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Rapport | Doc. 14225 | 05 janvier 2017

La compatibilité avec les droits de l’homme de l’arbitrage investisseur-Etat dans les accords internationaux de protection des investissements

Commission des questions juridiques et des droits de l'homme

Rapporteur : M. Pieter OMTZIGT, Pays-Bas, PPE/DC

Origine - Renvoi en commission: Doc. 13691, Renvoi 4115 du 6 mars 2015. 2017 - Première partie de session

Résumé

Les clauses de règlement des différends entre investisseurs et Etats (RDIE) qui figurent dans les accords internationaux d’investissement ou les traités bilatéraux d’investissement autorisent les investisseurs étrangers à engager une action en justice contre l’Etat d’accueil devant des collèges arbitraux privés. Le RDIE a de graves répercussions sur les droits de l’homme, l’Etat de droit, la démocratie et la souveraineté nationale. Il soulève un certain nombre de questions en matière de procès équitable, de transparence, d’égalité d’accès à un tribunal, d’interdiction de la discrimination et de sécurité juridique; par ailleurs, la crainte d’un contentieux pourrait avoir un effet dissuasif sur la réglementation.

Le droit à la protection de la propriété est également applicable aux investisseurs étrangers. La protection effective des investissements étrangers encourage les investissements durables à long terme, qui favorisent la croissance économique et la création d’emplois.

Le Système juridictionnel des investissements (SJI) proposé par la Commission européenne vise à corriger les défauts des mécanismes classiques de RDIE, sans confier la protection des investisseurs étrangers exclusivement aux juridictions nationales de l’Etat d’accueil.

La commission des questions juridiques et des droits de l'homme estime par conséquent que le remplacement des clauses de RDIE par un SJI permanent et multilatéral représenterait un compromis raisonnable entre le statu quo, qui se compose de multiples mécanismes de RDIE, et la renationalisation complète de la protection des investissements, et encourage sa mise en œuvre par toutes les parties concernées, sous certaines conditions.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Projet
de résolution adopté à l’unanimité par la commission le 13 décembre
2016.

(open)
1. L’Assemblée parlementaire observe que les clauses de règlement des différends entre investisseurs et Etats (RDIE) présentes dans les accords internationaux d’investissement ou les traités bilatéraux d’investissement autorisent les investisseurs étrangers à engager une action en justice contre l’Etat d’accueil devant des collèges arbitraux privés mis en place par les parties en cas de litige sur l’application de l’accord international d’investissement. Elle souligne que le RDIE a de graves répercussions sur les droits de l’homme, l’Etat de droit, la démocratie et la souveraineté nationale, auxquelles le Système juridictionnel des investissements (SJI) proposé vise à remédier:
1.1. le RDIE/SJI soulève un certain nombre de questions en matière de procès équitable, de transparence, d’égalité d’accès à un tribunal, d’interdiction de la discrimination et de sécurité juridique que garantissent les articles 6 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5, «la Convention») et son Protocole no 12 (STE no 177);
1.2. la crainte d’un contentieux engagé devant des mécanismes non étatiques de règlement des différends pourrait dissuader les gouvernements de prendre les mesures réglementaires qui s’imposent pour protéger les droits de leurs citoyens contre les sociétés multinationales étrangères, par exemple en renforçant la protection de l’environnement et des droits sociaux («effet dissuasif sur la réglementation»);
1.3. la démocratie et la souveraineté nationale sont remises en question lorsque des accords conclus par des gouvernements antérieurs empêchent les Etats d’adapter leur législation et la pratique à l’évolution de la situation concrète ou à leurs priorités politiques.
2. Le droit à la protection de la propriété (article 1 du Protocole no 1 à la Convention (STE no 9)) est également applicable aux étrangers, y compris aux personnes morales. Les investisseurs étrangers ne peuvent par conséquent se voir refuser une protection juridique sous prétexte qu’ils ont la possibilité de tenir compte du risque d’expropriation et des autres risques politiques qu’ils prennent dans leur décision d’investissement et leurs tarifs ou qu’ils se contentent d’exploiter les Etats d’accueil.
3. L’Assemblée considère que la protection effective des investissements étrangers encourage les investissements durables à long terme, qui favorisent la croissance économique et la création d’emplois. Cette protection suppose l’existence de mécanismes de règlement des différends fiables, efficaces et neutres. L’absence de protection juridique effective des investissements encourage la maximisation à court terme des bénéfices et l’adoption de stratégies informelles destinées à assurer l’auto-protection des investisseurs, notamment le recours à la corruption et aux autres formes d’ingérence dans le processus politique des pays d’accueil.
4. Elle reconnaît que les petites et moyennes entreprises, qui ont besoin de se protéger contre le traitement discriminatoire des Etats d’accueil, sont désavantagées car elles ne disposent pas de l’influence politique des grandes entreprises, qui leur assure une protection diplomatique bilatérale par l’intermédiaire de leur Etat d’origine.
5. L’Assemblée observe que:
5.1. les Etats européens ont conclu, avec des Etats tiers et entre eux, des milliers d’accords internationaux d’investissement et de traités bilatéraux d’investissement qui comportent des clauses de RDIE;
5.2. les tribunaux arbitraux d’investissement se composent généralement d’un arbitre choisi par chaque partie au litige et d’un troisième arbitre coopté par les deux premiers. Les arbitres sont souvent choisis dans les milieux d’affaires ou les cabinets d’avocats spécialisés. Les conclusions des parties et les décisions finales demeurent souvent confidentielles, ce qui restreint la prévisibilité de l’issue de la procédure;
5.3. à la suite des dispositions élaborées par le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) de la Banque mondiale, la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (CNUDCI) et la Chambre de commerce internationale (CCI), la procédure d’arbitrage a connu un certain nombre de réformes destinées notamment à renforcer sa transparence et les possibilités de tierces interventions;
5.4. les juridictions nationales amenées à se prononcer sur des litiges d’investissement ont été accusées de partialité défavorables aux investisseurs étrangers, se montrant généralement réticentes à mettre en œuvre les accords internationaux ou trop lentes et trop peu efficaces pour les transactions commerciales internationales.
6. L’Assemblée observe par ailleurs que:
6.1. le Système juridictionnel des investissements (SJI) proposé par la Commission européenne vise à corriger les défauts des mécanismes classiques de RDIE, sans confier la protection des investisseurs étrangers exclusivement aux juridictions nationales de l’Etat d’accueil. Il consisterait en un tribunal de première instance et une cour d’appel permanents, composés de juges nommés par les Etats participants. Le SJI proposé appliquerait une procédure transparente, autoriserait les tierces interventions de droit des représentants de la société civile et devrait respecter les interprétations contraignantes de l’accord concerné retenues par les Etats Parties;
6.2. les partisans du RDIE craignent que le futur SJI subisse trop l’influence des Etats et de leurs intérêts, au détriment des investisseurs. Les opposants au RDIE ne sont pas satisfaits par l’accès privilégié à une voie de recours extérieure au cadre institutionnel de l’Etat d’accueil que le SJI proposé continuerait d’accorder aux investisseurs étrangers, contrairement aux investisseurs nationaux.
7. Au vu de ce qui précède, l’Assemblée estime que le remplacement des clauses de RDIE par un SJI permanent et multilatéral représenterait un compromis raisonnable entre le statu quo, qui se compose de multiples mécanismes de RDIE, et la renationalisation complète de la protection des investissements. Il supprimerait les principaux inconvénients des mécanismes existants de RDIE, tout en garantissant que les investissements étrangers, à commencer par ceux des petites et moyennes entreprises, continuent à jouir d’une protection juridique adéquate au niveau international.
8. La protection des investissements est souvent prévue par les accords commerciaux et d’investissement bilatéraux. Les Etats peuvent mettre fin aux accords bilatéraux d’investissement s’ils ne correspondent plus à leurs objectifs politiques. En pareil cas, les investissements existants continuent à bénéficier d’une protection pendant une période transitoire. Dans les faits, les Etats membres de l’Union européenne se voient empêchés de recourir à cette option, puisque ces accords sont désormais conclus par l’Union. L’Assemblée considère qu’il convient de réfléchir aux voies et moyens qui permettent aux Etats membres de l’Union européenne de choisir de prendre part ou non aux accords de protection des investissements, par exemple en intégrant les dispositions relatives à la protection des investissements dans un protocole facultatif.
9. L’Assemblée appelle par conséquent l’Union européenne à poursuivre de manière active, dans ses négociations actuelles et futures des accords internationaux d’investissement, y compris du Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (PTCI), la création d’un SJI qui remplacera progressivement les mécanismes classiques de RDIE. Elle se félicite de l’intégration du SJI dans l’Accord économique et commercial global (AECG) récemment signé avec le Canada. Le futur SJI devra être conforme aux droits de l’homme et à l’Etat de droit, et en particulier:
9.1. suivre une procédure équitable et transparente, conforme à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme. Il importe notamment que la procédure garantisse que les deux parties au litige, ainsi que tout tiers qui y a un intérêt légitime, soient entendus, que les conclusions des parties et les décisions de cette juridiction soient rendues publiques et que les juges soient impartiaux et indépendants;
9.2. appliquer l’accord international d’investissement qui fait l’objet du litige de manière à éviter toute ingérence excessive dans le droit des Etats à réglementer. Il importe que les Etats demeurent libres de réglementer l’activité économique en vue de protéger l’environnement, la santé publique et la sécurité, des droits de l’homme tels que les libertés d’association, d’expression et d’information, ainsi que le droit au respect de la vie privée, sans discrimination entre les entreprises nationales ou étrangères;
9.3. tenir dûment compte des obligations nées pour les Etats de la Convention, notamment de la jurisprudence établie par la Cour européenne des droits de l’homme sur la distinction entre la privation de propriété et le fait de réglementer l’usage des biens (article 1 du Protocole no 1 à la Convention);
9.4. interpréter les éléments caractéristiques des accords internationaux d’investissement, comme «le traitement juste et équitable», les clauses de «stabilisation» et la protection des «attentes légitimes», de manière à ne pas compromettre le droit de réglementer reconnu à l’Etat; l’interprétation de ces clauses devrait encourager les éventuels investisseurs et les Etats qui négocient des accords d’investissement à recourir à des instruments conformes à la diligence requise en la matière, comme les évaluations d’impact sur l’environnement et les droits de l’homme.
10. L’Assemblée appelle les Etats membres du Conseil de l’Europe:
10.1. à prendre une part active à la création d’un SJI et veiller à ce que les considérations susmentionnées en matière de droits de l’homme et d’Etat de droit soient pleinement prises en compte et à ce que les décisions de justice définitives du SJI soient rapidement et pleinement mises en œuvre à l’échelon national;
10.2. à améliorer, si besoin est, l’efficacité et l’impartialité réelle et perçue de leurs juridictions nationales, de manière à inciter les investisseurs étrangers à y recourir plus fréquemment;
10.3. à veiller à ce que dans les affaires soumises aux mécanismes existants de RDIE les notifications d’arbitrage, les conclusions, les décisions et les règlements amiables soient systématiquement publics et disponibles sur un registre en ligne;
10.4. à définir des critères rigoureux de domiciliation des investisseurs étrangers pour déterminer leur qualité à utiliser les voies de recours de RDIE/SJI, afin de prévenir toute quête du traité le plus favorable;
10.5. à passer en revue l’ensemble des clauses de RDIE des accords internationaux d’investissement qu’ils ont conclus, évaluer leur adéquation et les mettre en conformité avec les bonnes pratiques prévues pour le futur SJI.

