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Rapport | Doc. 13869 | 14 septembre 2015

La santé publique et les intérêts de l’industrie pharmaceutique: comment garantir la primauté des intérêts de santé publique?

Commission des questions sociales, de la santé et du développement durable

Rapporteure : Mme Liliane MAURY PASQUIER, Suisse, SOC

Origine - Renvoi en commission: Doc.13148, Renvoi 3950 du 26 avril 2013. 2015 - Quatrième partie de session

Résumé

L’industrie pharmaceutique est l’un des acteurs clés de la santé publique, en raison de son rôle important dans la recherche et le développement de nouveaux médicaments. Toutefois, ces dernières années, seuls quelques médicaments avec un avantage thérapeutique réel ont été mis sur le marché, et dont certains sont vendus à des prix prohibitifs. En termes de santé publique, cela est loin d’être optimal. Des mesures devraient donc être prises afin d’adapter le système aux besoins de santé publique, y compris en adoptant des politiques d’autorisation de mise sur le marché plus strictes, en garantissant une transparence complète concernant les coûts réels de la recherche et du développement, et si nécessaire, en recourant à une licence obligatoire.

Les interactions de l’industrie avec les acteurs du secteur de la santé devraient aussi être mieux règlementées dans la mesure où elles peuvent donner lieu à des conflits d’intérêts et à des décisions biaisées. Malgré d’importants progrès accomplis dans ce domaine, à la fois par les régulateurs et par l’industrie elle-même, il reste encore beaucoup à faire. En particulier, les Etats membres devraient instaurer une contribution obligatoire sur les activités promotionnelles de l’industrie pharmaceutique, garantir une transparence absolue concernant les liens d’intérêts des experts collaborant avec les autorités de santé et s’assurer que les personnes ayant des conflits d’intérêts soient exclues des prises de décisions sensibles.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Projet
de résolution adopté à l’unanimité par la commission le 11 septembre
2015.

(open)
1. Au cours du XXe siècle, l’humanité a témoigné des avancées médicales les plus spectaculaires de son histoire. Grâce aux progrès de la science, on a réussi à identifier l’origine de nombreuses maladies et à développer des traitements qui ont amélioré remarquablement l’état de santé de la population. L’industrie pharmaceutique y a joué un rôle indéniable en investissant massivement dans la recherche et le développement de nouveaux médicaments. Elle continue de le faire et est, ainsi, l’un des acteurs clés de la santé en même temps qu’un secteur d’activité très important dans de nombreux pays.
2. Depuis longtemps, les interactions entre l’industrie pharmaceutique et les acteurs du secteur de la santé soulèvent des questions quant à leurs éventuels effets négatifs. Ces interactions sont susceptibles de créer des conflits d’intérêts, d’influencer les connaissances et le comportement des acteurs en question et de donner lieu à des décisions biaisées. Dans sa Résolution 1749 (2010) «Gestion de la pandémie H1N1: nécessité de plus de transparence», l’Assemblée parlementaire avait fait part de ses préoccupations par rapport au risque de conflits d’intérêts des experts impliqués dans des décisions sensibles en matière de santé.
3. Malgré d’importants progrès accomplis dans la prévention et la gestion des conflits d’intérêts, celles-ci relèvent aujourd’hui encore, de l’approximatif. A travers une politique d’autorégulation, l’industrie pharmaceutique s’engage dans la voie d’une éthique accrue et les législations établissent des règles en la matière. Toutefois, l’autorégulation n’est pas contraignante et la mise en œuvre des législations laisse à désirer.
4. La recherche et le développement de nouvelles molécules thérapeutiques est une activité onéreuse et de longue haleine. En échange de cet investissement, les entreprises pharmaceutiques bénéficient d’un droit de propriété intellectuelle sur les molécules qu’elles développent, protégées par un brevet. Ce modèle d’innovation a permis la découverte de milliers de médicaments. Toutefois, désormais, de plus en plus de voix s’élèvent pour dire que cette approche n’est pas optimale en matière de santé publique.
5. Ces dernières années, malgré l’augmentation du nombre de nouveaux médicaments mis sur le marché, il n’y en a que très peu qui présentent un avantage thérapeutique réel et qui répondent à des besoins de santé réels. Par ailleurs, on observe une envolée des prix des médicaments que l’on voudrait justifier par le coût de la recherche et du développement, qui pourtant demeure opaque et largement contesté. Le prix exorbitant des médicaments anticancéreux et contre l’hépatite C est particulièrement préoccupant. Les systèmes de santé publique sont confrontés à des augmentations constantes des coûts dans ce domaine, ce qui met en péril leur capacité à remplir leur rôle.
6. Au vu de ces éléments, l’Assemblée invite les Etats membres du Conseil de l’Europe:
6.1. en ce qui concerne les interactions entre l’industrie pharmaceutique et les acteurs du secteur de la santé:
6.1.1. à intégrer dans le curriculum des professionnels de santé une formation spécifique et obligatoire visant à faire réfléchir à l’influence de la promotion pharmaceutique et à y faire face;
6.1.2. à instaurer une contribution obligatoire sur les activités de promotion de l’industrie pharmaceutique et à l’utiliser, entre autres, pour financer un fonds public qui sera affecté à la formation indépendante des professionnels de santé;
6.1.3. à instaurer une obligation pour les entreprises pharmaceutiques de déclarer leurs liens d’intérêts avec tous les acteurs du secteur de la santé et à rendre ces déclarations accessibles au public, ainsi qu’à mettre en place une autorité indépendante chargée d’en assurer le suivi;
6.1.4. à assurer une transparence absolue concernant les liens d’intérêts des experts collaborant avec les autorités de santé et à exclure des prises de décisions sensibles les personnes ayant des conflits d’intérêts;
6.1.5. à assurer que les décisions dans le domaine de la santé, y compris les décisions relatives aux critères définissant les maladies et aux seuils justifiant un traitement, soient prises sur la base de considérations de santé individuelle et publique et ne soient pas motivées par la recherche de profits;
6.1.6. à réglementer strictement le passage de la fonction publique au secteur privé (et vice versa), entre les autorités sanitaires et l’industrie pharmaceutique;
6.1.7. à augmenter le financement des associations de patients par des fonds publics, pour éviter qu’elles ne dépendent trop de financements privés.
6.2. en ce qui concerne la recherche et le développement de nouvelles molécules thérapeutiques:
6.2.1. à imposer aux entreprises pharmaceutiques une transparence absolue sur les coûts réels de la recherche et du développement, notamment par rapport à la part de la recherche publique;
6.2.2. à adopter une politique plus stricte d’autorisation de mise sur le marché:
6.2.2.1. en introduisant des critères tels que la valeur thérapeutique ajoutée (par rapport aux traitements existants) ou une «clause du besoin», impliquant qu’un médicament soit également évalué en fonction du besoin médical;
6.2.2.2. en exigeant la publication obligatoire des résultats de tous les tests cliniques relatifs au médicament pour lequel l’autorisation est demandée;
6.2.2.3. le cas échéant, en envisageant que seuls les médicaments qui répondent à de tels critères et exigences soient remboursés par le système de sécurité sociale;
6.2.3. à assurer que les médicaments dont l’efficacité a été établie restent sur le marché, en recourant, le cas échéant, à une licence obligatoire, moyennant le paiement de royalties;
6.2.4. à établir un fonds public pour financer une recherche indépendante et orientée vers les besoins de santé non couverts, y compris dans le domaine des maladies rares et des maladies pédiatriques.
7. L’Assemblée invite les Etats membres à interdire tout accord entre les entreprises pharmaceutiques dont le but serait de retarder, sans justification médicale, la mise sur le marché de médicaments génériques.
8. L’Assemblée invite les Etats membres à imposer des sanctions dissuasives pour toute illégalité commise par une entreprise pharmaceutique, le cas échéant en lui imposant une amende à concurrence d’un certain pourcentage de son chiffre d’affaires.
9. Afin d’assurer la viabilité des systèmes de santé et l’accessibilité de médicaments abordables et innovateurs dans le long terme, l’Assemblée en appelle à l’Organisation mondiale de la santé pour qu’elle propose des alternatives au modèle actuel d’innovation pharmaceutique fondé sur les brevets.
10. Enfin, l’Assemblée invite l’industrie pharmaceutique, sociétés et associations comprises, à renforcer ses efforts visant à accroître la transparence ainsi que sa coopération avec les autorités publiques dans le domaine de la santé.

