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Rapport | Doc. 13942 | 11 janvier 2016

La Méditerranée: une porte d'entrée pour les migrations irrégulières

Commission des migrations, des réfugiés et des personnes déplacées

Rapporteure : Mme Daphné DUMERY, Belgique, NI

Origine - Renvoi en commission: Doc. 13442, Renvoi 4056 du 27 juin 2014. 2016 - Première partie de session

Résumé

La forte intensification des flux migratoires le long des côtes de la Méditerranée orientale de la Turquie vers la Grèce depuis le début de 2015, conjuguée aux flux constants traversant la Méditerranée en son centre de la Libye à l’Italie, a provoqué en Europe une crise des migrations et des réfugiés sans précédent. Près d'un million de personnes ont atteint les diverses rives européennes de la Méditerranée en 2015, contre 219 000 en 2014 et 60 000 en 2013.

Malheureusement, le nombre de décès en mer a augmenté dans les mêmes proportions jusqu’à avril 2015. Le nombre de morts durant les quatre premiers mois de l’année 2015 a dépassé 2 500. Malgré les efforts conjoints louables de la communauté internationale et les opérations de sauvetage à grande échelle lancées par plusieurs pays en mai 2015, des personnes périssent toujours en mer, même si leur nombre a fortement diminué.

Seule une réponse européenne commune s’appuyant sur les principes de solidarité et de responsabilité et sur les normes des droits de l’homme inscrites dans la Convention européenne des droits de l’homme et accompagnant la gestion stratégique des migrations aux niveaux européen et national pourra remédier à l’actuelle crise des migrations et des réfugiés. Néanmoins, le débat ne doit pas se focaliser sur les quotas et leur caractère obligatoire ou facultatif. Il faut répondre sans attendre à l’urgence humanitaire, mais également trouver des mesures et des solutions à long terme et les mettre en œuvre dans les meilleurs délais. Plusieurs questions méritent d’être approfondies, notamment l’idée d’identifier les personnes ayant besoin d’une protection internationale et d’organiser le traitement extérieur des demandes d’asile par le biais de «hotspots» situés hors d’Europe, ainsi que des mesures visant à traiter les causes profondes de la crise des migrations et des réfugiés en Méditerranée.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Projet
de résolution adopté à l’unanimité par la commission le 15 décembre
2015.

