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Rapport | Doc. 14526 | 09 avril 2018

La protection de l’intégrité rédactionnelle

Commission de la culture, de la science, de l'éducation et des médias

Rapporteur : M. Volodymyr ARIEV, Ukraine, PPE/DC

Origine - Renvoi en commission: Doc. 13964, Renvoi 4187 du 4 mars 2016. 2018 - Deuxième partie de session

Résumé

Les professionnels des médias ont une responsabilité à l’égard du public. Ils doivent respecter des normes éditoriales exigeantes et adopter des codes de conduite visant à promouvoir des principes éthiques essentiels, tels que la vérité, l’exactitude, l’indépendance, l’équité, l’impartialité, la responsabilité. Ils devraient établir de solides mécanismes d’autorégulation et agir plus efficacement pour empêcher la diffusion de fausses informations et la propagande.

Par ailleurs, l’intégrité rédactionnelle et l’indépendance des médias sont aujourd’hui menacées par la chute importante des recettes des médias traditionnels, ainsi que par des menaces croissantes venant de la criminalité organisée, du terrorisme, des conflits armés et des dérives autoritaires dans certains États. Les journalistes sont souvent victimes de harcèlement et d’intimidation, arbitrairement privés de liberté, agressés physiquement, torturés et même tués.

Les États membres devraient revoir leurs législations nationales, notamment sur la diffamation et sur les pouvoirs de surveillance renforcés au nom de la lutte contre le terrorisme. Ils devraient aussi interdire légalement la propagande belliqueuse et l’incitation à la haine nationale, raciale ou religieuse. En même temps, les États devraient examiner la question du déséquilibre anormal entre les revenus des médias d’information et ceux des entreprises d’internet, et trouver des solutions pour rectifier ce déséquilibre.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Projet
de résolution adopté à l’unanimité par la commission le 22 mars
2018.