B. Exposé des motifs, par la rapporteure, Mme Maury Pasquier

(open)

1. Introduction

1.1. Double rôle de l’industrie pharmaceutique

1. Au cours du XXe siècle, l’humanité a témoigné des avancées médicales les plus spectaculaires de son histoire. Grâce aux progrès de la science, on a réussi à identifier l’origine de nombreuses maladies, dont certaines étaient jusque-là incurables, et à découvrir des vaccins et des traitements médicamenteux efficaces pour les prévenir et les guérir. Inéluctablement, ces avancées ont abouti à l’amélioration de la qualité et de l’espérance de vie de millions de personnes.
2. L’essor de l’industrie pharmaceutique coïncide avec cette période de «pic scientifique» où les grands laboratoires, en collaboration avec les académies et les universités, ont investi massivement dans la recherche et le développement de nouveaux médicaments. Aujourd’hui, l’industrie pharmaceutique est l’un des acteurs clés de la santé publique et l'un des secteurs économiques les plus puissants et lucratifs au monde 
			(2) 
			3 En
2014, les revenus des sept plus grandes entreprises pharmaceutiques
atteignaient les $US 276 milliards.. Ce double rôle public–privé requiert qu’un équilibre sain soit maintenu entre les intérêts commerciaux légitimes de l’industrie pharmaceutique et les intérêts de santé publique, sachant qu’ils ne s’accordent pas obligatoirement. C’est d’ailleurs là que repose la philosophie de ce rapport, qui défend le principe que les intérêts privés de l’industrie pharmaceutique ne devraient en aucun cas empiéter sur les intérêts de santé publique. Cela nous impose, en tant qu’acteurs politiques, de garder un œil attentif sur les activités de cette industrie.
3. Sur cette base, tout au début des travaux, il était prévu de s’intéresser principalement aux interactions entre l’industrie pharmaceutique et les différents acteurs dans le domaine de la santé, afin d’examiner les éventuels conflits d’intérêts et les décisions biaisées susceptibles d’en résulter. Toutefois, il s’est rapidement avéré que la recherche et le développement (R&D) des médicaments par l’industrie pharmaceutique méritait tout autant d’attention, sinon plus, en raison de ses implications pour la santé publique, notamment en matière d’accessibilité des médicaments.

1.2. Procédure

4. Dans le processus d’élaboration du rapport, il m’a semblé essentiel de rencontrer les principaux acteurs concernés afin de collecter des informations de première main et recueillir leur point de vue sur les questions qui nous préoccupent. A cette fin, j’ai effectué deux visites d’information, une première à Genève (Suisse) les 19 et 20 novembre 2014 et une autre à Londres (Royaume-Uni) les 26 et 27 février 2015. A Genève, j’ai tenu des échanges avec les représentant-e-s de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), de la Fédération internationale de l’industrie du médicament (FIIM), d’une société de biotechnologie (Geneva Biotech Center) ainsi que de l’organisation non gouvernementale (ONG) Déclaration de Berne (DB) 
			(3) 
			La
DBlutte contre les racines de la pauvreté
et les violations des droits humains dont sont victimes les populations défavorisées
de la planète. Elle dénonce les activités irresponsables des entreprises
dont le siège est en Suisse et mène des actions pour que les décideurs
politiques et économiques assument leur responsabilité sociale etenvironnementale. Elle
est membre du réseau Action internationale pour la santé.. A Londres, j’ai échangé avec les représentant-e-s de l’Agence européenne du médicament (EMA) 
			(4) 
			L’EMA
est chargée, entre autres, de l’évaluation scientifique des demandes
d’autorisation de mise sur le marché des médicaments. Lorsque l’autorisation
est donnée (par la Commission européenne), la commercialisation
est possible dans les 28 pays de l'Union européenne ainsi que l’Islande,
le Liechtenstein et la Norvège,., de l’Alliance internationale des organisations de patients (IAPO) et d’Action internationale pour la santé (HAI) 
			(5) 
			HAI travaille, entre
autres, pour un meilleur accès aux médicaments essentiels, une plus
grande transparence des décisions autour des produits pharmaceutiques
et un meilleur contrôle de la promotion des médicaments..
5. Dans le même ordre d’idées, la commission des questions sociales, de la santé et du développement durable a tenu une audition publique le 24 juin 2014, avec la participation de M. Peter Beyer, conseiller principal au département des médicaments essentiels et produits de santé de l’OMS, M. François Bouvy, directeur au département «accès au marché» de la Fédération Européenne des Industries et Associations Pharmaceutiques (EFPIA), et M. Patrick Durisch, responsable du programme santé à la DB. Lors de cette audition, la commission s’est penchée principalement sur la question de la R&D et l'accessibilité des médicaments. Je voudrais remercier tous nos interlocuteurs et interlocutrices et l’ensemble des intervenants de l’audition pour leur disponibilité et les informations précieuses qu’ils nous ont fournies.

2. Interactions entre l’industrie pharmaceutique et les différents acteurs dans le domaine de la santé

6. Dans un premier temps, je voudrais me concentrer sur les interactions de l’industrie pharmaceutique avec les différents acteurs dans le domaine de la santé et analyser si, et le cas échéant dans quelle mesure, ces interactions sont susceptibles d’influencer les connaissances, les attitudes et le comportement des acteurs en question et de donner lieu à des décisions ou pratiques biaisées, qui ne sont pas dans l’intérêt de la santé publique.