(open)
1. L’Assemblée parlementaire rappelle sa Résolution 2050 (2015) «La tragédie humaine en Méditerranée: une action immédiate est nécessaire», sa Résolution 2072 (2015) «Après Dublin: le besoin urgent d‘un véritable système européen d‘asile», sa Résolution 2073 (2015) «Pays de transit: relever les nouveaux défis de la migration et de l’asile», sa Résolution... (2016) sur le crime organisé et les migrants, ainsi que ses autres résolutions pertinentes.
2. La forte intensification des flux migratoires le long des côtes de la Méditerranée orientale de la Turquie vers la Grèce depuis le début de 2015, conjuguée aux flux constants traversant la Méditerranée en son centre de la Libye à l’Italie, a provoqué en Europe une crise des migrations et des réfugiés sans précédent. En 2015, on estime à plus d’un million le nombre de personnes qui auraient atteint les diverses rives européennes de la Méditerranée, contre 219 000 en 2014 et 60 000 en 2013.
3. Malheureusement, le nombre de décès en mer a affiché une augmentation proportionnelle jusqu’en avril 2015. Le nombre de décès durant les quatre premiers mois de 2015 a dépassé 2 500. Malgré les efforts conjoints louables de la communauté internationale et les opérations de sauvetage à grande échelle lancées par plusieurs pays en mai 2015, des personnes périssent toujours en mer, même si leur nombre a fortement diminué. Selon le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), environ 70 % des migrants qui arrivent peuvent être considérés comme des réfugiés selon les termes de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés et peuvent prétendre à une protection internationale. Il s’agit principalement de Syriens, mais également d’Irakiens, d’Afghans, de Somaliens, d’Erythréens, de Nigérians, de Sénégalais et de Gambiens.
4. La majorité de ceux qui arrivent en Grèce aujourd’hui sont des personnes qui, à différents stades du conflit armé en Syrie, ont fui vers la Turquie, le Liban ou d’autres pays voisins où ils sont, dans bien des cas, restés plusieurs années. La Turquie a accueilli 2 millions de Syriens à elle seule. Après des années d’une pression croissante et faute d’un soutien international suffisant, les économies des pays d’accueil voisins sont à bout de souffle; il est donc de plus en plus difficile pour les réfugiés de trouver un toit ou du travail et d’avoir accès aux soins de santé et à l’éducation. C’est ce qui décide certains d’entre eux à entreprendre un périlleux voyage à travers la Méditerranée.
5. L’intensification des arrivées en Grèce et l’afflux continu de migrants en Italie ont mis à dure épreuve les capacités d’accueil de ces deux pays. A l’évidence, ni l’un ni l’autre ne peuvent faire face par eux-mêmes à ces flux migratoires.
6. L’Assemblée est convaincue que seule une réponse européenne commune pourra remédier à l’actuelle crise des migrations et des réfugiés. Un débat politique global, s’appuyant sur les principes de solidarité et de responsabilité et sur les normes les plus rigoureuses en matière de droits de l’homme (telles qu’inscrites dans la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5)), doit accompagner les politiques stratégiques de gestion des migrations tant au niveau européen qu’au niveau national.
7. Dans ce contexte, l’Assemblée salue les efforts de l’Union européenne pour élaborer une réponse européenne commune associant les acteurs internes et externes, y compris les pays d’origine et de transit ne faisant pas partie de l’Union européenne. En particulier, elle s’attend à la mise en œuvre prochaine d’un plan d’action commun avec la Turquie. Elle se félicite des mesures d’urgence mises en place telles que la multiplication des opérations de recherche et sauvetage, l’accord sur la relocalisation de 220 000 personnes et la réinstallation de 40 000 autres.
8. Par ailleurs, l’Assemblée regrette l’absence d’une vision globale du phénomène des migrations dans le monde actuel, notamment sur l’ensemble de ses implications et de ses conséquences pour la société. Force est de constater que le défi dépasse largement les mesures décidées jusqu’ici et que, pour l’instant, aucune perspective de solution durable ne se dessine clairement.
9. L’Assemblée souligne que le débat ne doit pas se focaliser sur les quotas et leur caractère obligatoire ou volontaire. Il faut répondre sans attendre à l’urgence humanitaire immédiate, mais également trouver des mesures et des solutions à long terme et les mettre en œuvre dans les meilleurs délais.
10. L’idée d’identifier les personnes ayant besoin d’une protection internationale et d’organiser le traitement extérieur des demandes d’asile par le biais de «hotspots» situés hors d’Europe mérite d’être soutenue pour autant que les droits de l’homme des réfugiés et des migrants soient garantis. Elle contribuerait sans aucun doute à sauver la vie de nombreux candidats au départ qui tenteraient sinon de prendre la mer.
11. Le traitement des causes profondes de la crise des réfugiés et des migrations en Méditerranée est un impératif à long terme auquel nous ne pouvons nous soustraire. En particulier, il faudra assurer une coopération adéquate en matière de développement entre l’Europe et les pays d’origine et de transit, ce qui implique un soutien financier considérablement accru mais aussi – ce qui est encore plus important – la mise en place de projets économiques viables qui contribueront à un développement durable. Le règlement pacifique des hostilités en Syrie, en Irak et en Afghanistan est essentiel si l’on veut mettre un terme à l’exode humain et permettre le retour des réfugiés dans ces pays.
12. L’Assemblée appelle les Etats membres:
12.1. concernant le sauvetage en mer et les pertes de vies humaines:
12.1.1. à poursuivre les opérations de recherche et de sauvetage en Méditerranée à une échelle au moins aussi importante qu’actuellement;
12.1.2. à créer un registre centralisé et à instaurer des procédures unifiées d’enregistrement et d’identification des personnes décédées afin de faciliter la recherche des personnes disparues dans tous les pays européens;
12.1.3. à intensifier les enquêtes et les actions visant à démanteler les réseaux de passeurs et à poursuivre ces derniers;
12.2. concernant les conditions d’accueil:
12.2.1. à augmenter substantiellement l’aide financière destinée spécifiquement à la création immédiate de vastes infrastructures d’urgence en Grèce et en Italie;
12.2.2. à fournir une aide d’urgence à la Serbie et à «l’ex-République yougoslave de Macédoine»;
12.2.3. à soutenir, financièrement et institutionnellement, la création de «hotspots» pour accueillir, aider et enregistrer les arrivants et étudier leur situation afin d’identifier ceux qui ont besoin d’une protection internationale;
12.2.4. à mettre en œuvre les accords sur la relocalisation des réfugiés de Grèce et d’Italie dans d’autres pays d’Europe et à mettre sur pied un dispositif permanent de relocalisation;
12.2.5. à faire preuve de solidarité et à respecter les droits de l’homme conformément à la Convention européenne des droits de l’homme et à la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés en vue de parvenir à un accord dans le débat européen sur le partage des responsabilités concernant les flux migratoires;
12.3. concernant les voies d’entrée légales:
12.3.1. à renforcer l’accès aux voies d’immigration légale vers l’Europe, y compris en augmentant le nombre de réinstallations et d’admissions pour motifs humanitaires, de mesures de regroupement familial pour les bénéficiaires de la protection subsidiaire et de visas d’étudiant pour les réfugiés des pays voisins de la Syrie;
12.3.2. à envisager la création de «hotspots» et le traitement des demandes d’asile hors d’Europe en vue d’identifier les personnes ayant besoin d’une protection avant qu’elles entreprennent un voyage au péril de leur vie;
12.3.3. à mener des actions de sensibilisation à la situation des réfugiés et à faire le nécessaire pour éliminer toute forme de discrimination, d’intolérance et de xénophobie à leur égard;
12.3.4. à mener une réflexion sur les nouveaux enjeux des politiques d’intégration face à l’arrivée d’un nombre de migrants sans précédent;
12.3.5. à soutenir les initiatives locales en matière d’intégration et d’éducation;
12.4. concernant les mesures visant à décourager la migration irrégulière:
12.4.1. à harmoniser les pratiques en matière de retour et à les mettre en œuvre lorsqu’il y a lieu;
12.4.2. à étendre le mandat de Frontex de façon à ce que l’agence puisse accroître son soutien aux Etats membres afin de, notamment, faciliter, organiser et financer des opérations de retour;
12.4.3. à mettre en place un système européen de gardes-frontières;
12.4.4. à établir un partenariat plus étroit avec les pays de départ en vue de prévenir les traversées irrégulières;
12.5. concernant le traitement des causes profondes:
12.5.1. à accroître la coopération en matière de développement entre l’Europe et les pays d’origine, notamment en ce qui concerne le soutien financier mais aussi les projets économiques contribuant à un développement durable;
12.5.2. à engager un dialogue constructif et approfondi avec les pays africains et asiatiques d’origine et de transit, afin de mettre en place une gestion conjointe des flux de migrants et de demandeurs d’asile dans un esprit de responsabilité partagée;
12.5.3. à tirer pleinement parti du Fonds d’affectation d’urgence pour la stabilité et à s’attaquer aux causes profondes des migrations irrégulières et du problème des personnes déplacées en Afrique;
12.5.4. à établir, en coopération avec le HCR et l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), des centres polyvalents analogues à celui mis sur pied au Niger.

B. Exposé des motifs, par Mme Dumery, rapporteure

(open)

