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Rapport | Doc. 13941 | 08 janvier 2016

Le crime organisé et les migrants

Commission des migrations, des réfugiés et des personnes déplacées

Rapporteur : M. Irakli CHIKOVANI, Géorgie, ADLE

Origine - Renvoi en commission: Doc. 13486, Renvoi 4047 du 23 mai 2014. 2016 - Première partie de session

Résumé:

L'intensification spectaculaire, ces dernières années, des flux de migrants irréguliers en Europe a été facilitée par les réseaux de passeurs. L'aide à l'immigration clandestine va de pair avec toute une série d'activités illicites annexes et il arrive aussi que les passeurs se livrent à la traite d'êtres humains et au trafic de stupéfiants. Malgré les multiples instruments et mécanismes internationaux mis en place, notamment l'ONUDC, Europol et Interpol, et en dépit des efforts déployés par les autorités nationales, il s'est avéré difficile de poursuivre et de condamner les passeurs de migrants.

La coopération internationale et le partage de renseignements sont essentiels pour lutter contre ces groupes en s'attaquant à tous les aspects potentiellement vulnérables de leurs activités, parmi lesquels le blanchiment de capitaux, la corruption de fonctionnaires et l'utilisation de l'internet à des fins abusives. Il faut chercher à faire du trafic illicite de migrants une activité non plus à faible risque et rentabilité élevée, mais à haut risque et faible rentabilité.

L'Assemblée parlementaire doit recommander aux Etats membres et non membres de ratifier et mettre en œuvre la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée et son Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, mer et air, ainsi que les deux outils adoptés par le Conseil de l'Europe en 2005 que sont la Convention relative au blanchiment de capitaux et la Convention pénale sur la corruption; ils devraient aussi donner effet aux recommandations spécifiques de MONEYVAL et du Groupe d'action financière. Les Etats membres doivent par ailleurs concevoir et appliquer une large panoplie de techniques d'enquête et de poursuite pour combattre le trafic illicite de migrants.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Projet
de résolution adopté à l’unanimité par la commission le 15 décembre
2015.

(open)
1. Les migrations irrégulières vers l’Europe sont facilitées, voire encouragées par les activités de réseaux de passeurs de migrants. Le nombre de migrants arrivant en Europe du fait de ces activités a considérablement augmenté au cours des dernières années. Selon les estimations, les groupes criminels organisés tireraient aujourd’hui davantage de profits du trafic illicite de migrants que des activités plus traditionnelles de contrebande d’armes ou de stupéfiants et plusieurs dizaines de milliers de passeurs seraient impliqués dans le transfert de migrants en Europe, formant des réseaux plus ou moins structurés, ayant des connexions dans tout le continent et au-delà, dans les pays d’origine et de transit.
2. De plus, le trafic illicite de migrants fait appel à un vaste éventail d’activités illégales différentes, dont la falsification de documents, la corruption d’agents en vue de l’obtention de documents, la non-déclaration par les chauffeurs des poids lourds des passagers clandestins lors du franchissement des frontières et la corruption de gardes-côtes ou de gardes-frontières. Les groupes de trafiquants de migrants peuvent aussi, corollairement, prendre part à la traite des êtres humains, au trafic de drogues et au blanchiment de capitaux. Ces groupes, ainsi que d’autres groupes criminels organisés, sont également impliqués dans, par exemple, l’exploitation de migrants clandestins par le travail et la corruption associée aux systèmes d’asile nationaux.
3. Malgré les divers instruments et mécanismes internationaux et les efforts déployés par les autorités nationales, et au vu de l’ampleur du trafic illicite de migrants en Europe ces dernières années, il est frappant de constater combien il est difficile de poursuivre et de condamner les passeurs et trafiquants. Une coopération entre les forces de police européennes est déjà en place et les efforts concertés visant à démanteler les réseaux internationaux de trafiquants ont porté leurs fruits, s’agissant tout au moins des cellules européennes. Cela signifie toutefois qu’une seule «extrémité» des filières de trafic a été déstabilisée et, compte tenu de leur nature, d’une manière qui a peu de chances de les réduire définitivement à néant, ni même de leur causer des dommages sérieux et durables.
4. L’Assemblée conclut que la coopération internationale et le partage des renseignements, en tirant profit de la plus vaste gamme possible de compétences et de ressources, en vue d’élaborer des réponses novatrices et globales, sont essentiels pour combattre efficacement les activités des groupes criminels organisés liées aux migrations. Ces réponses devraient cibler tous les aspects potentiellement vulnérables des modèles économiques de ces groupes, y compris le blanchiment de capitaux, la corruption d’agents publics et l’utilisation abusive d’internet. Il faut chercher à utiliser tous les moyens possibles pour faire du trafic illicite de migrants, et des infractions diverses qui y sont souvent associées, des activités non plus à faible risque et rentabilité élevée, mais à haut risque et faible rentabilité.
5. C’est pourquoi l’Assemblée salue et encourage les efforts et les initiatives déployés à cette fin par des organes tels que le Comité d’experts du Conseil de l’Europe sur l’évaluation des mesures de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme (MONEYVAL) et le Groupe d’Action financière (GAFI), le Groupe d’Etats du Conseil de l’Europe contre la corruption (GRECO), l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC), Europol et Interpol.
6. L’Assemblée salue et encourage particulièrement l’initiative du Comité européen pour les problèmes criminels (CDPC) visant à analyser les lacunes juridiques qui bloquent actuellement les poursuites contre les passeurs et trafiquants de migrants, en vue de l’élaboration éventuelle d’un nouvel instrument régional renforçant ceux des Nations Unies, destiné à renforcer la coopération pratique entre les Etats membres du Conseil de l’Europe et des Etats des régions voisines. L’Assemblée reste dans l’attente d’une conclusion rapide et constructive de ces travaux.
7. L’Assemblée considère que les efforts déployés pour combattre le trafic illicite de migrants devraient aussi s’attaquer aux causes profondes des migrations forcées qui poussent les migrants à s’en remettre à des passeurs. Des programmes de réinstallation des réfugiés adaptés et efficaces et des voies de migration légales et sûres devraient aussi être mis en place pour réduire le recours à des passeurs.
8. L’Assemblée recommande aux Etats membres:
8.1. de ratifier, s’il y a lieu, et de mettre pleinement en œuvre la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée et son Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, mer et air;
8.2. de ratifier, s’il y a lieu, et de mettre pleinement en œuvre la Convention du Conseil de l’Europe relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime et au financement du terrorisme (STCE no 198);
8.3. de mettre pleinement en œuvre les recommandations spécifiques de MONEYVAL et du GAFI en matière de blanchiment de capitaux associé au trafic de migrants et à la traite d’êtres humains;
8.4. de ratifier, s’il y a lieu, et de mettre pleinement en œuvre la Convention pénale du Conseil de l’Europe sur la corruption (STE no 173);
8.5. d’adopter, en tant que de besoin, une approche proactive de la coopération avec les autorités nationales compétentes d’autres Etats et avec les organes internationaux chargés de coordonner et soutenir la coopération internationale, notamment l’ONUDC, Europol et Interpol;
8.6. de développer et appliquer de manière effective une gamme complète de techniques d’enquête et de poursuite contre les trafiquants de migrants, comprenant notamment les mesures suivantes:
8.6.1. un engagement plus efficace avec les réseaux de partage de renseignements et d’information impliquant aussi bien d’autres Etats membres et des agences internationales;
8.6.2. une meilleure exploitation des plateformes d’information existantes (par exemple, l’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des Etats membres de l’Union européenne (Frontex) et le Système européen de surveillance des frontières extérieures (EUROSUR)) afin de rassembler des indications portant sur les tendances des trafiquants, leur manière d’opérer, leurs itinéraires et leurs modèles commerciaux;
8.6.3. une meilleure coopération avec les pays tiers portant sur la collecte de preuves et la facilitation de l’extradition;
8.6.4. veiller à ce que les autorités compétentes soient habilitées à saisir, confisquer et examiner légalement les instrumentalités utilisées pour les délits de trafic;
8.6.5. prévoir une protection et une aide aux migrants qui coopèrent avec les autorités lors des procédures judiciaires, y compris en leur accordant un permis de résidence temporaire;
8.6.6. un usage étendu d’interception des communications, y compris internationales, conformément aux garanties prévues à la Convention européenne sur les droits de l’homme (STE no 5) telle qu’interprétée par la Cour européenne des droits de l’homme dans sa jurisprudence;
8.6.7. établir une juridiction pour les délits commis au cours du trafic de migrants sur le territoire national, même si ces délits ont été apparemment commis en dehors dudit territoire.
9. En vue d’harmoniser les normes juridiques et de faciliter la coopération internationale, l’Assemblée encourage aussi les Etats non membres, en particulier les principaux pays d’origine et de transit des migrants faisant l’objet d’un trafic illicite, à ratifier et à mettre en œuvre les instruments internationaux pertinents mentionnés au paragraphe 8, y compris ceux du Conseil de l’Europe qui leur sont ouverts.
10. Enfin, l’Assemblée encourage l’Union européenne et ses Etats membres à mettre pleinement en œuvre le Plan d’action contre le trafic de migrants (2015-2020) et à poursuivre l’opération Sophia/EUNAVFOR MED dans le strict respect des dispositions de la Résolution 2240 (2015) du Conseil de sécurité des Nations Unies, en veillant notamment à ce que tous les migrants directement touchés soient traités avec humanité et dignité et à ce que leurs droits soient pleinement garantis, conformément aux obligations découlant du droit international, et notamment du droit international des droits de l’homme et du droit international des réfugiés.

