1. Remarques générales
1. En premier lieu, je voudrais
féliciter M. Tiny Kox pour son rapport détaillé au nom de la commission
des questions politiques et de la démocratie, qui expose un certain
nombre de questions clés relatives à la lutte contre le terrorisme
international dans le respect des normes et des valeurs du Conseil
de l’Europe et met en lumière les préoccupations constantes exprimées
dans ce domaine par l’Assemblée parlementaire ces dernières années.
2. Le rapport souligne, à juste titre, que les actes de terrorisme
ne sont pas des actes de guerre mais des crimes odieux, qui doivent
être combattus en tant que tels, et insiste sur le fait que l’Europe
doit continuer à œuvrer ensemble pour trouver une réponse démocratique
à la montée du terrorisme. Il attire l’attention sur la nécessité
de veiller à ce que les réponses pénales soient conformes aux normes
des droits de l’homme. Le rapport traite également des mesures qui
pourraient être prises pour empêcher que ne fleurissent des viviers du
terrorisme et du fanatisme religieux.
3. La commission des questions juridiques et des droits de l’homme
a été invitée à donner son avis sur les aspects du rapport qui relèvent
de son mandat. Je souhaiterais également féliciter M. Pierre-Yves
Le Borgn’ pour son avis qui met en exergue des préoccupations importantes
en ce qui concerne les aspects juridiques de la lutte contre le
terrorisme, ainsi que des questions liées aux droits de l’homme.
Pour ma part, au nom de la commission sur l’égalité et la non-discrimination,
j’aborderai dans cet avis les questions les plus étroitement liées
à la promotion de l’égalité et du respect du principe de non-discrimination,
y compris les questions liées au racisme et à l’intolérance qui
y est associée.
4. Je crois qu’il est essentiel d’établir une distinction entre
les nécessaires réponses aux événements déjà survenus – lesquelles
doivent se concentrer sur l’établissement des faits et de leurs
causes – et les mesures qui doivent être prises pour prévenir la
répétition de tels événements dans le futur. C’est la raison pour
laquelle j’ai scindé mes observations ci-dessous en deux parties:
les réponses aux événements qui se sont déjà produits, d’une part,
et la prévention d’actes terroristes futurs, d’autre part.
5. Je voudrais aussi souligner que certaines formes de terrorisme
touchent, voire ciblent, les femmes en particulier. Au Nigéria,
par exemple, les femmes ne sont pas les seules victimes du conflit
et
l’enlèvement par le groupe terroriste Boko Haram, en avril 2014,
de plus de 200 lycéennes à Chibok visait peut-être plusieurs objectifs
tactiques: disposer de boucliers humains et/ou d’une monnaie d’échange
pour obtenir la libération de militants de Boko Haram, accéder à
une forêt où il serait facile de se cacher, instaurer un climat
de peur au sein de la population en vue de la dissuader de coopérer
avec l’armée nigériane. Cependant, le fait d’avoir ciblé ces lycéennes
avait peut-être d’autres motivations, par exemple offrir aux membres
de Boko Haram un accès à des épouses sans avoir à acquitter la dot
traditionnelle, ou encore présenter leur enlèvement comme un moyen
de lutter contre l’endoctrinement des filles avec des valeurs occidentales
. Près de deux ans plus tard, les filles
n’ont pas été libérées
. La réadaptation et la réinsertion
des prisonnières de Boko Haram qui se sont échappées ou ont été
libérées nécessiteront des efforts importants
. L’Assemblée devrait prêter une plus grande
attention au sort des femmes victimes du terrorisme.
2. Les réponses
aux événements qui se sont déjà produits
6. A la suite d’actes terroristes
tels que les attentats à grande échelle évoqués dans le projet de
résolution présenté aujourd’hui à l’Assemblée, qui ont causé un
grand nombre de morts et de blessés, il est de toute évidence impératif
d’enquêter sur les infractions commises afin d’identifier, de poursuivre
et de punir leurs auteurs. De même, il est indispensable, dans l’intérêt
de l’ensemble de la société, de veiller à ce que les réponses pénales
et les autres réponses juridiques restent proportionnées et tout
à fait conformes aux droits de l’homme.
7. Les réponses politiques sont également importantes. La Commission
des questions politiques et de la démocratie a réaffirmé à juste
titre le message fort et cohérent de l’Assemblée selon lequel rien
ne saurait justifier le terrorisme et qu’il ne saurait y avoir aucun
«mais».