1. Introduction

1. Lorsqu’en décembre 2014, la commission des migrations, des réfugiés et des personnes déplacées m’a confié la préparation d’un rapport issu de la fusion de deux propositions de résolution sur l’afflux massif de réfugiés, de demandeurs d’asile et de migrants en Grèce et en Italie, l’idée était d’adopter une approche globale pour traiter ce qui apparaissait alors comme le plus grand défi jamais posé aux Etats membres du Conseil de l’Europe dans le domaine des migrations et des réfugiés.
2. Les années précédentes avaient été marquées par une progression constante du nombre de migrants traversant la Méditerranée, une augmentation du nombre d’arrivées et une multiplication des épisodes tragiques; par ailleurs, la situation dans les pays d’accueil devenait de plus en plus préoccupante. Les débats sur la répartition des responsabilités, la solidarité, les droits de l’homme des réfugiés et des migrants, l’impératif de sauver des vies en mer et de lutter contre les réseaux de passeurs venaient à peine de s’ouvrir dans nombre de pays européens qui jusqu’alors, ne s’étaient pas sentis directement concernés par ce phénomène.
3. A partir du premier semestre de 2015, cependant, les développements dans le domaine des migrations relevant de mon mandat ont reçu une attention sans précédent de la part des responsables politiques et de l’opinion publique. Le principal facteur déclenchant de ce changement a été l’incident tragique survenu en mer le 18 avril 2015, qui a battu tous les tristes records précédents en termes de pertes de vies humaines puisque plus de 700 hommes, femmes et enfants ont péri en un seul naufrage.
4. Depuis, la crise des migrations et des réfugiés reste en tête des priorités politiques dans toute l’Europe. Malheureusement, malgré les efforts réitérés des responsables politiques, aucun consensus clair et global n’a encore été atteint concernant la gestion des conséquences à court terme, l’élaboration de solutions à moyen et long terme et la façon de remédier aux causes de l’intensification des flux migratoires.
5. L’Assemblée parlementaire, pour sa part, suit la question des migrations irrégulières en Méditerranée et ses divers aspects depuis longtemps, comme le montrent un certain nombre de ses résolutions 
			(2) 
			Voir aussi la Résolution 1805 (2011) «L’arrivée massive de migrants en situation irrégulière,
de demandeurs d’asile et de réfugiés sur les rivages du Sud de l’Europe»,
la Résolution 1872 (2012) «Vies perdues en Méditerranée: qui est responsable?»,
la Résolution 1971 (2014) «Les réfugiés syriens: comment organiser et soutenir
l’aide internationale?», la Résolution
1999 (2014) «Le “bateau cercueil”: actions et réactions», la Résolution 2000 (2014) sur l’arrivée massive de flux migratoires mixtes sur
les côtes italiennes, la Résolution
2047 (2015) sur les conséquences humanitaires des actions menées
par le groupe terroriste connu sous le nom d’«Etat islamique», la Résolution 2072 (2015) «Après Dublin: le besoin urgent d’un véritable système
européen d’asile», la Résolution
2073 (2015) «Pays de transit: relever les nouveaux défis de la migration
et de l’asile» et le rapport sur le crime organisé et les migrants, Doc. 13941., telles que la Résolution 2050 (2015) «La tragédie humaine en Méditerranée: une action immédiate est nécessaire», adoptée selon la procédure d’urgence en réaction aux décès tragiques survenus en mer. Elle a également tenu deux débats d’actualité sur la nécessité d’une réponse européenne commune aux défis en matière de migration au cours de la troisième partie de la session de 2015 et sur une réponse humanitaire et politique globale à la crise des migrations et des réfugiés en Europe lors de la quatrième partie de la session de 2015.
6. Les travaux passés et actuels de la commission directement liés au sujet du présent rapport ont rendu ma tâche particulièrement difficile, m’obligeant à trouver un moyen de faire le tour de la question sans redondance avec le travail de mes collègues rapporteurs. Je me suis efforcée de réaliser cette tâche au mieux, en m’efforçant de me concentrer sur des priorités bien définies. Mon travail a pour objet d’analyser l’évolution de la situation en matière de migrations en Méditerranée dans le contexte plus vaste des enjeux liés aux migrations et aux réfugiés en Europe, de définir les problèmes auxquels sont confrontés les pays d’entrée, d’identifier les faiblesses dans la protection des droits de l’homme de ceux qui entreprennent un tel voyage, puis de formuler des recommandations visant à améliorer la situation vue de manière plus large.
7. Je mentionnerai systématiquement les travaux de mes collègues dès qu’il y aura lieu, notamment pour tout ce qui concerne la répartition des responsabilités, les difficultés rencontrées par les pays de transit et les mesures prises par la communauté internationale pour combattre les réseaux criminels qui transportent illicitement des migrants et faire face à la situation humanitaire dramatique des réfugiés syriens dans les pays voisins de la Syrie, dont la Turquie. J’invite tous ceux qui souhaitent une analyse plus approfondie de ces questions à consulter les rapports correspondants.
8. Au cours de la préparation du présent rapport, j’ai effectué deux visites d’information, l’une en Italie (Catane et Rome, 6-7 juillet 2015) et l’autre au siège de l’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des Etats membres de l’Union européenne (Frontex) à Varsovie (28 août 2015). A Catane, l’un des principaux points d’entrée en Europe des migrants et réfugiés arrivant par la mer, j’ai rencontré tous les principaux intervenants dans le processus d’accueil, et notamment la préfète Maria Guia Federico, les représentants des pouvoirs et services locaux, dont le chef des services de police, le commandant en chef du corps de garde-côtes, le commissaire spécial des autorités portuaires, le procureur de l’Etat, le procureur public, le chef des services d’intervention sanitaire d’urgence, l’Office sanitaire maritime transfrontalier et le responsable de l’action sociale de la commune de Catane, ainsi que des organisations internationales parmi lesquelles le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), Save the Children et le Comité international de la Croix-Rouge. J’ai visité le «Cara Mineo», plus grand centre d’accueil en Europe, qui héberge près de 4 000 personnes. A Rome, j’ai eu une série d’entretiens au ministère de l’Intérieur avec le sous-secrétaire d’Etat Domenico Manzione, le préfet Mario Morcone du département de l’immigration et de la police des frontières et la préfète Sandra Sarti du département de l’immigration et des libertés civiles. Je tiens à remercier la délégation italienne et son président M. Michele Nicoletti pour l’excellente organisation de la visite.
9. Au siège de Frontex, j’ai rencontré le directeur exécutif de l’Agence M. Fabrice Leggeri et ses collaborateurs, notamment le directeur de la division des opérations et l’officier en charge des droits fondamentaux. A nouveau, je tiens à remercier tous mes interlocuteurs pour nos échanges très instructifs et utiles.
10. Je me suis également appuyée sur les conclusions de la sous-commission ad hoc de la commission des migrations, des réfugiés et des personnes déplacées qui, sur l’invitation des autorités locales de Kos (Grèce) et avec le soutien du Parlement grec, a visité les structures d’accueil de l’île les 24 et 25 octobre 2015.