B. Exposé des motifs, par M. Chikovani, rapporteur

(open)

1. Introduction

1. Les migrations irrégulières vers l’Europe sont facilitées, voire encouragées par les activités de réseaux de trafiquants de migrants. Le nombre de migrants arrivant en Europe du fait de ces activités a considérablement augmenté au cours des dernières années. Pour l’Union européenne, l’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures (Frontex) fait état de plus de 500 000 «franchissements illégaux des frontières» entre janvier et août 2015, par rapport à 280 000 pour l’ensemble de l’année 2014, 107 000 en 2013 et 72 000 en 2012. On peut s’autoriser à penser que la plupart d’entre eux ont eu recours à des passeurs de migrants au cours de leurs voyages. Selon les estimations, les groupes criminels organisés tireraient aujourd’hui davantage de profits – de l’ordre de plusieurs milliards d’euros – du trafic illicite de migrants que des activités plus traditionnelles de contrebande d’armes ou de stupéfiants. L’Union européenne à elle seule compterait plusieurs dizaines de milliers de trafiquants, formant des réseaux plus ou moins structurés, ayant des connexions dans tout le continent et au-delà, dans les pays d’origine et de transit.
2. Le présent rapport, conformément à la proposition originale, a pour but d’examiner l’implication du crime organisé dans le trafic illicite et l’exploitation de migrants et les moyens de lutter contre ce phénomène. Il analyse par ailleurs la façon de renforcer la coopération entre les services judiciaires et de police et l’échange d’informations entre les Etats membres.
3. L’adoption par les Nations Unies d’un protocole spécifique à la Convention contre la criminalité transnationale organisée, en l’occurrence le Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, mer et air, montre bien la prise de conscience de la nécessité d’une action internationale pour combattre le rôle joué par le crime organisé dans le trafic illicite de migrants. La promotion de la convention et du protocole est assurée par l’Office des Nations Unies pour le contrôle des drogues et la prévention du crime (ONUDC); Interpol contribue également à la lutte contre le trafic illicite de migrants. A l’échelon européen, plusieurs agences de l’Union européenne travaillent activement dans ce domaine, notamment Europol, la Commission européenne et le Haut-Représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité qui est en charge de l’opération militaire de l’Union européenne dans la partie sud de la Méditerranée centrale (EUNAVFOR MED) contre les passeurs de migrants. Au sein du Conseil de l’Europe, le Comité européen pour les problèmes criminels (CDPC) doit procéder à une analyse urgente des lacunes juridiques qui bloquent actuellement les poursuites des trafiquants de migrants, en vue de l’élaboration éventuelle d’un nouvel instrument régional renforçant ceux des Nations Unies, destiné à promouvoir la coopération pratique entre les Etats membres du Conseil de l’Europe et des Etats dans les régions voisines.
4. Pourtant, malgré les divers instruments et mécanismes internationaux et les efforts déployés par les autorités nationales, et au vu de l’ampleur du trafic illicite de migrants en Europe ces dernières années, il est frappant de constater combien il est difficile de poursuivre et de condamner les passeurs et trafiquants. Cela étant, des succès notables sont à signaler, en particulier en Italie, et des ressources supplémentaires sont mises à disposition et de nouvelles initiatives engagées tant au plan national qu’européen.
5. Le trafic n’est pas le seul moyen par lequel les groupes criminels organisés cherchent à tirer profit des migrants en situation irrégulière. L’expérience de l’Italie, certainement reproduite ailleurs, montre que les groupes criminels organisés sont notamment impliqués dans l’exploitation par le travail des migrants clandestins et la corruption associée aux systèmes d’asile nationaux. Certains rapports ont également fait état de migrants objet d’un trafic illicite employés pour le transport de stupéfiants.
6. Le présent rapport n’abordera pas la question de la traite des êtres humains, qui relève du mandat de la Commission sur l’égalité et la non-discrimination. (Le trafic de migrants et la traite des êtres humains sont des phénomènes distincts sur quatre motifs principaux: le trafic de migrants est volontaire et consensuel, tandis que la traite de personnes implique une contrainte ou la tromperie; le trafic se termine lorsque le migrant atteint sa destination, alors que les victimes de traite continuent d’être exploitées après leur arrivée; les bénéfices de la contrebande proviennent du paiement reçu des migrants en contrepartie du transport, tandis que ceux de la traite proviennent de l’exploitation des victimes; et le trafic de migrants est toujours transnational, alors que ce n’est pas forcément le cas en ce qui concerne la traite. Cela n’exclut pas que les migrants puissent être exposés à des abus par des passeurs au cours de leurs voyages, ou se trouver soumis à l’exploitation à destination.)
7. Lors de l’élaboration du rapport, le rapporteur s’est rendu à Rome (Italie), afin de rencontrer des représentants du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), du ministère italien de l’Intérieur, de l’Institut interrégional des Nations Unies de recherche sur la criminalité et la justice, de la commission parlementaire antimafia et de l’autorité anticorruption italiennes. La commission des migrations, des réfugiés et des personnes déplacées a procédé à une audition à laquelle ont participé des représentants de l’Union européenne, de l’Office des Nations Unies pour le contrôle des drogues et la prévention du crime, d’Europol et de la Direction de la société de l’information et de la lutte contre la criminalité du Conseil de l’Europe. Le rapporteur saisit cette occasion pour remercier toutes les personnes concernées de leurs précieuses contributions.