(open)
1. L’Assemblée parlementaire rappelle que le droit fondamental à la liberté d’expression et d’information comporte des devoirs et des responsabilités. Les professionnels des médias ont une responsabilité à l’égard du public; ils doivent respecter des normes éditoriales exigeantes et adopter des codes de conduite visant à promouvoir des principes éthiques essentiels, tels que la vérité et l’exactitude, l’indépendance, l’équité et l’impartialité, l’humanité et la responsabilité. Dans ce contexte, l'Assemblée soutient le Code de principes sur la conduite des journalistes adopté par la Fédération internationale des journalistes.
2. L’Assemblée est consciente que différents défis menacent l’intégrité rédactionnelle et l’indépendance des médias dans les États membres. L’apparition de nouveaux médias en ligne et la prolifération rapide de sources d’informations apparentées aux médias entraînent une chute importante des recettes des médias traditionnels. La diminution du nombre de lecteurs et des modèles commerciaux obsolètes moins rentables, mais aussi les menaces croissantes de la criminalité organisée, du terrorisme et des conflits armés, compromettent à la fois l'indépendance des médias et leur intégrité rédactionnelle.
3. Des dispositions soumettant la diffamation à des sanctions pénales, y compris à des peines d’emprisonnement, figurent toujours dans le code pénal de la majorité des États membres et le risque d’encourir des amendes d’un montant élevé freine souvent aussi le travail d’investigation des journalistes. À cet égard, l’Assemblée rappelle sa Résolution 1577 (2007) «Vers une dépénalisation de la diffamation» et réaffirme que des déclarations ou allégations dans les médias, même quand elles se révèlent inexactes, ne devraient pas être passibles de sanctions, à condition qu’elles aient été faites sans connaissance de leur inexactitude, sans intention de nuire, et que leur véracité ait été vérifiée avec la diligence nécessaire.
4. L’intégrité rédactionnelle dans les médias exige non seulement exactitude, honnêteté et équité, mais aussi l’exercice par les rédacteurs en chef et les journalistes d’un jugement avisé et indépendant. Les journalistes et les médias doivent être libres d’enquêter, d’informer et de publier sans contraintes indues et sans crainte de violences ou de traitements arbitraires de la part des autorités nationales. À ce propos, l’Assemblée constate avec préoccupation que, dans un environnement où plusieurs États membres ont renforcé leurs pouvoirs de surveillance et de répression au nom de la lutte contre le terrorisme et de la protection du public, la capacité des médias à mener des enquêtes longues et difficiles, en s’appuyant sur des sources d’informations confidentielles, est considérablement réduite.
5. Les journalistes sont de plus en plus souvent menacés, victimes de harcèlement et d’intimidation, mis sous surveillance, arbitrairement privés de liberté, agressés physiquement, torturés et même tués. Se sentant contraints à s’autocensurer, ils s’abstiennent de publier certaines informations. Parfois, il n’y a pas de mécanisme fiable vers lequel se tourner pour signaler des cas de harcèlement ou de menaces. Dans ce contexte, l’Assemblée rappelle la Recommandation CM/Rec(2016)4 du Comité des Ministres sur la protection du journalisme et la sécurité des journalistes et autres acteurs des médias, ainsi que sa propre Résolution 2179 (2017) sur l'influence politique sur les médias et les journalistes indépendants, dans laquelle l’Assemblée se déclarait vivement préoccupée par l’éventail des tactiques utilisées pour porter atteinte à la liberté des médias, contraindre les journalistes à l’autocensure ou prendre le contrôle de certains médias pour les assujettir à des groupes d’intérêt.
6. L’Assemblée s’inquiète aussi du fait que les autorités étatiques interviennent directement dans la sphère des médias, non seulement en exerçant un contrôle direct, mais aussi au moyen de nominations partisanes aux postes de direction des services de diffusion ou des organes chargés de l’octroi des licences de diffusion, ou en favorisant certains médias et en en affaiblissant d’autres par le biais d’une répartition inéquitable des fonds que les organismes gouvernementaux et les entreprises publiques consacrent à la publicité.
7. Dans certains cas, des médias dépendants de l’État sont devenus des outils de propagande, utilisés pour diffuser de fausses informations ou inciter à la haine xénophobe contre des minorités ou des groupes vulnérables. En conséquence, de nombreux médias manquent d’indépendance et appliquent des normes éthiques peu exigeantes, d’où une défiance croissante de la part du public. À cet égard, l’Assemblée réaffirme son soutien à la décision de 2015 du Conseil européen de créer la Task force East StratCom pour contrer les campagnes de désinformation et les mensonges provocants en provenance de médias et de comptes en ligne situés dans la Fédération de Russie. Elle salue aussi la Déclaration conjointe dans laquelle le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la liberté d’expression et trois rapporteurs régionaux affirmaient en 2017 que les acteurs étatiques devraient s’abstenir de produire, de parrainer ou de diffuser de la désinformation ou de la propagande.
8. L’Assemblée considère que, vu les difficultés actuelles, il est plus nécessaire que jamais que les journalistes protègent leur intégrité rédactionnelle et respectent des normes professionnelles et éthiques exigeantes. En conséquence, l’Assemblée recommande aux États membres:
8.1. de mettre pleinement en œuvre la Recommandation CM/Rec(2016)4 sur la protection du journalisme et la sécurité des journalistes et autres acteurs des médias, en vue de remplir leur obligation positive de protéger les professionnels des médias et de garantir la liberté des médias;
