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Rapport | Doc. 14505 | 26 février 2018

Le statut des journalistes en Europe

Commission de la culture, de la science, de l'éducation et des médias

Rapporteure : Mme Elvira DROBINSKI-WEISS, Allemagne, SOC

Origine - Renvoi en commission: Doc. 13970, Renvoi 4193 du 22 avril 2017. 2018 - Deuxième partie de session

Résumé

Suite aux mutations technologiques et au développement des médias en ligne, la profession de journaliste subit aujourd’hui des changements profonds. L’effondrement du modèle de financement traditionnel, la concurrence de nouveaux médias, l’instantanéité des informations et la multiplication des tâches à accomplir mettent en péril l’indépendance éditoriale de beaucoup de médias, en rendant précaire l’activité des journalistes. Les conditions de travail des professionnels des médias sont en train de se détériorer. À tout cela s’ajoutent des inégalités inacceptables entre les femmes et les hommes au sein de la profession.

Les États membres devraient revoir la législation nationale concernant le statut des journalistes, étudier des améliorations à la protection sociale des freelances, explorer des pistes de financement alternatif adapté au nouvel écosystème médiatique et inciter les organisations patronales à affronter le problème de l’inégalité entre les femmes et les hommes sur le marché du travail. Les organisations de journalistes devraient assouplir leur approche vis-à-vis du statut des journalistes, en lui accordant un caractère évolutif. Dans les négociations et les conventions collectives, tout l'ensemble des journalistes devrait être pris en compte. Il est nécessaire d’inclure les droits des freelances sur le lieu de travail mais aussi dans le droit social en général.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Projet
de résolution adopté à l’unanimité par la commission le 4 décembre
2017.

(open)
1. L’Assemblée parlementaire rappelle que la liberté d'expression et d’information est un droit fondamental garanti par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5). Ce droit inclut la liberté des médias, qui constitue une condition indispensable pour l’existence et le développement d’une société démocratique.
2. Les journalistes professionnels ont pour mission d’assurer de manière responsable et objective, autant que faire se peut, l’information du public sur des sujets d’intérêt général ou spécialisé. L’Assemblée constate donc avec préoccupation une progressive précarisation de la profession du journaliste, qui est directement liée à l’effondrement du modèle traditionnel de financement de beaucoup de médias suite aux mutations technologiques et au développement des médias en ligne, dont les effets sont parfois renforcés par des éléments politiques liés au développement de tendances populistes, autoritaires ou privilégiant des intérêts privés. Ainsi, certains médias ont vu péricliter leur indépendance éditoriale; d’autres ont été obligés de procéder à des licenciements.
3. Le déclin des revenus de la majorité des médias, les errances des éditeurs pour trouver un nouveau modèle économique et le recours quasi-systématique à l’externalisation des contrats de travail ont largement contribué à l’explosion du nombre de journalistes freelance. Ces derniers sont confrontés à un manque de reconnaissance professionnelle: en travaillant dans les mêmes conditions que les journalistes à plein temps, ils n’ont pas les mêmes droits et dans plusieurs pays n’ont pas la possibilité d’être représentés par des syndicats et de négocier leurs tarifs.
4. L’Assemblée note également, avec inquiétude, que les conditions de travail des journalistes continuent à se détériorer: la durée du temps de travail augmente; la pression au rendement affecte la capacité à vérifier les sources d’informations, à enquêter sur les questions sensibles, à analyser les faits avec un certain recul; beaucoup d’entreprises de médias ne consacrent pas assez de ressources à la formation; les freelances manquent souvent de préparation ou d’assurance pour les zones à risques ou les conflits.
5. Par ailleurs, l’Assemblée constate des inégalités inacceptables entre les femmes et les hommes au sein de la profession: les carrières des femmes sont plus courtes que celles des hommes; l’accès au niveau managérial leur est bien plus difficile; le cyber-harcèlement et les violences sexistes constituent des phénomènes dont les femmes journalistes sont les principales victimes. À cet égard, l’Assemblée rappelle aux États membres la Recommandation CM/Rec(2013)1 du Comité des Ministres sur l’égalité entre les femmes et les hommes et les médias, et la nécessité de sa mise en œuvre.
6. En conséquence, l’Assemblée recommande aux États membres:
6.1. d’assumer pleinement leur obligation positive de protéger les professionnels des médias, en prenant toutes les mesures nécessaires pour assurer la liberté d’expression et la protection des sources et pour mettre fin à l’impunité des attaques contre les journalistes;
6.2. de revoir la législation nationale concernant le statut des journalistes, pour identifier d’éventuels éléments nécessitant une mise à jour, en tenant compte des évolutions technologiques et économiques récentes;
6.3. d’explorer des pistes de financement alternatif dans un nouvel écosystème médiatique, y compris:
6.3.1. la redistribution de recettes publicitaires générées par les moteurs de recherche ou les médias sociaux;
6.3.2. l’insertion des journalistes freelance dans le champ de compétence du droit social en termes de tarifs minimaux;
6.3.3. l’institutionnalisation d’un financement participatif innovant, par exemple en donnant un pouvoir décisionnaire aux donateurs qui apporteraient plus de 1 % du capital social;
6.4. de soutenir des plans d’action visant à solutionner le problème de l’inégalité entre les femmes et les hommes sur le marché du travail dans le secteur des médias, y compris:
6.4.1. la préparation d’études contenant des indicateurs chiffrés;
6.4.2. la mise en place des mécanismes visant à inciter les organisations patronales à une prise en charge sérieuse sur le long terme de ce problème;
6.5. de soutenir la mise en place de partenaires sociaux représentatifs dans le secteur des médias pour développer le dialogue entre travailleurs et employeurs.
7. L’Assemblée appelle les syndicats et les organisations de journalistes:
7.1. à s’adapter aux mutations sociétales rapides, y compris en ce qui concerne le statut des journalistes, qui devrait être évolutif, l’essentiel résidant dans les tâches et non dans la définition légale;
7.2. à promouvoir les adhésions, notamment auprès des jeunes et des femmes, mais aussi auprès des fournisseurs et gestionnaires de contenu qui sont actuellement exclus de nombreux syndicats, tout en veillant à la compétence professionnelle de tous les adhérents;
7.3. à promouvoir la pratique du mentorat pour les jeunes journalistes en général, afin qu’ils puissent bénéficier de l’expérience professionnelle de leurs collègues plus expérimentés, et pour les jeunes femmes journalistes en particulier, afin de mieux les armer à combattre les attitudes discriminatoires, le harcèlement et les violences sexistes;
7.4. à encourager le dialogue entre journalistes professionnels et autres professions qui fournissent du contenu sur les questions de qualité, de normes professionnelles et de responsabilité;
7.5. à diversifier les thématiques et les champs de formation, en s’adaptant aux exigences du nouvel environnement médiatique, et à développer des services auprès des membres, en réponse à leurs exigences concrètes;
7.6. à couvrir l'ensemble des journalistes dans les négociations et les conventions collectives, surtout pour les droits de base tels que le temps de travail, les rémunérations, les congés payés au-delà d'une certaine durée d'emploi et les cotisations sociales pour la retraite, la sécurité sociale et le chômage;
7.7. à inclure et à défendre les droits des journalistes freelance sur le lieu de travail mais aussi dans le droit social en général, en leur reconnaissant un socle de droits communs accordés aux salariés.
8. L’Assemblée invite la Fédération européenne des journalistes à promouvoir auprès de ses membres une prise de conscience concernant les problèmes évoqués dans cette résolution et à faciliter l’échange d’expérience et la diffusion de bonnes pratiques concernant un journalisme de qualité, respectueux des codes déontologiques et digne de la confiance du public.

B. Exposé des motifs, par Mme Elvira Drobinski-Weiss, rapporteure

(open)

1. Introduction

1. Les questions de la définition des tâches et du statut du journaliste sont récurrentes au sein de la profession, tout comme dans le débat politique et juridique puisque le statut est lié non seulement à la nature du travail accompli, mais aussi aux droits et responsabilités de ceux qui l’exercent et in fine à la mission de service public des médias d’information.
2. Dans un environnement média traditionnel, la question de la définition et par extension celle du statut du journaliste ne posait pas de problème en soi: les différentes approches nationales se rejoignaient sur un plus petit commun dénominateur, à savoir que les journalistes sont des personnes dont l’activité principale est de travailler pour un média d’information. Cependant, depuis l’émergence des blogs, des réseaux sociaux, des interactions avec les usagers et de l’échange d’information en temps réel, la différence entre journalistes, experts ou simples citoyens pose la question du statut de façon plus criante pour des raisons juridiques, politiques et économiques.
3. Ces statuts sont extrêmement variables d’un pays à l’autre à tel point que l’on pourrait se poser la question s’il est possible, voire vraiment nécessaire et souhaitable de définir qui est journaliste. La question ontologique sur le journalisme pose également celle des changements dans la profession: évolution strictement technologique avec l’avènement du tout numérique, mais aussi évolution économique avec le bouleversement des modèles de financement des médias et sociétale avec l’éclatement des rôles traditionnels entre «producteurs» et «consommateurs» de contenus.
4. Dans le présent document j’aborderai trois questions:
  • la définition/l’accès à la profession de journaliste;
  • l’impact du nouvel environnement médiatique sur le statut professionnel des journalistes;
  • le rôle des syndicats et des organisations professionnelles.
5. L’analyse de ces questions se fonde essentiellement sur le rapport d’expert de M. Marc Gruber 
			(2) 
			Document <a href='https://pace.coe.int/documents/19871/4357468/AS-CULT-INF-2017-05-FR.pdf/dfef2f7c-b92b-4a52-a529-cd78086eb541'>AS/Cult/Inf
(2017) 05</a>., que je remercie pour son excellent travail. À la lumière des discussions dans le cadre de l’audition tenue par la commission de la culture, de la science, de l'éducation et des médias le 25 avril 2017, j’ai intégré dans le texte des informations concernant la Géorgie, la Turquie et l’Ukraine. Je remercie Mme Nino Goguadze pour sa contribution concernant la Géorgie, ainsi que Mme Gülsün Bilgehan et M. Volodymyr Ariev qui ont vérifié des informations collectées par le Secrétariat concernant respectivement la Turquie et l’Ukraine 
			(3) 
			Des
informations relatives au statut des journalistes dans un nombre
d’États membres du Conseil de l’Europe ont été réunies dans le document
d’information <a href='https://pace.coe.int/documents/19871/3306947/201712112-StatusofjournalistsinEurope-FR.pdf/14bd340e-101a-4da9-b3ad-821394b74cd9'>AS/Cult/Inf
(2017) 13</a> du 10 août 2017..
6. Je remercie également tous les interlocuteurs que nous avons rencontrés lors de notre visite d’information en Pologne, en particulier Mme Iwona Arent, membre de la délégation polonaise auprès de l’Assemblée parlementaire, ainsi que les différents représentants du gouvernement et de l’opposition polonaise, et les représentants d’organisations de journalistes et d’éditeurs de Pologne.