2. Activités des groupes criminels organisés liées aux migrations

8. Le trafic illicite de migrants est le principal domaine d’activité lié aux migrations dans lequel les groupes criminels organisés sont impliqués. Ces migrants sont acheminés clandestinement vers l’Europe en provenance du monde entier, en particulier d’Asie du Sud-Est, d’Asie du Sud, d’Asie centrale (notamment d’Afghanistan, et les réfugiés afghans des pays voisins comme le Pakistan), du Moyen-Orient (notamment de Syrie et d’Irak, ainsi que les réfugiés vivant dans les pays voisins comme le Liban et la Jordanie), de la Corne de l’Afrique (en particulier d’Erythrée et de Somalie) et de l’Afrique de l’Ouest (notamment du Nigeria et du Mali). Avec le renforcement des exigences en matière de visa et des lois concernant la responsabilité des transporteurs, il est de plus en plus difficile d’utiliser l’avion pour les migrations irrégulières; c’est pourquoi la plupart des migrants objets d’un trafic illicite empruntent les voies terrestres et/ou maritimes. Même ceux originaires d’Asie du Sud et de l’Est, ont été acheminés clandestinement en Europe par la Méditerranée, après une première étape en Afrique de l’Ouest ou du Nord, bien que l’effectif traçant ce cheminement ait diminué dans les dernières années.
9. A partir de l’Afrique de l’Ouest, les principaux itinéraires possibles sont: les îles Canaries; via le Mali jusqu’en Algérie, au Maroc puis Ceuta ou Melilla; via le Niger vers la Libye puis l’Italie; et via le Niger ou directement vers le Tchad, le Soudan, l’Egypte puis la Grèce, soit par mer, soit via la Turquie. (Les ressortissants des Etats membres de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest bénéficient de la liberté de circulation entre eux.) Depuis la Syrie, l’Irak et les pays voisins, les principaux itinéraires sont: vers l’ouest, via l’Egypte, pour atteindre l’Europe directement en Grèce ou via la Libye jusqu’en Italie; vers le sud, par le Soudan, avant de remonter vers le nord par la Libye et enfin l’Italie; ou encore vers le nord, par la Turquie jusqu’en Grèce.
10. Il convient d’établir une distinction essentielle entre les voyages «à paiement progressif», composés de plusieurs étapes organisées les unes après les autres par le migrant et entrecoupées parfois de longs intervalles destinés à gagner de l’argent pour couvrir les dettes ou les dépenses futures; et les voyages «package complet» préparés à l’avance par un trafiquant unique coordonnant les activités des divers passeurs, et souvent non payés en totalité avant l’arrivée à destination, l’argent étant remis à un tiers de confiance. Le coût peut également dépendre de la «qualité de service», par exemple le niveau de surcharge du bateau ou le fait de disposer d’une place sur le pont plutôt que dans la cale: dans les deux cas, le facteur déterminant est en fait la dangerosité relative du périple. Les différences de tarifs appliqués aux migrants de diverses nationalités – sur l’itinéraire de la Méditerranée centrale, par exemple, il semblerait que les Ouest-Africains payent moins cher que les Syriens – reflètent souvent ces situations, ainsi que les ressources financières relatives des uns et des autres. Certains migrants peuvent accomplir gratuitement quelques étapes de leur périple en contrepartie de l’accomplissement de certaines tâches, par exemple prendre les commandes du bateau.
11. Bien que cette approche ne soit pas retenue par la grande majorité des migrants victimes du trafic illicite, beaucoup contournent les barrières administratives, telles que les exigences en matière de visa, en utilisant des documents acquis par des voies corrompues, falsifiés ou totalement faux – une sorte de «package complet». Le coût de ces documents et des billets d’avion est hors de la portée financière de la plupart des migrants. Ceux recourant à cette approche peuvent être accompagnés durant le voyage ou accueillis à leur arrivée par des complices des trafiquants, chargés de récupérer après l’arrivée les précieux documents, potentiellement incriminants.
12. Le trafic illicite de migrants fait appel à un vaste éventail d’activités illégales différentes, dont la falsification de documents, la corruption d’agents locaux ou consulaires en vue de l’obtention de documents, la non-déclaration par les chauffeurs des poids lourds des passagers clandestins lors du franchissement des frontières, et la corruption de garde-côtes ou de gardes-frontières. Les trafiquants peuvent également commettre des infractions de par le traitement infligé aux migrants, par exemple le travail forcé pour s’acquitter de ses dettes, la détention illégale avant l’embarquement, ainsi que les viols ou autres formes d’agressions physiques et sexuelles, ou en liaison avec l’état pitoyable et dangereux des embarcations de fortune dans lesquelles les migrants sont abandonnés en pleine mer. Plusieurs passeurs arrêtés après avoir été sauvés dans leurs navires en perdition ont été accusés de crimes d’homicide liés au décès de passagers migrants. Les migrants objets de trafic peuvent être incités à transporter des stupéfiants, dont l’acheminement clandestin depuis l’Amérique du Sud jusqu’en Afrique de l’Ouest ne cesse de croître. Les groupes criminels organisés impliqués dans le trafic illicite de migrants peuvent par ailleurs être impliqués dans la traite des êtres humains. Les revenus générés par le trafic illicite de migrants peuvent donner lieu à des infractions de blanchiment de capitaux.
13. L’implication du crime organisé ne s’arrête pas avec l’arrivée des migrants en Europe. En plus d’organiser d’autres déplacements irréguliers depuis le premier pays d’accueil jusque vers la destination finale prévue, cette implication peut prendre d’autres formes. Le scandale «mafia capitale» qui a secoué Rome, a révélé entre autres la corruption des pouvoirs publics par les groupes criminels organisés pour l’attribution de contrats de construction et de gestion de centres d’accueil de réfugiés. Des membres actifs d’un réseau de trafic de migrants ont été arrêtés parmi les résidents de l’un de ces centres à Mineo en Sicile, où des migrants, piégés par la longueur excessive des procédures d’asile, sont exploités par des entreprises agricoles locales et des organisations criminelles. L’exploitation des travailleurs migrants en situation irrégulière est répandue dans le sud de l’Italie, parfois dans le contexte du caporalato, un système d’intermédiaires à caractère abusif auquel contribuent des groupes criminels organisés locaux. L’Italie n’est bien entendu pas le seul pays concerné: à titre d’exemple, le drame des ramasseurs de coques chinois de la baie de Morecambe en 2004, au Royaume-Uni, a causé la mort par noyade de 21 travailleurs migrants chinois en situation irrégulière, amenés clandestinement aux docks de Liverpool par des groupes criminels organisés chinois et employés illégalement par une entreprise locale. Ces exemples illustrent par ailleurs la coopération entre les individus qui font entrer illégalement les migrants en Europe et ceux qui prennent ensuite le relais au sein même de l’Europe.