B. Exposé des motifs, par M. Pieter Omtzigt, rapporteur

(open)

1. Introduction: les enjeux du débat

1. L’intitulé de la proposition de résolution sur laquelle repose le mandat de rapporteur qui m’a été donné a une consonance extrêmement technique. Mais la question qui est ici en jeu est en réalité avant tout politique. Elle est source de polémique et de débats idéologiques, notamment dans le cadre du processus de négociation du Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (PTCI) entre l’Union européenne et les Etats-Unis et de l’Accord économique et commercial global (AECG) entre l’Union européenne et le Canada. Pour les opposants au PTCI et à l’AECG, la clause proposée de règlement des différends entre investisseurs et Etats (RDIE) (désormais système juridictionnel des investissements (SJI)) représente l’une des plus importantes pierres d’achoppement. Ceux qui y sont favorables soulignent les possibilités, en général, de croissance et de création d’emplois offertes par le PTCI et l’AECG et, plus particulièrement, de protection des investissements (y compris le RDIE/SJI) réalisés dans une économie de marché libérale.
2. Les débats houleux qui ont eu lieu au sein du Parlement européen et de ses commissions concernées au sujet d’une proposition de résolution qui visait à donner à la Commission européenne des orientations pour les négociations en cours avec les Etats-Unis 
			(2) 
			Parlement européen
2014-2019, Document de séance RR\1063482FR.doc PE549.135v02-00. 
			(2) 
			FR
A8-0175/2015 du 1er juin 2015, <a href='http://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?pubRef=-//EP//NONSGML+REPORT+A8-2015-0175+0+DOC+PDF+V0//FR'>Rapport
contenant les recommandations du Parlement européen à la Commission
européenne concernant les négociations du partenariat transatlantique
de commerce et d'investissement (PTCI) (2014/2228(INI))</a>, Commission du commerce international, rapporteur: Bernd
Lange., révèlent l’ampleur des enjeux. Le vote du Parlement européen réuni en session plénière a finalement été reporté à bref délai en raison de la persistance d’importants désaccords, notamment au sujet du RDIE 
			(3) 
			European
Parliament Liaison Office with US Congress, Newsletter, TTIP vote
in European Parliament postponed, 16 juin 2015<a href=''>.</a>. La très forte réaction de la société civile à l’appel à manifestation d'intérêt lancé par la Commission européenne témoigne elle aussi de l’ampleur des enjeux: plus de 150 000 manifestations d’intérêt ont été adressées à la Commission, dont un bon nombre par de puissants syndicats, associations corporatives et organisations non gouvernementales (ONG) 
			(4) 
			<a href='http://trade.ec.europa.eu/doclib/docs/2015/january/tradoc_153044.pdf'>European
Commission document n° SWD(2015) 3 final (13 janvier 2015), Commission
Staff Working Document, Report, Online public consultation on investment
protection and investor-to-state dispute settlement (ISDS) in the Transatlantic
Trade and Investment Partnership Agreement (TTIP)</a>.. Plus récemment, la signature de l’AECG par le Premier ministre canadien M. Trudeau et les représentants de l’Union européenne a dû être reportée dans des circonstances un peu mouvementées, parce que le président de la région belge de Wallonie refusait d’autoriser le gouvernement central à accepter cette signature, notamment en raison d’une opposition à la clause de RDIE/SJI que comportait l’AECG 
			(5) 
			<a href='http://ec.europa.eu/news/2016/10/20161030_fr.htm'>http://ec.europa.eu/news/2016/10/20161030_fr.htm.</a>.
3. Selon moi, et à l’évidence selon les auteurs de la nouvelle proposition de résolution sur «La protection des investisseurs et les droits de l’homme» 
			(6) 
			Le
14 octobre 2016, le Bureau a invité la commission à tenir compte
de la proposition de résolution «La protection des investisseurs
et les droits de l’homme» (Doc. 14109) dans le cadre du présent rapport. dont j’ai été invité à tenir compte dans le présent rapport, le RDIE/SJI soulève de graves questions quant à l’impact de ces mécanismes sur les droits de l’homme (notamment les droits sociaux) et l’Etat de droit, valeurs essentielles du Conseil de l’Europe. La procédure du RDIE/SJI suscite un certain nombre de préoccupations (article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5, «la Convention»)), comme l’absence alléguée de transparence, les doutes sur l’impartialité des arbitres et les éventuels conflits d’intérêts. Ces mécanismes sont également extrêmement préoccupants d’un point de vue juridique. Ils risquent en effet d’avoir un effet dissuasif sur la réglementation: les gouvernements démocratiquement élus pourraient, de crainte d’être poursuivis devant des tribunaux non étatiques habilités à les condamner au versement de dommages-intérêts extrêmement importants, hésiter à prendre les dispositions réglementaires indispensables à la protection de l’environnement, des droits des travailleurs ou des autres droits de l’homme, comme la liberté d’association, d’expression, d’information et le droit au respect de la vie privée. Ces mécanismes sont également extrêmement inquiétants pour la démocratie et la souveraineté nationale, lorsque les accords conclus par les gouvernements précédents empêchent les Etats d’adapter leur législation et la pratique à l’évolution de la situation ou des priorités politiques.
4. Cela dit, la protection de la propriété est également un droit de l’homme, garanti par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (STE no 177), et ce droit est également reconnu aux étrangers, y compris aux personnes morales (entreprises). Il est par conséquent inadmissible selon moi d’affirmer, comme l’a fait M. Alfred de Zayas lors de l’audition organisée à l’occasion de la réunion de la commission du 19 avril 2016 
			(7) 
			Le texte de cette intervention
est disponible auprès du Secrétariat. Voir également Report of the
Independent Expert on the promotion of a democratic and equitable
international order, Alfred-Maurice de Zayas, UNGA document A/HRC/30/44,
14 juillet 2015. , que les investisseurs étrangers ne méritent pas ou n’ont pas besoin de protection juridique parce qu’ils se contentent d’exploiter les pays d’accueil et peuvent tenir compte du risque d’expropriation et des autres risques politiques qu’ils prennent dans leur décision d’investissement et leurs tarifs.
5. La question politique essentielle est celle du juste équilibre entre les intérêts des investisseurs (étrangers) et ceux de l’Etat d’accueil et de ses parties prenantes. Dans les faits, ces intérêts ne sont pas aussi éloignés que pourrait le laisser penser le caractère houleux du débat public. Les investisseurs ont besoin de la stabilité et de la prévisibilité des conditions qui déterminent le caractère financièrement viable de l’investissement prévu, tandis que les gouvernements des Etats d’accueil veulent conserver leur liberté d’adopter et d’appliquer toute réglementation qu’ils jugent conforme à l’intérêt général, notamment dans des domaines tels que la protection de l’environnement, le droit du travail, la protection sociale, y compris vis-à-vis des entreprises étrangères. Mais les gouvernements ont également besoin d’attirer les investissements étrangers à long terme, pour favoriser une croissance économique durable, la création d’emplois et les transferts de technologie. Ces investissements ne se concrétiseront pas si les conditions qu’exigent les investisseurs ne sont pas réunies. Lorsque ces conditions manquent de stabilité, les seuls investissements réalisés consistent en des opérations éclair, dans lesquelles les investisseurs cherchent à retirer de très importants bénéfices d’investissements spéculatifs réalisés sur une brève période pendant laquelle ils auront la certitude d’échapper à toute expropriation ou réglementation nuisible à leurs intérêts. Par ailleurs, en l’absence de mécanismes de protection officielle effective, ils risquent plus souvent d’adopter des stratégies informelles destinées à assurer leur protection, notamment en ayant recours à la corruption et aux autres formes d’ingérence dans le processus politique du pays d’accueil. Il est donc en réalité dans l’intérêt de la (quasi) totalité des parties en présence que les conditions d’investissement soient stables à long terme et que leur évolution demeure prévisible.
6. Ainsi, la protection des investissements étrangers est non seulement exigée par la Convention européenne des droits de l’homme, mais également raisonnable du point de vue économique. La protection effective des investissements étrangers est une incitation à la réalisation d’investissements durables à long terme, qui favorisent la croissance économique et la création d’emplois. Mais elle suppose l’existence de mécanismes de règlement des différends qui soient fiables, neutres et efficaces, ce qui permet également de réduire les inégalités entre les grandes entreprises et les petites et moyennes entreprises. Ces dernières ont en effet besoin d’urgence de mécanismes de protection des investissements, car elles ne disposent pas de l’influence politique nécessaire pour leur assurer une protection diplomatique bilatérale par l’intermédiaire de leur Etat d’origine, ni des ressources indispensables pour adopter des stratégies informelles destinées à garantir leur protection dans l’Etat d’accueil.
7. Dans le présent rapport, nous examinerons plus attentivement les avantages et les inconvénients, d’une part, des mécanismes de RDIE et, d’autre part, des voies de recours purement nationales. Pour juger de la pertinence des inquiétudes que suscite le RDIE, il convient de faire la distinction entre les problèmes que pourrait réellement causer le remplacement des voies de recours juridictionnelles nationales par des mécanismes internationaux d’arbitrage et les problèmes qui découlent de la teneur des clauses matérielles du traité de protection des investissements. L’équité et la sûreté juridique, qui font partie de l’Etat de droit, commandent que, si les Etats font des promesses déraisonnables pour attirer les investissements étrangers, ils ne s’engagent pas à respecter ou ne modifient pas des clauses qu’ils comptent rendre inopérantes grâce à la partialité escomptée des juridictions nationales. Comme nous allons le voir, le SJI proposé pourrait fort bien être une solution de compromis valable, qui permettrait d’éviter la plupart, voire la totalité, des inconvénients des deux autres options.