2. Vue d’ensemble des migrations irrégulières dans le bassin méditerranéen

11. Le phénomène des traversées clandestines de la Méditerranée s’observe depuis de nombreuses années mais le nombre de migrants concernés est longtemps resté relativement faible. Il est estimé que sur quinze ans, entre 1998 et 2013, environ 623 000 réfugiés et migrants ont atteint les rivages de l’Union européenne, soit en moyenne moins de 40 000 personnes par an 
			(3) 
			Source des statistiques:
HCR sauf indication contraire..
12. Ce dernier chiffre pourrait toutefois se révéler quelque peu trompeur car le nombre de réfugiés et de migrants a été en augmentation constante. En 2013, il s’élevait à 60 000.
13. C’est au cours du second semestre 2014 que les chiffres ont explosé. Fin avril 2014, le ministère de l’Intérieur italien avait à lui seul déjà enregistré 26 644 arrivées. A la fin de cette même année, il y avait eu 170 000 arrivées en Italie, auxquelles il convient d’y ajouter celles enregistrées au sud de l’Europe (principalement en Grèce et à Malte), au nombre de 30 000.
14. L’augmentation du nombre d’arrivées s’est confirmée et accélérée durant les premiers mois de l’année 2015 et au cours de l’année, un total estimé d’un million de personnes ont atteint les diverses rives européennes de la Méditerranée.
15. Ces trois derniers mois, nous avons assisté à une hausse sans précédent du nombre de traversées irrégulières, en particulier vers la Grèce. Les changements de routes migratoires ont entraîné plus de 368 000 arrivées par mer sur les îles grecques, en particulier Lesbos, Kos, Chios, Samos et Leros, de janvier à fin août 2015. Le nombre moyen d’arrivées journalières a presque doublé, passant de 1 600 en juillet à 2 900 en août. Durant le seul mois d’août, il y a eu près de 81 000 arrivées, soit près de deux fois le total de l’année 2014. En septembre, le nombre d’arrivées a été estimé à un minimum de 5 000 à 6 000 par jour.
16. La situation est fluctuante et il est difficile, à l’heure où nous rédigeons le présent rapport, de prédire son évolution. Malheureusement, et on l’a vu encore récemment, le nombre de morts en mer a affiché une augmentation proportionnelle. D’après les chiffres du HCR, il y en a eu 1 500 en 2011, 500 en 2012 lorsque les opérations de recherche et de sauvetage se sont intensifiées, augmentant à 600 en 2013. La hausse a été impressionnante en 2014, où l’on a compté 3 500 décès.
17. En 2015, 1 892 personnes ont péri en mer entre le 1er janvier et le 8 juillet. Le nombre de victimes a atteint un niveau record en avril 2015 avant de connaître une baisse spectaculaire à partir de mai 2015: ainsi, entre janvier et mars, 479 personnes se sont noyées ou ont été portées disparues (contre 15 sur les trois premiers mois de l’année précédente). Dans le seul mois d’avril, plusieurs naufrages ont fait 1 380 morts au total (contre 42 en avril 2014), nombre sans précédent. En mai 2015, ce chiffre est passé à 68, soit un quart du chiffre de l’année précédente (226 en mai 2014). Cette tendance à la baisse s’est poursuivie en juin 2015 (12 morts contre 305 au cours du même mois un an plus tôt) et les mois suivants. Quoi qu’il en soit, selon les chiffres largement admis, le nombre total de décès au 31 décembre 2015 était de 3 771.
18. La baisse des incidents mortels s’explique par l’intensification des opérations de recherche et de sauvetage après la tragédie du 18 avril 2015. Les victimes ne peuvent malheureusement pas être totalement évitées, comme on a pu le voir avec la photo tristement célèbre d’un petit garçon de trois ans mort noyé entre la Turquie et la Grèce. Je reviendrai sur ce point dans le prochain chapitre.
19. D’après les informations communiquées dans un rapport du HCR, un tiers des personnes arrivées par la mer en Italie et en Grèce sur la période considérée venaient de Syrie, un pays dont il est établi quasi unanimement que les ressortissants peuvent prétendre au statut de réfugié ou à une autre forme de protection humanitaire. En deuxième et troisième position des pays d’origine viennent l’Afghanistan et l’Erythrée, dont les ressortissants sont eux aussi le plus souvent considérés comme admissibles au bénéfice du statut de réfugié.
20. Il y a aussi, parmi les migrants qui quittent les côtes de la Libye, des Nigérians (3 300 en 2014 et 7 900 entre janvier et juin 2015), des Somaliens (2 300 et 6 300 respectivement), des Gambiens (3 500 et 3 500), des Soudanais (730 et 3 500) et des Sénégalais (1 800 et 2 800).
21. D’une manière générale, d’après les déclarations publiques des responsables du HCR, la majorité de ceux qui arrivent (jusqu’à 70 % selon les estimations) peuvent être considérés comme des réfugiés et non des migrants économiques, et devraient à ce titre bénéficier d’une protection humanitaire. Et d’après le rapport du HCR publié en juillet 2015, la grande majorité des migrants qui ont traversé la Méditerranée au cours des six premiers mois de l’année 2015 fuyaient la guerre, les conflits ou la persécution et remplissaient les conditions requises pour bénéficier d’une protection internationale en vertu de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés. Cela signifie que la crise méditerranéenne est donc avant tout une crise des réfugiés.
22. Il existe plusieurs routes maritimes pour rejoindre l’Europe, et elles changent très rapidement au gré de l’évolution des circonstances extérieures et notamment des mesures et conditions de contrôle des migrations dans les pays d’origine, de transit et de destination.
23. En 2014, l’itinéraire le plus emprunté était celui qui traverse la Méditerranée en son centre avec pour principaux points de départ la Libye (90 %) et l’Egypte, et pour principaux points d’arrivée l’Italie et Malte. En 2014, l’Italie a accueilli 170 100 migrants venus par cette voie et Malte et la Grèce 30 000 sur un total de 210 000 arrivées en Europe par la mer. La route de la Méditerranée centrale était même empruntée par des Syriens et d’autres réfugiés et migrants venus d’Asie.
24. En 2015, la situation a changé et la route de l’est méditerranéen passant par la Turquie pour rejoindre la Grèce est devenue l’itinéraire privilégié. D’après l’OIM, au 1er juillet 2015, 69 000 personnes avaient gagné l’Italie par la mer depuis le début de l’année. Comme nous l’avons vu, la Grèce a dans le même temps enregistré plus de 205 000 arrivées.
25. La majorité de ceux qui arrivent en Grèce aujourd’hui sont des réfugiés de Syrie. Ils ont dans un premier temps fui vers la Turquie, le Liban ou d’autres pays voisins où ils sont, dans bien des cas, restés plusieurs années. La Turquie en a accueilli à elle seule 2 millions. Toutefois, après des années de pressions migratoires croissantes et faute de soutien international adéquat, les économies des pays d’accueil voisins sont à bout de souffle; il est donc de plus en plus difficile pour les réfugiés de trouver un toit ou du travail et d’avoir accès à des soins de santé et à l’éducation. C’est ce qui décide certains d’entre eux à prendre la mer avec les dangers que cela comporte.
26. La plupart des migrants qui arrivent souhaitent se rendre en Europe du Nord, principalement en Allemagne, en Autriche et en Suède, en passant par les Balkans occidentaux selon des itinéraires qui changent en fonction des circonstances. Cette situation est due en partie à une saturation des capacités d’accueil des pays d’arrivée, la Grèce et l’Italie. D’autres éléments entrent également en jeu, notamment une plus grande attractivité de certains pays sur le plan des prestations sociales, des perspectives d’emploi et de l’existence de communautés de réfugiés déjà installées. La rapporteure sur les «Pays de transit: relever les nouveaux défis de la migration et de l’asile», Mme Tineke Strik, a préparé un addendum à son rapport dans lequel elle présente en détail ces nouvelles évolutions; j’invite toutes les personnes intéressées à s’y reporter 
			(4) 
			Doc. 13867 addendum..
27. La traversée de la Méditerranée est presque entièrement contrôlée par des réseaux criminels bien organisés. Le trafic illicite de migrants est devenu une activité très lucrative. On sait que les migrants et les réfugiés versent entre € 1 000 et € 2 000 par personne pour un voyage vers l’Europe. Les représentants de Frontex m’ont informée que les bateaux pneumatiques dont se servent actuellement les passeurs sont importés de Chine. Leur prix, avec un moteur, ne dépasse pas les € 1 000, ce qui montre bien le niveau des profits réalisés.
28. Dans son rapport sur «Le crime organisé et les migrants», mon collègue, M. Irakli Chikovani, analyse ce phénomène et essaie de trouver des solutions pour l’enrayer. Ne voulant pas interférer avec son travail, j’invite tous ceux qui s’intéressent à ces questions à consulter son rapport.