3. Structure et organisation des groupes actifs dans le trafic illicite de migrants

14. La Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée définit l’expression «groupe criminel organisé» comme «un groupe structuré de trois personnes ou plus existant depuis un certain temps et agissant de concert dans le but de commettre une ou plusieurs infractions graves ou infractions établies conformément à la présente Convention, pour en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel» 
			(2) 
			Voir
l’article 2, qui contient aussi une définition détaillée de ces
termes.. Le Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, mer et air établit trois infractions: le trafic illicite de migrants; la fabrication, le fait de procurer, de fournir ou de posséder un document de voyage ou d’identité frauduleux afin de permettre le trafic illicite de migrants; et le fait de permettre à une personne de séjourner illégalement dans l’Etat concerné au-delà de la période autorisée par la falsification d’un document ou «tous autres moyens illégaux» 
			(3) 
			Voir
l’article 6.1. Pour une définition détaillée de ces termes, voir
l’article 3 du Protocole.. Le protocole prévoit aussi que ces infractions doivent être considérées comme des infractions établies conformément à la convention. Quant au trafic illicite de migrants, l’activité criminelle qu’il constitue tombera donc sous le coup de la convention dans la mesure où elle est commise par un groupe structuré de trois personnes ou plus existant depuis un certain temps et agissant de concert.
15. Si le grand public perçoit communément les groupes criminels organisés comme de vastes entreprises de type mafieux, structurées et centralisées, ceux impliqués dans le trafic illicite de migrants sont généralement de plus petite envergure et de nature plus diffuse. Cela ne signifie pas pour autant qu’il n’existe pas de filières ininterrompues d’activités menant des pays d’origine, via ceux de transit, jusqu’aux pays de destination. Au lieu d’une administration ayant à sa tête une «autorité» unique et suprême, on constate plus souvent une coopération ad hoc entre plusieurs groupes distincts. Beaucoup de trafiquants ont mis au point des modèles économiques et des pratiques bien définis, assurant même par exemple la promotion de leurs destinations et tarifs sur les médias sociaux comme Facebook, et déployant des efforts pour entretenir la bonne réputation de leurs «services». Des enquêtes récentes, menées notamment par les procureurs antimafia du sud de l’Italie, ont cependant révélé des réseaux plus ambitieux, structurés et permanents. C’est le cas par exemple de celui dirigé par Ermias Ghermay, basé en Libye, bénéficiant d’un réseau international de complices, capable d’offrir un vaste éventail de services en matière de transport clandestin de migrants et soupçonné d’être responsable de la catastrophe de Lampedusa en octobre 2013, au cours de laquelle 366 migrants ont péri noyés.
16. La mesure dans laquelle le trafic illicite de migrants via certains itinéraires, en particulier depuis l’Afrique de l’ouest, implique le crime organisé ou devrait être qualifié de tel est une question sujette à controverse. Cependant, au vu de la persistance et du renforcement des flux de migrations irrégulières vers l’Europe, de la sophistication des méthodes employées et de l’énormité des sommes cumulées désormais en jeu, il ne fait aujourd’hui plus guère de doute que la définition de la convention des Nations Unies est globalement respectée. Néanmoins, des opportunistes locaux peuvent occasionnellement transporter des migrants en plus de leur cargaison ordinaire, ou réagir à des circonstances locales, par exemple la fermeture imprévue de points de passage de la frontière qui force les migrants à chercher d’autres solutions, comme ce fut le cas dans les Balkans occidentaux cette année: les activités de ces individus ne seraient probablement pas qualifiées de «criminalité organisée». Comme on peut s’y attendre, sur un plan général, plus l’itinéraire sur lequel opère un groupe de passeurs est long, compliqué et fréquenté régulièrement, plus l’activité aura de chances de relever de la «criminalité organisée».
17. Dans beaucoup de pays d’origine et de transit, les trafiquants semblent en mesure d’opérer plus ou moins ouvertement, de faire publiquement la promotion de leurs «services», d’opérer à partir de locaux fixes et même de jouir d’une considération élevée au sein de la communauté locale. Certains peuvent également être passés d’activités légales, par exemple la gestion d’une agence de voyage ou d’une entreprise commerciale de transport ou de pêche, à des activités liées au trafic illicite de migrants, voire poursuivre les deux en parallèle. D’autres sont eux-mêmes d’anciens migrants, qui ont progressivement construit leur activité sur la base de leurs propres expériences et connaissances et des réseaux de contacts développés au fil de leurs voyages. Les passeurs peuvent être des ressortissants locaux ou des compatriotes de migrants transitant par un lieu particulier: des origines religieuses, ethniques et culturelles communes peuvent faciliter les contacts et la confiance entre migrants et passeurs.
18. Les groupes de trafiquants de migrants de divers pays semblent partager certaines caractéristiques organisationnelles. En un même lieu, différentes personnes peuvent remplir des fonctions spécifiques, par exemple la prise de contact initiale avec les migrants et la mise en relation avec les individus assurant le transport, la fourniture d’un logement, l’accompagnement des migrants jusqu’à ces logements, puis ultérieurement jusqu’au lieu d’embarquement et, dans le cas des voies maritimes, leur acheminement jusqu’aux bateaux avec lesquels ils sont censés achever leur périple. Dans le cas des passeurs opérant sur l’itinéraire de la Méditerranée centrale, par exemple, l’objectif est également d’éviter tout contact entre les migrants et les chefs des réseaux de trafiquants, afin d’éviter toute possibilité d’identification ultérieure.
19. Même en l’absence d’une organisation à grande échelle ou d’une structure d’ensemble, le trafic illicite de migrants est une activité très lucrative. Selon Europol, dans toute l’Union européenne, près de 30 000 personnes seraient impliquées dans des groupes de trafic illicite de migrants. Les autorités autrichiennes estiment que 200 groupes sont actifs dans la seule Grèce, et que les trafiquants sont disséminés dans tous les Balkans occidentaux, la Hongrie et au-delà. Selon Frontex, les groupes criminels organisés tireraient à présent davantage de revenus du trafic illicite de migrants et de la traite d’êtres humains que du commerce illégal d’armes ou de stupéfiants.