2. Définition et accès à la profession de journaliste: tour d’horizon européen 
			(4) 
			Pour plus de détails,
voir le document d’information <a href='https://pace.coe.int/documents/19871/3306947/201712112-StatusofjournalistsinEurope-FR.pdf/14bd340e-101a-4da9-b3ad-821394b74cd9'>AS/Cult/Inf
(2017) 13</a>.

7. L’activité de journaliste, comme les activités des médias en général, connaît des pratiques différentes en Europe allant de l’autorégulation à la régulation étatique en passant par la co-régulation 
			(5) 
			Pour l’autorégulation,
voir le guide de l’Organisation pour la sécurité et la coopération
en Europe (OSCE): <a href='http://www.osce.org/fr/fom/31498?download=true'>www.osce.org/fr/fom/31498?download=true.</a>. Par rapport à la régulation étatique, l’autorégulation présente deux atouts majeurs: elle est plus réactive, plus souple et s’adapte mieux aux réalités changeantes des médias et surtout elle évite toute ingérence politique directe. Mais elle suppose également une forte organisation et un respect des décisions de la part de l’ensemble des parties prenantes (organisations professionnelles, patronales, société civile et journalistes individuels).
8. Un certain nombre d’organismes européens ou internationaux ont été amenés à définir les journalistes dans le cadre de leurs activités, notamment le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe dans sa Recommandation N° R (2000) 7 sur le droit des journalistes de ne pas révéler leurs sources d'information: «Le terme “journaliste” désigne toute personne physique ou morale pratiquant à titre régulier ou professionnel la collecte et la diffusion d'informations au public par l'intermédiaire de tout moyen de communication de masse.»
9. Cette définition générale ne s’accompagne fort heureusement pas de critères supplémentaires d’accès à la profession, déterminés sur une base nationale.

2.1. Définition de la profession du journaliste

10. Dans plusieurs États membres du Conseil de l’Europe, la profession de journaliste est définie par la loi. Les éléments communs figurant dans différentes lois européennes qui définissent les journalistes sont les suivants: a) les employeurs (entreprises de presse, publications quotidiennes et périodiques, agences de presse); b) la nature de l’activité effectuée (recueil et diffusion des informations); et c) le caractère régulier de cette activité, rémunérée normalement par un salaire. Concernant le dernier point, plus rarement, il y a des lois qui reconnaissent le statut de journaliste aussi à des journalistes freelance.
11. Voici quelques exemples illustrant les trois éléments évoqués plus haut:
  • en Belgique, la loi définit qui peut être considéré comme journaliste professionnel de la manière suivante: il faut avoir fait du journalisme «son activité professionnelle principale depuis deux ans et exercer cette activité pour le compte d’un média d’information générale»;
  • en France, «toute personne qui a pour activité principale, régulière et rétribuée, l'exercice de sa profession dans une ou plusieurs entreprises de presse, publications quotidiennes et périodiques, ou agences de presse et qui en tire le principal de ses ressources 
			(6) 
			Les collaborateurs
occasionnels sont aussi exclus du statut: «Sont journalistes ceux
qui apportent une collaboration intellectuelle et permanente à une
publication périodique en vue de l’information des lecteurs» (Cass.
soc. 28 mai 1986, no 1306; Cass. soc.
1er avril 1992).» est considérée journaliste. Une spécificité française est de reconnaître aux journalistes freelance (pigistes) le statut de journaliste à part entière de la même façon qu’aux salariés: le statut de pigiste français est sensiblement différent des freelances dans d’autres pays puisque ceux-ci sont généralement exclus des conventions collectives et du système de protection sociale des salariés;
  • en Géorgie, selon la loi, «toutes les personnes employées dans une entreprise de médias et celles qui collectent et diffusent de manière systématique de l’information pour le public sont considérées journalistes»;
  • en Turquie, la loi définit le journaliste comme toute personne qui travaille dans un journal, un périodique, une agence de presse ou dans une agence de photographie et qui y effectue un travail intellectuel ou artistique en contrepartie d’une rémunération;
  • en Ukraine, selon la loi, le journaliste est «un employé créatif qui collecte, reçoit, crée et prépare de manière professionnelle l'information pour les médias et qui exerce des fonctions professionnelles dans les médias (en tant que salarié régulier ou journaliste freelance), conformément aux titres professionnels de journaliste énumérés dans la liste étatique des professions» 
			(7) 
			<a href='http://zakon2.rada.gov.ua/laws/show/540/97-%D0%B2%D1%80/'>http://zakon2.rada.gov.ua/laws/show/540/97-%D0%B2%D1%80/.</a>.
12. Dans d’autres États membres, il n’y a pas de définition légale du journaliste. Par exemple, en Allemagne, la profession de journaliste découle directement de l’article 5 de la Constitution garantissant la liberté de pensée, d’expression et de la presse et interdisant la censure 
			(8) 
			«Toute
personne a le droit d’exprimer librement ses opinions par la parole,
l'écriture et les images et de les partager, de s'informer sans
entrave aux sources généralement accessibles. La liberté de la presse,
de même que la liberté de l'information par l’audiovisuel sont garanties.
Il n’existe pas de censure.». Contrairement aux pays où la profession est définie par la loi, les journalistes allemands n’ont donc pas de démarche formelle ou obligatoire à effectuer. La profession est ouverte à tous, indépendamment de tout critère de formation ou de sélection. Les journalistes et les organisations professionnelles allemandes se sont toujours prononcés contre une définition légale contraignante ou réglementaire, craignant ainsi une restriction de la liberté de la part du législateur ou du pouvoir politique en général. Cependant, l’Association allemande des journalistes définit le journaliste dans son formulaire d’adhésion comme une personne dont «le journalisme est l’activité principale ou qui consacre la majorité de son activité au journalisme». Le journaliste doit «être impliqué dans le développement et la diffusion d’informations, d’opinions et de divertissement via les médias à l’aide d’écrits, d'images, de sons ou par la combinaison de ces moyens de production».
13. Un autre exemple est la Pologne, où le statut des journalistes n’est plus défini par la loi comme c’était le cas dans les années 1980, lorsque le journaliste devait être membre d’une rédaction (presse écrite, télévision, radio) et les freelances n’étaient pas mentionnés du tout. Actuellement, un journaliste est perçu et reconnu en tant que tel par les autorités publiques et par la société civile à partir du moment où il est mandaté par un organe de la presse ou d’autres médias.
14. Une situation unique en Europe, voire dans le monde, existe en Italie où la profession de journaliste est régulée par un Ordre (Ordine dei Giornalisti), composé d’un Conseil national et d’antennes régionales délivrant la carte de presse et assorti d’un Conseil de discipline. La loi lie le titre de journaliste à l’inscription à cet Ordre en tant que professionista, un statut qui lui-même est lié à des conditions d’âge, d’une durée de pratique et d’une formation.

2.2. Carte de presse

15. Dans plusieurs États membres, les journalistes professionnels bénéficient d’une carte de presse. Elle n’est pas toujours obligatoire et ne définit pas nécessairement le statut du journaliste, mais elle peut être utile pour que les professionnels des médias puissent être identifiés et reconnus comme tels, notamment par des autorités policières ou judiciaires et lors d’événements publics auprès des organisateurs. Les autorités qui délivrent la carte de presse peuvent différer d’un État membre à l’autre.
16. En Belgique, par exemple, le droit d’exercer le travail de journaliste n’est pas lié à la détention de la carte de presse officielle. Le titre sert cependant à identifier les professionnels 
			(9) 
			La carte de presse
s’accompagne du «macaron» à accoler sur le pare-brise du véhicule,
facilitant ainsi l’identification du journaliste professionnel pour
l’accès à certaines institutions ou événements. et à leur assurer un statut social spécifique, notamment en termes de retraite.
17. En France, la carte de presse, qui n’est pas obligatoire, est délivrée par la «Commission de la carte», composée de 16 membres titulaires élus ou désignés pour trois ans. Les représentants syndicaux sont élus parmi les six syndicats représentatifs de la profession.
18. En Allemagne, la carte de presse (Presseausweis), qui n’est pas obligatoire, est délivrée par l’une des cinq organisations professionnelles représentatives, soit trois organisations de journalistes et deux organisations patronales. Depuis quelques années il existe cependant des organismes commerciaux qui proposent de fausses cartes de presse ou des cartes de presse «alternatives» moyennant paiement et sans vérification des critères professionnels, ce qui inquiète les organismes légitimes. La carte de presse officielle est actuellement délivrée sur une base régionale dans chaque Land, mais dès 2018 elle sera émise sur une base fédérale, sans pour autant changer les critères d’attribution.
19. En Turquie, la carte de presse n’est pas obligatoire, mais elle est utile pour être identifié en tant que journaliste, notamment par les autorités policières et judiciaires, lors d’événements d’ordre politique, culturel ou sportif. Les titulaires d’une carte de presse peuvent aussi bénéficier de tarifs réduits de transport et d’entrées gratuites dans les lieux publics, notamment dans les musées, galeries, expositions, stades. La carte de presse est délivrée par la Direction générale de la presse et de l’information, une institution placée sous l’autorité et la direction du Premier ministre. La décision d’accorder des cartes de presse est prise par la Commission de la carte de presse composée de 15 membres désignés par l’Institution de publication de presse. La réglementation concernant la carte de presse énonce une liste restrictive des médias dont les journalistes sont susceptibles d’acquérir une carte de presse, ainsi que les quotas pour différents types de médias et agences de presse.
20. En Ukraine, la législation sur la carte de presse nationale est en cours d’élaboration. Un projet de règlement prévoit que la carte doit être émise par la Commission d'éthique journalistique, à la demande du Syndicat national des journalistes, du Syndicat indépendant des médias de l'Ukraine ou des rédactions des médias tels que la presse écrite, les télé- et radio-diffuseurs et les agences de presse. Cette carte servira à confirmer l’affiliation professionnelle du journaliste, ainsi que son statut.
21. Dans les pays nordiques, la carte de presse est délivrée par des syndicats nationaux uniques: l’acquisition de la qualité de journaliste est donc essentiellement liée à l’appartenance à ces syndicats.
22. En Pologne, la carte de presse n’est pas obligatoire. Elle est en général délivrée par chaque rédaction ou entreprise médiatique sans aucune restriction. La carte de presse internationale est délivrée par les organisations professionnelles (l’Association des journalistes polonais et la Société des journalistes polonais).