2.1. Interactions omniprésentes

7. Aujourd’hui les interactions entre l’industrie pharmaceutique et les différents acteurs dans le domaine de la santé sont omniprésentes: elles existent à tous les niveaux de l’organisation médicale depuis la recherche jusqu’au consommateur, et concernent tous ses acteurs, dont les universités, les hôpitaux, les médecins, les infirmiers, les pharmaciens, les éditeurs scientifiques, les autorités sanitaires, les caisses maladie et les associations de patients.
8. Dans le cas des professionnels de santé, notamment les médecins, les infirmiers et les pharmaciens, ces interactions commencent souvent tôt, dès le début des études et continuent tout au long de la carrière. La dépendance croissante de la recherche et de la formation médicales de l’industrie pharmaceutique attribue un caractère inéluctable à ces interactions. Dans ce contexte, on peut noter par exemple que l’industrie organise et sponsorise la grande majorité des symposiums, congrès et séminaires – qui sont considérés comme une formation continue – auxquels elle invite souvent, contre émoluments, des chercheurs et des professionnels de santé à venir s’exprimer. Ces congrès sont aussi, pour les médecins et les chercheurs, l’occasion de rejoindre les comités consultatifs des entreprises pharmaceutiques. De même, les représentants appelés «visiteurs médicaux» font systématiquement la promotion des médicaments auprès des médecins et des pharmaciens.
9. Dans le cas des autorités sanitaires, par exemple les agences de médicaments, la nature même de la relation rend les interactions omniprésentes. En effet, pour obtenir une autorisation de mise sur le marché de ses médicaments, l’industrie pharmaceutique doit soumettre un dossier auprès de ces agences. Dans ce contexte, les interactions de l’industrie avec les experts travaillant pour ces agences constituent un élément important à prendre en considération, puisque souvent lesdits experts ont des liens d’intérêts avec l’industrie.
10. Un troisième cas concerne les associations de patients. Celles-ci jouent un rôle fondamental dans la vie des patients en leur apportant, ainsi qu’à leurs familles, une aide morale, pratique, financière, sociale et juridique. Elles ont également un important pouvoir de lobbying. L’industrie pharmaceutique contribue largement au financement de ces associations et bénéficie, en contrepartie, de certains avantages. Dans le cas de l’IAPO par exemple, ces avantages sont définis en fonction du niveau de soutien financier apporté par chaque entreprise pharmaceutique appelée «partenaire industriel». Ainsi, ces partenaires sont classés en trois groupes (or, argent ou bronze) et bénéficient d’avantages allant des remerciements sur le site de l’IAPO aux rencontres bilatérales avec ses représentants. L’IAPO considère l’industrie comme une source d’information importante.
11. Les interactions brièvement exposées ci-dessus sont légitimes, nécessaires et utiles. Il s’agit de partenariats naturels fondés sur des intérêts communs et apportant des bénéfices mutuels, des collaborations importantes pour l’innovation et la santé publique. Il ne s’agit pas de remettre en cause le principe même de ces interactions. La question est plutôt de savoir si, en l’absence d’un encadrement approprié, lesdites interactions pourraient avoir des effets pervers ayant des implications graves pour la santé publique. Il suffit à mon avis de prendre l’exemple de l’affaire du Mediator en France pour comprendre que la réponse à cette question est hélas, un «oui» retentissant. Cette affaire est révélatrice de la collusion dangereuse des autorités sanitaires avec les entreprises pharmaceutiques où les dysfonctionnements étaient dus, entre autres, à des conflits d’intérêts de certains experts 
			(6) 
			«(…) l’AFSSAPS, qui
est une agence de sécurité sanitaire, se trouve à l’heure actuelle
structurellement et culturellement dans une situation de conflit
d’intérêts. Pas en raison de (…), mais par une coopération institutionnelle
avec l’industrie pharmaceutique qui aboutit à une forme de coproduction
des expertises et des décisions qui en découlent.» Extrait du rapport
de synthèse de l’Inspection générale des affaires sociales, enquête
sur le Médiator..

2.2. Où commencent les conflits d’intérêts?

12. Le point commun des interactions mentionnées plus haut est qu’elles s’apparentent toutes à un lien d’intérêts entre l’industrie pharmaceutique et les acteurs concernés. Evidemment, un lien d’intérêts n’équivaut pas à un conflit d’intérêts. Le professeur en science politique Dennis Thompson, de l’université de Harvard, a défini le conflit d’intérêts comme «un ensemble de conditions dans lesquelles le jugement professionnel concernant un intérêt primaire – comme le bien du patient ou l’intérêt de la recherche – tend à être trop influencé par un intérêt secondaire – un gain financier par exemple». Ainsi, un lien d’intérêts n’est pas gênant en soi mais porte le risque de glisser vers un comportement problématique si l’intérêt secondaire l’emporte sur l’intérêt primaire. Toutefois, il n’est pas aisé de déterminer où commencent les conflits d’intérêts.
13. Dans le cas des médecins par exemple, la présence quotidienne de l’industrie à leurs côtés crée à la fois des liens et de la confiance. Une certaine normalité voire une banalité s’installe et on sous-estime les risques qui peuvent résulter de ces interactions apparemment inoffensives. En effet, les professionnels de santé pensent souvent qu'ils ne sont pas influencés par la promotion de produits. Ils ont peu conscience de son influence qui est plus efficace qu'ils ne l'imaginent. Il est courant parmi les professionnels de santé de croire que «la promotion n'a pas d'effet sur moi».
14. Or, les activités de promotion de l'industrie pharmaceutique débouchent sur des ventes parce qu'elles sont capables d'influencer le processus décisionnel des professionnels de santé, et par conséquent, la prescription et la délivrance des médicaments 
			(7) 
			Manuel pratique «Comprendre
la promotion pharmaceutique et y répondre», édité par l’OMS et HAI.. Ainsi, les études montrent que les médecins sont plus enclins à prescrire les médicaments qui leur sont promus par les entreprises pharmaceutiques et ce, pas forcément pour les bonnes raisons. Cela conduit parfois à une prescription irrationnelle des médicaments, avec des effets néfastes non seulement pour les patients, mais aussi pour les budgets des systèmes de santé qui doivent rembourser lesdits médicaments.
15. En ce qui concerne les autorités sanitaires, le problème de conflits d’intérêts des experts collaborant avec ces autorités fait l’objet de révélations 
			(8) 
			D’après
un article publié le 24 mars 2015 sur le site Mediapart,
les membres de la commission d'autorisation de mise sur le marché
de l'Agence française de sécurité du médicament et de la commission
de la transparence de la Haute Autorité de santé auraient donné
aux membres de plusieurs laboratoires pharmaceutiques des conseils
sur la manière de présenter les dossiers pour obtenir plus facilement
une autorisation de mise sur le marché ou un meilleur taux de remboursement. et critiques récurrentes. Dans le cas de l’EMA par exemple, le système d’évaluation scientifique fonctionne à travers un réseau d’experts externes. Ces experts servent de membres des comités scientifiques de l'Agence, des groupes de travail ou des équipes scientifiques d'évaluation. En 2012, le rapport d’audit de la Cour des comptes européenne sur la gestion des conflits d'intérêts au sein de quatre agences de l'Union européenne, dont l’EMA, a conclu qu'«aucune [de ces] agences ne gère les situations de conflit d'intérêts de manière appropriée». Fin novembre 2014, l’EMA a annoncé l’adoption d’une politique plus équilibrée de la gestion des conflits d’intérêts, qui est devenue effective à partir du 30 janvier 2015.
16. Le cas des associations de patients est particulièrement délicat. La plupart d’entre elles dépendent largement de l’industrie pour leur financement. Elles semblent être tout à fait conscientes du danger que cette dépendance peut créer, qui peut aller jusqu’à la manipulation par l’industrie. En effet, l’industrie pharmaceutique a été accusée de tenter de mobiliser les patients pour contrer la révision de la directive européenne sur les essais cliniques, concernant certaines propositions en faveur de la transparence de ces essais 
			(9) 
			<a href='http://www.theguardian.com/business/2013/jul/21/big-pharma-secret-drugs-trials'>www.theguardian.com/business/2013/jul/21/big-pharma-secret-drugs-trials</a>.ou encore d’utiliser les associations de patients pour contourner l’interdiction de faire de la publicité directe aux consommateurs pour les médicaments de prescription.