4. Activités des organisations internationales engagées dans la lutte contre le trafic illicite de migrants

20. Comme noté précédemment, l’ONUDC est le gardien de la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée et ses Protocoles, dont celui contre le trafic illicite de migrants par terre, mer et air. Les actions menées par l’ONUDC ont pour objectif d’aider les Etats à mettre leur législation en conformité avec le protocole et à mettre au point des mesures de justice pénale efficaces en réponse au trafic illicite de migrants. Il s’agit notamment de la Loi type contre le trafic illicite de migrants, de la formation d’agents nationaux, du Référentiel d’aide à la lutte contre le trafic illicite de migrants et de la publication de travaux de recherche et de documents de politique.
21. Europol contribue aux principales enquêtes internationales en assurant la coordination des activités opérationnelles, en fournissant une expertise médico-légale et technique et en offrant accès à l’analyse et aux renseignements criminels. Il s’efforce de consolider la coopération avec les pays d’origine et de transit, dans le cadre notamment du processus d’élargissement de l’Union européenne avec les pays des Balkans occidentaux et la Turquie. Ses activités peuvent également associer des acteurs extérieurs aux services répressifs comme les autorités judiciaires, les douanes et les autorités de contrôle aux frontières, les ONG, le milieu universitaire et le secteur privé. L’Office a entre autres objectifs de combler les lacunes en matière d’information en produisant des analyses stratégiques et des rapports spécialisés. Les activités spécifiques incluent l’équipe opérationnelle conjointe en matière d’information maritime (JOT MARE) lancée en mars 2015 afin de garantir une intensification des échanges d’informations avec Frontex et une étroite coopération avec Interpol, avec des experts nationaux détachés favorisant la coopération entre Europol et les services des Etats membres de l’Union européenne participants. Europol (accompagné de Frontex) participe aussi aux entretiens avec les migrants et les réfugiés nouvellement arrivés, en particulier aux points d’accès de l’Union européenne en Italie et en Grèce, en vue d’obtenir des renseignements sur les opérations de trafic illicite de migrants.
22. Le 27 mai 2015, la Commission européenne a publié un «Plan d’action de l’Union européenne contre le trafic de migrants (2015-2020)» composé de quatre chapitres: 1) Renforcement de l’action judiciaire et policière, afin de désorganiser le modèle économique des groupes criminels au moyen notamment de l’opération Sophia/EUNAVFOR MED (voir ci-après) et de la saisie des biens; 2) Amélioration de la collecte et du partage d’informations, en renforçant notamment les rôles d’Europol, des délégations de l’Union européenne et de la communauté de renseignement entre Frontex et certains pays d’Afrique grâce à l’approche dite des points d’accès proposée par la Commission censés servir de sources d’informations pour le recueil et le traitement des demandes d’asile, et à la surveillance des contenus placés sur internet; 3) Intensification de la prévention du trafic de migrants et de l’assistance apportée aux migrants vulnérables, en menant par exemple des campagnes de sensibilisation aux risques et en établissant des partenariats avec les opérateurs économiques dans les secteurs d’activités les plus à risque comme le transport et la navigation maritime, et grâce à une meilleure efficacité du retour comme instrument de dissuasion contre le trafic de migrants, à la fourniture d’un appui technique aux pays d’origine ou de transit et à l’intensification de la lutte contre l’emploi de migrants en situation irrégulière; et 4) Consolidation de la coopération avec les pays tiers en vue de traiter les causes profondes de la migration irrégulière, d’encourager l’adhésion au protocole des Nations Unies contre le trafic illicite de migrants et de renforcer les capacités des pays tiers.