2. La situation actuelle du RDIE

8. Les clauses de RDIE permettent aux investisseurs étrangers d’engager une action à l’encontre de l’Etat d’accueil devant des tribunaux ad hoc mis en place par les parties à l’accord chaque fois que survient un litige sur l’application de l’accord d’investissement. Les Etats européens ont conclu entre eux et avec des pays tiers des milliers d’accords internationaux d’investissement ou de traités bilatéraux d’investissement qui comportent des clauses de RDIE. Le RDIE est une caractéristique presque universelle des 3268 accords internationaux d’investissement qui étaient en vigueur en 2014 
			(8) 
			<a href='http://unctad.org/en/PublicationsLibrary/webdiaepcb2015d1_en.pdf'>IIA
Issues Note</a>, Conférence des Nations Unies sur le commerce et le
développement (CNUCED), février 2015 (en anglais).. Alors que plusieurs Etats, notamment en Amérique latine, ont dénoncé les clauses de RDIE, en particulier à la suite d’affaires très médiatisées dans lesquelles une décision avait été rendue en leur défaveur, un certain nombre de pays occidentaux ont conclu des accords internationaux d’investissement dépourvus de clauses de RDIE; c’est le cas par exemple:
  • de deux traités de libre-échange conclus par l’Australie immédiatement après une décision rendue dans le cadre d’un RDIE en défaveur de l’Australie; mais cette dernière a par la suite réintégré le RDIE dans ses accords d’investissement 
			(9) 
			<a href='http://dfat.gov.au/trade/agreements/chafta/fact-sheets/Documents/fact-sheet-investor-state-dispute-settlement.pdf'>China-Australia
Free Trade Agreement, Fact-sheet Investor-State Dispute Settlement</a>, 7 janvier 2016<a href=''>.</a>;
  • de l’Accord d’association UE-Ukraine; mais celui-ci prévoit l’ajout ultérieur d’une protection des investissements.
9. Les accords d’investissement ont uniquement commencé à relever de la compétence de l’Union européenne en sa qualité d’entité distincte à compter de l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne le 1er décembre 2009 (voir plus loin) 
			(10) 
			<a href='http://trade.ec.europa.eu/doclib/press/index.cfm?id=493'>Treaty
of Lisbon enters into force – Implications for the EU’s trade policy</a>, Commission européenne – Commerce, 1er décembre
2009.; c’est pourquoi les seuls accords qu’elle a eu l’occasion de passer à ce jour ont été conclus avec l’Ukraine et le Canada (voir plus loin). Aucun de ces accords ne comporte pour l’instant de clause classique de RDIE. Mais les Etats membres de l’Union européenne ont inséré des clauses de RDIE dans 1 365 accords internationaux d’investissement conclus avec des Etats tiers, auxquels s’ajoutent 190 accords passés entre eux 
			(11) 
			Elvire Fabry et Giorgio
Garbasso, «ISDS in the TTIP: The Devil is in the Details», Notre
Europe, Jacques Delors Institute, Policy Paper 122, 16 janvier 2015,
p. 9..
10. Alors que la plupart des litiges portant sur un traité sont réglés bilatéralement entre les Etats, les accords internationaux d’investissement prévoient des voies de recours pour les investisseurs privés, qui peuvent ne pas être en mesure de faire appel au soutien diplomatique de leur Etat d’origine. La création d’un mécanisme de règlement neutre et efficace vise à encourager l’investissement étranger direct en rassurant les investisseurs qui redoutent que les juridictions de l’Etat d’accueil puissent se montrer partiales à leur égard ou traiter de manière peu efficace leurs actions en justice.
11. Les accords internationaux d’investissement diffèrent entre eux à bien des égards, même si l’investisseur et l’Etat défendeur sont habituellement invités à choisir un arbitre chacun, le troisième étant coopté par les deux premiers. Lorsque tel n’est pas le cas, la procédure varie considérablement, bien que les dispositions en matière d’arbitrage du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) de la Banque mondiale, de la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (CNUDCI) et de la Chambre de commerce internationale (CCI) aient défini des normes très largement utilisées dans la pratique.
12. En 2014 
			(12) 
			Les
statistiques relatives aux actions en RDIE proviennent, sauf mention
contraire, du document <a href='http://unctad.org/en/PublicationsLibrary/webdiaepcb2015d1_en.pdf'>IIA
Issues Note</a> établi par la CNUCED en février 2015 (en anglais)., 608 actions en RDIE connues avaient été engagées 
			(13) 
			Comme certains accords
internationaux d'investissement n'imposent pas la publicité des
actions engagées ou des décisions rendues, il est probable qu'un
plus grand nombre d'actions ont été engagées et ont fait l'objet
d'un règlement., dont 356 avaient fait l’objet d’un règlement. Parmi ces arbitrages, 37 % avaient été tranchés en faveur de l’Etat, 28 % avaient été réglés à l’amiable et 27 % avaient été tranchés en faveur de l’investisseur (seuls 25 % ayant donné lieu à l’octroi de dommages-intérêts). Comme ce genre d’action entraîne en moyenne 8 millions USD de frais de justice 
			(14) 
			David Gaukrodger et
Kathryn Gordon, <a href='http://dx.doi.org/10.1787/5k46b1r85j6f-en'>Investor-State
Dispute Settlement</a>, Editions de l'OCDE (2012), p. 58., il est probable que seuls les litiges les plus importants donnent lieu à l’engagement d’une action devant ce système d’arbitrage 
			(15) 
			<a href='https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=2389763'>Using
Investor-State Mediation Rules to Promote Conflict Management: An
Introductory Guide</a>, Susan D. Franck, Washington & Lee Public Legal
Studies Research Paper Series, 2 février 2014 (en anglais; voir
p. 58)..
13. En 2014, 40 % des actions avaient été engagées à l’encontre d’Etats développés, ce qui confirmait une tendance à l’augmentation des actions engagées à l’encontre de ces derniers. 80 % des investisseurs qui avaient engagé ces actions provenaient d’Etats développés (64 % de l’Union européenne). Bon nombre de ces investisseurs sont des sociétés multinationales, le plus souvent établies dans des Etats développés.
14. Les opposants au RDIE soulignent que les pays en développement sont extrêmement vulnérables aux actions en RDIE abusives, car ils peuvent se retrouver contraints à accepter de coûteux règlements amiables pour éviter des frais de justice aux montants trop élevés. Des ONG telles que Corporate Europe Observatory 
			(16) 
			«Profiting from injustice
– How law firms, arbitrators and financiers are fuelling an investment
arbitration boom», Corporate Europe Observatory et The Transnational
Institute, Bruxelles, 2012. indiquent que les professionnels du secteur commencent par mener une activité de lobbying auprès des gouvernements, pour les amener à conclure des accords internationaux d’investissement dont les clauses imprécises assurent une protection excessive aux investissements et un recours au RDIE en cas de litige; ils poussent ensuite les investisseurs à engager de nombreuses actions, dont ils sont également les bénéficiaires, puisqu’ils y interviennent en qualité d’avocats ou d’arbitres fortement rémunérés.

3. Les sujets de préoccupation générés par le RDIE sur le plan de l’Etat de droit et des droits de l’homme

15. Comme nous l’avons indiqué plus haut (paragraphe 3), le RDIE suscite un certain nombre de préoccupations d’ordre procédural et sur le fond. Pour ce qui est de la procédure, on reproche au RDIE son manque de transparence, auquel on associe l’absence de prévisibilité de son issue. Les arbitres, qui sont habituellement des professionnels du secteur ou des avocats recrutés dans un cercle restreint de cabinets spécialisés, sont jugés partiaux et favorables aux investisseurs, insensibles à l’intérêt général de l’Etat d’accueil, dont ils ont tendance à écarter trop facilement les décisions politiques pourtant revêtues d’une légitimité démocratique 
			(17) 
			Voir, par exemple,
Joost Pauwelyn, <a href='http://www.iilj.org/wp-content/uploads/2016/09/PaulwelynIILJColloq2015.pdf'>«Wto
Panelists Are From Mars, Icsid Arbitrators Are From Venus – Why?
And Does It Matter?»</a>, projet du 13 avril 2015.. Sur le fond, les opposants au RDIE soulignent que la crainte d’avoir à verser des dommages-intérêts considérables sur la base de l’interprétation excessivement large des différents types de clauses de protection des investissements peut dissuader les gouvernements d’adopter telle ou telle réglementation. Les réflexions qui suivent se fondent sur l’interprétation de la Convention européenne des droits de l’homme retenue par la Cour européenne des droits de l’homme («la Cour»).

3.1. Les questions soulevées en matière d’Etat de droit par le RDIE

16. La notion d’Etat de droit comprend, notamment, le droit à un procès équitable (article 6 de la Convention), qui exige à son tour que les litiges soient réglés de manière transparente, par un «tribunal indépendant et impartial». Le respect de l’Etat de droit suppose également un minimum de sécurité juridique et de prévisibilité de l’issue des procédures, ainsi que le respect de l’égalité devant la loi, y compris en matière d’accès à la justice. Tous ces éléments entrent en ligne de compte dans l’appréciation du RDIE.