2.3. Prévention et gestion des conflits d’intérêts

17. Il y a une panoplie de règles régissant les interactions entre l’industrie pharmaceutique et les différents acteurs dans le domaine de la santé, qui ont pour objectifs d’assurer la transparence de leurs relations et d’éviter les conflits d’intérêts qui peuvent en résulter 
			(10) 
			Au niveau de l’Union
européenne, la Directive <a href='http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/AUTO/?uri=celex:32001L0083'>2001/83/CE</a> du Parlement européen et du Conseil du 6 novembre 2001
instituant un code communautaire relatif aux médicaments à usage
humain établit, entre autres, des règles en matière de publicité
des médicaments. En France, la loi Bertrand de 2011 sur le renforcement
de la sécurité sanitaire du médicament et des produits de santé
a été adoptée à la suite du scandale du Mediator. . Une partie importante de ces règles sont des textes non contraignants, tels que des principes ou des codes de bonnes pratiques élaborés par l’industrie pharmaceutique elle-même (autorégulation).
18. Le code de la FIIM sur les bonnes pratiques est un bon exemple d’autorégulation. Il inclut des normes pour une promotion éthique des médicaments aux professionnels de santé et permet de veiller à ce que les interactions avec les professionnels de santé et d’autres intervenants, comme les associations de patients, soient appropriées et perçues comme telles. Le fait d’être membre de la FIIM impose aux associations membres de respecter les normes éthiques qui sont établies dans le Code. Le Code prévoit aussi un mécanisme de contrôle selon lequel les plaintes légitimes portant sur des infractions à celui-ci sont encouragées. La FIIM peut traiter de telles plaintes, à condition, entre autres, que l’infraction présumée ne fasse pas déjà l’objet d’une investigation par une des associations membres. La décision relève d’un groupe ad hoc composé de personnes expérimentées dans l’application des codes nationaux et choisies au sein des membres de la FIIM. A ce jour, la FIIM a traité trois plaintes 
			(11) 
			<a href='http://www.ifpma.org/ethics/ifpma-code-of-practice/cases.html'>www.ifpma.org/ethics/ifpma-code-of-practice/cases.html.</a>.
19. L’EFPIA dispose également de codes de bonnes pratiques couvrant les interactions avec les professionnels de santé et les associations de patients. Par ailleurs, elle s’est récemment engagée dans une série d’initiatives visant à renforcer la transparence de l’industrie pharmaceutique. Une de ces initiatives conduira notamment les laboratoires membres de l’EFPIA à publier leurs relations financières avec les professionnels et les établissements de santé à partir de 2016 
			(12) 
			Code sur la publication
des transferts de valeurs des entreprises du médicament aux professionnels
de santé et aux établissements de santé..
20. La nouvelle politique de l’EMA sur la gestion des conflits d’intérêts (voir paragraphe 15) s’appuie sur un système d’évaluation des conflits en fonction de différents types (direct/indirect) et niveaux d’intérêts (niveau 1, 2 ou 3). Des restrictions sont appliquées en fonction de la nature de l’intérêt, du temps écoulé depuis l’intérêt et du type d’activité concernée au sein de l’EMA.
21. Reste à savoir si cette panoplie d’instruments est vraiment efficace pour prévenir et gérer les conflits d’intérêts. L’autorégulation fait preuve de l’engagement de l’industrie dans la voie d’une éthique accrue, ce qui est certes louable, mais il me paraît inconcevable de se contenter de l’autorégulation dans un domaine aussi sensible que la santé publique 
			(13) 
			Hélas,
les condamnations récurrentes des entreprises pharmaceutiques à
des indemnités astronomiques pour des pratiques illégales, dont
de promotion, n’inspirent pas confiance non plus.. En effet, celle-ci n’a pas de caractère contraignant, et donc pas d’effet dissuasif. En ce qui concerne les législations nationales et la réglementation européenne, les représentants de HAI nous ont indiqué qu’elles demeuraient souvent laxistes et que leur mise en œuvre laissait à désirer.
22. Par ailleurs, il me semble qu’il y a un certain amalgame entre la transparence et la gestion des conflits d’intérêts. En effet, on assiste à une déclaration plus ou moins systématique des intérêts financiers ou autres par les experts, médecins, etc., lesquels, dans certains pays, peuvent être consultés en ligne 
			(14) 
			En France, «transparence.gouv.fr»
rend accessible l’ensemble des informations déclarées par les entreprises
sur les liens d’intérêts qu’elles entretiennent avec les acteurs
du secteur de la santé.. Mais, le fait d’être transparent ne règle pas en soi le problème des conflits d’intérêts. Tout d’abord, comment s’assurer que les déclarations sont complètes et authentiques? Lorsqu’on a posé la question aux représentants de l’EMA, ils nous ont répondu, non sans raison, qu’il leur était tout simplement impossible d’enquêter sur chaque expert. Ensuite, qui devrait gérer toutes ces déclarations et comment, afin que les conflits soient évités? Sans réponse appropriée à ces questions, nous risquons d’arriver à un point où trop de transparence finira par tuer la transparence.