5. Succès dans la lutte contre le trafic illicite de migrants et les activités connexes liées au crime organisé

23. En Europe, étant donné son exposition sans commune mesure aux migrations irrégulières et son expertise durement acquise en matière de lutte contre la criminalité organisée, il n’est pas étonnant que l’Italie soit à l’avant-garde du combat mené contre le trafic illicite de migrants. Parmi les récents succès enregistrés, citons:
  • en décembre 2014, une opération menée conjointement par les services de police italiens et allemands a permis l’arrestation d’une dizaine d’Erythréens soupçonnés de servir de passeurs et membres d’un réseau extrêmement actif de trafic illicite de migrants entre la Libye et l’Italie puis d’autres pays européens. Un homme présumé responsable de la traversée qui s’est soldée par le décès de quelque 244 personnes au large des côtes libyennes en juin 2015 figurait parmi les personnes interpellées. Outre l’Italie et l’Allemagne, le groupe disposerait de cellules dans plusieurs autres pays européens;
  • en avril 2015, deux passeurs présumés – le capitaine et un membre de son équipage – ont été arrêtés. Ils figuraient parmi les rescapés d’un naufrage qui s’est produit au large des côtes libyennes au cours duquel 800 migrants au moins ont péri noyés;
  • durant la même période, la police italienne a délivré des mandats d’arrêt à l’encontre de 24 membres présumés (de diverses nationalités non européennes) d’un vaste groupe de trafiquants de migrants. Quinze d’entre eux ont été arrêtés en Sicile (notamment au centre d’accueil de Mineo – voir ci-dessus), à Milan et à Rome. Les deux responsables présumés (dont Ermias Ghermay – voir ci-dessus), qui vivraient en Libye, ont échappé aux autorités;
  • en août 2015, la police italienne a procédé à l’arrestation de cinq passeurs présumés, là encore rescapés du naufrage d’un navire au large des côtes libyennes;
  • plus tard dans le même mois, dix nouvelles arrestations ont eu lieu en liaison avec le naufrage de deux bateaux au large des côtes libyennes où 84 personnes au moins ont trouvé la mort. Le HCR a formulé l’espoir que cet incident suscite un renforcement de la coopération entre les forces de police européennes, les services de renseignement et les organisations internationales en vue de réprimer le commerce lié au trafic illicite de migrants, et encourage la mise en place de mesures pour protéger et prendre soin des victimes.
24. D’autres pays européens ont également mené des actions fructueuses de lutte contre le trafic illicite de migrants, à savoir récemment: 
  • en février 2015, les autorités espagnoles ont, avec l’aide d’Europol, arrêté cinq membres présumés d’un réseau opérant dans plusieurs pays européens et au Pakistan, impliqué dans le trafic illicite de migrants, la falsification de documents et l’exploitation par le travail;
  • en mars 2015, les autorités grecques ont, avec l’aide d’Europol, interpellé 16 personnes de sept nationalités différentes soupçonnées de trafic illicite de migrants, pour l’essentiel syriens, par mer depuis la Turquie et vers d’autres pays de l’Union européenne en recourant à des documents falsifiés. Le groupe est soupçonné d’avoir engrangé jusqu’à 7 500 000 euros de gains;
  • en mai 2015, la police espagnole a procédé à l’arrestation de 12 membres et du chef d’un groupe présumé responsable de trafic illicite de migrants depuis l’Afghanistan jusqu’aux portes de l’Europe; onze autres membres ont été arrêtés au Royaume-Uni. A leur arrivée en Espagne et en Italie, les migrants ont été dispersés dans d’autres pays européens dont l’Allemagne et la Suède;
  • toujours en mai, la police allemande, avec l’assistance d’Europol, a interpellé trois membres pivots d’un groupe qui se livrait au trafic illicite de migrants entre l’Afrique et l’Europe du Sud en empruntant divers itinéraires; ces arrestations faisaient suite à cinq interpellations précédentes qui avaient permis de révéler au grand jour l’existence d’un autre groupe;
  • en juin 2015, quatre hommes (trois britanniques et un d’origine kurde) ont été traduits en justice au Royaume-Uni et accusés d’infractions en liaison avec un groupe important de passeurs bien organisés;
  • fin août 2015, la police hongroise a arrêté trois Bulgares et un Afghan après la découverte des corps de 71 migrants à l’arrière d’un camion réfrigéré en Autriche. Ces personnes devraient être extradées en Autriche. Un cinquième suspect, également bulgare, a été interpellé en Bulgarie;
  • début septembre 2015, quatre Syriens ont été arrêtés en Turquie. Ils sont soupçonnés d’avoir participé à l’opération de trafic illicite de migrants qui a entraîné la mort du jeune garçon syrien de trois ans, Aylan Kurdi;
  • en octobre 2015, l’«Opération Bouquet», lancée en décembre 2013 par la France et le Portugal avec le soutien d’Europol, a mené à l’arrestation de neuf membres pivots d’un réseau criminel acheminant des migrants en situation irrégulière au sein de l’Union européenne;
  • entre le 15 et le 23 septembre 2014, Europol a fait office de centre de coordination pour l’opération Archimède, la plus grande opération de police jamais menée contre le crime organisé en Europe. Cette opération a notamment conduit à 170 arrestations pour «aide à l’immigration irrégulière».
25. Malgré les informations partielles dont nous disposons, ces arrestations et poursuites illustrent certains points essentiels dans la lutte contre le trafic illicite de migrants. Fait encourageant, elles témoignent de la mise en place d’une coopération effective entre les forces de police européennes et montrent que les efforts concertés visant à démanteler les réseaux internationaux de trafiquants ont porté leurs fruits, s’agissant tout au moins des cellules européennes. Cela signifie toutefois qu’une seule «extrémité» des filières de trafic a été déstabilisée, et compte tenu de leur nature, d’une manière qui a peu de chances de les réduire définitivement à néant, ni même de leur causer des dommages sérieux et durables. Dans tous les cas, et pour des raisons bien compréhensibles, seules des personnes physiquement présentes en Europe ont été arrêtées ou poursuivies en justice. D’après ce que l’on sait des méthodes de travail des groupes qui se livrent au trafic illicite de migrants, les personnes interceptées dans le cadre d’une opération de sauvetage d’embarcations en perdition sont probablement des «petites mains» et certainement pas les principaux acteurs et responsables, qui seraient restés en sécurité en Libye; il se peut aussi qu’il s’agisse de migrants eux-mêmes ayant accepté de prendre les commandes du bateau.
26. Les exemples montrent également que les groupes criminels organisés composés de non européens se livrent au trafic illicite de migrants vers l’Europe, mais aussi au sein de l’Europe. Or il est hautement improbable qu’ils agissent sans être connus des groupes criminels organisés locaux et sans y être associés d’une manière ou d’une autre, notamment dans certaines régions comme le sud de l’Italie où ils sont particulièrement puissants et bien implantés.
27. Il convient de noter qu’au début du mois de septembre, les autorités italiennes, faisant référence aux conversations téléphoniques interceptées entre des passeurs présumés, ont affirmé que la tendance relative à privilégier cet été l’itinéraire de la Méditerranée orientale plutôt que celui de la Méditerranée centrale était due en partie à l’augmentation du nombre d’arrestations en Italie – plus d’une centaine entre juin et août rien que dans ce seul pays. Si cette analyse s’avère exacte, cela montre une nouvelle fois la flexibilité et la capacité de réaction des passeurs face aux efforts mis en œuvre pour stopper leurs activités (ce constat est à rapprocher du point de vue de Frontex quant à l’éventuel effet de déplacement de l’opération EUNAVFOR MED).
28. Les actions menées pour prévenir le trafic illicite de migrants fondées essentiellement sur des contrôles stricts aux frontières peuvent produire des effets à l’échelon local mais ne permettent pas nécessairement de traiter le phénomène dans son ensemble. Les migrations irrégulières depuis l’Afrique de l’ouest vers les îles Canaries espagnoles («l’itinéraire d’Afrique occidentale»), par exemple, ont fortement diminué ces dernières années en raison d’une coopération accrue avec les autorités nationales et d’une meilleure coordination de leurs activités dans la région. Par contre, malgré les efforts des autorités marocaines et la construction de murs de sécurité ou la mise en place de systèmes de surveillance maritime aux abords des enclaves espagnoles d’Afrique du nord, Ceuta et Melilla, les migrations irrégulières ont considérablement augmenté en 2011 et connu un nouvel essor en 2013 et 2014 après une période de déclin en 2012. Les migrants issus des pays d’Afrique de l’ouest les plus représentés le long de ces itinéraires sont également très nombreux à être victimes d’un trafic illicite tout au long de l’itinéraire de la Méditerranée centrale, qui a enregistré une hausse de sa fréquentation de plus de 970 % entre 2012 et 2014. Cet état de fait souligne une fois encore la souplesse des réseaux de trafiquants ainsi que le désespoir et la détermination des migrants, prêts à tenter des périples toujours plus dangereux en franchissant déserts et océans. Par ailleurs, plus le trajet que doit accomplir un migrant est long et difficile et/ou complexe, plus fortes sont les probabilités qu’il ait à recourir à des passeurs. Toutes choses étant égales par ailleurs, les contrôles aux frontières auront probablement davantage un effet «positif» sur le taux de recours à des passeurs qu’un effet «négatif» sur les migrations irrégulières. A cet égard, les programmes de réinstallation des réfugiés dans les pays de premier asile surchargés et les voies sûres et légales de migration régulière peuvent offrir des alternatives aux migrations irrégulières facilitées par les passeurs de migrants, réduisant la demande et par conséquent les revenus potentiels dont disposent les groupes criminels organisés.