3.1.1. Applicabilité de l’article 6 de la Convention (droit à un procès équitable)

17. La Cour a appliqué l’article 6 (droit à un procès équitable) à un contentieux civil qui reflète les griefs soulevés par les investisseurs dans le cadre du RDIE, y compris le refus d’une licence (Benthem c. Pays-Bas) 
			(18) 
			Arrêt
du 23 octobre 1985, Requête no 8848/80., le refus d’approuver le contrat de vente d’un bien immobilier (Ringeisen c. Autriche) 
			(19) 
			Arrêt du 16 juillet
1971, Requête no 2614/65., l’expropriation d’un terrain (Sporrong et Lönnroth c. Suède) 
			(20) 
			Arrêt du 18 décembre
1984, Requête no 7151/75. et une procédure d’indemnisation foncière (Lithgow et autres c. Royaume-Uni) 
			(21) 
			Arrêt du 8 juillet
1968, Requêtes nos 9006/80, 9262/81,
9263/81, 9265/81, 9266/81, 9313/81 et 9405/81<a href=''>.</a>. Le caractère particulier de la législation, le statut des parties (la protection s’étend à toute «personne morale» et ne se limite pas aux personnes physiques ou aux ressortissants de l’Etat défendeur) et le type d’instance judiciaire amenée à statuer importent peu; seul compte le fait que l’instance ait compétence pour régler le différend (Ringeisen). Dans l’affaire Regent Company c. Ukraine 
			(22) 
			Arrêt du 3 avril 2008,
Requête no 773/03, paragraphes 54 à 56., la Cour a conclu qu’un tribunal arbitral créé dans le cadre d’un contrat volontaire restait soumis aux exigences de l’article 6 et que le caractère volontaire de ce contrat ne constituait pas une renonciation aux droits garantis par l’article 6.
18. L’article 6 impose l’existence d’un «tribunal indépendant et impartial, établi par la loi». Les tribunaux de RDIE semblent généralement satisfaire à ces trois critères. La ratification par l’Etat de l’accord international d’investissement entraîne l’établissement par la loi du tribunal. Comme l’investisseur et l’Etat défendeur participent tous deux au choix des arbitres, on peut s’attendre à ce que ceux-ci soient indépendants du gouvernement et, comme ils sont choisis par les parties, impartiaux. En revanche, les opposants au RDIE affirment que les arbitres (y compris ceux qui sont nommés par le gouvernement) ont en général tendance à se montrer partiaux et favorables aux investisseurs, car ils sont choisis dans un cercle restreint de professionnels du secteur, en particulier de puissants cabinets d’avocats qui ont tout intérêt à encourager une augmentation de ces litiges rentables en se montrant complaisants à l’égard des actions en justice engagées par les investisseurs 
			(23) 
			«Profiting
from injustice», op. cit.,
p. 18-33.. D’autres observateurs soulignent que les études empiriques font ressortir la diversité de l’origine professionnelle des arbitres, qui sont notamment des juges et fonctionnaires nationaux 
			(24) 
			Voir la référence de
note 18; <a href='http://efila.org/wp-content/uploads/2015/05/EFILA_in_response_to_the-criticism_of_ISDS_final_draft.pdf'>European
Federation for Investment Law and Arbitration (EFILA), A response
to the criticism against ISDS</a>, 17 mai 2015, p. 21..
19. La renonciation à la plupart des droits consacrés par l’article 6 est possible, mais cette renonciation doit être librement décidée, sur la base d’informations adéquates; elle doit en outre n’avoir aucune ambiguïté et ne pas porter atteinte à l’ordre public ni à un élément important de l’intérêt général 
			(25) 
			Voir, par exemple, Håkansson et Sturesson c. Suède (arrêt
du 21 février 1990, Requête no 11855/85), paragraphe 66.. La procédure d’arbitrage est définie dans les accords internationaux d’investissement, de sorte que l’investisseur en connaît le déroulement et les limites. Comme les investisseurs peuvent en principe également engager une action devant les juridictions de l’Etat d’accueil (contrairement à ce qui était prévu dans l’affaire Regent Company, où l’arbitrage était obligatoire), ils disposent d’alternatives valables et font librement le choix d’appliquer la clause de RDIE.

3.1.2. Le RDIE et la question particulière de sa transparence

20. La transparence de la procédure d’arbitrage représente la principale préoccupation d’ordre procédural que suscitent les tribunaux de RDIE. Les dispositions prévues par les accords internationaux d’investissement varient d’un accord à l’autre, mais bon nombre d’entre elles n’imposent pas la publication des décisions ou des documents présentés au cours de la procédure. Il arrive parfois qu’elles n’exigent pas même la notification aux tiers de l’engagement d’une action ou de son arbitrage. Le Règlement d’arbitrage de la Chambre de commerce internationale autorise un tribunal à ordonner la confidentialité de l’intégralité de la procédure d’arbitrage «à la demande d’une partie» 
			(26) 
			Article
22.3, <a href='http://www.iccwbo.org/Products-and-Services/Arbitration-and-ADR/Arbitration/Rules-of-arbitration/Download-ICC-Rules-of-Arbitration/ICC-Rules-of-Arbitration-in-several-languages/'>Règlement
d'arbitrage 2014</a>, Chambre de commerce internationale.. Cette confidentialité peut effectivement faire obstacle à la protection des droits garantis par l’article 6 et entrave également l’élaboration d’une «jurisprudence» qui donne des éléments d’orientation pour l’interprétation des dispositions matérielles, au détriment de la sécurité juridique et du caractère prévisible de l’issue des procédures.
21. En vertu de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, les jugements doivent être suffisamment motivés pour répondre aux éléments factuels et aux arguments juridiques présentés par les parties (par exemple Ruiz Torija c. Espagne) 
			(27) 
			Arrêt
du 9 décembre 1994, Requête no 18390/91,
paragraphes 29-30.. Le respect de cette exigence ne peut être vérifié si le jugement, voire le dossier et les conclusions écrites, ne sont pas accessibles au public et aux tribunaux. Selon la Cour européenne des droits de l’homme, les jugements devraient également être mis à la disposition du public (par exemple Ryakib Biryukov c. Russie) 
			(28) 
			Arrêt du 17 janvier
2008, Requête no 14810/02, paragraphes
30-37., ce qui est expressément interdit par les accords de confidentialité prévus dans la procédure de certains RDIE.
22. Face à ces préoccupations justifiées, une tendance au renforcement de la transparence de la procédure de RDIE s’est dessinée. Ainsi, la version 2013 du Règlement d’arbitrage de la CNUDCI, auquel les accords internationaux d’investissement font fréquemment référence lorsqu’ils définissent leur procédure de RDIE, a intégré un «Règlement sur la transparence» qui impose la consignation publique des notifications d’arbitrage, des conclusions et des décisions/règlements dans un registre en ligne 
			(29) 
			<a href='http://www.uncitral.org/pdf/french/texts/arbitration/rules-on-transparency/Rules-on-Transparency-F.pdf'>Règlement
de la CNUDCI sur la transparence dans l’arbitrage entre investisseurs
et Etats fondé sur des traités</a>, CNUDCI, janvier 2014.. Le Règlement indique que «le tribunal arbitral veille à ce que ces objectifs [de transparence] priment» 
			(30) 
			Ibid., article 1.6., tout en permettant aux traités ou aux arbitres dans une affaire donnée de disposer du pouvoir discrétionnaire d’autoriser des exceptions à cette règle 
			(31) 
			Ibid., articles 1.3, 1.7, 7.2(b)-(c),
7.3.. Cette possibilité est évidemment préoccupante. Par ailleurs, le nouveau règlement est en principe uniquement applicable aux accords internationaux d’investissement qui prévoient l’application du Règlement d’arbitrage de la CNUDCI après le 1er avril 2014 (soit lorsqu’ils sont ratifiés après cette date, soit parce que les deux parties conviennent après cette date de son application). La Convention des Nations Unies sur la transparence dans l’arbitrage entre investisseurs et Etats fondé sur des traités (Convention de Maurice sur la transparence), qui a été ouverte à la signature le 17 mars 2015, pourrait et devrait accélérer ce processus 
			(32) 
			Stephan Schill, «The
Mauritius Convention on Transparency: A Model for Investment Law
Reform?», 8 avril 2015, sur: <a href='http://www.ejiltalk.org/'>www.ejiltalk.org</a>; la Convention a été signée le 17 mars 2015 par, notamment,
le Canada, la Finlande, la France, l'Allemagne, la Suède, le Royaume-Uni
et les Etats-Unis..

3.1.3. Le RDIE, une menace pour la sécurité juridique

23. La sécurité juridique, c’est-à-dire le principe selon lequel les personnes soumises à une loi doivent pouvoir savoir comment régler leur conduite afin de se conformer à la loi, peut également être compromise par le RDIE. Les tribunaux ad hoc ne sont toujours pas tenus de prendre en compte les décisions antérieures et les problèmes de transparence que nous venons d’évoquer signifient que les décisions qui ne sont pas publiées ni expliquées/motivées laissent les futurs tribunaux dépourvus d’éléments d’orientation qui leur permettraient de statuer de manière cohérente.
24. La Cour européenne des droits de l’homme a récemment conclu à la violation de l’article 6 en raison de «l’insécurité, qu’elle soit législative, administrative ou découle de la pratique appliquée par les autorités» 
			(33) 
			Tudor Tudor c. Roumanie, arrêt du
24 mars 2009, Requête no 21911/03, paragraphe
26.. Elle a adopté cette même position qu’il s’agisse de l’absence de cohérence des décisions de justice rendues par une seule instance 
			(34) 
			Ibid., paragraphes 26-32. ou de décisions incompatibles rendues par différentes entités de l’Etat (Ştefănică et autres c. Roumanie) 
			(35) 
			Arrêt du 2 novembre
2010, Requête no 38155/02, paragraphes
31-40.. L’atmosphère de secret qui entoure actuellement les arbitrages par RDIE empêche de vérifier si un Etat ou un investisseur est traité de manière suffisamment cohérente pour lui assurer une sécurité juridique.