8. Ayant cela à l’esprit, les dirigeants politiques sont assurément
soumis à de fortes pressions dans les heures et les jours qui suivent
les attentats terroristes, non seulement pour exprimer l’indignation
de la société et condamner les crimes odieux qui ont été perpétrés,
mais aussi pour montrer qu’ils agissent déjà afin d’empêcher que
des événements similaires ne se reproduisent. En condamnant les
actes terroristes immédiatement après leur survenance – ainsi qu’ils
doivent le faire –, les responsables politiques doivent toutefois
peser leurs mots avec grand soin. Ils doivent particulièrement veiller
à ne pas faire, délibérément ou par mégarde, de généralisations
stigmatisantes qui fassent porter à des groupes entiers de la population
la responsabilité des actes d’individus: ils doivent se rappeler
que l’acte terroriste relève d’un choix individuel. Il est établi
que dix individus ont participé directement aux tueries de Paris
le 13 novembre 2015
.
Ils n’ont certainement pas agi seuls, et les enquêtes pénales en
cours ont déjà commencé à identifier d’autres acteurs de premier
plan. Cependant, lorsqu’on considère ces éléments, il ne faut jamais
perdre de vue le fait que les personnes en cause ne représentent
qu’une infime partie de l’ensemble de la population musulmane, qui compte
aujourd’hui 4 à 5 millions de personnes en France
. Les dirigeants politiques doivent
affirmer, clairement et avec force, qu’ils font la part des choses
entre le très faible nombre de personnes impliquées dans les activités
terroristes et la masse vaste et pacifique d’individus qui (en l’espèce)
croient dans le même Dieu mais ne partagent pas les tendances criminelles
violentes d’un nombre infime d’individus et qui sont, à vrai dire,
aussi traumatisés par le terrorisme que le reste de la société.
9. A la suite de la série d’attentats survenus à Paris en 2015,
on a observé une hausse du nombre d’infractions inspirées par la
haine à l’encontre des musulmans
. Bien qu’ils relèvent d’une catégorie
autre que les crimes terroristes, les crimes motivés par la haine
ne sont pas plus justifiables que le terrorisme. Les dirigeants
politiques doivent également condamner ces actes comme étant insensés
et répréhensibles. Ce n’est pas seulement une question de principe,
mais il s’agit aussi d’adresser aux musulmans vivant en France le
message selon lequel les attaques ciblant leur minorité, à l’instar
de toute autre minorité, constituent des attaques contre l’ensemble
de la société et sont injustifiables.
10. Par ailleurs, il faut garder à l’esprit que les mesures pénales
et les messages politiques sont intimement liés. Dans le contexte
français, par exemple, l’impact des perquisitions policières de
domiciles et des assignations à résidence pratiquées à grande échelle
dans le cadre de l’état d’urgence décrété après les attentats du
13 novembre 2015 devra être analysé avec soin, au moins sous deux
angles: d’une part, à quel point ces mesures ont effectivement contribué
à faire progresser les enquêtes pénales nécessaires et, d’autre part,
leur impact à long terme sur la confiance dans les forces de police
et, plus généralement, dans les autorités, au sein des groupes particulièrement
affectés.
3. La prévention
d’actes terroristes futurs
11. Une réponse courante des dirigeants
politiques et des parlements aux actes terroristes consiste en un réflexe
de «durcissement» de l’arsenal pénal à disposition pour prévenir
et réprimer le terrorisme dans le futur. Cependant, la législation
ainsi que les pouvoirs déjà accordés à la police, aux autres forces
de sécurité et aux autorités de surveillance ne posent pas nécessairement
problème: le fait de ne pas avoir réussi à empêcher la commission
d’un acte terroriste peut être la conséquence d’un défaut de ciblage
de la collecte de renseignements, d’un manque de moyens, de faiblesses
dans la façon dont la législation en vigueur est appliquée, etc.
Je m’en remets à l’avis de la commission des questions juridiques
et des droits de l’homme pour ce qui est des aspects du projet de
résolution concernant les mesures pénales. Je voudrais néanmoins souligner
que les gouvernements qui «durcissent» l’arsenal pénal en renforçant
les pouvoirs de police et de surveillance, en supprimant les garde-fous
et en réduisant le contrôle juridictionnel font peut-être confiance
à leur propre administration centrale pour ce qui est du respect
des droits de l’homme dans l’exercice de ces pouvoirs étendus. Cependant,
les gouvernements et les administrations centrales changent. Un
gouvernement ne devrait jamais s’accorder ou accorder à son administration
centrale des pouvoirs qu’il ne verrait pas sans méfiance exercés
par d’autres. S’il le faisait, il exposerait à des abus de pouvoir
l’ensemble de la population – et les minorités en particulier, lorsque
celles-ci sont perçues comme une menace.