6. Autres approches de la lutte contre le crime organisé lié aux migrations

6.1. Opération Sophia/EUNAVFOR MED

29. L’opération Sophia/EUNAVFOR MED a été créée par l’Union européenne afin de démanteler le modèle économique des réseaux de trafic de migrants dans la Méditerranée, et avant tout ceux opérant depuis la Libye, et de contribuer à réduire les pertes de vies humaines en mer. S’inspirant de l’opération fructueuse menée contre les pirates au large de la Corne de l’Afrique, elle comprend trois phases: surveillance et évaluation; arraisonnement, fouille et, si nécessaire, saisie et déroutement des embarcations suspectes; et neutralisation des navires et des embarcations ainsi que des ressources connexes, de préférence avant leur utilisation, et arrestation des trafiquants et des passeurs. La décision du Conseil de l’Union européenne établissant l’opération contient de nombreuses références au droit international, y compris aux conventions des Nations Unies comme celle sur le droit de la mer, le Protocole contre le trafic illicite de migrants ou la Convention relative au statut des réfugiés. Le 14 septembre, le Conseil de l’Union européenne a décidé que les objectifs de la phase 1 et les conditions nécessaires au lancement de la phase 2 étaient remplis; le 7 octobre, les actifs requis étant disponibles et les règles d’engagement convenues, l’Union européenne a lancé la phase 2, avec le déploiement de six unités navales et sept avions et hélicoptères, et trois autres navires prévus.
30. Le 9 octobre 2015, le Conseil de sécurité des Nations Unies a adopté la Résolution 2240 (2015). Cette résolution, par des termes précis et restrictifs, entre autres, autorise pendant un an, les Etats membres à: i) inspecter les bateaux naviguant en haute mer au large des côtes libyennes (pas dans les eaux territoriales libyennes) s’ils ont des motifs raisonnables de soupçonner qu’ils sont utilisés pour le trafic de migrants ou la traite d’êtres humains en provenance de Libye, à condition qu’ils cherchent de bonne foi à obtenir le consentement préalable de l’Etat du pavillon; ii) saisir les navires inspectés dont ils ont la confirmation qu’ils sont utilisés à ces fins; et iii) prendre des mesures complémentaires, notamment leur destruction, conformément au droit international en vigueur en prenant dûment en considération les intérêts de tiers agissant de bonne foi. La résolution vise expressément à ne pas porter atteinte aux droits de l’homme des personnes ou à les empêcher d’obtenir une protection en vertu du droit international; elle exige que tous les migrants, notamment les demandeurs d’asile, soient traités avec humanité et dignité et dans le plein respect de leurs droits, et exhorte tous les Etats à s’acquitter de leurs obligations en vertu du droit international, notamment du droit international des droits de l’homme et du droit international des réfugiés.
31. Etant donné qu’il est peu probable que les trafiquants désertent spontanément les rivages de la Méditerranée et, a fortiori, les eaux territoriales, et vu qu’ils emploient souvent des embarcations comme un «produit jetable» – calculant que si les passagers de ces embarcations sont interceptés ou sauvés par les autorités européennes, ils seront acheminés vers les ports européens –, il est difficile de prévoir si les méthodes mises en œuvre par l’opération auront véritablement un effet déstabilisant. L’Union européenne a reconnu qu’une action militaire à elle seule n’est pas en mesure de produire des résultats durables et risque d’entraîner un déplacement des points de départ; le directeur exécutif de Frontex a déclaré à cet égard: «S’il y a une opération militaire au voisinage de la Libye, cela peut changer les routes migratoires et les faire basculer vers la route de l’Est. On trouve déjà en Grèce des personnes qui arrivent du continent africain…. On risque de voir des changements assez marquants.» En effet, la forte augmentation en 2015 de la fréquentation de l’itinéraire allant de la Turquie aux îles grecques de la mer Egée pour le trafic illicite de migrants de diverses origines est tout à fait conforme à cette prévision.

