner encore une fois, en tant que point essentiel de mon
analyse sur la situation actuelle, que le racisme et l’intolérance
se manifestent de manière similaire envers leurs différentes cibles.
L’énième confirmation de cela réside dans une autre conclusion tirée
de la recherche Fondapol de 2014: il résulte clairement de la corrélation
entre plusieurs réponses au questionnaire que les interrogés qui
manifestent des préjugés antisémites sont également ceux qui montrent
le plus d’hostilité envers d’autres catégories de personnes résidentes
en France, dont les musulmans, les asiatiques ou les étrangers en
général.
85. Face à ces conclusions, je l’estime nécessaire de réitérer
que la solidarité non seulement au sein de la société dans son ensemble,
mais également entre les groupes qui font face à plus d’intolérance,
est primordiale pour combattre ce fléau.
86. Une hausse des manifestations d’antisémitisme est à enregistrer
également en Belgique. Là aussi, aux évènements tragiques tels que
la tuerie du Musée juif de Bruxelles en mai 2014 s’ajoutent des
faits très inquiétants, tels que l’épisode de la dernière étudiante
juive d’un lycée de Laeken, à Bruxelles, contrainte de quitter l’établissement
à cause du harcèlement qu’elle subissait en tant que juive. «L’athénée
Emile Bockstael “judenfrei”» est le titre amer d’un commentaire
publié sur un magazine belge. Dans la dernière publication du Centre
Simon Wiesenthal, sur les dix épisodes les plus graves d’antisémitisme
dans le monde en 2014, on trouve en tête du classement le cas de
l’anversois Hershy Taffel, qui avait appelé un médecin de garde
pour sa grand-mère de 90 ans qui avait une côte cassée. Ayant compris
qu’il avait affaire à une famille juive, le docteur répondit: «Envoyez-la
à Gaza pour quelques heures, elle n’aura plus mal». L’incident,
qui a eu lieu lors de l’offensive israélienne sur la bande de Gaza
en juillet 2014, montre à quel point la situation au Moyen-Orient se
reflète sur les juifs européens et est utilisée pour justifier une
hostilité qui est en réalité injustifiable.
87. Les autorités belges sont conscientes de la gravité de la
situation: en janvier 2015, lors des commémorations du 70e anniversaire
de la libération des camps de concentration, le Premier ministre
Charles Michel a déclaré que «la lutte contre l’antisémitisme est
un échec». Il a ajouté que le niveau d’alerte avait été renforcé,
mais qu’il fallait s’attaquer plus durement à l’antisémitisme et
en faire une cause nationale.
88. Si la volonté de lutter contre l’antisémitisme est visible,
la question qui se pose est quoi faire exactement. La réponse n’est
pas simple, mais l’éducation et la sensibilisation doivent jouer
un rôle crucial. Je souhaite citer une initiative de portée limitée,
mais qui va dans le bon sens: «La haine, je dis non», un programme
qui s’adresse aux élèves des écoles primaires, lancé par le Centre
Communautaire Laïc Juif. Son but est de sensibiliser au «vivre ensemble
avec ses différences» en apprenant aux enfants à respecter leurs
proches grâce à une meilleure connaissance de la diversité culturelle
et religieuse. Le programme est permanent mais ne concerne que 5 %
à 10 % des élèves des écoles primaires. Il conviendrait de généraliser
cette initiative, afin de multiplier son impact positif.
89. Les personnalités du spectacle et de la culture devraient
également être prêtes à s’engager pour aider les différentes communautés
à vivre ensemble. Je signale les efforts louables de Sam Touzani,
comédien, metteur en scène, auteur, et présentateur de télévision
belge d’origine marocaine, qui travaille depuis longtemps au rapprochement
des communautés. «Les attentats de Charlie
Hebdo ont libéré une parole de haine mais aussi une belle
parole. On s’est rendu compte qu’il est temps d’agir autrement»,
a expliqué récemment M. Touzani. Tirer des faits tragiques de Paris
une motivation positive pour s’engager contre la haine, en Europe
et ailleurs: voici un défi difficile, que je ne peux que soutenir
avec conviction.
7. Conclusions
90. La montée en puissance du néo-racisme ou racisme
culturel ne signifie pas que les autres formes de racisme ont disparu.
Au contraire, il peut contribuer à les renforcer. Avec ce rapport,
je vise à appeler les Etats membres du Conseil de l’Europe à combattre
le racisme sous toutes ses formes et à ne pas négliger les expressions
de racisme culturel et les discours sur la prétendue incompatibilité
des cultures.
91. Prévenir et lutter contre le racisme, l’intolérance et la
xénophobie devraient représenter une priorité des politiques sociales
et culturelles des Etats membres, car la situation actuelle est
alarmante. Certes on ne parle plus nécessairement de différences
de couleur de peau, mais sous prétexte d’une soi-disant incompatibilité culturelle
on essaye de justifier la discrimination envers certains individus,
ou bien on leur demande de se conformer à une certaine identité
culturelle.
92. Le racisme est un phénomène complexe, lié à plusieurs facteurs,
et pour le combattre il convient d’agir sur plusieurs fronts, tant
juridiques que sociaux et culturels. La lutte contre le racisme
doit prendre en compte certaines attitudes inavouées ou inconscientes.
Si le racisme déclaré est plus rare, celui inconscient est très répandu.
Il engendre des attitudes et des tendances hostiles qui ne sont
pas reconnues par ceux qui les expriment et sont donc plus difficiles
à identifier et à combattre. Souvent, en effet, la vision d’autrui
est influencée par des archétypes psychologiques (l’autre est vu
comme étant culturellement inférieur ou l’idée que certains comportements
seraient «primitifs»).
93. De même, il est nécessaire de souligner la dimension émotionnelle
du néo-racisme pour identifier des moyens de prévention et de lutte
de nature non seulement cognitive ou rationnelle, mais également
fondés sur les expériences et les sentiments des personnes. L’éducation
civique et politique, par conséquent, ne peut pas se limiter à informer
ou à transmettre des notions culturelles, mais doit développer une
conscience morale et une empathie conduisant à reconnaître les droits
des uns et des autres.
94. En outre, la lutte contre le néo-racisme doit privilégier
le contact entre groupes afin d’échanger leurs différents «récits»;
par exemple, il faut considérer que même ceux qui expriment des
propos xénophobes veulent souvent être vus comme des victimes (en
raison de malaises réels ou présumés causés par l’immigration).
Il faudrait permettre à ces personnes d’entendre les témoignages
de ceux qui sont réellement victimes de discrimination pour qu’elles
puissent les considérer sous un autre angle. En même temps, il est primordial
de promouvoir la connaissance mutuelle et la solidarité entre les
différentes communautés qui sont victimes de racisme et d’intolérance,
car à chaque fois qu’un individu ou en groupe sont ciblés, tous
les autres sont également menacés.