12. Je me réjouis que l’Assemblée reconnaisse dans la
Résolution 2045 (2015), comme souligné par le rapporteur du présent rapport,
que la surveillance de masse est inefficace. L’Assemblée a aussi
exprimé dans le passé ses préoccupations à l’égard du profilage
racial parfois pratiqué par la police (
Résolution 1968 (2014) sur la lutte contre le racisme dans la police
). Le profilage racial est inefficace
pour les mêmes raisons que la surveillance de masse. Par ailleurs,
je tiens à souligner que le profilage racial est aussi contreproductif:
ainsi que l’a fait observer la Commission européenne contre le racisme
et l’intolérance (ECRI), «[le profilage racial] génère un sentiment
d’humiliation et d’injustice au sein de certains groupes de personnes
et conduit à leur stigmatisation et à leur aliénation tout en détériorant
les relations entre la police et ces groupes, suite à la perte de
confiance qu’ils devraient avoir en elle»
.
Les pouvoirs liés aux activités de contrôle, de surveillance ou d’investigation
ne devraient être exercés que sur la base d’une suspicion raisonnable
– c’est-à-dire, une suspicion fondée sur des critères objectifs
. Le fait est que plusieurs
des terroristes impliqués dans les événements de Paris étaient déjà
connus de la police ou d’autres forces de sécurité. Les appels à
réduire les moyens consacrés à la surveillance de masse pour les
consacrer à une surveillance plus ciblée reflètent ce constat. Il
devrait en être de même en ce qui concerne le profilage racial.
13. L’approche politique en vue d’empêcher la survenance d’actes
terroristes futurs est tout aussi cruciale que les réponses immédiates
aux événements qui se sont déjà produits. Les réponses politiques
à long terme doivent toujours être pensées en ayant à l’esprit qu’on
ne peut parvenir à une cohésion durable, y compris un sentiment
partagé d’appartenance à la nation, dans une société dont des pans
importants de la population se sentent exclus ou victimes de discrimination.
Le discours polémique stigmatisant des individus ou des groupes en
raison de leur origine nationale ou ethnique, de leur religion,
de leur couleur de peau, de leur nationalité ou de leur «race» supposée
fait déjà beaucoup de mal au tissu de nos sociétés européennes.
L’Alliance parlementaire contre la haine établie par notre Assemblée
il y a un an de cela est une initiative visant à promouvoir des
réponses plus efficaces des parlementaires à la haine et, plus important
encore, à la désamorcer en œuvrant à la compréhension mutuelle.
L’Alliance compte désormais plus de 50 membres, a été saluée par
le Secrétaire général des Nations Unies
et
s’élargit en permanence. Des initiatives du même ordre devraient
être prises aux niveaux national et local, consolidées et intensifiées.
14. Au-delà des simples mots, le contenu des mesures adoptées
en vue de prévenir le terrorisme sur le long terme adresse également
des messages à l’ensemble de la population sur la façon dont certaines
parties de la société sont actuellement perçues, ainsi que sur le
type de société que les dirigeants politiques veulent bâtir.
15. Par conséquent, les sanctions telles que la déchéance de nationalité
pour les binationaux dont l’introduction est envisagée sont non
seulement contestables d’un point de vue juridique mais aussi inefficaces en
tant que moyen de dissuasion (il est peu probable qu’un kamikaze
potentiel, par exemple, se préoccupe du fait de savoir s’il conservera
sa nationalité après sa mort). En outre, l’introduction de ce type
de sanction singularise les personnes qui ont plusieurs nationalités,
adressant à ces personnes et au reste de la société le message selon
lequel elles sont des citoyens de seconde classe par rapport aux
personnes qui n’ont qu’une seule nationalité, étant donné que, pour
éviter une situation d’apatridie, ces dernières ne peuvent perdre
la nationalité de leur pays même en cas de commission de crimes
abominables. Si l’on considère une fois de plus le cas de la France,
la proposition d’adoption de cette mesure adresse déjà un message
préjudiciable à sa communauté musulmane, dont une grande partie
a la double nationalité (française et, notamment, marocaine, algérienne
ou tunisienne)
. Les gouvernements devraient s’abstenir
d’introduire une telle sanction, dans la mesure où son seul impact
garanti est l’aliénation d’une partie significative de la population.
16. J’en viens enfin à la nécessité de comprendre les causes profondes
du terrorisme et de les combattre par une approche à long terme.
Même si rien ne peut justifier le terrorisme, comme je l’ai indiqué
plus haut, le fait est que certaines personnes franchissent le Rubicon.