2.4. Quelles solutions pour une meilleure prévention et gestion des conflits d’intérêts?

23. Je conçois qu’une réglementation trop stricte qui consisterait à couper entièrement les liens entre l’industrie et les acteurs dans le domaine de la santé est difficilement réalisable, voire pas souhaitable. Cependant d’autres solutions moins radicales sont possibles.
24. Dans sa Résolution 1749 (2010) «Gestion de la pandémie H1N1: nécessité de plus de transparence», l’Assemblée parlementaire avait fait part de ses préoccupations par rapport au manque de transparence dans les prises de décisions liées à la pandémie et au risque de conflits d’intérêts des experts impliqués dans des décisions sensibles en matière de santé. Elle avait formulé des recommandations concrètes à l’attention des autorités sanitaires demandant notamment la publication sans exception des déclarations d’intérêts des experts concernés et l’exclusion des prises de décisions sensibles de quiconque exposé au risque de conflits d’intérêts. Je pense que ces recommandations sont tout à fait adaptées aux questions qui nous concernent dans ce rapport. Par ailleurs, des mesures strictes devraient empêcher une politique de pantouflage, c’est-à-dire le passage de la fonction publique au secteur privé, entre les autorités sanitaires et l’industrie pharmaceutique qu’elle est censée réglementer et contrôler.
25. En ce qui concerne les activités de promotion, compte tenu de leurs effets négatifs sur la pratique des médecins, on pourrait se demander si elles ne devraient pas tout simplement être bannies. La question est certes légitime, mais je suggère une mesure plus pragmatique: l’instauration d’une contribution obligatoire sur les activités de promotion pour financer un fonds public qui serait dédié à la formation indépendante des professionnels de santé et à la recherche indépendante. Ce mode de financement existe déjà en Europe dans un certain nombre de pays dont l’Italie. En effet, depuis 2005, les sociétés pharmaceutiques versent chaque année à l’Agence italienne du médicament (AIFA) une contribution représentant 5 % du total des frais engagés pour leurs activités de promotion. Ce type de mesure pourrait également pousser les entreprises pharmaceutiques à réduire leurs dépenses de publicité, ce qui ferait d’une pierre deux coups.
26. Par ailleurs, il faudrait absolument vaincre la réticence des professionnels de santé à accepter qu’ils sont bel et bien perméables à la promotion, ce dès le début de leur formation. Une formation spécifique tendant à faire réfléchir à l’influence de la promotion pharmaceutique et à mieux y répondre devrait donc être intégrée dans le curriculum universitaire des professionnels de santé et rendue obligatoire. Par ailleurs, dans la mesure du possible, leur formation continue devrait être financée par les fonds publics.
27. En ce qui concerne les associations de patients, il faudrait augmenter leur financement par des fonds publics d’une part, et envisager d’instaurer une caisse commune pour leur financement, d’autre part. Les entreprises pharmaceutiques pourraient contribuer à cette caisse commune, dont la gestion devrait être confiée à une autorité indépendante. Cela permettrait à l’industrie et aux associations de continuer leur collaboration, tout en conférant plus d’indépendance à ces dernières.

3. Recherche et développement de médicaments par l’industrie pharmaceutique

28. La recherche et le développement de nouvelles molécules thérapeutiques est une activité onéreuse et de longue haleine 
			(15) 
			Il
s’agit d’un processus qui dure en moyenne 10 à 15 ans. Il commence
par le stade de la recherche pour déterminer un «candidat médicament»,
suivi du stade dit de développement qui comporte les essais précliniques
et cliniques sur l’homme en plusieurs phases. . En échange de cet investissement important, tant en termes de temps que d’argent, les entreprises pharmaceutiques bénéficient d’un droit de propriété intellectuelle sur les molécules qu’elles développent, protégées par un brevet. Durant une période limitée qui s’étend en général de 15 à 20 ans, aucune entreprise ne peut copier les molécules en question. Une fois ce délai passé, leur formulation tombe dans le domaine public et les «produits génériques» peuvent être mis sur le marché.
29. Il s’ensuit que le modèle d’innovation pharmaceutique est fondé sur un système de brevets qui permet à l’industrie de garder le monopole sur ses produits pendant un temps limité, négocier leurs prix sans être sujette à la concurrence et faire ainsi un retour sur investissement. Ce système est considéré comme nécessaire, sinon essentiel, pour inciter l’industrie pharmaceutique à investir dans la R&D de nouveaux médicaments. En effet, les grands laboratoires pharmaceutiques expliquent que le financement de la R&D de nouvelles molécules est extrêmement coûteux et que seul le système de brevet est optimal pour compenser ces dépenses.
30. Le modèle décrit ci-dessus a permis la découverte de milliers de médicaments qui ont amélioré remarquablement l’état de santé de la population. Toutefois, aujourd’hui, son efficacité est de plus en plus remise en question, tant en termes d’innovation pharmaceutique que de durabilité économique.