2.3. Organes d’autorégulation

23. En Belgique, le Conseil de déontologie journalistique a pour mission de rendre des avis, d’émettre des initiatives, à la demande ou à la suite de plaintes, sur des traitements de l’information dans l’ensemble des médias. Il fonctionne donc suivant le même principe que les Conseils de presse existants dans d’autres pays.
24. En Géorgie, selon la loi sur la radiodiffusion, les médias doivent créer des mécanismes d'autorégulation efficaces: si une société de presse ou un journaliste viole les normes d'éthique professionnelle, toute personne peut s'adresser à un organe spécifique du média en question, chargé de régler les différends, afin de protéger ses droits. Ce mécanisme permet aux entreprises des médias de corriger les violations du Code de normes professionnelles/Code de conduite à leur propre niveau, ce qui facilite le maintien de normes professionnelles plus élevées dans l'activité journalistique. Par ailleurs, l'Association des journalistes indépendants doit assurer, entre autres, le respect des normes professionnelles et de la Charte de l'éthique journalistique. L'objectif de cette Charte est d’«accroître la responsabilité publique des médias grâce à la protection des normes professionnelles et éthiques et des mécanismes d'autorégulation».
25. En Allemagne, le Conseil de presse (Presserat) est garant du respect de la déontologie en tant qu’organe d’autorégulation qui reçoit et évalue les plaintes relatives aux contenus publiés par des journalistes dans la presse, y compris en ligne. Inspiré du British Press Council, il a été créé en 1956 par les organisations professionnelles elles-mêmes suite au refus d’un projet de loi prévoyant une instance de droit public. Les plaintes sont traitées par un organe qui les examine en fonction du Code de la presse (Pressekodex). Les sanctions émises par le Presserat sont la recevabilité sans conséquence, puis l’avertissement, puis le blâme et enfin la réprimande publiée par le média incriminé.
26. Au Royaume-Uni, un Press Council a été créé en 1953 en tant qu’organisme d’autorégulation, remplacé en 1991 par le Press Complaints Commission, puis en 2014 par l’Independent Press Standards Organisation (IPSO). L'IPSO prétend être un régulateur indépendant de l'industrie des journaux et des magazines dont la mission est de promouvoir et défendre les normes professionnelles les plus élevées en matière de journalisme au Royaume-Uni et d’aider les membres du public à demander réparation lorsqu'ils considèrent que le Code de l’éditeur a été violé. Le Code de l'éditeur traite de problèmes tels que l'exactitude ou l'invasion de la vie privée. L'IPSO est en mesure d'examiner les préoccupations concernant le contenu éditorial dans les journaux et les magazines et la conduite des journalistes. Il gère les plaintes et mène ses propres enquêtes sur la conformité aux normes rédactionnelles. Il s'engage également à surveiller les travaux, y compris en exigeant que les publications présentent des rapports de conformité annuels. L'IPSO a le pouvoir, le cas échéant, d'exiger la publication de corrections importantes et d'arbitrages critiques et peut finalement sanctionner les publications dans les cas où les anomalies sont particulièrement graves et systémiques.
27. En Pologne, le système d’autorégulation en place est représenté par le Conseil d’éthique des média (Rada Etyki Mediów). Cette instance d’autorégulation est composée de journalistes et de scientifiques et fonctionne sur une base volontaire. Les arbitrages prononcés sont rarement connus et suivis. La visibilité et la reconnaissance générale de cet organisme parmi les journalistes et le public polonais restent faibles.
28. En Ukraine, un premier pas vers un système d’autorégulation des médias a été la création d’une Commission d’éthique journalistique et par la suite de ses branches régionales. La commission est une organisation non gouvernementale (ONG) ukrainienne qui traite des conflits éthiques à la demande d’un journaliste, d'autres personnes ou entités intéressées par l'évaluation éthique des activités professionnelles d'un journaliste, ou du rédacteur en chef, du fondateur ou du propriétaire d’un média ou de l'autorité publique compétente dans le domaine des médias. La commission fonctionne sur une base volontaire et se compose de 15 membres élus lors du Congrès des signataires du Code d'éthique du journaliste ukrainien. Elle peut donner des avertissements, prendre des décisions et prononcer des pénalités publiques.

3. Impact du nouvel environnement médiatique

29. L’environnement médiatique actuel a été profondément marqué par le passage, à partir du début des années 2000, au tout numérique dans la production journalistique et dans sa diffusion. Même la presse «papier» est produite par les journalistes de façon numérique dans des salles de rédaction dont le fonctionnement a été bouleversé ces 20 dernières années. Cette évolution a induit de profonds changements dans le quotidien des journalistes et a créé une certaine confusion entre professionnels et autres «contributeurs des médias».