3.1.4. Le RDIE, une menace pour l’égalité devant la loi et l’égalité d’accès à la justice

25. Le RDIE représente une voie de recours uniquement accessible aux investisseurs étrangers, mais pas aux investisseurs locaux, aux Etats ni aux personnes qui se disent victimes des activités économiques d’un investisseur étranger. Les concurrents locaux doivent se contenter des juridictions locales, bien qu’ils puissent aussi, en Europe, saisir la Cour européenne des droits de l’homme après épuisement de toutes les voies de recours dont ils disposent dans leur pays, s’ils estiment qu’il a été porté atteinte à leurs droits de l’homme. Les gouvernements (et les ressortissants nationaux) ne peuvent saisir les tribunaux de RDIE pour amener les investisseurs étrangers à répondre, par exemple, de la pollution de l’environnement ou de la violation des droits sociaux.
26. Mais ces différences de traitement sont uniquement discriminatoires, et donc constitutives d’une violation du principe d’égalité devant la loi ou d’égalité d’accès à la justice, si elles ne se justifient pas par des raisons objectives. A cet égard, l’Etat dispose de toute la panoplie de ses prérogatives souveraines: il peut adopter des textes de loi pour favoriser l’intérêt général et les faire respecter en utilisant tous les instruments de la puissance publique. Il peut prendre directement une mesure unilatérale et il appartiendra alors à l’investisseur de se défendre s’il estime que cette mesure porte atteinte à l’un de ses droits protégés.
27. Or l’investisseur local est lui aussi le destinataire final des mesures unilatérales de l’Etat, au même titre qu’un investisseur étranger. Pourquoi alors accorder à son concurrent étranger une voie de recours supplémentaire devant un tribunal international? D’aucuns considèrent cette différence de traitement comme un privilège injustifié consenti aux investisseurs étrangers 
			(36) 
			Par exemple Alfred
de Zayas lors de l'audition organisée par la commission le 19 avril
2016; Joseph E. Stieglitz, «<a href='https://www.project-syndicate.org/commentary/us-secret-corporate-takeover-by-joseph-e--stiglitz-2015-05?barrier=true'>The
Secret corporate takeover</a>», 13 mai 2015.. Celui-ci peut uniquement se justifier si les entreprises étrangères sont réellement désavantagées par rapport aux investisseurs locaux sur le plan de l’impartialité des juridictions nationales. De nombreux exemples de «partialité nationale» ont été brandis par les partisans du RDIE. Ils concernent non seulement les «suspects habituels» (les pays en développement ou les autres pays dont les faiblesses du système judiciaire sont bien connues), mais également les pays développés qui disposent généralement de juridictions solides, comme les Etats-Unis 
			(37) 
			Par l'exemple l'affaire Loewen Group c. Etats-Unis, dans
laquelle une entreprise canadienne de pompes funèbres à l'encontre
de laquelle une société locale détentrice d'un quasi-monopole avait
engagé une action en justice, a pratiquement été victime d'un déni
de justice de la part des juridictions du Mississippi, voir Franceso
Francioni, «Access to Justice, Denial of Justice and International
Investment Law», in: EJIL (2009), Vol. 20 no 3,
729-747 (732-733), augmenté d'exemples supplémentaires, sur: <a href='http://www.ejil.org/article.php?article=1862&issue=92'>www.ejil.org/article.php?article=1862&issue=92</a>.. C’est précisément à cause de ces exemples que les entreprises multiplient les démarches en faveur du RDIE, y compris dans les accords internationaux d’investissement conclus entre les pays développés (comme le PTCI et l’AECG).
28. Il importe bien entendu que les sociétés nationales n’abusent pas de ce «privilège compensatoire» (destiné à compenser, aux yeux des partisans du RDIE, «la partialité nationale» supposée des juridictions nationales) en se faisant passer, par d’ingénieux montages de filiales, pour des sociétés étrangères, comme cela semble être fréquemment le cas. Afin d’éviter cette quête de la juridiction la plus favorable, il est indispensable d’appliquer rigoureusement des critères simples et clairs, comme la détention de la majorité du capital par des sociétés étrangères et que le fait que le siège de l’entreprise se situe à l’étranger.

3.2. Le RDIE, un obstacle à la mise en œuvre des droits de l’homme

29. L’existence de traités de protection des investissements, dont le respect est assuré par le RDIE, peut dissuader les Etats de mettre en œuvre des politiques publiques progressistes, qui visent à améliorer la protection de l’environnement, des droits des travailleurs ou simplement à accroître les recettes de l’Etat – qui seront utilisées pour améliorer les conditions de vie de la population locale (effet dissuasif sur la réglementation). C’est là la principale préoccupation des auteurs de la nouvelle proposition de résolution «La protection des investisseurs et les droits de l’homme», dont j’ai été invité à tenir compte dans le présent rapport 
			(38) 
			Voir plus haut, note
3.. Il s’agit avant tout de la question du contenu d’un traité de protection des investissements et non de la nature du mécanisme de recours disponible. La nature de ce mécanisme et la procédure appliquée peuvent cependant avoir une influence déterminante sur l’issue de l’arbitrage. C’est la raison pour laquelle l’examen sous cet angle de certaines des clauses les plus généralement critiquées des accords internationaux d’investissement s’avère indispensable.

3.2.1. Les clauses de non-discrimination

30. L’un des buts premiers des accords internationaux d’investissement est de protéger les investisseurs étrangers contre la discrimination à leur encontre des gouvernements, par rapport aux autres investisseurs, en particulier leurs concurrents nationaux. L’article 1 du Protocole no 1 à la Convention reconnaît le droit de l’homme à la jouissance paisible de ses biens, tandis que l’article 14 exige que le respect des droits garantis par la Convention soit assuré sans discrimination motivée par de nombreuses raisons, dont la nationalité. Même en l’absence d’accord international d’investissement, les parties à la Convention européenne des droits de l’homme sont tenues de respecter de manière égale le droit de propriété des investisseurs étrangers et celui des investisseurs nationaux.
31. Les signataires des accords internationaux d’investissement préfèrent toutefois définir expressément le traitement réservé aux investisseurs dans des clauses classiques, qui figurent dans la quasi-totalité des accords. La clause de «traitement national» garantit aux investisseurs étrangers un traitement identique à celui des investisseurs nationaux. La clause de «la nation la plus favorisée» garantit aux investisseurs étrangers signataires d’un accord de ne pas être moins favorablement traités par un Etat que celui-ci ne traite les investisseurs étrangers dans le cadre de n’importe quel autre accord.
32. Toutefois, ce traitement «le plus favorable» peut s’avérer asymétrique. Les investisseurs étrangers se voient garantir un traitement minimal équivalent à celui des investisseurs nationaux et des autres investisseurs étrangers, de sorte que leur traitement doit être aussi satisfaisant que celui de n’importe qui. Les investisseurs locaux ne bénéficient pas de cette protection prévue par un accord international d’investissement, bien que dans les Etats Parties à la Convention ils jouissent d’une protection contre la discrimination, garantie par l’article 14 de la Convention, combiné à l’article 1 du Protocole no 1. Nous avons déjà évoqué plus haut cette inégalité procédurale, qui réside dans le fait qu’ils doivent se contenter des juridictions nationales (et de la protection subsidiaire de la Cour européenne des droits de l’homme).

3.2.2. Les clauses de «traitement juste et équitable»

33. De nombreux accords internationaux d’investissement comportent des clauses de traitement juste et équitable. L'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) prévoit dans son article 1105 («Norme minimale de traitement») que «[c]hacune des Parties accordera aux investissements effectués par les investisseurs d'une autre Partie un traitement conforme au droit international, notamment un traitement juste et équitable (…)». Mais l’ALENA ne donne aucune indication supplémentaire sur le sens de la formule «juste et équitable», si bien que les arbitres ont dû procéder à leur propre interprétation.
34. L’affaire Metalclad Corporation c. Etats-Unis du Mexique 
			(39) 
			<a href='http://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/ita0510.pdf'>Affaire
n° ARB(AF)/97/1</a> (en anglais), Centre international pour le règlement
des différends relatifs aux investissements (CIRDI). reposait sur les faits suivants. L’entreprise américaine Metalclad avait fait l’acquisition de l’entreprise mexicaine Coterin, en partie pour exploiter une décharge de déchets toxiques au Mexique. Metalclad avait obtenu l’autorisation fédérale et celle de l’Etat concerné et avait démarré les travaux de construction, convaincue d’avoir toutes les autorisations nécessaires. Mais la commune de Guadalcazar avait refusé au cours des cinq années précédentes d’accorder à la société Coterin des autorisations similaires et avait également rejeté la demande de Metalclad, empêchant ainsi l’exploitation des installations. Le tribunal arbitral, devant lequel Metalclad soutenait s’être fiée à l’assurance du gouvernement fédéral qu’elle avait obtenu toutes les autorisations nécessaires, a conclu que «le Mexique n’avait pas garanti un cadre transparent et prévisible au plan d’activité et aux investissements de Metalclad[, ce qui] démontre un manque de méthode» et a octroyé à Metalclad $US 15,6 millions de dommages-intérêts. Metalclad a ainsi utilisé la clause de «traitement juste et équitable» pour élever la protection de l’ALENA à un niveau qui allait bien au-delà de la simple protection contre la discrimination et de l’ouverture des marchés, en faisant d’elle la garantie du niveau de qualité des services administratifs que le gouvernement fédéral devait fournir et qui s’appliquait aux services de l’Etat, à tous les échelons. Il ne pouvait exister en l’espèce de discrimination, puisque la demande d’un investisseur local avait été refusée de la même manière. Le tribunal arbitral a conclu que les assurances données par le Gouvernement mexicain démontraient que «le Mexique n’avait pas respecté l’obligation de transparence qui lui était faite par l’ALENA» 
			(40) 
			Ibid.,
paragraphe 88.. Une procédure transparente et prévisible aurait dû logiquement aboutir à la confirmation du troisième refus opposé à une même demande déposée par la même personne morale (Coterin tout d’abord, puis Metalclad en sa qualité de successeur direct, juridiquement parlant); mais les arbitres ont choisi d’interpréter le «traitement juste et équitable» comme une obligation de diligence directement faite à l’Etat.
35. Les clauses de traitement juste et équitable peuvent également fausser l’application de la législation. Occidental Petroleum Corporation, qui avait cédé 40 % des droits que lui reconnaissait un contrat passé avec l’Equateur, avait commis un acte constitutif d’une rupture de contrat, puisque celui-ci prévoyait que tout transfert non autorisé de droits entraînerait la rupture du contrat 
			(41) 
			Occidental
Petroleum Corporation and Occidental Exploration and Production
Company v. The Republic of Ecuador, <a href='http://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw1094.pdf'>Affaire
n° ARB/06/11</a> (en anglais), CIRDI.. Or, le tribunal arbitral a estimé que l’intérêt qu’avait l’Etat à dissuader ses cocontractants de rompre leur contrat et la rupture du contrat par Occidental étaient des motifs insuffisants pour justifier l’application de la clause de rupture prévue par le contrat, laquelle avait entraîné la perte de l’investissement réalisé par Occidental. L’application d’un contrat n’exige en principe aucune justification en dehors de ce qui a été convenu au préalable volontairement entre les parties, mais le tribunal a considéré que le traité bilatéral d’investissement conclu entre les Etats-Unis et l’Equateur primait sur le droit général des contrats et a en conséquence condamné l’Equateur à verser $US  769 625 000 à l’investisseur 
			(42) 
			A
la suite d'un rebondissement mathématique, le tribunal, qui avait
calculé le montant des dommages-intérêts sur la base d'une participation
de 100 % d’Occidental, et non de la participation de 60 % qu'elle
détenait encore, a par la suite annulé le montant initial pour le
ramener à hauteur de $US 1 061 775 000. Voir <a href='http://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw4448.pdf'>Decision
on Annulment of the Award</a>, affaire no ARB/06/11, CIRDI..
36. Le prix à payer pour une réglementation soucieuse de l’intérêt général finit par devenir lourd lorsque les dommages-intérêts sont aussi élevés. A long terme, cette situation pourrait fort bien avoir un effet dissuasif sur la réglementation, en conduisant à l’avenir la plupart des Etats Parties à des accords internationaux d’investissement à renoncer à faire respecter leur législation, quelle que soit l’importance de l’intérêt général concerné. Ainsi, lorsque l’Allemagne a adopté de nouvelles dispositions qui restreignaient l’écoulement des eaux de refroidissement des centrales nucléaires, elle a dû assouplir les normes en vigueur pour obtenir le règlement à l’amiable du grief soulevé par le conglomérat suédois Vattenfall sur le fondement du traité sur la Charte de l’énergie 
			(43) 
			<a href='http://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/ita0890.pdf'>Affaire
n° ARB/09/6</a> (en anglais), CIRDI..
37. Comme les Etats voient de plus en plus leurs pouvoirs réglementaires légitimes usurpés par des actions en RDIE engagées au titre du «traitement juste et équitable», ils s’efforcent de préciser et de restreindre l’interprétation de cette formule vague. L’accord de libre-échange conclu entre les Etats-Unis et le Chili limite cette notion à la norme minimale de traitement des étrangers imposée par le droit international coutumier 
			(44) 
			Article 10.4.2, <a href='https://ustr.gov/trade-agreements/free-trade-agreements/chile-fta/final-text'>United
States-Chile Free Trade Agreement</a>., qui se contente généralement d’interdire le déni de procès équitable et l’expropriation pure et simple 
			(45) 
			Tolga Yalkin, <a href='http://www.ejiltalk.org/international-minimum-standard/'>The
International Minimum Standard and Investment Law: The Proof is
in the Pudding</a>, EJIL: Talk!, Blog of the European
Journal of International Law.. Les Etats-Unis, le Canada et le Mexique ont publié une note interprétative commune en 1999, qui applique la même limitation à l’ALENA 
			(46) 
			Ibid..
38. Mais cette protection est parfois compromise par l’accord lui-même. Ainsi, l’accord de libre-échange entre le Japon et la Suisse (ALE) insère l’article XIV de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS) de l’Organisation mondiale du commerce dans son propre article 95.1. L’article XIV prévoit qu’un accord n’empêche pas l’Etat de prendre des mesures nécessaires, notamment, «à la protection de la santé et de la vie des personnes et des animaux ou à la préservation des végétaux», «à la protection de la vie privée des personnes» ou à la sécurité. Toutefois, l’article 95.3 de l’ALE interdit expressément l’application de l’article XIV à la norme de «traitement juste et équitable» énoncée à l’article 86 de l’ALE.
39. Bien entendu, la non-application de la réglementation exigée par un accord international d’investissement vaut uniquement pour les investisseurs étrangers; les entreprises locales doivent respecter la réglementation et faire preuve de la diligence requise.