Il est donc vital de comprendre les éléments qui déclenchent leur
basculement, car c’est en neutralisant ces éléments déclencheurs
qu’on pourra le plus efficacement empêcher d’autres personnes de
suivre la même voie. La radicalisation, au sens où le sujet adopte
des points de vue (quelque peu) extrêmes, conteste les normes de
la société et a une attitude rebelle, est courante au sein de la
jeunesse. De nombreux jeunes et moins jeunes adoptent des opinions
religieuses fondamentalistes ou perçues par les autres comme telles.
Toutefois, cela ne signifie pas qu’ils représentent un risque pour
la société, autrement dit qu’ils chercheront à exprimer ces opinions
par des moyens violents. La grande majorité des individus qui ont
des opinions religieuses ultraorthodoxes ou fanatiques ne sont pas
et ne deviendront jamais des terroristes. Ce qui distingue les terroristes
des autres personnes est que, d’une façon ou d’une autre, ils sont
arrivés à la conclusion que le fait qu’ils commettent des actes
violents (y compris des assassinats le cas échéant) dans le but
de répandre la terreur est moins grave que le fait que d’autres personnes
transgressent les principes qu’ils défendent.
17. La laïcité est l’un des fondements des sociétés démocratiques
et doit être protégée vigoureusement. Toutefois, comme les considérations
ci-dessus le soulignent, elle n’est pas en soi une solution pour
prévenir la terreur, y compris la terreur engendrée par le fanatisme
religieux. Un dialogue doit être engagé à un niveau beaucoup plus
profond. Nous devons prendre cela en compte dans nos réponses à
long terme à la terreur en mettant l’accent sur la prévention. Je
pense que, dans le projet de résolution dont nous sommes saisis aujourd’hui,
il importe de prêter une plus grande attention au traitement des
causes du terrorisme – par ce terme, j’entends, non pas d’éventuelles
justifications (il n’y en a pas), mais les facteurs qui sont susceptibles d’accroître
le risque que des individus choisissent cette voie, les éléments
spécifiques qui déclenchent leur basculement et les moyens par lesquels
on peut les contrer au mieux.
18. L’Assemblée a fortement mis l’accent sur les mesures de prévention
dans sa
Résolution 2031
(2015), adoptée à la suite de l’attentat contre
Charlie Hebdo en janvier 2015. Il
existe, au sujet de l’absence de garde-fous adéquats et des risques
qu’une réponse pénale excessive au terrorisme représentent pour
les droits de l’homme, de vives inquiétudes – que l’Assemblée doit
relayer. Toutefois, nous ne devons pas laisser nos préoccupations
actuelles sur ces questions nous faire perdre de vue la nécessité
pour nos sociétés d’œuvrer également sans relâche à l’inclusion
et à l’acceptation de tous leurs membres. Les propositions détaillées
de l’Assemblée concernant les efforts nécessaires en vue de prévenir
le terrorisme à long terme gardent toute leur pertinence. Il s’agit
notamment d’analyser et de contrer les voies d’endoctrinement des
détenus à des fins de terrorisme; de surveiller et de lutter contre
le discours de haine sur internet, la radicalisation et le cyber-djihadisme;
de promouvoir l’éducation à la citoyenneté démocratique; de promouvoir
le dialogue interculturel et le modèle du «vivre ensemble»; de combattre
la marginalisation, l’exclusion sociale, la discrimination et la ségrégation;
de soutenir les familles afin qu’elles éduquent leurs enfants dans
une culture de démocratie et de tolérance; de protéger la sécurité
et la liberté d’expression des journalistes, des écrivains et des
artistes; et de soutenir l’action du Conseil de l’Europe dans les
domaines susmentionnés.
19. Dans ce contexte, j’accueille favorablement plusieurs rapports
pertinents en cours de préparation au niveau de l’Assemblée: le
rapport en cours de préparation par la commission des questions
sociales, de la santé et du développement durable sur le thème «Prévenir
la radicalisation d’enfants en s’attaquant à ses causes profondes»,
dont le projet a aussi été soumis à la commission sur l’égalité
et la non-discrimination pour avis; le rapport en cours de préparation
par la commission de la culture, de la science, de l’éducation et
des médias sur le thème «Vers un cadre de compétences pour la citoyenneté
démocratique»; et le rapport en cours de préparation par la commission
sur l’égalité et la non-discrimination sur le thème «Mettre fin
à la cyberdiscrimination et aux propos haineux en ligne».
20. Je tiens enfin à souligner que nos sociétés sont fondées sur
le principe fondamental de l’égalité de tous les êtres humains.
Il est aujourd’hui, plus que jamais, important de respecter et d’appliquer
ce principe. Permettre que les préjugés, l’intolérance et la discrimination
s’insinuent dans la façon dont les Etats et les acteurs privés traitent
les individus ne constitue pas seulement une injustice: cela nous
conduirait au désastre.