3.1. Un statut maintenu mais des apports nouveaux

30. Le statut officiel de journaliste est resté le même malgré la multiplication des supports technologiques puisque la nature même du journaliste professionnel demeure. Cependant des nouvelles formes de production et de nouvelles sources d’information ont fait leur apparition même dans les médias «traditionnels».
31. Alors que traditionnellement les sources étaient identifiées (agences, communiqués de presse, travail d’enquête), l’information provient à présent aussi de sources non professionnelles (bloggeurs, «youtubeurs», contenu généré par les utilisateurs, etc.). La question du «contenu généré par les utilisateurs» ou le terme générique de «journalisme citoyen» concerne cette expertise de façon relativement limitée puisque par définition les non-professionnels n’ont pas de statut particulier. Aucun pays d’Europe ne reconnait le statut de journaliste à une personne qui ne correspond pas aux critères, à savoir une activité principale de traitement de l’information et génératrice de revenus, ce qui n’est pas le cas des bloggeurs amateurs. En théorie, par exemple, le Presseausweis allemand n’est pas refusé à des blogueurs si ceux-ci remplissent les critères d’attribution mentionnés plus haut. Cependant l’économie des médias fait qu’un individu isolé ne vendant pas ses reportages à des organismes de presse n’arrive tout simplement pas à en faire une activité principale et rémunératrice.
32. Même si certaines plates-formes de pensée critique comme Les Crises 
			(10) 
			Par exemple: <a href='https://www.les-crises.fr/'>https://www.les-crises.fr/.</a> publient les contributions de blogueurs, ceux-ci ne sont pas rémunérés comme tels et le site spécifie bien qu’il ne s’agit pas d’«informations». À l’heure actuelle, les blogueurs qui remportent du succès sont soit des journalistes qui bloguent en plus de leur travail habituel, soit d’autres professionnels (juristes, experts, scientifiques) qui ne prétendent pas forcément au titre de journaliste. Le débat en Allemagne porte actuellement sur ces Gelegenheitsbloggers, les blogueurs dont ce n’est pas l’activité principale et qui souhaitent néanmoins voir leur statut reconnu parce qu’ils produisent du contenu de qualité 
			(11) 
			<a href='http://www.taz.de/!5350135/'>www.taz.de/!5350135/.</a>. Le Presseausweis n’est pas une fin en soi pour eux, mais cette catégorie de blogueurs ne peut pas forcément se prévaloir de droits tels que la protection des sources. En cas de diffamation et de calomnie, les critères retenus par un tribunal en cas de litiges seront les mêmes que pour les journalistes professionnels puisque ces droits reposent directement sur la Constitution.
33. De fait, le développement du contenu «citoyen» pose moins la question du statut du journaliste que celle de son impact sur le journalisme professionnel, à savoir la vérification des informations, la baisse de la qualité et surtout celle du bouleversement des modèles économiques.
34. Dès que les technologies l’ont permis (à partir de 2008), les médias traditionnels ont exploité le recours à des non professionnels pour diversifier les sources, varier l’offre de contenu, mais aussi de faire des économies en termes de salaires:
  • par exemple, The Blog Paper 
			(12) 
			<a href='https://www.youtube.com/watch?v=3hD32jd21lQ'>https://www.youtube.com/watch?v=3hD32jd21lQ</a>. en Grande-Bretagne se proposait de rassembler les articles de blogueurs et de les publier sous forme de revue papier payante. Le projet a cependant périclité;
  • la même année en France le quotidien gratuit Metro a conclu un accord avec l’agence de photographie Citizenside qui «rémunère» les photographes non professionnels à partir de € 10;
  • le magazine allemand Bild a depuis de nombreuses années une rubrique «Leser Reporter» 
			(13) 
			<a href='http://www.bild.de/news/leserreporter/leserreporter/home-15682146.bild.html'>www.bild.de/news/leserreporter/leserreporter/home-15682146.bild.html.</a> basé sur des photos et de courts textes envoyés par les lecteurs.
35. Le recours à des non professionnels peut aussi être motivé par d’autres raisons: le Bondy Blog 
			(14) 
			<a href='http://www.bondyblog.fr/'>www.bondyblog.fr/.</a> a été mis en place en 2005 dans cette ville de banlieue parisienne par des journalistes du magazine suisse L’Hebdo pour pallier au manque d’informations pendant les «émeutes» de certains quartiers autour de Paris et en donnant la parole à des jeunes qui autrement ont du mal à faire entendre leur voix. Le blog a ensuite développé une série de partenariats avec des médias «traditionnels», des écoles de journalisme et des sponsors et il publie actuellement les contributions d’une cinquantaine de personnes.
36. Ces exemples sont cités à titre de premières expériences mais le recours au contenu non-journalistique s’est depuis largement banalisé voire est devenu la norme. Parfois les contributions des citoyens permettent d’améliorer et d’accélérer les contenus, par exemple lorsque des tweet viennent témoigner de violences policières lors de manifestions ou dans des zones de conflit.
37. Il n’est même pas nouveau d’avoir recours à des non-professionnels en tant que témoins d’une information qui n’aurait pas pu être obtenue autrement (accidents ou événements exceptionnels), mais il est récent d’intégrer cela dans le fonctionnement quotidien de l’économie des médias et de l’ériger en norme.
38. Dans ce contexte, il est justifié de se poser la question de la responsabilité des journalistes (et notamment des directeurs de publications) face aux sources d’information non professionnelles et au contenu généré par des utilisateurs. Sur un plan strictement juridique, le directeur de publication porte la responsabilité de tous les contenus publiés et est soumis à la présomption de culpabilité. Les commentaires d’articles engagent la responsabilité de l’éditeur, avec des délits relativement courants: diffamation, racisme, liens vers des sites de piratage, pédopornographiques, ou des contenus djihadistes. Comme il n’existe pas de lien de subordination entre le blogueur et le directeur de publication, ce dernier n’a pas de contrôle sur les articles publiés par les blogueurs. Il reste cependant responsable des écrits du contributeur extérieur. On a relevé des cas de provocation en ligne, avec des messages visant à en faire porter la responsabilité au média.
39. Pour se protéger, les éditeurs ont dû mettre en place une modération a priori, souvent confiée à un prestataire extérieur, avec des coûts élevés, et plus récemment plusieurs médias ont choisi de simplement supprimer les commentaires d’articles. L’engagement du public s’est déplacé sur des plates-formes extérieures comme Facebook. Cela crée parfois un soulagement dans les rédactions, mais coupe aussi le lien d’échange direct qui s’était créé entre journalistes et public.
40. Au-delà des blogueurs invités dans des espaces numériques définis, on a vu se développer de vastes plates-formes d’hébergement de blogs gratuits avec des modérations a posteriori qui ont conduit à une prolifération et à une confusion croissante. Le public n’a plus su faire la distinction entre article de blogueur et articles du journal. Actuellement, on constate une confusion grandissante entre journalistes et blogueurs. C’est un des éléments qui ont amené à la crise de confiance que traverse la presse aujourd’hui. Il existe un vrai besoin, exprimé à la fois par les journalistes et par le public, que les rédactions se réapproprient les contenus de leur média. La tendance actuelle consistant à ne pas faire une différenciation claire entre «producteurs de contenus» et «journalistes» peut conduire à la confusion totale, voire à la disparition du travail journalistique.
41. Il est indispensable qu’il y ait un suivi et une vérification par l’encadrement des contributeurs extérieurs; que la distinction soit clairement établie pour le lecteur entre représentants du média et contributeurs extérieurs; qu’on s’interroge sur l’anonymat de certains contributeurs pour s’assurer au mieux de leur identité; qu’on dresse clairement la limite entre information journalistique et communication ou propagande.
42. Enfin au contenu non professionnel est venu s’ajouter le contenu généré par les robots: des secteurs comme le sport (pour les résultats) et la finance (pour l’évolution des cours des bourses à travers le monde) ont été affectés dès 2010 par un large recours au journalisme «robotisé». En sport, par exemple, les robots sont actuellement capables de créer une courte vidéo à partir de photos et d’un texte de trois paragraphes, lui-même créé par un robot 
			(15) 
			<a href='https://www.journalism.co.uk/news/report-robot-journalism-s-limitations-not-halting-its-onward-march/s2/a700429/'>https://www.journalism.co.uk/news/report-robot-journalism-s-limitations-not-halting-its-onward-march/s2/a700429/.</a>.
43. L’automatisation de certaines tâches, comme l’indication de résultats de matchs sportifs ou de résultats électoraux permet une rapidité d’exécution et une multiplicité d’articles que les humains ne peuvent réaliser. Mais le média reste responsable des informations publiées et définit les règles de publication. Par ailleurs, les «articles» de ces robots se limitent pour l’instant à des sujets très factuels et courts. Cependant, une question va se poser assez rapidement, à savoir: comment s’assurer de la fiabilité de ces «robots», car le risque de piratage ou de contrôle à distance est bien réel.
44. D’autres innovations sont à attendre dans les années à venir, par exemple: l’Internet des objets et la reconnaissance des images, qui obligera à repenser la représentation; les interactions conversationnelles, qui permettront au public de poser des questions à un robot sur le contenu d’un article; la réalité mixte, qui combinera journalisme et environnement immersif, etc. Ces innovations ne seront pas seulement technologiques mais aussi professionnelles puisqu’elles devront être conçues, programmées et espérons-le contrôlées par des humains.

3.2. Le quotidien des journalistes en mutation

45. Les journalistes se doivent d’être actifs sur les réseaux sociaux (Facebook, Twitter, Instagram, etc.) 
			(16) 
			<a href='https://www.journalism.co.uk/'>https://www.journalism.co.uk.</a>. Au Royaume-Uni, plus de 80 000 tweets sont envoyés chaque année par des journalistes professionnels dans le cadre de leur travail. Dès 2013, le fil Twitter du Guardian a dépassé le million d’abonnés pour dépasser actuellement les 6 millions. En Allemagne, 30 % des journalistes estiment que les réseaux sociaux sont «importants ou très importants» pour leur travail 
			(17) 
			<a href='https://de.statista.com/statistik/daten/studie/305052/umfrage/bedeutung-sozialer-netzwerke-fuer-die-recherche-von-journalisten/'>https://de.statista.com/statistik/daten/studie/305052/umfrage/bedeutung-sozialer-netzwerke-fuer-die-recherche-von-journalisten/.</a>. Le développement du contenu des médias sur les réseaux sociaux s’est accompagné de nouveaux profils professionnels (notamment les «community managers»).
46. Ces nouvelles tâches et ces nouvelles compétences posent logiquement la question de la formation et des normes professionnelles. Beaucoup de «community managers» n’ont pas de connaissance approfondie des normes professionnelles journalistiques alors même que leur travail les expose à des responsabilités sur le contenu et vis-à-vis du public, ce qui peut poser problème en termes de qualité et de déontologie. La modération des commentaires en ligne est également une problématique extrêmement importante depuis qu’en 2015 un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme 
			(18) 
			Delfi
AS. c. Estonie: <a href='http://merlin.obs.coe.int/iris/2015/7/article1.fr.html'>http://merlin.obs.coe.int/iris/2015/7/article1.fr.html.</a> a confirmé la responsabilité d’un portail d’informations en ligne par rapport aux commentaires générés par ses lecteurs en cas de «discours de haine et en des propos incitant directement à des actes de violence». Le directeur de publication d’un média d’information est donc aussi chargé de «faire la police» dans les commentaires en ligne.