3.2.3. Les clauses de stabilisation

40. Les clauses de stabilisation, que comportent les contrats privés conclus entre les investisseurs et les Etats d'accueil, portent sur la modification de la législation de l’Etat d’accueil pendant la durée du projet d’investissement 
			(47) 
			«<a href='http://www.ifc.org/wps/wcm/connect/9feb5b00488555eab8c4fa6a6515bb18/Stabilization%2BPaper.pdf?MOD=AJPERES'>Stabilization
Clauses and Human Rights, a research project conducted for IFC and
the UN Special Representative of the Secretary-General on Business
and Human Rights</a>», 27 mai 2009.. Certaines clauses «gèlent» l’application de la législation de l’Etat d’accueil au projet d’investissement pendant sa durée prévue et exempte de ce fait l’investisseur du respect de toute nouvelle législation. D’autres clauses (les «clauses d’équilibre économique») admettent que l’investisseur doive se conformer à la nouvelle législation, mais imposent à l’Etat d’accueil de l’indemniser pour les coûts occasionnés par le respect de la législation.
41. Ces clauses ont été critiquées parce qu’elles font obstacle à l’adoption par les Etats d’accueil des mesures nécessaires à l’amélioration, par exemple, de la protection de l’environnement ou des droits des travailleurs. Parallèlement, un certain degré de stabilité et de prévisibilité est indispensable à la viabilité des investissements à long terme, surtout lorsque d’importants investissements doivent être réalisés, par exemple dans les infrastructures, avant que les sommes investies ne deviennent rentables.
42. Le débat public dont ont fait l’objet les accords d’investissement conclus entre BP et l’Azerbaïdjan et la Turquie au sujet d’un important projet de gazoduc a conduit BP à compléter les contrats d’investissement par des «Engagements en matière de droits de l’homme», qui visaient à éviter l’impact négatif que pouvaient avoir les clauses de stabilisation sur la protection des droits de l’homme dans les Etats d’accueil 
			(48) 
			Ibid.,
p. viii et 1-2.. De tels «engagements en matière de droits de l’homme», pris à la suite d’un dialogue entre toutes les parties prenantes, pourraient effectivement contribuer à minimiser les conséquences négatives de ces clauses sur les droits de l’homme, tout en préservant leur objectif: rendre les importants investissements à long terme économiquement viables.

3.2.4. Les «attentes légitimes»

43. De nombreux tribunaux d’arbitrage font également droit aux demandes dont ils sont saisis en se fondant sur les «attentes légitimes» des investisseurs à l’égard de l’environnement dans lequel l’investissement est réalisé dans un Etat. Ces attentes ont été évoquées pour la première fois dans une affaire de 2003, Tecmed c. Etats-Unis du Mexique:
«L’investisseur étranger attend de l’Etat d’accueil qu’il agisse de manière cohérente, sans ambiguïté et avec une totale transparence dans ses rapports avec l’investisseur étranger, de sorte qu’il puisse connaître au préalable l’intégralité de la législation et de la réglementation qui régiront ces investissements, ainsi que les buts poursuivis par la politique et les pratiques ou directives administratives pertinentes, qu’il puisse planifier son investissement et se conformer à cette réglementation (…). L’investisseur étranger attend également de l’Etat d’accueil qu’il agisse de manière cohérente, c’est-à-dire sans annuler de manière arbitraire une décision ou autorisation préexistante prise par l’Etat, sur laquelle l’investisseur comptait pour assumer ses engagements, ainsi que pour prévoir et se livrer à ses activités commerciales et économiques» 
			(49) 
			<a href='https://icsid.worldbank.org/ICSID/FrontServlet?requestType=CasesRH&actionVal=showDoc&docId=DC602_En&caseId=C186'>Técnicas
Medioambientales Tecmed S.A. v. The United Mexican States</a>, paragraphe 154 (en anglais), affaire no ARB (AF)/00/2,
CIRDI..
44. Les accords internationaux d’investissement n’emploient habituellement pas le terme «attentes légitimes» et, dans l’affaire Tecmed, la promesse générale que l’Etat ne procéderait jamais à aucune modification susceptible de nuire à un investissement ne reposait sur aucun fondement juridique explicite. Depuis cette date, de nombreuses décisions ont invoqué ces attentes en se contentant de citer un précédent. Dans un arbitrage de 2005, une opinion concordante indiquait «que “les attentes légitimes” sont devenues le moyen préféré des tribunaux pour assurer la protection de la partie demanderesse lorsque les critères de “prélèvement réglementaire” semblent trop difficiles, trop complexes et trop facilement contestables pour se fier à une mesure dont l’appréciation est subjective» 
			(50) 
			International
Thunderbird v. United Mexican States (no 10),
paragraphe 37, <a href='http://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/ita0432.pdf'>Separate
Opinion of Thomas Wälde</a>, CNUDCI..
45. La définition des «attentes légitimes» retenue dans l’arrêt Tecmed est extrêmement large et prive l’Etat de la capacité de modifier une réglementation, quelle que soit l’urgence de l’intérêt général en jeu, par exemple pour améliorer la santé ou la sécurité. Des décisions ultérieures ont admis qu’«il n'est pas justifié que les opérateurs économiques placent leur confiance légitime dans le maintien d'une situation existante pouvant être modifiée dans le cadre du pouvoir d'appréciation des institutions (…)» 
			(51) 
			<a href='http://curia.europa.eu/juris/showPdf.jsf?text=&docid=48490&pageIndex=0&doclang=FR&mode=lst&dir=&occ=first&part=1&cid=46300'>Kyowa
Hakko c. Commission</a> (no 35), paragraphe 39, affaire
T-223/00, Cour de Justice de l’Union européenne.. Les tribunaux ont actuellement tendance à considérer que ces attentes sont uniquement légitimes lorsque les Etats font des démarches particulières auprès d’un investisseur ou insèrent une clause contractuelle qui promet la stabilité d’une politique particulière ou d’un cadre réglementaire précis. Sans cette promesse particulière, un investisseur ne saurait «légitimement attendre» d’un Etat qu’il renonce à ses responsabilités à l’égard de ses citoyens.
46. Conscients du fait que la plupart des tribunaux reconnaîtront une certaine forme d’attentes légitimes, les auteurs des accords internationaux d’investissement devraient définir expressément et au préalable les attentes des parties. Il existe actuellement une tendance à exonérer les mesures prises par un Etat pour favoriser la protection de l’environnement, la santé publique et la sécurité de son obligation de respecter les attentes des investisseurs 
			(52) 
			<a href='http://unctad.org/en/PublicationsLibrary/webdiaepcb2015d1_en.pdf'>IIA
Issues Note</a>, op. cit.. L’accord de libre-échange entre l’Australie et le Japon en offre un bon exemple. Son article 14.15 garantit à chaque partie le droit d’adopter des mesures pour protéger les mêmes éléments d’intérêt général que ceux que prévoit l’article XIV de l’AGCS évoqué plus haut 
			(53) 
			Voir paragraphe
38.. Il importe de noter qu’aucune autre clause ne limite cette protection (contrairement à l’accord de libre-échange entre le Japon et la Suisse). L’article protège également les intérêts des investisseurs dans la mesure où il exige que ces mesures ne soient pas conçues comme des restrictions déguisées à l’investissement ou comme une discrimination à l’égard des investisseurs d’un Etat particulier.
47. Il est également possible de définir à l’avance les attentes relatives aux obligations des parties en matière de droits de l’homme, en abordant directement ces préoccupations avec la diligence requise. L’évaluation de l’impact sur les droits de l’homme et l’audit des droits de l’homme pourraient fournir aux parties des informations utiles lorsqu’elles négocient un traité de protection des investissements (entre Etats) ou un contrat d’investissement (entre l’Etat d’accueil et un investisseur).
48. Certaines négociations commerciales comportent désormais une «évaluation de l’impact social», qui détermine l’impact qu’un accord aurait sur la société de l’Etat concerné. L’Union européenne procède à une «évaluation de l’impact sur le développement durable» dans le cadre de ses négociations sur le PTCI 
			(54) 
			<a href='http://www.trade-sia.com/ttip/'>www.trade-sia.com/ttip/</a>.. De même, une «évaluation de l’impact sur les droits de l’homme» peut être effectuée afin d’anticiper les effets sur les droits de l’homme d’un accord 
			(55) 
			James Harrison, Human
Rights Impact Assessments of Trade Agreements (23-24 juin 2010).. Le fait d’ajouter ces mesures aux exigences classiques de diligence requise lors de l’élaboration des accords internationaux de commerce et d’investissement ou des contrats d’investissement permettrait de définir à l’avance les problèmes qui pourraient se poser et donnerait aux parties la possibilité de rédiger leurs accords de manière à prévenir toute conséquence négative pour les droits de l’homme, l’environnement ou la situation sociale, par exemple.
49. Les investisseurs qui négocient un contrat d’investissement dans le cadre d’un accord international d’investissement peuvent également définir plus précisément leurs attentes en ayant recours à un audit des droits de l’homme, en plus d’une évaluation de l’impact social des dispositions relatives à investissement. Cet audit analyserait les obligations en matière de droits de l’homme de l’Etat d’accueil et fournirait à l’investisseur des informations qui lui permettraient de prévoir et d’expliquer les futures modifications qui pourraient être nécessaires pour respecter ces obligations (par exemple l’engagement de verser un «salaire minimum vital» ou de limiter la pollution des ressources naturelles) 
			(56) 
			Bruno
Simma, «Foreign Investment Arbitration: A Place for Human Rights?»,
60(3), International and Comparative Law
Quarterly (2011), 573-596... Afin d’éviter toute source d’inefficacité budgétivore, l’Etat pourrait centraliser ces informations et les fournir aux investisseurs à leur demande. La communication par un Etat d’informations erronées ou qui ne sont plus d’actualité pourrait alors être considérée comme une fausse déclaration, susceptible de donner lieu à juste titre à l’engagement d’une action, soit en RDIE, soit devant les juridictions nationales, pour violation des attentes légitimes.