3.1. Erosion de l’innovation pharmaceutique

31. En Europe, le nombre de nouveaux médicaments introduits est en augmentation et les dépenses en R&D dans le domaine pharmaceutique ont plus que triplé depuis 1990. Parler donc d’une érosion de l’innovation pharmaceutique peut paraître absurde, sauf que l’innovation ne doit pas se mesurer uniquement en termes de nombre de médicaments qui sont mis sur le marché, mais aussi et surtout en termes de médicaments qui présentent un réel avantage thérapeutique et qui répondent à des besoins réels. Si on se base sur cette définition, dans les 10-20 dernières années, il n’y a eu que très peu de percées dans l’innovation pharmaceutique. Parmi les 20 ou 30 nouveaux médicaments mis sur le marché tous les ans, seuls trois seraient vraiment nouveaux, le reste n’offrant que des bénéfices marginaux 
			(16) 
			«Pharmaceuticals
industry facing fundamental change», BBC
news, version en ligne, 7 novembre 2014.. Une étude publiée dans le magazine Prescrire indique que parmi les 1 345 nouveaux médicaments mis sur le marché entre 2000 et 2013, 51 % n’apportent rien de nouveau, et que seuls 2 % présentent un réel avantage.
32. Plusieurs raisons expliquent ce phénomène, dont le modèle d’affaires du secteur pharmaceutique. A la base, ce modèle était dominé par une culture du produit phare (blockbuster) 
			(17) 
			Molécules dont le chiffre
d’affaires dépasse $US 1 milliard. , ce qui assurait une profitabilité élevée en permettant l'amortissement des coûts de R&D grâce à leur niveau de vente élevé. L’objectif de la R&D était donc principalement de mettre au point de tels produits. Avec l’arrivée à expiration de nombreux brevets sur ces produits, l’industrie a dû subir la concurrence des génériques, tout en étant confrontée à la difficulté de mettre sur le marché de nouveaux produits phares, en raison, entre autres, de la prolifération d’une médecine plus personnalisée, plus ciblée sur un groupe de personnes qui répondent mieux à la molécule proposée 
			(18) 
			«R&D
des compagnies pharmaceutiques: Ruptures et mutations», Etude du
ministère français de l’Economie, de l’Industrie et de l’Emploi,
janvier 2008.. Afin de garder les niveaux élevés de profit 
			(19) 
			Les
profits des entreprises pharmaceutiques restent les plus élevés
de tous les secteurs économiques, avec une marge bénéficiaire avoisinant
les 20 % ou plus pour certaines d’entre elles, et atteignant, par
exemple, le chiffre colossal de 42 % pour l’américain Pfizer (chiffres
de 2013). «Pharmaceutical industry gets high on fat profits», BBC news, version en ligne, 6 novembre
2014., l’industrie a dû s’adapter et revoir son modèle d’affaires. Selon les critiques, celui-ci est aujourd’hui fondé sur une promotion agressive et une innovation déficiente 
			(20) 
			«Recherche clinique
sous influence: penser les alternatives», Prescrire,
avril 2012..
33. En effet, en termes de R&D, l’industrie a commencé à prendre moins de risques, en en externalisant une partie et en achetant à des sociétés de biotechnologies 
			(21) 
			Ces sociétés explorent
les hypothèses les plus crédibles, conduisent les premiers essais
sur l’homme, à la fois pour prouver la sécurité de la molécule et
confirmer son potentiel. Ensuite, elles les cèdent pour des études
plus approfondies et à plus grande échelle chez l’homme. des molécules qui sont à des stades plus avancés, donc plus chères mais ayant plus de chance de succès. Par ailleurs, elle a mis sur le marché un nombre important de médicaments de seconde génération, qui sont de nouvelles variantes d’anciennes molécules dont le brevet a expiré, sorties sous une forme légèrement remaniée (médicaments «me-too») 
			(22) 
			La reformulation
d’un médicament existant peut permettre d’améliorer la molécule de
différentes manières, par exemple en améliorant son rapport bénéfice/risque
par rapport au composé de référence. L’industrie appelle ce processus d’«innovation
incrémentale», mais pour leurs détracteurs, ces molécules n’apporteraient
que peu ou pas de progrès thérapeutique, tout en étant chères.. Selon les critiques, cette pratique permet à l’industrie de pouvoir déposer de nouveaux brevets et de se protéger ainsi contre la concurrence des médicaments génériques 
			(23) 
			S.
Rader et M. Rivasi, «Trop chers, trop prescrits, les médicaments
tuent la sécurité sociale», Libération,
5 août 2014.. En termes de promotion, l’industrie y a investi massivement pour augmenter ses ventes, les dépenses en publicité des grandes entreprises pharmaceutiques allant désormais jusqu’à atteindre plus que le double de leurs dépenses en R&D de nouvelles thérapies.

3.2. Prix prohibitifs des médicaments

34. Depuis plusieurs années, on observe une envolée des prix des médicaments. Entre 2000 et 2009, les dépenses publiques en médicaments ont augmenté de 76 % en moyenne au sein de l'Union européenne et l’augmentation des dépenses en médicaments brevetés a dépassé les économies réalisées grâce à la promotion de l'usage de génériques.
35. Les anticancéreux font partie des médicaments dont le prix augmente à un taux insoutenable, menaçant ainsi non seulement l’accès des patients cancéreux à ces traitements, mais aussi la pérennité des systèmes de santé en général, à cause des coûts qu’ils engendrent 
			(24) 
			En 2013, plus d’une
centaine de cancérologues du monde entier ont dénoncé les prix «astronomiques»
des médicaments contre la leucémie et ont demandé à l’industrie
pharmaceutique de les réduire à un prix «moralement justifiable».. Mais l’exemple le plus révélateur est celui du Sovaldi, un traitement contre l’Hépatite C. En 2014, la compagnie américaine Gilead a lancé ce traitement au prix de 60 000 francs suisses par traitement de 12 semaines, soit près de 1 000 francs suisses le comprimé. La Suisse l’a inscrit sur la liste des spécialités, qui ouvre sa prise en charge par l’assurance maladie obligatoire, en restreignant toutefois son utilisation. Ainsi, seuls les patients dont le foie est déjà atteint de cirrhose – soit à peine 2 % des patients – peuvent prétendre à son remboursement, les autres devant négocier sa prise en charge avec leurs médecins et leurs caisses maladie 
			(25) 
			«Il semble plus facile
pour les autorités de trier les malades que de contrer les prix»,
ONG Déclaration de Berne, Solidaire 236, Novembre 2014.. En France, le comité économique des produits de santé (CEPS) a fixé le prix du Sovaldi à € 13 667 hors taxes la boîte de 28 comprimés (soit € 488,10 le comprimé). Cela porte le coût du traitement de trois mois à € 41 000 hors taxes, avec un remboursement à 100 % par l’assurance maladie.
36. Le système de brevets est un facteur déterminant pour le prix élevé des médicaments, en raison de la position de monopole qu’il confère aux entreprises pharmaceutiques, ce qui leur donne un très grand poids dans la fixation des prix des médicaments 
			(26) 
			Chaque Etat négocie
avec l’industrie le prix remboursable aux assurés sociaux de chaque
médicament, en vertu d'accords-cadres, et le processus de négociation
est généralement empreint d'une certaine opacité.. L’argument majeur de ces entreprises pour revendiquer des prix élevés pour leurs nouveaux médicaments est le coût de R&D, une activité très risquée, sachant que sur une dizaine de milliers de molécules testées, une seule arrivera au stade de la mise effective sur le marché 
			(27) 
			Le coût
des échecs est donc également inclus, ainsi que les coûts des retards
liés à la réglementation. Les entreprises font également valoir
que le médicament contribue à des économies substantielles au niveau
des coûts de santé. Par exemple dans le cas de l’hépatite C, par
une réduction du nombre de transplantations de foie.. Toutefois, le coût de la R&D est sujet à controverses, non seulement parce qu’il n’est jamais dévoilé en détail et qu’il est impossible d’en vérifier l’exactitude 
			(28) 
			D’après
une étude de 2014 du Centre Tufts pour l’étude du développement
de médicaments de Boston – financé principalement par l’industrie
–, le coût de R&D s’élève à $US 2,6 milliards pour chaque nouveau
médicament mis sur le marché. Ce chiffre a été largement contesté.
Un représentant de Médecins sans Frontières est allé jusqu’à déclarer publiquement
que «si vous croyez ce chiffre, vous croyez probablement aussi que
la terre est plate»., mais aussi parce que souvent il ne tient pas compte des financements publics, et inclut notamment les coûts d’opportunité, c’est-à-dire ce que l’entreprise aurait pu espérer gagner en investissant ailleurs qu’en R&D, par exemple en placements boursiers.
37. En ce qui concerne la recherche publique, celle-ci se limitait traditionnellement à la recherche fondamentale, c’est-à-dire à l’élucidation des mécanismes sous-tendant les maladies et l’identification des points d’interventions prometteurs. Aujourd’hui, elle joue aussi un rôle de plus en plus important dans la recherche dite «appliquée», qui conduit à la découverte de médicaments pour le traitement de maladies. Une étude publiée aux Etats-Unis en 2011 établit que dans les 40 dernières années, un total de 153 médicaments, vaccins ou nouvelles indications pour des médicaments existants ont été découverts à travers la recherche menée par les instituts de recherche publique. Plus de la moitié de ces médicaments ont été utilisés dans le traitement ou la prévention des cancers ou malades infectieuses 
			(29) 
			«The role of public-sector
research in the discovery of drugs and vaccines», New England Journal of Medicine,
364; 6, 10 février 2011.. De même, dans l’Union européenne, 44 % des médicaments innovateurs recommandés pour une autorisation de mise sur le marché entre 2010-2012 provenaient des petites et moyennes entreprises, de l’académie, des entités publiques et des partenariats public–privé 
			(30) 
			Lincker H. et autres,
«Regulatory Watch: Where do new medicines originate from in the
EU?», Nature Reviews Drug Discovery,
31 janvier 2014..