3. Accidents mortels – mesures prises pour sauver des vies

3.1. Mesures prises par les pays individuellement

29. Les pertes humaines en Méditerranée sont dues en grande partie aux méthodes cruelles employées par les passeurs qui organisent le transport maritime. Pour réduire les coûts au minimum et engranger un maximum de profits, ils utilisent systématiquement des embarcations impropres à la navigation qu’ils surchargent dangereusement. La traversée s’effectue souvent dans des conditions météorologiques dangereuses. Les équipements de sécurité sont insuffisants, inadaptés ou totalement absents. Les passagers n’ont pas assez de nourriture ni d’eau. Mes interlocuteurs au sein de l’agence Frontex et les garde-côtes italiens en Sicile m’ont décrit des personnes à bout de force et la terrible découverte, à la suite d’une opération de sauvetage, des corps sans vie de ceux qui s’étaient asphyxiés dans des cales bondées.
30. Les méthodes des passeurs sont diverses et ont évolué avec le temps. Par le passé, ils abandonnaient les bateaux en haute mer après avoir envoyé un signal de détresse. Avant la mise en place de l’opération Mare Nostrum, il arrivait que ces bateaux dérivent longtemps sans personne à même de les diriger: c’est pourquoi on les appelait les «vaisseaux fantômes». A un certain moment, les passeurs, qui manquaient de bateaux, essayaient de les récupérer une fois les migrants débarqués; des cas de violence contre les passagers et les sauveteurs ont été rapportés dans ce contexte. Les embarcations étaient souvent de simples bateaux de pêche achetés quelques jours avant le voyage et amarrés dans des ports civils jusqu’au départ.
31. Le 23 avril 2015, plusieurs jours après le tragique naufrage du 18 avril au cours duquel plus de 700 personnes ont perdu la vie, le Conseil européen a annoncé que l’Union européenne intensifierait ses efforts pour empêcher d’autres décès en mer en multipliant les opérations de sauvetage, et qu’elle s’attacherait à lutter contre les passeurs et les trafiquants de migrants.
32. Il convient de noter que l’opération Mare Nostrum, lancée en octobre 2013 par les autorités italiennes après le naufrage de Lampedusa qui avait fait 366 morts, n’était plus en vigueur lorsque la tragédie d’avril s’est produite. Dans le cadre de cette opération, la marine italienne avait déployé une importante partie de ses forces maritimes avec pour mission de secourir les migrants dans les eaux internationales. Entre octobre 2013 et septembre 2014, la marine italienne a ainsi secouru plus de 100 000 personnes qu’elle a ramenées vers les côtes italiennes, en Sicile.
33. Durant des mois, les autorités italiennes ont fait pression auprès de l’Union européenne pour qu’elle prenne la direction de l’opération ou au moins pour qu’elle lui alloue l’importante contribution financière dont elle avait besoin. En l’absence de suite positive à leur demande, les autorités italiennes ont décidé de mettre un terme à l’opération en novembre 2014.
34. En août 2014, la Commission européenne a lancé en Méditerranée sa propre opération nommée «Triton», dont la mise en œuvre a été confiée à Frontex. Cependant, à ce moment-là, la capacité de Frontex à répondre aux besoins en matière de recherche et de sauvetage en Méditerranée n’était pas d’un niveau comparable à celle de Mare Nostrum sur le plan des ressources matérielles, humaines et financières. Son champ d’action était également beaucoup plus restreint.
35. Force est de constater que l’augmentation du nombre de victimes durant les premiers mois de l’année 2015 découle en partie de la baisse d’intensité des opérations de recherche et de sauvetage.
36. Comme cela a déjà été évoqué au chapitre précédent, la décision de l’Union européenne de renforcer les opérations de sauvetage à compter de mai 2015 a eu des retombées positives immédiates. Plusieurs marines européennes ont fourni des navires aux missions de recherche et de sauvetage en Méditerranée sous la coordination des gardes-côtes italiens. Le budget de Frontex a été triplé avec effet immédiat. Des organisations humanitaires, comme Moas qui affrète des navires ou Médecins sans Frontières, participent également aux opérations.
37. Mes interlocuteurs au sein de l’agence Frontex et des garde-côtes italiens m’ont décrit le mode opératoire des passeurs sur la route méditerranéenne centrale. Des signaux de détresse sont émis dès que l’embarcation quitte les eaux territoriales de la Libye, qui s’étendent sur 11 milles marins au large des côtes. De plus en plus, des signaux sont envoyés lorsque le bateau se trouve encore dans les eaux territoriales et, dans deux cas au moins, ils l’ont été avant même que le bateau ne quitte la côte libyenne.
38. Une fois le signal émis, il est reçu par le Centre de contrôle des interventions d’urgence au quartier général des garde-côtes italiens à Rome, qui est responsable en dernier ressort de la gestion des opérations de sauvetage et de la coordination de l’action des garde-côtes, de la marine et des navires marchands de toutes nationalités. De nombreux signaux étant quelquefois reçus simultanément, l’opération de s auvetage peut ne pas être immédiate et les épisodes tragiques ne peuvent être totalement évités. Il convient de noter que la zone couverte par les opérations de sauvetage est immense et que malgré le nombre important de bateaux de sauvetage en action, il peut parfois s’écouler plusieurs heures jusqu’à ce que l’un d’entre eux atteigne un bateau en détresse. La recherche est particulièrement dangereuse lorsque les conditions météorologiques sont mauvaises.
39. Pour illustrer la complexité de la tâche des sauveteurs, j’évoquerai ici les chiffres communiqués par les gardes-côtes italiens le 29 juin 2015. Ils ont annoncé avoir, dans les 48 heures précédentes seulement, secouru et acheminé en Sicile 4 400 migrants qui se trouvaient au large des côtes libyennes: plus précisément, ils ont coordonné le sauvetage de 21 embarcations en difficulté le 28 juin et porté assistance à 1 500 migrants sur huit embarcations le lendemain. Ces chiffres ne sont qu’un exemple du travail considérable mené au quotidien.
40. J’ai également été informée que l’inexpérience des équipages des navires de commerce en matière de sauvetage constitue un autre facteur de risque important. Certaines tragédies auraient en effet pu être évitées si l’approche avait été différente face à un bateau bondé de migrants. En particulier, l’incident survenu le 18 avril 2015, qui a fait plus de 700 morts, a eu lieu alors que le bateau qui transportait les migrants était rejoint par un cargo qui avait répondu au signal SOS: les migrants se sont alors rués vers un côté de leur embarcation, et c’est ce qui l’a fait chavirer. Si l’on ne peut rejeter la faute sur les équipages peu expérimentés des navires de commerce, contraints de procéder à des opérations de sauvetage, il convient de reconnaître qu’eu égard à l’immense zone maritime à surveiller, on ne peut totalement exclure la nécessité de s’appuyer sur leur aide.
41. Le message clair qui est ressorti de mes discussions avec les gardes-côtes italiens et les représentants de Frontex est qu’il n’existe aucun moyen de garantir la pleine protection des vies humaines et d’empêcher tous les décès en mer. Tant que les passeurs poursuivront leurs activités, des personnes mourront en Méditerranée.
42. Il apparaît également que les passeurs n’ont aucun scrupule à profiter des opérations de sauvetage en ayant de plus en plus recours à des embarcations impropres à la navigation, vétustes et surchargées, qui dépendent pleinement de ces opérations. Ni les navires de la marine ni les garde-côtes italiens ne sont autorisés à pénétrer dans les eaux territoriales de la Libye. J’ai été informée d’un cas dans lequel un bateau de sauvetage affrété par une organisation humanitaire est entré dans les eaux territoriales libyennes et a pris à son bord des migrants avec l’aide de personnes qui affirmaient être des garde-côtes libyens. Mes interlocuteurs considèrent que cet événement a créé un fâcheux précédent.
43. Il va sans dire que mettre fin au trafic de migrants ne résoudra pas le problème de la migration, mais pourrait tout de même épargner de nombreuses vies. La priorité doit donc être donnée à la lutte contre les passeurs, en complément d’autres mesures, dans une réponse européenne commune à la crise des migrations et des réfugiés. Pour être efficace, cette lutte devrait être menée en coopération avec les pays de départ. Je renvoie une nouvelle fois au rapport de mon collègue M. Chikovani et attire l’attention sur les recommandations qui y sont formulées Cependant, je tiens à souligner qu’en l’état actuel des choses, les opérations de sauvetage sont nécessaires et doivent être maintenues.
44. Lors des échanges de vues tenus en Italie, j’ai soulevé la question délicate des personnes décédées et portées disparues. Tout en saluant les efforts déployés par les autorités italiennes pour récupérer et inhumer les corps des personnes décédées en mer, j’insiste sur le fait qu’il est urgent de créer une base de données centralisée qui permettrait de retrouver la trace des personnes disparues, et ce dans l’ensemble des pays européens. De mon point de vue, l’Assemblée devrait lancer une initiative visant à créer un tel registre; c’est une recommandation qui figure dans le projet de résolution.