6.2. Lutte contre le blanchiment de capitaux

32. Un domaine dans lequel les groupes criminels organisés peuvent être exposés à des enquêtes et des poursuites est le blanchiment des produits de leur activité criminelle, qui prend souvent la forme d’opérations bancaires clandestines. En effet, cet aspect est reconnu par la convention des Nations Unies qui prévoit des dispositions visant à incriminer et lutter contre le blanchiment de capitaux qui, pour les Etats qui l’ont ratifiée, couvrent aussi le produit des infractions en vertu du protocole contre le trafic illicite de migrants. A l’échelon européen, le Conseil de l’Europe a élaboré deux conventions dans ce domaine, la plus récente étant la Convention de 2005 relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime et au financement du terrorisme (STCE no 198). Malheureusement, la convention de 2005, qui est ouverte aux Etats non membres, a été ratifiée seulement par 26 Etats membres et aucun Etat non membre (tandis que la convention antérieure de 1990, toujours en vigueur mais qui aurait besoin d’être mise à jour, a toutefois été ratifiée par les 47 Etats membres).
33. Le Conseil de l’Europe dirige aussi des activités permanentes pour lutter contre le blanchiment de capitaux par le biais de MONEYVAL, le Comité d’experts sur l’évaluation des mesures de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme. En 2005, MONEYVAL a publié un rapport sur les produits de la traite des êtres humains et de l’immigration clandestine/la contrebande humaine 
			(4) 
			Voir le document MONEYVAL(2005)7.. Plus récemment, en 2011, le Groupe d’action financière international, qui a établi des normes dont la mise en œuvre par certains pays du Conseil de l’Europe est suivie par MONEYVAL, a publié un rapport sur les risques de blanchiment de capitaux provenant du trafic d’êtres humains et du trafic de migrants («Money Laundering Risks Arising from Trafficking in Human Beings and Smuggling of Migrants»). Ces rapports énoncent entre autres des recommandations particulièrement pertinentes pour la lutte contre le blanchiment de capitaux associé au trafic de migrants, et notamment les suivantes:
i. mettre rapidement en œuvre les recommandations du GAFI sur la remise de fonds alternatifs et les virements électroniques, compte tenu de l’importance des services de transfert de fonds dans les infractions de trafic des migrants, ainsi que sur les passeurs du fonds 
			(5) 
			Recommandations
spéciales VI, VII et IX.;
ii. incriminer l’auto blanchiment (ou le blanchiment de ses propres fonds, à distinguer du recours à des blanchisseurs professionnels);
iii. obliger les personnes reconnues coupables d’infraction de trafic de migrants à prouver l’origine des biens suspectés d’être des produits ou d’autres biens susceptibles de confiscation (dans les faits, aménager la charge de la preuve);
iv. accorder une attention spéciale à l’identification des bénéficiaires effectifs d’une société (obligations relatives au devoir de vigilance relatif à la clientèle, transparence et bénéficiaires effectifs des personnes morales) 
			(6) 
			Recommandations 5 et
33.;
v. veiller au respect des obligations de déclaration des opérations suspectes, à l’efficacité des cellules de renseignements financiers et aux responsabilités des autorités de poursuite pénale et des autorités chargées des enquêtes 
			(7) 
			Recommandations 13,
26 et 27 du GAFI.;
vi. renforcer la coopération internationale, y compris par le biais des instruments internationaux, de l’entraide judiciaire et de l’extradition 
			(8) 
			Recommandations 36
à 40 du GAFI et Recommandation V du GAFI.;

6.3. Lutte contre la corruption des agents publics

34. Les efforts déployés pour lutter contre les activités des groupes criminels organisés liées aux migrations peuvent aussi porter sur la corruption des agents publics qui, ainsi qu’indiqué plus haut, peut avoir lieu non seulement dans le cadre d’un franchissement irrégulier de la frontière ou de l’obtention de documents de voyage, par exemple, mais aussi d’activités des pouvoirs publics en contact avec les migrants après leur arrivée (comme le scandale «mafia capitale » en Italie). La convention des Nations Unies prévoit des dispositions visant à incriminer et combattre la corruption. A l’échelon européen, le Conseil de l’Europe a élaboré la Convention pénale sur la corruption (STE no 173), dont le préambule reconnaît les liens entre le crime organisé et la corruption, et qui est ouverte à la signature des Etats non membres: 44 Etats membres l’ont ratifiée 
			(9) 
			L’Allemagne,
le Liechtenstein and Saint-Marin l’ont signée mais pas encore ratifiée. et un Etat non membre a accédé à la convention (Bélarus). Le GRECO (Groupe d’Etats contre la corruption), organe intergouvernemental spécialisé dans la lutte contre la corruption qui assure le suivi de la mise en œuvre de la convention, n’a pas spécifiquement traité la corruption dans le contexte du trafic illicite de migrants. Néanmoins, une mise en œuvre plus efficace des conventions des Nations Unies et du Conseil de l’Europe et éventuellement, la mise en place par le GRECO d’actions ciblées devraient aussi contribuer à lutter contre les activités des passeurs de migrants.

6.4. Lutte contre la cybercriminalité/l’utilisation criminelle d’internet

35. L’utilisation des médias sociaux sur internet par les passeurs de migrants afin d’attirer une clientèle peut aussi représenter un domaine de vulnérabilité. Le rapporteur note l’existence du Centre européen de lutte contre la cybercriminalité d’Europol et de la Convention du Conseil de l’Europe sur la cybercriminalité (STE no 185). Il est cependant difficile de déterminer dans quelle mesure ces mécanismes pourraient contribuer à supprimer, éventuellement par le biais de poursuites pénales, l’utilisation des médias sociaux en tant qu’élément d’activité criminelle comme le trafic illicite de migrants. Néanmoins, le rapporteur pense qu’il s’agit d’un aspect du modèle économique du trafic illicite de migrants qui peut être sensible à une plus grande pression des forces de l’ordre, et mérite par conséquent de faire l’objet d’un examen plus approfondi.

7. Conclusions et recommandations

36. A l’évidence, la coopération internationale, à travers une approche plurisectorielle et interinstitutionnelle, sera essentielle pour renforcer les efforts destinés à désorganiser les activités des passeurs de migrants. Le rapporteur estime qu’il faut mettre tout en œuvre pour renforcer la coopération entre les divers organes européens et internationaux, en tirant profit du plus grand nombre de compétences et de ressources, en vue de développer des réponses novatrices et globales au trafic illicite de migrants et aux activités criminelles connexes.
37. Les efforts des autorités nationales devraient s’appuyer sur l’harmonisation des normes juridiques et le renforcement des mécanismes en vue de garantir un partage d’informations et une coopération pratique efficaces. A cette fin, l’ensemble des Etats membres du Conseil de l’Europe, ainsi que les Etats non membres qui sont les principaux pays d’origine et de transit des migrants objets d’un trafic illicite, devraient ratifier et mettre effectivement en œuvre les instruments juridiques pertinents tels que la convention et le protocole des Nations Unies et les conventions susmentionnées du Conseil de l’Europe sur le blanchiment des capitaux et la corruption, et devraient s’engager pleinement auprès des organes de coopération et de suivi compétents.
38. Il faut viser à utiliser tous les moyens possibles pour faire du trafic illicite de migrants, et des infractions diverses qui y sont souvent associées, des activités non plus à faibles risques et rendements élevés mais à hauts risques et rendements faibles.