3.3. Vers une réforme du système?

38. Au vu des éléments brièvement présentés ci-dessus, de plus en plus de voix s’élèvent pour dire que le modèle d’innovation basé sur les brevets n’est pas optimal en matière de santé publique. II produit certes le plus haut retour sur investissement, mais pas nécessairement les médicaments dont la société a le plus besoin. Par ailleurs, il conduit à des prix élevés pour certains nouveaux médicaments, alors que les médicaments de qualité supérieure au plan clinique sont peu nombreux. Il s'avère de plus en plus difficile pour les pouvoirs publics de faire face aux prix élevés, sachant que les dépenses en médicaments devraient augmenter considérablement dans les années à venir, alors que les ressources diminuent.
39. Plusieurs questions viennent en effet à l’esprit. Ainsi, par rapport aux médicaments «me-too», on peut légitimement demander à quoi sert de payer la R&D de médicaments qui ne présentent pas d’avantage thérapeutique et qui ne répondent pas à un besoin prioritaire de santé insatisfait? Quelles seront les conséquences des médicaments «me-too» sur la viabilité des systèmes de sécurité sociale, compte tenu des coûts potentiels qu’ils engendrent? Quelles seront les conséquences du manque d’innovation dans des domaines tels que les nouvelles classes d’antibiotiques 
			(31) 
			La prolifération des
infections à bactéries qui ne répondent pas aux antibiotiques est
un risque sanitaire très important. L’OMS l’a qualifiée de menace
pour la santé publique mondiale, qui risque de rendre inefficaces
les traitements contre des maladies très contagieuses, comme la
pneumonie. Ces quinze dernières années, le marché des antibiotiques a
été considéré par l'industrie pharmaceutique comme moins attractif
que d'autres pathologies, y compris pour des raisons économiques.
En effet, la durée des traitements est courte, et les nouveaux traitements,
souvent réservés aux infections sévères, ne visent qu'une faible
partie de la population. Quant aux prix des antibiotiques – une
classe thérapeutique largement «génériquée», ils sont très inférieurs
à ceux des traitements contre le cancer ou le diabète., les maladies rares, les maladies pédiatriques ou celles qui sévissent dans les pays en voie de développement, comme Ebola?
40. Quid encore de l’argent public investi dans la recherche? Comme indiqué plus haut, une part importante du budget public est investie dans la R&D de nouveaux médicaments, sans un retour équitable sur investissement. Ce système n’est pas rentable pour les gouvernements et ne permet pas un recouvrement équitable des crédits publics investis. Concernant les médicaments qui ont une vraie valeur thérapeutique mais qui se vendent à des prix prohibitifs, comment les gouvernements financeront-ils ces produits et assureront-ils leur accessibilité? En tant que tels, et du point de vue de l’économie de marché, les intérêts commerciaux ne peuvent faire l’objet de critiques. Mais je voudrais quand même soulever la question suivante: pourrait-il être justifié de vendre aux gouvernements nationaux des médicaments à des prix qui sont complètement déconnectés de leurs coûts globaux, y compris ceux de la recherche, en réalisant par là des bénéfices exagérément élevés sur le dos des systèmes de santé nationaux?
41. Pour assurer la viabilité des systèmes de santé et l’accessibilité des médicaments abordables et innovateurs dans le long terme, je pense qu’une réforme du modèle d’innovation actuel sera nécessaire même si un rapport publié en 2009 par la Commission européenne 
			(32) 
			Synthèse du rapport
d'enquête sur le secteur pharmaceutique, Commission européenne. reconnaît l'importance pour le secteur pharmaceutique d'une protection forte en matière de propriété intellectuelle. Encore faut-il souligner que le même rapport confirme une diminution du nombre de médicaments innovants mis sur le marché et fait état de pratiques de l'industrie visant à retarder l'entrée des génériques sur le marché, y compris par des accords/règlements amiables avec les fabricants de génériques 
			(33) 
			Voir aussi, «Zombie
patents», The Economist, 21
juin 2014.. Toutefois, faire des propositions à cet égard ne relève pas du mandat de l’Assemblée parlementaire, mais plutôt de celui de l’OMS. Cela étant, même dans le cadre du système actuel, on pourrait proposer des mesures qui permettraient de mieux protéger les intérêts de santé publique.