4. Arrivées dans les pays européens – aperçu général

45. L’année dernière, avec 170 000 arrivées – soit 90 % du total des entrées –, l’Italie était de loin la principale destination des réfugiés et des migrants qui traversaient la Méditerranée. Au cours des neuf premiers mois de 2015, elle en a enregistré 131 000. Si Lampedusa a longtemps été un triste symbole des migrations, aujourd’hui, presque tous les réfugiés et migrants empruntent la route méditerranéenne centrale pour arriver en Sicile.
46. Au cours de ma visite à Catane, j’ai pu découvrir différentes étapes du processus d’accueil dans l’un des quatre ports de débarquement. Avec trois autres ports siciliens – Pozzalo, Augusta et Syracuse –, Catane reçoit la quasi-totalité des réfugiés et migrants qui arrivent en Italie. Tous mes interlocuteurs ont insisté sur la lourde charge que représentent au plan économique ces arrivées massives pour une population locale de 5 millions de personnes.
47. Catane, comme les trois autres ports concernés, a dû réduire le niveau de ses activités commerciales habituelles. L’Officier de port a expliqué que la ville traitait auparavant 40 millions de tonnes de produits chaque année. Elle reçoit également des milliers de touristes car des croisières y font escale. L’accueil de grands nombres de réfugiés et de migrants provoque inévitablement un ralentissement de ces activités. La collectivité participe donc à l’effort d’accueil des migrants au détriment de ses intérêts économiques.
48. Cet accueil représente un défi majeur sur le plan organisationnel lorsqu’un bateau de sauvetage transportant des réfugiés et migrants entre au port. Tous les passagers doivent subir un premier examen de santé avant leur débarquement afin d’éviter la propagation d’éventuelles maladies infectieuses qui pourraient constituer une menace pour la santé publique. Une fois à terre, on leur apporte de quoi manger et boire et des vêtements; ils font également l’objet d’un examen médical plus poussé. A ce stade, ceux qui ont besoin d’une prise en charge médicale sont directement conduits à l’hôpital. Entre janvier et juin 2015, 61 personnes ont été transférées vers un hôpital à leur arrivée.
49. La procédure d’enregistrement qui suit inclut la prise d’une photo et le relevé des empreintes digitales. Elle se déroule conformément aux directives humanitaires et sous contrôle judiciaire. Ceux qui refusent la prise d’empreintes digitales (environ 2 % du total des personnes) ne sont pas contraints de le faire. Sur ce point, l’Italie a été critiquée à plusieurs reprises par d’autres pays européens, ainsi que par l’Assemblée parlementaire, pour non-respect des dispositions du Règlement de Dublin. Je renvoie ici au rapport de M. Christopher Chope sur «L’arrivée massive de flux migratoires mixtes sur les côtes italiennes». Tous mes interlocuteurs italiens ont souligné qu’une révision du Règlement de Dublin était inévitable compte tenu des arrivées massives, et que cela ne pourrait que renforcer la sécurité. Si les réfugiés et migrants n’avaient pas peur que la prise d’empreintes digitales ne compromette leurs chances de présenter une demande dans un autre pays, ils ne s’y opposeraient pas. La question de la révision du Règlement de Dublin est le sujet du rapport préparé par mon collègue M. Nicoletti; je ne m’y attarderai donc pas.
50. Les mineurs, qui représentent environ 15 % du total des arrivées, et les personnes vulnérables (jeunes femmes exposées au risque d’exploitation, personnes âgées) sont orientées vers des services spécialisés.
51. Tous ont accès à la procédure d’asile. Le HCR est présent lors des arrivées. Il propose des consultations juridiques aux réfugiés et aux migrants. D’autres organisations intergouvernementales et non gouvernementales (OIM, Save the Children, Comité international de la Croix-Rouge) sont également présentes.
52. La procédure décrite ci-dessus devient encore plus complexe lorsque plusieurs bateaux de sauvetage arrivent en même temps. Il n’est pas rare que plus de 1 000 personnes débarquent simultanément.
53. Le taux d’admission est élevé. Les demandeurs d’asile déboutés peuvent faire appel. Selon les informations qui m’ont été communiquées, près de 40 % des recours sont acceptés. Les reconduites à la frontière sont très rares. En général, les demandeurs d’asile déboutés sont admissibles au bénéfice d’une protection subsidiaire à titre humanitaire.
54. Il y a actuellement 20 000 demandeurs d’asile dans les centres d’accueil en Sicile. Les autres ont été envoyés vers d’autres régions de l’Italie ou transférés vers le nord de l’Europe. Jusqu’à présent, la population sicilienne s’est montrée accueillante envers les migrants et les réfugiés. Aucun cas de violence ou de discrimination n’a été signalé.
55. Au cours de mon séjour en Sicile, j’ai visité le plus grand centre d’accueil en Europe. Le «Caro Minea» est situé dans une ancienne base militaire américaine composée de 404 bâtiments de 160 mètres carrés chacun. Jusqu’à 12 personnes sont logées dans chaque bâtiment, dont l’équipement se compose de lits et d’armoires. Des maisons sous protection spéciale sont attribuées aux personnes vulnérables (familles, femmes). Une cantine fournit les repas aux résidents. Le centre accueille aujourd’hui 3 400 personnes, principalement des Nigérians et des Gambiens. La durée moyenne du séjour est de 12 mois. En cas de rejet de la demande d’asile, un titre de séjour de six mois est délivré.
56. Les résidents ne peuvent pas travailler mais peuvent participer à diverses activités, notamment sportives, et bénéficier de cours d’italien. Ils reçoivent un peu d’argent chaque jour pour pouvoir s’acheter des cartes de téléphone et des cigarettes. Ils sont libres d’aller et venir mais les villages voisins sont distants de plusieurs kilomètres.