3.3. La précarisation des journalistes et l’explosion du nombre de freelances

47. Les humains sont la base du journalisme même si depuis les années 90 la masse salariale a été souvent considérée comme une variable d’ajustement par des groupes de presse de plus en plus concentrés et tributaires des marchés financiers. Contrairement à une idée répandue, la «crise de la presse» n’a pas commencé dans les années 90 mais bien avant, lorsque la propriété des médias est passée de groupes familiaux à des structures économiques financiarisées et concentrées, soit sous forme «verticale» (c’est le cas en France pour la presse quotidienne régionale aux mains d’un petit nombre de groupes) ou de concentration «horizontale» (lorsque des médias sont englobés dans une compagnie, souvent multinationale, et active à la fois dans le journalisme, la fiction, les télécoms, etc.). La «consolidation» des médias a notamment connu des développements spectaculaires dans les années 90 en Europe centrale et orientale avec la libération de l’économie, permettant ainsi à des groupes occidentaux de faire main basse sur la quasi-totalité des médias privés 
			(19) 
			Fédération européenne
des journalistes, Eastern Empires: Foreign ownership in CEE media: <a href='http://subsol.c3.hu/subsol_2/contributors3/efjtext.html'>http://subsol.c3.hu/subsol_2/contributors3/efjtext.html.</a>. Au nom de la compétence nationale dans ce domaine, la concentration de la propriété n’a pas été empêchée par les autorités européennes, parfois avec l’arrière-pensée de favoriser l’émergence de «géants» des médias capables de rivaliser avec les groupes américains.
48. La propriété des médias n’est pas le thème de ce rapport mais la précarité des journalistes est directement liée à la pression économique et à l’effondrement du modèle traditionnel de financement (basé jusque récemment sur environ 50 % de revenus liés aux ventes et abonnements et 50 % liés à la publicité). Les revenus des diffusions demeurent mais les revenus publicitaires se sont effondrés, notamment avec la montée en puissance des GAFA (Google-Apple-Facebook-Amazon). La publicité en ligne, même si elle semble parfois envahissante pour les internautes, reste relativement marginale en termes de recettes. Si l’on s’en réfère au marché des États-Unis, très bien documenté, les recettes publicitaires de la presse sont passées de 65 milliards de dollars en 1999 à 20 milliards de dollars en 2013, et seuls environ 3 milliards provenaient de la publicité en ligne. Le chiffre d’affaires des journaux est passé de 0,8 % du produit intérieur brut (PIB) en 1990 à 0,2 % en 2016 
			(20) 
			<a href='https://www.newsmediaalliance.org/'>https://www.newsmediaalliance.org/.</a>. Le déclin de la presse papier aux États-Unis est tel que l’association des éditeurs de journaux a abandonné le terme «newspaper» dans son titre en 2016 pour s’appeler à présent la News media alliance. En Europe, le tirage des journaux a baissé de 21 % entre 2010 et 2015 et les recettes publicitaires de 23 % sur la même période alors que la publicité sur des supports numériques ne représente au maximum que 20 % des revenus 
			(21) 
			<a href='http://www.digitalnewsreport.org/'>www.digitalnewsreport.org/.</a>.
49. Ce bouleversement économique est l’un des principaux facteurs de précarisation des journalistes: le déclin des revenus de la majorité des médias ainsi que les errances des éditeurs pour trouver un nouveau modèle économique (accès gratuit, «paywall» ou «pay-per-view», augmentation du prix à la vente, suppression des éditions papier) et le recours quasi-systématique à l’externalisation des contrats de travail ont largement contribué à la précarisation des journalistes.
50. Cette précarisation passe avant tout par l’explosion du nombre de journalistes dits freelances, même si le recours à des relations de travail atypiques recouvre des statuts variés: journaliste freelance, autoentrepreneur, contrats de courte durée ou temps-partiel et même parfois travail intérimaire. De façon générale il existe une «zone grise» sur le statut des non-salariés 
			(22) 
			<a href='http://europeanjournalists.org/wp-content/uploads/2016/10/EFJ_handbook_RRJ_2016_FR1.pdf'>http://europeanjournalists.org/wp-content/uploads/2016/10/EFJ_handbook_RRJ_2016_FR1.pdf.</a>. Le point commun de ces statuts est que la majorité d’entre eux sont imposés par les employeurs, ce qui fausse la nomenclature puisqu’au lieu d’être des freelances, ces personnes sont des forcedlance (des «freelances forcés») ou des fakelance (des «faux freelances») qui travaillent dans les mêmes conditions que les salariés à plein temps, à la différence près qu’ils n’ont pas les mêmes droits.
51. Dans une même rédaction, deux personnes peuvent effectuer le même travail mais avec deux statuts différents. Cela pose des problèmes de principe et engendre des inégalités de fait. Le salarié touchera un salaire «net» alors qu’avec son salaire «brut» le freelance devra s’acquitter lui-même de ses charges sociales. Les salariés ont des droits (congés payés, maternité/parental, arrêt maladie, retraite, chômage) que les freelances n’ont pas. Il y a aussi des exemples positifs en la matière: par exemple, en Pologne, il existe un allègement fiscal destiné aux professions dites artistiques (écrivains, artistes, etc.) dont font partie tous les journalistes. Les freelances polonais sont donc bénéficiaires de certains privilèges fiscaux. Mais en général, la précarité de la profession des freelances reste un sujet de préoccupation.
52. Par ailleurs, les freelances ont un problème d’accès à la reconnaissance professionnelle. Certains d’entre eux exercent une autre activité en dehors du journalisme (communication, services publics, secteur privé), ce qui peut entrer en conflit avec leur indépendance journalistique. En outre, les freelances sont plus sujets à des pressions économiques ou à l’autocensure.
53. Les freelances n’ont parfois pas la possibilité d’être représentés par des syndicats et encore moins de négocier leurs tarifs, puisque dans de nombreux pays le droit de la concurrence interdit aux «indépendants» de s’entendre sur les prix des services. Une récente loi en Irlande qui prévoit des dérogations aux règles de concurrence pour certaines catégories d’indépendants, dont les journalistes, qui pourront à l’avenir négocier collectivement les tarifs des freelances, constitue à l’heure actuelle une exception. Même en France où le statut de pigiste est défini par la loi, les syndicats se mobilisent contre le statut d’autoentrepreneur qui ne comporte pas les mêmes obligations sociales. Il existe également une tendance à vouloir «personnaliser» le journalisme en poussant les journalistes freelances à faire du marketing autour de leur «entreprise» individuelle, laissant par conséquent moins de temps pour les tâches de base de journalisme. Une éventuelle piste pour améliorer la situation précaire des freelances serait de leur reconnaître un socle de droits communs accordés aux salariés, comme c’est déjà le cas en Allemagne.
54. Le nombre de freelances est variable en fonction des pays: en Allemagne le nombre d’adhérents syndicaux freelances s’élève à 26 000 pour environ 43 000 salariés 
			(23) 
			<a href='https://www.djv.de/startseite/info/themen-wissen/aus-und-weiterbildung/arbeitsmarkt-und-berufschancen.html'>https://www.djv.de/startseite/info/themen-wissen/aus-und-weiterbildung/arbeitsmarkt-und-berufschancen.html.</a>. En France, où les chiffres de la Commission de la carte sont très précis, on dénombre environ 6 600 pigistes sur les 33 700 renouvellements de cartes, mais il est à noter que parmi les 1 500 premières demandes de 2016, 1 080 sont des pigistes, soit les deux-tiers 
			(24) 
			<a href='http://www.ccijp.net/article-33-cartes-attribuees-en.html'>www.ccijp.net/article-33-cartes-attribuees-en.html.</a>. Cette situation montre que «l’atypique» est devenu «typique». En Grande-Bretagne aussi, les chiffres montrent cette tendance: 18 000 freelances en 2015 et 34 000 en 2016 
			(25) 
			<a href='http://www.pressgazette.co.uk/one-in-three-freelance-journalists-in-the-uk-are-on-state-benefits/?page=2'>www.pressgazette.co.uk/one-in-three-freelance-journalists-in-the-uk-are-on-state-benefits/?page=2.</a>!
55. Face à cette explosion du nombre des freelances, les organisations professionnelles dans divers pays européens essaient de trouver des solutions pour répondre à la précarité et accompagner les journalistes. Voici quelques bonnes pratiques qui pourraient servir de source d’inspiration dans le pays où la situation des freelances est particulièrement difficile:
  • la Fédération internationale des journalistes (FIJ) a mis en place un système d’assurance pour les freelances 
			(26) 
			<a href='https://insuranceforjournalists.com/ifj/'>https://insuranceforjournalists.com/ifj/.</a>;
  • en Belgique, l’Association des journalistes professionnels a mis en place la campagne Pigiste pas pigeon 
			(27) 
			<a href='http://www.ajp.be/pigiste-pas-pigeon/'>www.ajp.be/pigiste-pas-pigeon/.</a> pour défendre les droits des journalistes freelance;
  • en Belgique également, l’Association des journalistes professionnels a créé un répertoire d’experts d’origines diverses afin de diversifier les sources d’information et donner plus de visibilité à des personnes qui ne sont pas habituellement en contact avec les médias 
			(28) 
			<a href='http://www.expertalia.be/'>www.expertalia.be/.</a>;
  • en Allemagne le syndicat ver.di a lancé mediafon, une initiative au service des freelances et des «micro-entreprises» pour développer la mise en réseau pour les questions professionnelles, fiscales et juridiques;
  • en Allemagne, en Belgique et dans d’autres pays, les conseils de presse émettent des avis et des recommandations à destination des journalistes sur des questions d’actualité.
56. La question des freelances pose aussi celle de la fixation de tarifs: alors que les syndicats peuvent négocier des grilles tarifaires pour les salariés dans les conventions collectives, il est parfois non seulement difficile mais aussi illégal pour des «indépendants» de se prévaloir de tarifs minimums car cela serait contraire aux lois sur la libre concurrence. C’était notamment le cas aux Pays-Bas avant qu’une décision de la Cour de Justice de l’Union européenne ne confirme les droits des freelances en 2014 
			(29) 
			<a href='http://europeanlawblog.eu/tag/c-41313-fnv-kunsten-informatie-en-media/'>http://europeanlawblog.eu/tag/c-41313-fnv-kunsten-informatie-en-media/.</a>.
57. Cette précarisation s’accompagne mécaniquement d’une diminution ou d’une stagnation des salaires:
  • selon une étude espagnole, un rédacteur en chef a vu son salaire baisser de 24 % entre 2010 et 2015, un rédacteur de 20 % et le salaire médian dans la presse a baissé de 17 %;
  • contrairement à une idée répandue, les journalistes allemands ne sont pas des «privilégiés» économiques. En Allemagne le revenu moyen 
			(30) 
			<a href='https://de.statista.com/themen/729/journalismus/'>https://de.statista.com/themen/729/journalismus/</a> citant le DJV. des freelances est d’environ € 2 000 par mois (mais à peine plus de € 1 000 dans certains Länder comme la Saxe-Anhalt), la moyenne nationale se situe à € 1 750 pour les moins de 30 ans;
  • au Royaume-Uni, une étude de 2016 portant sur 310 journalistes freelance a montré qu’un tiers d’entre eux gagne moins de € 12 000 par an alors que le salaire moyen d’un rédacteur salarié est d’environ € 36 000 par an. Un tiers des freelances britanniques gagnent si peu qu’ils touchent des prestations sociales 
			(31) 
			<a href='http://www.pressgazette.co.uk/one-in-three-freelance-journalists-in-the-uk-are-on-state-benefits/?page=2'>www.pressgazette.co.uk/one-in-three-freelance-journalists-in-the-uk-are-on-state-benefits/?page=2.</a> et un tiers exerce une seconde activité pour gagner de l’argent.
58. Sur le fond de cette précarisation de la profession de journaliste due tout d’abord au bouleversement des modèles économiques traditionnels, on peut observer dans certains pays l’apparition de modèles économiques «alternatifs». Pour l’instant, ils sont peu nombreux et trop récents pour faire la preuve de leur efficacité ou utilité. Cependant, ces modèles économiques «alternatifs» pourraient indiquer des tendances de développement à moyen et long terme. Un tel exemple est le modèle des médias basés sur les dons, comme aux États-Unis 
			(32) 
			<a href='https://www.propublica.org/'>https://www.propublica.org/.</a> ou en France 
			(33) 
			<a href='https://www.mediacites.fr/'>https://www.mediacites.fr/.</a>. Une expérience inédite a eu lieu en Allemagne, où un média en ligne 
			(34) 
			<a href='https://krautreporter.de/'>https://krautreporter.de/</a>. a  réussi à rassembler près d’un million d’euros en six semaines pour soutenir 28 journalistes qui voulaient lancer un magazine en ligne sans publicité. Des «parrains» ont accepté de payer € 60 par an en frais d’abonnement pour des contenus journalistiques qui sont également accessibles au public mais les parrains avaient en plus la possibilité de parler directement aux journalistes, faire directement des suggestions sur les sujets et les recherches. Enfin, au niveau international, certains sites 
			(35) 
			Par exemple: <a href='https://hostwriter.org/'>https://hostwriter.org/</a>. reposent sur l’échange de différents types de soutien (recherche, hébergement, réseau local, etc.) de façon collaborative et solidaire.