3.4. Quelles solutions pour une meilleure protection des intérêts de santé publique?

42. En premier lieu, une transparence sur les coûts réels de la R&D est indispensable pour que les pouvoirs publics prennent des décisions raisonnées en matière de prix des médicaments. Il faut donc exiger plus de transparence sur les coûts de la R&D, et notamment par rapport au financement public qui intervient dans la R&D de nouveaux médicaments. Par ailleurs, sans chercher une harmonisation complète, il faudrait assurer plus de transparence par rapport à la fixation des prix dans chaque Etat membre, sachant que des disparités importantes existent entre eux.
43. Il faudrait également adopter une politique plus stricte d’autorisation de mise sur le marché au niveau national et européen tout en laissant assez de marges pour les médicaments de seconde génération. Les régulateurs pourraient notamment introduire un critère tel que la valeur thérapeutique ajoutée (par rapport aux traitements existants), ou une «clause du besoin», qui implique qu’un médicament ne soit pas évalué seulement du point de vue technique et scientifique mais également en fonction du besoin médical, permettant ainsi de prendre en compte les priorités de santé 
			(34) 
			La clause
du besoin était appliquée en Norvège jusqu’à l’harmonisation de
sa législation en matière d’autorisation de mise sur le marché avec
la réglementation européenne.. On pourrait également envisager que seuls les médicaments qui répondent à de tels critères soient remboursés par le système de sécurité sociale.
44. Toutefois, il faudrait assurer non seulement que de vrais nouveaux médicaments arrivent sur le marché, mais aussi que les médicaments efficaces qui sont sur le marché le restent. En effet, il arrive à l’industrie de retirer un médicament du marché, pour des raisons apparemment économiques 
			(35) 
			Il est reproché à l’industrie
de recourir à cette technique également pour faire pression sur
les gouvernements pour obtenir les prix qu’elle demande pour ses
médicaments.. Si un Etat ne peut pas imposer à un fabricant la production ou le maintien sur le marché d’un médicament, il peut très bien recourir à une licence obligatoire, un système de flexibilité prévu par l'Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC). En effet, les gouvernements peuvent délivrer des licences obligatoires qui autorisent un tiers à fabriquer le produit breveté sans le consentement du titulaire du brevet. La délivrance de licences obligatoires n'est possible que moyennant certaines conditions visant à protéger les intérêts du détenteur de brevet, notamment le paiement des royalties. Les Etats membres sont libres de déterminer les motifs pour lesquels une licence obligatoire peut être accordée, parmi lesquels l’intérêt public et la santé publique.
45. Enfin, il faudrait établir un fonds public pour financer une R&D orientée vers les besoins de santé non couverts. Ce fonds public pourrait être financé par des taxes, les contributions de l’industrie pharmaceutique proposées au paragraphe 25, ainsi que les amendes prononcées à l’encontre des entreprises pharmaceutiques pour des pratiques illégales qui, du reste, devraient être bien plus sévères qu’elles ne le sont actuellement. A cet égard, je tiens à rappeler qu’en 2014, l’Autorité de la concurrence italienne a infligé aux groupes pharmaceutiques Novartis et Roche une amende de € 182,5 millions pour avoir tenté d'empêcher l'usage du traitement oncologique Avastin pour soigner une grave maladie oculaire. En effet, selon le régulateur italien, les deux groupes bâlois se sont entendus pour empêcher la distribution de l'Avastin (de Roche) comme traitement de la dégénérescence maculaire liée à l'âge en faveur du Lucentis (de Novartis), un médicament qui coûte jusqu’à 30 fois plus cher. Une enquête a été ouverte en France à l’encontre des deux compagnies pour des faits similaires par l’Autorité de la concurrence française. Dans le même ordre d’idées, les accords/règlements amiables entre l’industrie et les fabricants de génériques visant à retarder l'entrée des génériques sur le marché devraient être interdits, sachant que ce type de pratiques nuit directement aux patients, aux systèmes de santé nationaux et aux contribuables.

4. Conclusion

46. Les politiques en matière de santé devraient être déterminées en fonction des besoins des patients et des considérations de santé et sécurité publiques. Dans le domaine des médicaments, il y a un équilibre responsable à trouver entre les intérêts privés de l’industrie, d’une part, et les intérêts de santé publique d’autre part, ce tout en favorisant un climat propice à l'innovation, et en tenant compte des besoins sanitaires futurs. En ces temps de contraintes budgétaires, ceci est d’autant plus important afin de garantir la durabilité des systèmes de santé publique. Par ailleurs, il faut s’assurer que les décisions ayant une implication pour la santé publique et individuelle soient libres de tout conflit d’intérêts.
47. Les propositions faites dans ce rapport visent à trouver l’équilibre susmentionné et à assurer une meilleure gestion des conflits d’intérêts. Il ne s’agit pas de traiter l’industrie pharmaceutique de mouton noir mais de souligner les problèmes systémiques pour y apporter des solutions. Certainement, l’industrie pharmaceutique devrait prendre encore plus conscience de sa responsabilité sociale de respecter les droits humains à l’égard des questions majeures de santé publique et à agir avec encore plus de transparence. En effet, si elle a une responsabilité vis-à-vis de ses actionnaires, elle a aussi une obligation morale d’aider au mieux les patients même si cela implique de ne pas prendre le chemin le plus profitable.
48. Avant de conclure, je souhaite revenir sur une question qui me tient à cœur: les essais cliniques. En effet, au début des travaux, je m’étais brièvement penchée sur cette question que j’ai fini par ne pas approfondir. Non pas parce qu’elle est moins pertinente, mais tout simplement parce qu’elle mériterait, à mon avis, un rapport à part entière. En effet, les essais cliniques sont au centre du système d’homologation des médicaments dans la mesure où les autorités sanitaires chargées de statuer sur l’efficacité et les risques du traitement testé – et octroyer, le cas échéant, une autorisation de mise sur le marché – le font sur la base des résultats desdits essais, qui sont financés, menés et analysés par l’industrie pharmaceutique elle-même.
49. Dans ce contexte, il est notamment reproché à l’industrie pharmaceutique de dissimuler et/ou manipuler les résultats des essais cliniques de façon à favoriser systématiquement le traitement testé et de manquer de transparence en refusant de publier leurs essais. La non publication de résultats négatifs peut avoir des conséquences sanitaires fâcheuses, comme la prescription d’un médicament sans effet ou dangereux, ainsi que des conséquences financières 
			(36) 
			«Spilling the beans», The Economist, 25 juin 2015.. Si le nouveau règlement européen relatif aux essais cliniques (règlement (UE) N° 536/2014) est susceptible de constituer une avancée majeure en termes de transparence – car il prévoit qu’un résumé des résultats soit accessible au public dans une base de données européenne dans un délai d’un an à compter de la fin de l’essai clinique dans tous les Etats membres concernés – les limitations à la publication sous le couvert de la confidentialité commerciale et des droits de propriété intellectuelle, pourraient diminuer fortement l’impact du règlement. D’ailleurs, la politique de l’EMA sur l’accès aux données cliniques est critiquée pour sa définition très large de la «confidentialité commerciale», car elle restreindrait l’accès à ces données, contrairement à l’esprit du règlement européen.
50. Par ailleurs, la manière dont certains essais cliniques sont conduits par les laboratoires pharmaceutiques soulève aussi de vives critiques concernant, entre autres, le non-respect des principes éthiques 
			(37) 
			Selon l’ONG Déclaration
de Berne, les violations éthiques les plus fréquentes sont, entre
autres, l’exploitation de la vulnérabilité sanitaire et socio-économique
d’une population, l’absence de consentement libre et éclairé, la
compensation financière insuffisante ou inexistante en cas de dommage
et l’absence d’accès à un traitement à la fin de l’essai.. A cet égard, la délocalisation des essais cliniques vers les pays en développement et émergents – dont certains sont membres du Conseil de l’Europe – mérite, à mon avis, un intérêt particulier, dans la mesure où d’importantes lacunes existent en matière de supervision et les risques de violation sont donc élevés. Je compte sur les membres de l’Assemblée parlementaire, et notamment les membres de notre commission, pour garder un œil vigilant sur cette question.