57. Les centres d’accueil en général, et celui-ci en particulier, ont beaucoup été critiqués en Italie. Il est dit que les communautés sont coupées du reste du monde et régies par la loi du plus fort. Elles seraient le théâtre de violences, d’actes d’intimidation et de harcèlement, d’activités de prostitution, de trafic de drogues et d’un marché noir. En outre, selon certaines organisations non gouvernementales (ONG), les procédures d’adjudication de services que l’Etat est supposé financer seraient truquées. Les résidents n’en bénéficient donc guère. Une enquête de police est en cours sur la corruption dans la gestion des centres de migrants. Dans un enregistrement d’écoutes téléphoniques rendu public par les médias italiens, on entend le président d’un groupement coopératif chargé de la gestion d’un centre d’accueil près de Rome dire: «Savez-vous combien nous rapportent les migrants? Même la drogue est moins rentable.»
58. En Grèce, les conditions d’accueil des nouveaux arrivants sont totalement inadaptées du fait de l’infrastructure limitée; le nombre de places est inférieur à 2 000. Le récent changement des itinéraires de migration et les plus de 821 000 nouvelles arrivées sur les îles grecques en 2015 ont fait peser une charge énorme sur les capacités d’accueil du pays. Il suffit de comparer les deux chiffres pour saisir l’ampleur du problème.
59. Le système d’asile grec, qui avait par le passé déjà fait l’objet de critiques pour ses défaillances, a été sursaturé. Compte tenu des difficultés économiques du pays, il n’est pas surprenant que les autorités et la population aient été complètement dépassées par la situation.
60. Il n’y a pratiquement aucun enregistrement des nouvelles arrivées. Les migrants sont logés dans des bâtiments vides et inadaptés – hôtels ou écoles –, reçoivent des denrées de base et sont rapatriés sur le continent par des liaisons en ferry supplémentaires pour alléger les contraintes subies par la population locale. Ces conditions d’accueil déplorables et les fréquents retards dans les transports vers le continent ont provoqué des heurts entre les réfugiés et migrants et certaines franges de la population locale, mais aussi au sein même des communautés de réfugiés et de migrants.
61. La grande majorité des réfugiés et des migrants poursuivent leur route en traversant «l’ex-République yougoslave de Macédoine» et la Serbie pour rejoindre la Hongrie et d’autres pays plus au nord. Selon les estimations, près de 30 000 personnes transitaient par la Grèce début septembre 2015. Ce phénomène nouveau a fait l’objet d’un rapport sur les pays de transit qui a été débattu à l’Assemblée au cours de la quatrième partie de la session de 2015; je ne m’étendrai donc pas dessus dans le présent rapport.
62. Cependant, les difficultés sont encore loin d’être réglées. De nouveaux migrants et réfugiés continuent d’arriver depuis la Turquie et il n’y a aucune perspective d’amélioration de la situation dans un avenir prévisible.
63. Cette vue d’ensemble des arrivées doit être complétée par deux chiffres supplémentaires: en 2015, 3 845 nouvelles arrivées ont été rapportées en Espagne et 106 à Malte.
64. Dans ces conditions, il apparaît clairement que ni la Grèce ni l’Italie ne peuvent à elles seules faire face au problème et que la Convention de Dublin doit être révisée.
65. Sans vouloir interférer avec le rapport de M. Nicoletti, je tiens à saluer ici les efforts entrepris à ce jour par les dirigeants européens pour répondre à l’immense défi qui se pose aux pays européens. En mai 2015, l’Agenda européen en matière de migration a défini les mesures immédiates nécessaires pour prévenir les tragédies humaines et renforcer les dispositifs d’intervention d’urgence. Il prévoit un mécanisme appelé «hotspots» visant à apporter une aide dans le traitement des demandes d’asile et la gestion des retours des migrants en situation irrégulière. Dans le cadre des «hotspots» mis en place en Italie et en Grèce, des experts d’Europol, du Bureau européen d’appui en matière d’asile (EASO) et de Frontex sont déployés sur le terrain pour enregistrer les migrants, relever leurs empreintes digitales et les interroger pour s’assurer que leurs demandes d’asile sont légitimes.
66. Depuis peu, les premiers «hotspots» sont opérationnels en Italie et en Grèce. Cependant, un «hotspot» ne peut être considéré comme une solution à l’actuelle crise de migrations massives. Au mieux, elle peut aider à gérer une situation de plus en plus incontrôlable.
67. A la réunion du Conseil européen du 26 juin 2015, la relocalisation d’urgence de 40 000 demandeurs d’asile a été décidée. Le mécanisme de répartition ne devait entrer en vigueur qu’à l’automne. La proposition de la Commission d’imposer des quotas obligatoires aux Etats membres a été rejetée et remplacée par un accueil sur la base d’engagements volontaires des Etats. Les dirigeants européens ont également décidé de procéder à la réinstallation de 20 000 personnes actuellement hébergées dans des camps des Nations Unies dans des pays tiers, essentiellement des pays voisins de la Syrie.
68. Bien que la réunion du Conseil européen du 14 septembre 2015 ait vu la large majorité des Etats membres marquer un accord de principe sur une proposition de relocalisation de 120 000 personnes, aucun consensus n’a pu être dégagé. Des pourparlers sont en cours sur le système de répartition des migrants, l’éventuelle mise en place de quotas, et leur nature facultative ou obligatoire.
69. Le 15 octobre 2015, la Commission européenne est parvenue à un accord avec la Turquie sur un plan d’action commun visant à intensifier la coopération en matière de gestion des migrations, dans un effort coordonné pour faire face à la crise des réfugiés. Ce plan définit une batterie de mesures d’urgence pour soutenir la Turquie face au nombre important de personnes ayant besoin d’une protection sur son territoire. Plus tard dans la journée, le Sommet européen, parallèlement à son approbation du plan d’action, s’est engagé à accroître son engagement politique à l’égard de la Turquie en lui octroyant un soutien financier substantiel, en accélérant l’application de la feuille de route sur la libéralisation du régime des visas et en relançant le processus d’adhésion de la Turquie.
70. Je souhaiterais partager quelques réflexions sur les perspectives d’avenir et les solutions possibles.