3.4. L’inégalité de genre

59. Sur le marché de travail, l’inégalité entre les femmes et les hommes se fait visible aussi dans la profession de journaliste. En termes d’écart salarial, les femmes journalistes gagnent 16 % de moins que les hommes dans l’Union européenne et cet écart atteint même 24 % en Belgique 
			(36) 
			Rapport de la FIJ de
2012: 
			(36) 
			<a href='http://www.ifj.org/fileadmin/images/Gender/Gender_documents/Gender_Pay_Gap_in_Journalism.pdf'>www.ifj.org/fileadmin/images/Gender/Gender_documents/Gender_Pay_Gap_in_Journalism.pdf.</a> où il n’y a que 30% de femmes-journalistes. Elles quittent la profession ou renoncent à y entrer aussi à cause de sa précarisation. Les femmes sont également moins souvent employées à temps plein, ce qui accentue la précarité 
			(37) 
			Ibid..
60. Concernant le niveau hiérarchique, si en bas de l’échelle la proportion femmes-hommes est plus ou moins équilibrée, au niveau managérial intermédiaire les différences sont nettes, et au plus haut niveau on arrive à la proportion d’une femme contre quatre hommes.
61. Les carrières des femmes sont plus courtes que celles des hommes. Les femmes avec des enfants sont plus nombreuses que les hommes ayant des enfants. Or, mener une vie parentale lorsqu’on a une activité de journaliste est difficile. C’est d’autant plus vrai avec l’arrivée de l’environnement numérique, lorsque la journée de travail ne finit pas à la rédaction mais continue au-delà des heures de travail.
62. Un phénomène en pleine croissance dont les femmes journalistes sont particulièrement victimes est le cyber-harcèlement. Les hommes en souffrent également, mais pour les femmes, surtout celles de moins de 30 ans, ce harcèlement comporte typiquement un caractère misogyne. Concernant les violences sexistes sur les lieux de travail, un quart des femmes travailleuses du secteur des médias ont subi des violences physiques, la moitié des femmes ont subi du harcèlement sexuel, et trois-quarts des femmes ont subi de l’intimidation, des menaces ou des abus.

3.5. Les pertes d’emplois, une problématique en soi

63. Parallèlement à la précarisation, les problèmes de financement et les mutations technologiques ont conduit à des pertes d’emploi. Même si l’Europe n’est pas dévastée comme les États-Unis, où l’emploi dans la presse est passé de 55 000 en 1990 à un peu plus de 30 000 en 2015 
			(38) 
			<a href='http://asne.org/'>http://asne.org/.</a> et le nombre de titres de presse est passé de 2 700 à 2 000, les pertes d’emploi sont sévères dans certains pays européens. En Espagne, pays durement touché par la crise économique et l’austérité, plus de 12 000 emplois ont été perdus dans le journalisme entre 2008 et 2015 
			(39) 
			<a href='http://www.apmadrid.es/publicaciones/informe-anual-de-la-profesion/'>www.apmadrid.es/publicaciones/informe-anual-de-la-profesion/.</a>, dont plus de 4 000 dans le secteur de la télévision, notamment à cause des restructurations dans l’audiovisuel public. En France, la presse a connu une série de plans de licenciement ces dernières années, les plus récents étant ceux de L’Obs et de La Voix du Nord portant à eux seuls sur plus de 200 suppressions d’emplois. En Belgique, un exemple concret est le quotidien Le Soir où l’effectif des journalistes est passé de 152 en 2000 à 90 en 2016. En Allemagne où le secteur de la presse, notamment régionale, demeure dynamique, ce sont principalement les fusions de rédactions qui mènent à la destruction d’emplois, par exemple 400 chez Gruner + Jahr en 2014 
			(40) 
			<a href='http://medien-kunst-industrie.verdi.de/presse/pressemitteilungen/++co++5bff68f0-2dec-11e4-83e2-525400a933ef'>http://medien-kunst-industrie.verdi.de/presse/pressemitteilungen/++co++5bff68f0-2dec-11e4-83e2-525400a933ef.</a> ou 200 à la WAZ en 2013 
			(41) 
			<a href='https://www.welt.de/regionales/duesseldorf/article114635446/WAZ-Mediengruppe-streicht-200-Stellen-in-NRW.html'>https://www.welt.de/regionales/duesseldorf/article114635446/WAZ-Mediengruppe-streicht-200-Stellen-in-NRW.html.</a>. Malgré la diminution des effectifs, le travail à fournir augmente en réalité puisqu’en plus des articles quotidiens les journalistes sont sensés produire des brèves et des mises à jour pour la version en ligne. En Pologne, à partir de 2009, des pertes d’emploi fixe d’environ 400 salariés du secteur des médias au sens large (y compris les employés techniques) ont eu lieu par effet des mesures d’externalisation surtout dans le secteur des chaînes de télévision et de la radio publique. Cependant, aux destructions d’emploi de nature économique se sont ajoutées des pertes d’emploi de nature politique: après le changement de la majorité parlementaire à la sortie des élections législatives de 2015, 220 journalistes ont quitté le secteur soit en obtenant des indemnisations de départ, soit après avoir été licenciés par les chaînes publiques (télévision et radio).

3.6. La détérioration des conditions de travail: tendances et risques

64. Une détérioration des conditions de travail a été observée par les journalistes et dénoncée par leurs syndicats depuis des années. Parfois ces changements des conditions sont quantifiables. Des études menées dans différents pays européens ou aux États-Unis montrent par exemple les éléments suivants:
  • allongement de la durée du temps de travail: l’association des journalistes bavarois est régulièrement informée de membres qui travaillent jusqu’à 55 heures par semaine 
			(42) 
			Fédération européenne
des journalistes.;
  • augmentation des tâches («multiskilling»): une étude britannique montre que 64 % des journalistes interrogés se déclarent sous pression pour fournir plus de contenu dans une même durée de travail. Là où dans les années 80 un reportage de télévision nécessitait un rédacteur, un cadreur, un technicien du son puis un monteur pour la post-production, un grand nombre de contenu audiovisuel est à présent produit par des journalistes «shivas» chargés d’une multitude de tâches, y compris le suivi de leur travail sur les réseaux sociaux. Une personne fait actuellement le travail de trois personnes dans les années 80;
  • confusion des métiers. De façon générale, les évolutions technologiques et la multiplication des tâches ont brouillé la répartition des tâches qui existait auparavant dans les salles de rédaction, augmentant la charge de travail technique des journalistes au détriment du travail de base (recherche, vérification, création), menant à une «déprofessionnalisation» de certains d’entre eux 
			(43) 
			Voir pour le Royaume-Uni: <a href='http://www.nemode.ac.uk/wp-content/uploads/2014/04/Antcliff-Case-study-of-television-news.pdf'>www.nemode.ac.uk/wp-content/uploads/2014/04/Antcliff-Case-study-of-television-news.pdf.</a>;
  • la pression au rendement sur les journalistes affecte bien sûr leur capacité à rechercher et à enquêter. Le «journalisme assis», c'est-à-dire la recherche d’informations via des communiqués calibrés et non vérifiés ou sur les réseaux sociaux, a pris le pas sur l’investigation et la diversité des sources. Il est devenu habituel de retrouver le même article “copié/collé” dans plusieurs titres ou sur plusieurs sites simplement parce qu’ils reprennent le texte d’un communiqué de presse tel quel. Or l’un des principes du journalisme professionnel est de vérifier l’information et de diversifier les sources (en termes d’opinion mais aussi de genre, d’origine sociale ou ethnique). Les conditions de travail ont donc une influence directe sur le pluralisme et la qualité du contenu;
  • le stress et burn out des journalistes a augmenté ces dernières années 
			(44) 
			<a href='http://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2213058615300103'>www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2213058615300103.</a>. Les raisons en sont multiples: surcharge de travail, concurrence accrue liée à l’immédiateté de l’échange d’information, impossibilité de se “déconnecter” dans l’environnement numérique, peur des licenciements, appréhension sur la qualité et les conséquences du travail fournis sous pression sans pouvoir respecter toutes les normes professionnelles, manque de solidarité entre collègues, manque de structures d’écoute dans les entreprises;
  • les journalistes femmes, surtout lorsqu’elles sont jeunes, sont soumises à plus de pression sur la question de l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée 
			(45) 
			<a href='https://news.ku.edu/2015/03/23/study-shows-journalism-burnout-affecting-women-more-men'>https://news.ku.edu/2015/03/23/study-shows-journalism-burnout-affecting-women-more-men.</a>. Il existe par conséquent non seulement une inégalité de genre pour les salaires mais aussi pour le stress et le burn out. Les femmes sont par exemple plus enclines à quitter la profession;
  • manque de formation ou formation inadéquate: beaucoup d’entreprises de médias ne consacrent pas assez de ressources à la formation. Etant donné l’augmentation drastique du nombre de freelances, la question de la formation est cruciale puisqu’en absence d’offre de formation de la part des employeurs, les journalistes freelances n’ont pas la possibilité ou le temps de se former;
  • les freelances manquent souvent de préparation ou d’assurance pour les zones à risques ou les conflits (manifestations, événements publics, conflits armés), ce qui les met en danger physique ou les pousse à prendre des risques disproportionnés.