3.3. La protection des investissements et le droit à la protection de la propriété (article 1 du Protocole n° 1)

50. Les droits de propriété protégés par les accords internationaux d’investissement sont en principe pris en compte par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention européenne des droits de l’homme, qui a été signé et ratifié par chaque signataire de la Convention. La limite entre «l’expropriation» (qui est uniquement possible sous certaines conditions et donne lieu dans ce cas à une indemnisation pécuniaire) et le simple fait de «réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général» (article 1.2 du Protocole no 1) représente un élément essentiel. Il existe une vaste jurisprudence, non seulement de la Cour européenne des droits de l’homme sur l’interprétation de l’article 1 du Protocole no 1, mais également des juridictions constitutionnelles nationales qui interprètent la protection similaire accordée au droit de propriété par les constitutions nationales 
			(57) 
			Par exemple l'article
14, alinéas 2 et 3, de la loi fondamentale allemande (Grundgesetz).. Cette jurisprudence devrait également servir d’éléments d’orientation aux collèges d’arbitres lorsqu’ils interprètent les clauses de protection des investissements prévues par les accords internationaux d’investissement.
51. Il convient de noter que la Cour européenne des droits de l’homme estime que la Convention devrait être interprétée, autant que possible, conformément aux autres engagements internationaux d’un Etat, mais également que la Convention pourrait primer sur les accords incompatibles (voir Fogarty c. Royaume-Uni) 
			(58) 
			Arrêt
du 21 novembre 2001, no 37112/97, paragraphes
32-39.. Cela signifie que les clauses des accords internationaux d’investissement qui empêcheraient la mise en œuvre des obligations en matière de droits de l’homme nées de la Convention doivent être interprétées de manière étroite, voire annulées.

4. Le RDIE, une remise en question de la souveraineté de l’Etat

52. Comme la plupart des traités, les accords internationaux d’investissement permettent aux parties de mettre fin à un accord en prévoyant, soit une date d’expiration («clause de caducité»), soit un mécanisme de retrait particulier. 80 % des traités d’investissement prévoient une «phase de résiliation à tout moment» au cours de laquelle chaque partie peut annuler l’accord à l’issue de la durée initiale du traité 
			(59) 
			Arjan Lejour et Maria
Salfi, <a href='http://www.cpb.nl/sites/default/files/publicaties/download/cpb-discussion-paper-298-regional-impact-bilateral-investment-treaties-foreign-direct-investment.pdf'>The
Regional Impact of Bilateral Investment Treaties on Foreign Direct
Investment,</a> CPB Netherlands Bureau for Economic Policy Analysis,
janvier 2015, p. 5.. Les investissements réalisés avant la fin du traité demeurent protégés pendant une certaine période, mais les parties sont pour le reste libérées des obligations du traité.
53. Les accords de l’Union européenne ne permettent pas le retrait individuel des Etats membres. La négociation de ces accords par l’Union et non par chaque Etat membre a justement pour but de renforcer le volume et l’homogénéité juridique du marché commun, ce qui exige en principe la participation de chaque Etat membre. La Commission soutient que les Etats renoncent à cet aspect de leur souveraineté lorsqu’ils ratifient le traité de Lisbonne. Mais si l’Union européenne décide d’intégrer le RDIE ou le SJI au PTCI, à l’AECG ou à tout autre accord futur, les Etats pourraient se trouver confrontés à des restrictions imposées également à d’autres compétences qu’ils n’ont pas pleinement transférées à l’Union européenne, comme le droit de réglementer les questions de santé publique ou de sécurité (voir plus loin).
54. Les accords conclus par l’Union européenne avec les Etats tiers et qui concernent à la fois les compétences de l’Union et les compétences nationales (traités mixtes) exigent la signature et la ratification de tous les Etats membres. Cette exigence protège les Etats contre tout accord qui porterait atteinte de manière inacceptable à leur souveraineté. Mais selon la Commission européenne, le traité de Lisbonne confère à l’Union européenne la compétence exclusive de la conclusion des accords commerciaux et de protection des investissements; elle se fonde en cela, en particulier, sur les articles 3 et 207.5 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne 
			(60) 
			<a href='http://trade.ec.europa.eu/doclib/press/index.cfm?id=493'>http://trade.ec.europa.eu/doclib/press/index.cfm?id=493.</a>. L’approbation donnée par le Parlement européen prend alors la place de la ratification des parlements nationaux. Mais au vu de l’impact qu’ils peuvent avoir sur les domaines de l’ordre public qui continuent à relever de la compétence des Etats membres, la question de savoir si des accords comme le PTCI ou l’AECG exigent la ratification des Etats membres fait également l’objet d’un vif débat à l’heure actuelle. Il est significatif qu’en juillet 2016 la Commission européenne ait proposé la signature de l’AECG par le Canada, l’Union européenne et l’ensemble de ses Etats membres sous la forme d’un «accord mixte» – sans préjudice de son point de vue juridique, actuellement l’objet d’un contentieux devant la Cour de justice de l’Union européenne, selon lequel ces accords relèvent de la compétence exclusive de l’Union européenne 
			(61) 
			«<a href='http://europa.eu/rapid/press-release_IP-16-2371_fr.htm'>La
Commission européenne propose la signature et la conclusion d’un
accord commercial entre l’UE et le Canada</a>», Strasbourg, 5 juillet 2016.. Selon moi, il convient de trouver une solution qui permette à chaque Etat membre d’opter pour une clause de RDIE/SJI s’il s’avère que les interprétations de l’accord retenues par le tribunal ont des conséquences négatives sur les politiques nationales qui continuent à relever de la compétence nationale. Comme nous l’avons vu, les Etats peuvent mettre fin aux accords bilatéraux d’investissement s’ils ne correspondent plus à leurs objectifs politiques, même si les investissements existants continuent à bénéficier d’une protection pendant une période transitoire. Mais, dans les faits, les Etats membres de l’Union européenne se voient empêchés de recourir à cette option, puisque ces accords sont désormais conclus par l’Union européenne. Il convient par conséquent de réfléchir aux voies et moyens qui permettent aux Etats membres de l’Union européenne de choisir s’ils prennent part ou non aux accords de protection des investissements, par exemple en intégrant les dispositions relatives à la protection des investissements dans un protocole facultatif.
55. L’application provisoire des accords mixtes avant leur ratification soulève une autre question de souveraineté. L’Accord d’association UE-Ukraine, par exemple, qui est soumis à la ratification de l’ensemble des Etats membres, a été appliqué de manière provisoire dans l’ensemble de l’Union européenne, à compter du 1er novembre 2014 (pour les dispositions «politiques») et du 1er janvier 2016 (pour les dispositions commerciales) 
			(62) 
			<a href='http://eeas.europa.eu/top_stories/pdf/150625-eu-ua_aa_what_does_the_agreement_offer_v.pdf'>EU-Ukraine
Association Agreement</a>, Union européenne, p. 2.. La durée de l’application provisoire est en principe indéterminée, sauf s’il y est mis fin par décision unanime du Conseil européen 
			(63) 
			«<a href='https://www.ceps.eu/publications/dutch-referendum-eu-ukraine-association-agreement-legal-options-navigating-tricky-and'>The
Dutch Referendum on the EU-Ukraine Association Agreement: Legal
options for navigating a tricky and awkward situation</a>», CEPS, 8 avril 2016.. Si les futurs accords comportent des clauses provisoires similaires, l’exigence de ratification nationale pourrait bien perdre une partie de sa pertinence sur le plan de la protection de la souveraineté des Etats 
			(64) 
			House of Commons Library
briefing paper CBP 7192 du 28 mars 2016, «<a href='http://researchbriefings.files.parliament.uk/documents/CBP-7192/CBP-7192.pdf'>EU
external agreements, EU and UK procedures</a>», qui souligne le risque de «grignotage larvé de la
compétence» lorsque les parties d'un accord qui relèvent de la compétence
de l'Union européenne ne sont pas clairement définies. . Selon moi, cette situation est inacceptable. L’option précitée laissée à chaque Etat membre en cas de conflit avec la politique nationale dans les domaines qui continuent à relever de la compétence nationale doit également (et plus encore) exister pendant la période d’application provisoire de l’accord. Cette application provisoire devrait quoi qu’il en soit être limitée dans le temps (par exemple à deux ans) et, idéalement, être uniquement applicable aux parties du traité qui relèvent de la compétence de l’Union européenne.