5. Conclusions et recommandations

71. Il est clair que seule une réponse européenne commune pourra remédier à l’actuelle crise des réfugiés et des migrations. Les mesures prises individuellement par les Etats membres, y compris les gestes de générosité, ne suffiront pas à résoudre le problème; elles risquent même d’aggraver le chaos, d’augmenter les souffrances des réfugiés et des migrants déçus par de faux espoirs et de créer des tensions entre les Etats. De même, des mesures individuelles restrictives sur le plan de l’accès au territoire ne régleront pas la question à long terme et pourraient avoir des effets désastreux pour l’avenir de l’intégration européenne.
72. Des limites structurelles et institutionnelles à la coopération entre Etats membres font échec à une politique migratoire européenne. Face à un défi aussi sérieux, et pour lequel une approche globale s’impose, cette réalité est particulièrement lourde de conséquences.
73. En effet, le problème va bien au-delà de l’objectif de relocalisation de quelques centaines de milliers de personnes auquel semblent s’arrêter pour l’heure de nombreux responsables politiques. Les chiffres proposés se révèlent totalement inadaptés au regard du rythme actuel des arrivées, estimé à 6 000 par jour à la mi-septembre (5 000 par l’est méditerranéen et 1 000 par la route centrale). Le débat ne devrait donc pas se focaliser sur les quotas et leur caractère obligatoire ou facultatif. Il faut répondre sans attendre à l’urgence humanitaire immédiate, mais également trouver des mesures et solutions à long terme et les mettre en œuvre dans les meilleurs délais.
74. Nous devrions appeler les responsables européens à adopter une approche globale et multidimensionnelle. Sauver la vie des réfugiés et des migrants en mer doit rester une priorité.
75. Cette approche devrait comprendre la création immédiate de vastes infrastructures d’urgence en Grèce et en Italie pour accueillir, aider et enregistrer les arrivants et étudier leur situation afin d’identifier ceux qui ont besoin d’une protection. Pour atteindre cet objectif, il faudra envisager non seulement une augmentation de grande ampleur de l’aide spécifique, tant en moyens financiers qu’en ressources humaines, apportée aux autorités grecques et italiennes, mais également des solutions institutionnelles qui permettront la mise en œuvre de cette procédure exceptionnelle. La participation de toutes les agences européennes compétentes, notamment l’EASO et Frontex, ainsi que des autorités nationales, des organisations internationales (HCR, OIM) et de la société civile sera essentielle.
76. Les mesures ci-dessus devraient s’accompagner d’une politique de découragement de la migration irrégulière consistant en particulier à enquêter sur les réseaux de passeurs, à les démanteler, à poursuivre les passeurs en justice et à protéger les frontières extérieures. Au besoin, il convient d’établir des pratiques de retour efficaces pour les personnes ne pouvant prétendre à une protection internationale; renforcer le rôle de Frontex pourrait à cet égard se révéler judicieux.
77. Le processus de relocalisation de 120 000 réfugiés de Grèce et d’Italie, qui a fait l’objet d’un accord entre les pays participants de l’Union européenne, devrait être renforcé. Il devrait être rapidement suivi d’autres relocalisations.
78. Il est aussi urgent d’augmenter sensiblement les possibilités offertes aux réfugiés syriens dans les pays voisins de la Syrie. Cela passera par un nouveau soutien financier important à la Turquie, mais aussi à la Jordanie et au Liban. Au terme de cinq années de dégradation des conditions de vie, c’est le seul moyen d’éviter que des personnes risquent leur vie pour arriver en Europe.
79. Il est impératif de renforcer l’accès aux voies d’immigration légale vers l’Europe, y compris en augmentant le nombre de réinstallations et d’admissions pour motifs humanitaires et en mettant en œuvre la législation existante relative à l’accès au regroupement familial, aux visas humanitaires et aux visas d’étudiant pour les réfugiés des pays voisins de la Syrie.
80. L’identification des personnes remplissant les conditions requises pour entrer légalement en Europe permettrait d’épargner les vies de nombreux candidats potentiels à la traversée maritime clandestine. Elle pourrait être considérée comme une première étape vers le traitement extérieur des demandes de protection. Je suis bien consciente que la mise en place d’une procédure unique de détermination du statut en dehors des frontières européennes nécessitera d’importants changements institutionnels et politiques tant dans les Etats membres qu’au niveau européen, et que cette décision ne peut être prise dans la précipitation. Un net renforcement de la sélection des personnes ayant vocation à entrer légalement en Europe sur la base de critères humanitaires permettrait néanmoins de faire un grand pas dans cette direction.
81. Dans ce contexte, il convient d’envisager sérieusement l’établissement de «hotspots» en dehors de l’Europe.
82. Le traitement des causes profondes de la crise en Méditerranée est un impératif à long terme auquel nous ne pouvons nous soustraire. Les mesures allant dans ce sens doivent être mises en œuvre aussi vite que possible. En particulier, il faudra assurer une coopération adéquate en matière de développement entre l’Europe et les pays d’origine, ce qui implique un soutien financier mais aussi la mise en place de projets économiques qui contribueront à un développement durable. Le règlement pacifique des hostilités en Syrie, en Irak et en Afghanistan est essentiel si l’on veut mettre un terme à l’exode humain de ces pays.
83. Il importe d’engager un dialogue constructif et approfondi avec les pays africains d’origine et de transit afin de mettre en place une gestion conjointe des flux de migrants et de demandeurs d’asile dans un esprit de responsabilité partagée. La récente décision de l’Union européenne d’établir un Fonds d’affectation d’urgence pour la stabilité et de s’attaquer aux causes profondes des migrations irrégulières et au problème des personnes déplacées en Afrique constitue sans aucun doute un pas dans la bonne direction.
84. Je tiens également à saluer ici la récente décision de la Banque de développement du Conseil de l’Europe de créer un nouveau «Fonds pour les migrants et les réfugiés» destiné à financer la création de centres d’accueil de transit dans les pays concernés, et félicite le Gouvernement chypriote qui a été le premier pays à contribuer au fonds avec un versement de € 100 000.
85. La recherche d’une réponse globale à la situation des réfugiés exigera de la diplomatie, une volonté politique et une action concertée pour la prévention, ainsi que pour la résolution des conflits qui contraignent les populations à fuir. Désormais, nous ne pouvons nous permettre d’échouer.