4. Rôle des syndicats et/ou des organisations professionnelles

65. Le statut professionnel suit des traditions et des normes très variées en Europe. Ceci est vrai également pour l’organisation syndicale dans le secteur du journalisme. Les différences entre la France et l’Allemagne sont assez flagrantes: alors qu’en France – tout comme en Belgique – seuls les journalistes professionnels reconnus comme tels peuvent adhérer au syndicat, en Allemagne les deux syndicats majoritaires (DJV et dju in ver.di) concernent également les étudiants en journalisme, les retraités mais aussi des catégories de personnes qui n’ont pas le statut de journaliste: animateurs, blogueurs, designers web, content managers et les personnes en charge de l’information destinée au public (relations presse des institutions publiques et chargés de communication externe du secteur privé) si tant est qu’elles fournissent «un service journalistique» pour le DJV 
			(46) 
			<a href='https://www.djv.de/startseite/profil/mitglied-werden/aufnahmerichtlinien.html'>https://www.djv.de/startseite/profil/mitglied-werden/aufnahmerichtlinien.html.</a> ou s’ils sont déjà membres d’un autre syndicat pour le dju in ver.di 
			(47) 
			<a href='https://dju.verdi.de/ueber-uns/anschlussmitgliedschaft'>https://dju.verdi.de/ueber-uns/anschlussmitgliedschaft.</a>. Ces deux syndicats comptent près de 60 000 adhérents payants.
66. L’Allemagne et la France représentent donc deux exemples très différents de représentation syndicale: alors que les deux syndicats allemands représentent une quasi-totalité de la profession et négocient ensemble les conventions collectives, l’ensemble des six syndicats qui composent la Commission de la Carte en France 
			(48) 
			Dans l’ordre de représentativité:
SNJ, SNJ-CGT, CDFT, CFTC, FO et CGC. n’ont récolté que 9 493 voix en tout pour leur présence à la commission et le nombre total d’adhérents est d’environ 4 000 journalistes, soit une représentativité syndicale inférieure à 10 % 
			(49) 
			En 2016, moins de 4 000
journalistes français étaient membres d’un syndicat (dont approximativement
2 300 SNJ, 1 000 SNJ-CGT et 560 CFDT).. Les raisons sont avant tout liées au droit du travail puisqu’en France les syndicats peuvent négocier les conventions collectives par branche dès que l’un d’eux dépasse 8 % résultats électoraux par branche. Il existe ainsi une convention collective nationale puis une série de conventions par titre de presse.
67. Le cas de la Belgique est plus simple puisqu’il n’existe qu’une seule organisation syndicale, l’AGJPB, représentant 80 % de la profession.
68. En Pologne, seuls les journalistes de l’audiovisuel public sont organisés au sein des deux syndicats (Visio et Solidarnosc). Les médias privés (audiovisuel et presse écrite) n’ont pas d’organisations syndicales. Selon la loi, les freelances n’ont pas la possibilité de former des syndicats spécifiques, ce qui constitue un problème.
69. Il est à noter que dans le système anglo-saxon il n’existe pas d’accord de branche et que la possibilité pour les syndicats de négocier des conventions collectives au niveau de l’entreprise sont liés à des critères de représentativité très élevés (plus de la moitié des employés devant être membre d’un syndicat, sachant que dans le journalisme un nombre croissant de personnes sont freelances et par conséquent non «employés» selon la loi). L'Union nationale des journalistes compte actuellement 27 500 adhérents.
70. De façon générale, les syndicats de journalistes en Europe représentent majoritairement les journalistes à plein temps, les indépendants, les photographes mais aussi les graphistes, certains techniciens, les étudiants et les chargés des relations publiques 
			(50) 
			<a href='http://europeanjournalists.org/fr/2017/02/05/droits-et-emploi-dans-le-journalisme-le-manuel-disponible-en-francais/'>http://europeanjournalists.org/fr/2017/02/05/droits-et-emploi-dans-le-journalisme-le-manuel-disponible-en-francais/.</a>. Enfin les études récentes montrent que les membres des syndicats sont confrontés à un vieillissement de leurs adhérents et à un manque de renouvellement 
			(51) 
			Ibid. .
71. Les employeurs sont regroupés eux aussi dans des organisations nationales 
			(52) 
			Allemagne:
BDZV, VDZ; France: SPQR, SPQN, SPQD, SPHR, FNPS, Spiil, SEPM, FFAP;
Belgique: Belgian News Media, LaPresse.be, The Press, UPP, FTL;
Pologne: Polish Chamber of Press Editors.. Même si elles s’impliquent parfois dans la formation et l’investissement dans les ressources humaines, la situation économique de ces 20 dernières années les a conduits à concentrer leurs efforts sur les questions de survie, à savoir les sources de revenus, la diminution des dépenses (notamment dans la masse salariale), l’(in)adaptation à l’environnement numérique et la concurrence avec les agrégateurs d’information, les moteurs de recherche et les médias sociaux.
72. Les seuls véritables points de convergence entre organisations syndicales et patronales sont en général, outre la survie même du média, la défense de la liberté de la presse et le principe de protection de la propriété intellectuelle (même si sur ce dernier point le principe laisse place en réalité à une opposition entre droit d’auteur du créateur et cession de ces droits à l’employeur).
73. Les syndicats de journalistes en Europe sont de nature variée et évoluent dans des environnements professionnels et politiques très différents: il n’existe pas vraiment de dichotomie est-ouest ou nord-sud puisque les distinctions se font entre droit collectifs forts (France) ou faibles (Royaume-Uni), représentativité forte (pays nordiques) ou faible (France), reconnaissance légale du dialogue social (France, Italie, Belgique, Allemagne) et quasi-absence de partenaires sociaux (Europe centrale), etc. Enfin le paysage professionnel est grandement influencé par le climat politique général entre sociétés «ouvertes» et régimes autoritaires ou hostiles à la liberté des médias (Turquie, Fédération de Russie, Azerbaïdjan, «l’ex-République yougoslave de Macédoine») et les zones de conflits (Ukraine, Turquie, Haut-Karabakh).
74. Dans un contexte difficile pour la profession de journaliste, les organisations professionnelles dans divers États membres du Conseil de l’Europe essaient de trouver des solutions pratiques pour répondre aux besoins des journalistes. Voici quelques exemples significatifs:
  • en Autriche, le syndicat GPA-djp cible depuis de nombreuses années les travailleurs de la presse numérique et ceux qui ne se définissent pas forcément eux-mêmes comme «journalistes». Un résultat tangible en est une convention collective pour les travailleurs en ligne de la radiodiffusion publique ORF et l’inclusion d’autres travailleurs en ligne dans la convention collective générale;
  • au Danemark, 40 % des adhérents du syndicat DJ ne sont pas journalistes, mais des travailleurs des relations publiques, des graphistes, etc;
  • en Allemagne, les syndicats ont réussi à négocier l’article 12A du Tarifvertragsgesetz 
			(53) 
			<a href='http://www.juraforum.de/gesetze/tvg/12a-arbeitnehmeraehnliche-personen'>www.juraforum.de/gesetze/tvg/12a-arbeitnehmeraehnliche-personen.</a> (la loi sur la négociation collective) qui permet d’inclure les freelances dans les conventions collectives sous certaines conditions (notamment si plus de 50 % des revenus proviennent d’un seul client);
  • au Pays-Bas, le syndicat NVJ a rendu gratuite l’adhésion pour les étudiants, ce qui est une façon d’initier et de fidéliser de potentiels membres payants;
  • en Norvège, le syndicat NJ a créé un «calculateur de piges» permettant de calculer la rémunération que percevrait un salarié pour le même travail.

5. Conclusions

5.1. Définition et accès à la profession

75. Dans ce rapport, la question du statut des journalistes est abordée sous plusieurs angles afin de contribuer à la réflexion sur le rôle du journaliste dans la société démocratique actuelle et de suggérer d’éventuelles réponses aux questions qui se posent dans un contexte de changements profonds qui sont en train de s’opérer au sein de la profession sur les plans technologique, économique et sociétal.
76. Le statut du journaliste est une notion intrinsèquement liée à la définition – juridique ou autre – qu’on donne à cette profession, mais surtout aux droits et responsabilités des professionnels des médias. Même si les définitions légales diffèrent d’un pays à l’autre, l’important est que le statut du journaliste lui assure, en contrepartie de ses responsabilités professionnelles, un accès libre à la profession, ainsi que des conditions de travail raisonnables lui permettant d’accomplir sa mission cruciale dans une société démocratique, à savoir d’informer correctement et de façon équidistante le public.
77. Quant à une définition du journaliste harmonisée au niveau européen, même s’il n’y en a pas une, les États membres du Conseil de l’Europe ont ratifié plusieurs conventions, à commencer par la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5), et ont adopté plusieurs recommandations où le rôle du journaliste dans une société démocratique est décrit dans des termes clairs et convergents 
			(54) 
			Le
rôle crucial que jouent le journaliste en particulier et la presse
en général dans une société démocratique est maintes fois souligné
dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme..
78. Suite à un tour d’horizon d’un certain nombre d’États membres du Conseil de l’Europe, on peut constater que la profession du journaliste est dans la plupart des cas définie juridiquement. Les lois européennes précisent normalement le type des entreprises de médias, la nature de l’activité effectuée et le caractère régulier du travail. Plus rares sont les cas où il n’y a pas de définition légale du journaliste, la profession étant ouverte à tous, indépendamment de tout critère de formation ou de sélection. Alors c’est normalement les associations professionnelles qui définissent, de manière non juridique, la profession du journaliste en tant que personne dont la diffusion d’informations, d’opinions et de divertissement via les médias constitue l’activité principale.
79. L’absence de définition juridique de la notion de journaliste ne devrait pas être un handicap en soi, du moment que l’accès à la profession est libre et sans discriminations. Toutefois, une définition juridique des journalistes peut être utile pour protéger leurs droits (y compris le droit au secret des sources d’information), mais aussi pour opérer une distinction claire entre un journaliste professionnel et un bloggeur. Il pourrait être utile que, dans les pays où il n’y a pas de définition juridique du journaliste, les législateurs se penchent sur cette question.
80. L’analyse de la situation dans un certain nombre d’États membres montre que la carte de presse n’est normalement pas obligatoire et ne définit pas nécessairement le statut du journaliste. Cependant, elle peut être utile pour que les professionnels des médias soient identifiés et reconnus comme tels, notamment par des autorités policières ou judiciaires et lors d’événements publics auprès des organisateurs. Normalement, l’attribution de cartes de presse est une question interne de la profession et la responsabilité incombe à des associations professionnelles placées en dehors du contrôle du pouvoir. Cependant, il y a des exceptions, lorsque la carte de presse est délivrée par une institution placée sous l’autorité et la direction du gouvernement: il est clair que, dans ces cas, le pouvoir politique peut céder à la tentation de contrôler par ce biais l’accès et l’exercice de la profession de journaliste sur la base de critères idéologiques à son avantage, en exerçant une pression indue.
81. Ainsi, l’attribution de la carte de presse (y compris les critères de sa délivrance) devrait rester une question réglée par la profession elle-même, afin de mieux garantir la liberté d’informer le public sans aucune pression ou influence.