5. Le RDIE/SJI est-il vraiment nécessaire?

56. Les partisans du RDIE (ou SJI) le jugent indispensable au motif que les juridictions nationales de nombreux pays ne protègent pas suffisamment les investisseurs étrangers. Ce sentiment peut être lié à la piètre qualité (ou à l’impression de piètre qualité) des juridictions nationales. Rappelons toutefois que les juridictions d’un quart des Etats membres de l’Union européenne sont considérées par leurs propres justiciables comme inférieures à la moyenne sur le plan de l’indépendance et de l’efficacité 
			(65) 
			<a href='http://www3.weforum.org/docs/WEF_Global_IT_Report_2015.pdf'>The
Global Information Technology Report 2015</a> Forum économique mondial; EFILA (note 25), p. 34-35,
qui mentionne les évaluations des résultats de la mise en œuvre
de l'Etat de droit dans les différents pays par le projet World Justice
Project (<a href='http://worldjusticeproject.org/'>http://worldjusticeproject.org</a>).. Les autres juridictions généralement jugées satisfaisantes ont tendance à résister à l’application des accords internationaux, comme aux Etats-Unis, où la doctrine estime que les tribunaux sont uniquement tenus d’appliquer les traités internationaux qui prévoient expressément leur exécution automatique après ratification ou en compagnie de la législation interne 
			(66) 
			Voir, par exemple, Medellin v. Texas, 552 U.S. 491
(25 mars 2008) au sujet de l'absence de mise en œuvre de l'obligation
née d'un traité d'accorder une protection consulaire aux ressortissants
étrangers qui risquent la peine de mort..
57. Les tribunaux de RDIE, ainsi que le SJI proposé, créent un «système juridictionnel dualiste» dans lequel les investisseurs étrangers (privilégiés) peuvent engager une action en justice pour obtenir un jugement exécutoire hors des juridictions nationales. L’Association allemande des magistrats (Deutscher Richterbund), dans un avis rendu en février 2016 
			(67) 
			<a href='http://statewatch.org/news/2016/feb/de-opinion-com-proposals-ttip-court-2-16.pdf'>«Opinion
on the establishment of an investment tribunal in TTIP – the proposal
from the European Commission on 16.09.2015 and 11.12.2015».</a>, s’est opposée à un tel système dualiste, qu'elle juge à la fois inutile et dépourvu de solides fondements juridiques dans le droit de l’Union européenne. Il n’est peut-être pas surprenant que les magistrats nationaux aient davantage confiance dans les juridictions nationales. Leurs Etats concluent néanmoins des accords internationaux d’investissement qui comportent des clauses de RDIE, ce qui semble indiquer qu’ils font moins confiance aux juridictions des autres pays qu’à leurs propres juridictions. Autrefois, les pays riches concluaient rarement entre eux des accords internationaux d’investissement assortis de clauses de RDIE, car leurs investisseurs faisaient habituellement confiance à leurs systèmes judiciaires indépendants bien établis 
			(68) 
			Arjan Lejour et Maria
Salfi, op. cit., p. 7.. Mais les accords internationaux d’investissement plus récents (comme les accords susmentionnés conclus entre la Suisse et le Japon et entre l’Australie et le Japon, ainsi que l’accord récemment signé avec le Canada (AECG) ou actuellement négocié avec les Etats-Unis, comportent de telles clauses, tout comme la plupart des accords internationaux d’investissement conclus entre les Etats membres de l’Union européenne.
58. Les magistrats allemands, entre autres, estiment que la meilleure solution consisterait, lorsque les juridictions nationales s’avèrent inefficaces, à les améliorer et non à les contourner. L’amélioration des juridictions nationales serait effectivement la solution idéale. Mais il s’agit d’un projet à long terme, qui pourrait fort bien être entravé pour diverses raisons (politiques ou budgétaires). En attendant, les accords internationaux d’investissement assortis de clauses de RDIE/SJI peuvent encourager les investissements étrangers dans les pays signataires, ce qui accentue la pression qui s’exerce sur les économies en développement pour que leurs pays participent à ces accords 
			(69) 
			Ibid., p. 20-21.. Cela dit, les accords internationaux d’investissement ont uniquement un impact limité sur les investissements étrangers directs. Les pays d’Europe centrale et orientale profitent de manière spectaculaire de ces accords, alors que les Etats de l’Afrique subsaharienne et d’Amérique centrale et du Sud n’enregistrent aucune augmentation significative des investissements étrangers directs 
			(70) 
			Ibid.,
p. 21-22.. Ces variations régionales doivent subir l’influence de facteurs autres que la présence et la structure des accords internationaux d’investissement et il n’existe aucune donnée qui permette de savoir si ces facteurs peuvent tout autant promouvoir et canaliser l’investissement en l’absence d’accord d’investissement. Les données que comportent ces études (1985-2011 pour la principale étude citée ici) portent sur une époque de forte croissance économique mondiale et il est possible que les accords internationaux d’investissement aient uniquement contribué à favoriser un peu plus le flux naturel des capitaux. Il semble que le RDIE/SJI soit surtout utile lorsque le gouvernement d’un Etat est assez efficace pour respecter un partenariat contractuel, tout en réglementant l’économie dans l’intérêt de la société tout entière, sans parvenir encore de manière fiable à faire respecter l’Etat de droit. En résumé, le RDIE/SJI pourrait bien, dans ces conditions, attirer plus facilement les investissements étrangers au moyen d’accords commerciaux.

6. Réforme profonde de la procédure de RDIE ou création d’un système juridictionnel des investissements?

59. L’Accord économique et commercial global conclu entre l’Union européenne et le Canada porte remède à de nombreuses critiques adressées au RDIE, que nous avons examinées plus haut. Par exemple, l’AEGC:
  • souligne dans son préambule «le droit de réglementer» reconnu aux Etats pour poursuivre des buts légitimes d’ordre public, comme la santé publique, la sécurité, l’environnement, la moralité, la protection de la société ou des consommateurs et la promotion et la protection de la diversité culturelle;
  • donne une définition claire et définitive (et assez restrictive) des normes de protection des investissements, comme «le traitement juste et équitable» et «l’expropriation indirecte». La violation du traitement juste et équitable peut uniquement se produire en cas de déni de justice, de violation fondamentale de la procédure, d’arbitraire manifeste, de discrimination ciblée motivée par des raisons manifestement abusives ou en cas de traitement abusif des investisseurs, comme le recours à la contrainte, la coercition et au harcèlement. «L’expropriation indirecte» existe uniquement lorsque l’investisseur est «privé de manière substantielle des attributs fondamentaux de la propriété, comme le droit d’utiliser, de jouir et de disposer de son investissement» 
			(71) 
			Commission
européenne, «<a href='http://trade.ec.europa.eu/doclib/docs/2013/november/tradoc_151918.pdf'>Investment
provisions in the EU-Canada free trade agreement (CETA)</a>».;
  • habilite les Parties à adopter une interprétation contraignante pour contrôler l’interprétation de l’accord et corriger les éventuelles erreurs commises par les tribunaux;
  • intègre le Règlement sur la transparence progressif de la CNUDCI (voir plus haut le paragraphe 22);
  • accorde aux tribunaux le pouvoir discrétionnaire d’autoriser les tierces interventions d’amicus curiae;
  • empêche la quête de la juridiction la plus favorable, en excluant les actions engagées par les entreprises qui procèdent à la réorganisation d’un investissement ou d’une activité économique dans le but d’engager une action ou les «sociétés boîtes aux lettres» qui n’exercent aucune véritable activité économique sur le territoire d’une Partie;
  • est le premier accord international d’investissement qui comporte un code de conduite à l’intention des arbitres; il garantit l’existence de normes éthiques et professionnelles exigeantes et impose la communication de toute situation susceptible d’occasionner un conflit d’intérêts. Il renforce également le rôle joué par les Etats dans le choix des arbitres amenés à se prononcer dans une affaire, ce qui constitue une amélioration;
  • facilite le rejet précoce des actions en justice dépourvues de fondement ou abusives;
  • énonce (pour la première fois dans un accord international d’investissement) le principe du paiement des frais de justice par la partie déboutée, ce qui veut dire que l’investisseur sera tenu de s’acquitter des frais de justice de l’Etat à l’encontre duquel il a engagé une action;
  • interdit l’engagement parallèle d’actions en justice devant les tribunaux arbitraux et les juridictions nationales, afin d’éviter une double indemnisation et des verdicts divergents 
			(72) 
			Document de réflexion
de la Commission européenne «<a href='http://trade.ec.europa.eu/doclib/docs/2015/may/tradoc_153408.PDF'>Investment
in TTIP and beyond – the path for reform, Enhancing the right to
regulate and moving from current ad hoc arbitration towards an Investment
Court</a>»..
60. Ces avancées sont impressionnantes par rapport à la situation actuelle, dans laquelle dominent les quelque 3 000 accords internationaux d’investissement assortis de mécanismes classiques de RDIE, dont nous avons vu les inconvénients. La réforme progressive du RDIE permettra d’obtenir d’autres avancées, par exemple en accordant aux parties concernées le droit d’intervenir (au lieu de conférer au tribunal le pouvoir discrétionnaire d’accepter ou non ces interventions). Mais la réforme du système actuel est extrêmement lente, car il faudrait pour cela remplacer de nombreux accords internationaux d’investissement existants par des accords plus progressistes. Face aux critiques croissantes dont le RDIE fait l’objet dans les milieux politiques, la Commission européenne a adopté une approche plus radicale: promouvoir la création d’un Système juridictionnel des investissements entièrement nouveau, notamment d’un tribunal des investissements de première instance et d’une cour d’appel 
			(73) 
			<a href='http://trade.ec.europa.eu/doclib/docs/2013/november/tradoc_151918.pdf'>Investment
Provisions in CETA</a>, Commission européenne, février 2016..
61. Ce système institutionnalisé, qui restera un mécanisme totalement international échappant à tout risque de partialité nationale, devrait combiner les avantages du RDIE (réformé) avec ceux des juridictions classiques: il permettrait l’existence de membres permanents du tribunal, désignés par les Etats sur la base de critères rigoureux de professionnalisme et d’éthique, qui acquerraient ainsi une expérience et constitueraient un corpus de jurisprudence propice à une interprétation des dispositions pertinentes en matière d’investissement qui respecte pleinement le droit reconnu aux Etats de réglementer pour poursuivre des buts légitimes d’ordre public, tout en protégeant les investissements étrangers contre les traitements arbitraires et discriminatoires.
62. La mise en place de ce Système juridictionnel des investissements exigerait de parvenir à un haut niveau de consensus international, afin de supplanter les mécanismes en vigueur dans un délai raisonnable. Je propose que le Conseil de l’Europe contribue modestement à l’obtention d’un tel consensus, en soulignant les défaillances des mécanismes actuels de RDIE sur le plan des droits de l’homme et de l’Etat de droit et en prenant une part active à la création du futur SJI.