8.2. de soutenir activement les objectifs du Plan d’action des Nations Unies sur la sécurité des journalistes et la question de l’impunité, qui appelle les autorités nationales à mettre fin à l'impunité des attaques physiques et verbales contre des journalistes et à créer un environnement sûr pour les professionnels des médias et propice à l’exercice de leur métier;
8.3. de respecter pleinement les normes du Conseil de l'Europe concernant l’indépendance et le pluralisme des médias de service public, en mettant fin aux fréquentes tentatives de les influencer ou de les transformer en médias gouvernementaux;
8.4. de revoir leur législation nationale:
8.4.1. sur la diffamation et son application pratique, conformément à la Résolution 1577 (2007) de l’Assemblée et en vue de garantir la compatibilité de la législation avec l’article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme (STE no 5);
8.4.2. sur le renforcement des pouvoirs de surveillance et de répression au nom de la lutte contre le terrorisme et de la protection du public, en vue de préserver la capacité des médias à jouer leur rôle de «chien de garde»;
8.4.3. sur les autorités de régulation du secteur des médias, en vue de garantir – via leur indépendance vis-à-vis des forces politiques et économiques – une plus grande transparence de la propriété des médias et une plus grande diversité des contenus;
8.5. d’examiner la question de l’énorme déséquilibre entre les revenus des organes d’information et ceux des entreprises d’internet, et de trouver des solutions juridiques et pratiques pour rectifier ce déséquilibre, notamment:
8.5.1. en reversant une part des profits importants tirés de la publicité faite sur les moteurs de recherche et sur les réseaux sociaux aux médias qui investissent principalement dans la production d’informations; à cette fin, il serait envisageable de modifier les dispositions relatives à la fiscalité et au droit d’auteur, par exemple;
8.5.2. en trouvant des moyens appropriés d’amener les géants d’internet à assumer une plus grande responsabilité en tant qu’éditeurs, et non pas simplement en tant que plates-formes numériques;
8.6. d’interdire légalement la propagande en faveur de la guerre et la promotion de la haine nationale, raciale ou religieuse, qui constitue une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence;
8.7. d’envisager de créer un observatoire national chargé de détecter la désinformation, la propagande et la diffusion de fausses nouvelles et de proposer des mesures adéquates pour contrecarrer ces phénomènes.
9. L’Assemblée invite les professionnels et les organismes du secteur des médias:
9.1. à augmenter l’adhésion volontaire aux codes de déontologie professionnelle et le respect de ces codes, afin de préserver des normes journalistiques exigeantes et l’intégrité rédactionnelle, et de regagner la confiance du public vis-à-vis des médias;
9.2. à exercer leur droit effectif de refuser d’effectuer un travail qui est contraire aux codes de déontologie professionnelle et à l’intégrité rédactionnelle;
9.3. à maintenir une séparation claire entre les activités de leur personnel rédactionnel et le travail de leurs départements publicitaires et commerciaux; il faudrait appliquer des règles claires pour éviter les conflits d’intérêts et l’autocensure;
9.4. à établir des mécanismes de contrôle interne, tels qu’un responsable du courrier des lecteurs ou un médiateur, ainsi que des mécanismes d’autorégulation, pour que les personnes qui estiment avoir subi une intrusion déraisonnable de la presse dans leur vie ou avoir fait l’objet d’informations inexactes puissent avoir accès facilement à un système efficace de réclamation et de recours, tout en sauvegardant l’intégrité rédactionnelle et l’indépendance de la presse;
9.5. à établir une responsabilité pour diffusion de fausses informations ou à la renforcer, à signaler toute diffusion de fausses informations, dans les médias traditionnels ou sur les réseaux sociaux, et, dans ce contexte, à instaurer une coopération forte et étroite au sein de la profession pour combattre la désinformation, la propagande et les fausses nouvelles;
9.6. à organiser des formations adaptées pour permettre aux journalistes d’améliorer leurs compétences pour relever les défis éditoriaux, y compris concernant la gestion des données et d’autres technologies, ainsi que leurs connaissances sur les droits et les devoirs des journalistes prévus par le droit interne et le droit international.
10. L’Assemblée invite:
10.1. la Fédération européenne des journalistes à promouvoir auprès de ses membres une prise de conscience des problèmes évoqués dans la présente résolution et à faciliter l’échange d’expériences et de bonnes pratiques concernant l'intégrité rédactionnelle et un journalisme de qualité, digne de la confiance du public;
10.2. l’Union européenne de radio-télévision à continuer de promouvoir ses lignes directrices et principes éditoriaux et à encourager les médias européens de service public à les appliquer pleinement, en gardant à l’esprit leur rôle particulier dans une société démocratique en tant que source indépendante d’informations impartiales, exactes et pertinentes et d’opinions politiques diverses;
10.3. l'Alliance des conseils de presse indépendants d'Europe à renforcer la coordination entre ses membres, afin d'élever le niveau d'exigence des normes éthiques et professionnelles en Europe, de faciliter les procédures de plainte entre différents pays et de sensibiliser le public;
10.4. le Réseau du journalisme éthique à continuer à plaider pour l’intégrité rédactionnelle et la transparence parmi les journalistes, tout en mettant en garde contre les comportements non professionnels et non éthiques qui sont contraires à la déontologie professionnelle.