5.2. Autorégulation au sein de la profession

82. Compte tenu du principe général de la liberté d’expression et d’information, l’activité des journalistes n’est pas normalement encadrée par des lois spécifiques concernant la profession. Des dispositions concernant les limites de la liberté d’expression, telles que l’incitation à la haine ou à la violence, se retrouvent dans des lois générales.
83. L’expérience montre que la meilleure solution pour assurer la liberté et la responsabilité de la presse est l’autorégulation au sein de la profession. Dans la plupart des États membres du Conseil de l’Europe, les journalistes ont mis en place de tels systèmes, y compris des conseils de presse, des commissions d’éthique, des codes de déontologie journalistique, etc. Ces éléments diffèrent d’un pays à l’autre et fonctionnent avec plus ou moins d’efficacité. Mais dans tous les cas, l’autorégulation au sein de la profession constitue un préalable essentiel pour la liberté de la presse, d’une part, et pour sa responsabilité, d’autre part. Par conséquent, le Conseil de l’Europe devrait encourager le développement et le renforcement des systèmes d’autorégulation dans ses États membres.

5.3. S’adapter au nouvel environnement médiatique et économique

84. La profession de journaliste subit actuellement des changements profonds à plusieurs égards. La distinction entre professionnels et autres «contributeurs des médias» commence à devenir de plus en plus confuse. Certes, le statut officiel de journaliste est resté le même car aucun pays d’Europe ne reconnaît le statut de journaliste à une personne qui ne correspond pas aux critères. Toutefois, les nouvelles formes de production et les nouvelles sources d’information dites «alternatives» se multiplient et influent sensiblement sur les activités du journaliste et sur sa manière de travailler.
85. Compte tenu des «contenus générés par les utilisateurs» qui impliquent une responsabilité et une vigilance accrues de la part de chaque journaliste, une question à examiner davantage est celle liée à la responsabilité du directeur de la publication et à l’étendue/les limites de cette responsabilité. Vu les risques de provocations via des contributions extérieures anonymes ou camouflées, qui sont toujours possibles avec des vérifications seulement a posteriori, on pourrait éventuellement réfléchir à revoir la législation qui définit une présomption de culpabilité des éditeurs. Néanmoins, un assouplissement de leur responsabilité ne peut être efficace que si, en même temps, on est capable d’identifier et de sanctionner les vrais coupables, afin de ne pas amoindrir la protection des droits des usagers. Cela rend la définition d’un nouvel équilibre entre responsabilité des diffuseurs de contenus et protection du public une question particulièrement complexe.
86. L’avènement du tout numérique change radicalement la nature du travail avec l’information. Voici quelques caractéristiques du nouvel environnement médiatique qui rendent difficile la profession du journaliste à l’heure actuelle: la concurrence accrue liée à l’immédiateté de l’échange d’information, l’augmentation des tâches d’où la surcharge de travail et le manque de formation. Sur le plan économique, les choses ne sont pas meilleures, avec le bouleversement du modèle traditionnel de financement qui constitue l’un des principaux facteurs de précarisation des journalistes et de l’explosion du nombre de freelances.
87. Ce contexte défavorable rend réel le risque d’une baisse de la qualité du travail des journalistes. Aujourd’hui, il est difficile de dire quelles pourraient être les réponses à ces défis. Elles devraient être multiples et issues d’une bonne coopération entre les organisations professionnelles, les régulateurs, les législateurs, la société civile et les autorités publiques.

5.4. Pistes pour éventuelles solutions

88. Les autorités nationales devraient explorer des pistes de financement alternatif dans un nouvel écosystème médiatique. Ceci pourrait inclure la redistribution de recettes publicitaires générées par les moteurs de recherche ou les médias sociaux. 
			(55) 
			Voir
par exemple: <a href='https://rohanjay.com/2017/02/23/facebook-dont-give-journalism-money-share-profits/'>https://rohanjay.com/2017/02/23/facebook-dont-give-journalism-money-share-profits/.</a> Elles devraient explorer également de nouvelles formes de statuts juridiques pour les entreprises de médias, par exemple des «sociétés de média à but non lucratif 
			(56) 
			<a href='https://questionsdecommunication.revues.org/10247'>https://questionsdecommunication.revues.org/10247.</a>» pour un financement à la fois viable et indépendant (en complément des médias de service public). En ce qui concerne les freelances, ils pourraient être inclus dans le champ de compétence du droit social en termes de tarifs minimaux: ceci éviterait de considérer les freelances réguliers sous l’angle du droit de la concurrence.
89. À l'heure actuelle, il existe quasi-exclusivement des médias privés dans la presse écrite, tandis que l'audiovisuel fonctionne selon le système dual commercial/service public. Alors que la convergence technologique tend à brouiller ces distinctions en terme de «consommation» de l'information en ligne, et aussi du fait que les journalistes sont amenés à exécuter des tâches pour l'ensemble des supports, il apparaît pertinent de développer des modèles de gouvernance et de financement qui soient innovants, à savoir qui se démarquent des ressources traditionnelles de la publicité et de l'exigence de rendement pour des actionnaires. Il conviendrait d'institutionnaliser le financement participatif, par exemple en donnant un pouvoir décisionnaire aux donateurs qui apporteraient plus de 1 % du capital social. Il s'agirait d'un modèle hybride entre fondations et sociétés par actions.
90. Les autorités nationales devraient aussi mettre en place des règlements permettant de respecter les normes et droits des médias, notamment sur l’impunité des attaques contre les journalistes, la protection des sources et la liberté d’expression. Il existe encore beaucoup de lacunes en termes de droits des médias: par exemple, les poursuites des exécutants des attaques contre les journalistes ne s’accompagnent pas toujours par la recherche des commanditaires; ou tout simplement on ne met pas en œuvre suffisamment de moyens pour rechercher les coupables. Ces lacunes se traduisent aussi par un manque de protection des sources journalistiques: il y a encore trop d'exceptions sécuritaires et trop de surveillance électronique, voire absence de cadre juridique approprié. Concernant la liberté d'expression en général, la Plateforme pour renforcer la protection du journalisme et la sécurité des journalistes 
			(57) 
			<a href='https://www.coe.int/en/web/media-freedom'>https://www.coe.int/en/web/media-freedom.</a> montre que les instruments juridiques nationaux sont encore insuffisants pour faire respecter les droits des médias, selon l'article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. Les autorités nationales devraient faire le nécessaire pour résoudre ces problèmes.
91. Un autre problème que les autorités nationales devraient s’impliquer davantage à résoudre est l’inégalité entre les femmes et les hommes sur le marché de travail. Pour trouver des solutions pratiques à ce phénomène, il faut d’abord l’examiner, et les États devraient soutenir ce genre d’études; ensuite préconiser des plans d’action à court terme avec des indicateurs chiffrés pour les entreprises de médias, accompagnés de campagnes de sensibilisation aux inégalités sur le marché de l’emploi. Au-delà des normes interdisant les comportements sexistes, il y a beaucoup d’efforts à faire pour changer les comportements déviants, les mentalités, les stéréotypes. Les autorités nationales devraient mettre en place des mécanismes pour inciter les organisations patronales à une prise en charge sérieuse sur le long terme de ces problèmes, car les employeurs les nient en général ou les abordent seulement en cas de crise.
92. Enfin, les autorités nationales devraient permettre et soutenir la mise en place de partenaires sociaux représentatifs dans le secteur des médias pour développer le dialogue entre syndicats et employeurs.
93. Quant aux syndicats et organisations de journalistes, ils devraient promouvoir les adhésions, notamment auprès des jeunes et des femmes. Cette «ouverture des portes» devrait s’opérer non seulement face à des journalistes professionnels mais aussi d’autres fournisseurs ou gestionnaires de contenu qui sont actuellement exclus de nombreux syndicats. L’appartenance syndicale ne devrait pas forcément être liée à la détention de carte de presse professionnelle. De manière générale, les organisations professionnelles devraient encourager le dialogue entre journalistes professionnels et autres professions qui fournissent du contenu sur les questions de qualité, de normes professionnelles et de responsabilité.
94. Les organisations professionnelles des journalistes devraient s’adapter aux mutations sociétales. Le statut de journaliste devrait être évolutif car l’essentiel réside dans les tâches et non dans la définition légale. Un bon exemple à cet égard est celui de la Grande-Bretagne et des pays nordiques où la carte de presse est attribuée en fonction de l’activité et non de la définition du contrat de travail ou de la convention collective.
95. Les organisations professionnelles devraient aussi diversifier les thématiques et les champs de formation, en s’adaptant aux exigences du nouvel environnement médiatique: marketing, autopromotion, droits numériques, etc. Par ailleurs, des services auprès des membres (mise en réseaux en ligne, assistance juridique, manuels pour les freelances) devraient être aussi développés.
96. Les syndicats devraient continuer à négocier les conventions collectives en incluant si possible les freelances qui travaillent de façon pérenne («faux indépendants»). Ils devraient inclure et défendre les droits des freelances et des précaires sur le lieu de travail mais aussi dans le droit social en général. Face à l’explosion du nombre des freelances, les organisations professionnelles devraient trouver des solutions pour répondre à la précarité et accompagner les journalistes. Ce rapport cite quelques bonnes pratiques qui pourraient servir de source d’inspiration dans les pays où la situation des freelances est particulièrement difficile.
97. Il existe encore en Europe des pays où les syndicats n'ont pas le droit de représenter les non-salariés, et surtout beaucoup de situations où même si les syndicats incluent les freelances et les travailleurs «atypiques», ces derniers ne sont pas inclus dans les négociations collectives. Etant donné que les «atypiques» sont en train de devenir majoritaires, voire «la norme», il est nécessaire de couvrir l'ensemble des journalistes dans les négociations et les conventions collectives, en tout cas pour les droits de base tels que le temps de travail, les rémunérations (freelance ou tarif horaire), les congés payés au-delà d'une certaine durée d'emploi, les cotisations sociales pour la retraite, la sécurité sociale, le chômage, etc. Il conviendrait de permettre aux partenaires sociaux de négocier pour l'ensemble des journalistes.
98. Enfin, au-delà de la défense de la liberté de la presse, les organisations syndicales devraient aussi dire leur mot sur l’amélioration des conditions de travail, l’augmentation des salaires et la formation aux nouveaux médias. Au moins sur ce dernier élément, les organisations patronales devraient rejoindre les organisations syndicales.