B. Exposé des motifs, par M. Volodymyr Ariev, rapporteur

(open)

1. Questions clés et contexte: aperçu général

1. Le présent rapport suit les travaux antérieurs de la commission de la culture, de la science, de l'éducation et des médias, d'où est ressorti un tableau contrasté du paysage médiatique en Europe 
			(2) 
			Voir en particulier
le rapport «Médias en ligne et journalisme: défis et responsabilités», Doc. 14228, et la Résolution 2143 (2017) de l’Assemblée.. Sous l’angle positif, l’Europe est aujourd’hui un continent où le journalisme fonctionne dans l’intérêt du public en demandant des comptes aux détenteurs du pouvoir, où de nouvelles formes de médias mobiles et interactifs en ligne donnent à des populations entières accès instantanément à l’information et à des moyens faciles d’auto‑expression, et où l’internet offre le répertoire le plus avancé de connaissances humaines de toute l’histoire.
2. Dans le même temps, l’information partisane, la désinformation et la manipulation des faits et des thèmes d’information, y compris sous la forme de «fake news» créées de toutes pièces, souvent dans un but malveillant, et les contenus nuisibles ou extrémistes de toute sorte sont devenus courants dans l’espace partagé de l’internet, et s’infiltrent de plus en plus également dans certaines parties des médias nationaux.
3. Ces deux aspects de la communication dans et par les médias sont liés à la notion d'«intégrité rédactionnelle». Je vais l'utiliser dans le sens de «l'honnêteté et l'exactitude dans l'information du public», quels que soient les médias, un journal, une radio/chaîne de télévision ou un média en ligne. Pour moi, «l’intégrité rédactionnelle» implique une approche «éthique/morale» de la profession de journaliste. Je vais aborder dans ce rapport deux questions principales:
  • comment définir et établir des normes pour l'intégrité rédactionnelle;
  • quels sont le principaux défis pour l'intégrité rédactionnelle 
			(3) 
			L'analyse de ces questions
repose essentiellement sur le rapport d'expert de M. William Horsley,
représentant en matière de liberté des médias de l’Association des
journalistes européens, Directeur international du Centre pour la
liberté des médias, université de Sheffield, que je remercie pour
son excellent travail. À la lumière de l'audition tenue par la commission
le 22 septembre 2017, j'ai incorporé les informations présentées
par M. Horsley lui-même et par M. Chris Elliott, membre du Conseil
du Réseau du journalisme éthique, ancien rédacteur de la rubrique
dédiée aux lecteurs du Guardian,
ainsi que par plusieurs membres de la commission qui ont participé
au débat..
4. La déontologie du journalisme exige des journalistes qu’ils s’efforcent en toute circonstance de faire leur travail de manière exacte, impartiale et équitable. Lorsque des organes de médias influents manquent gravement à certaines normes rédactionnelles, comme on l’a vu par exemple lors du scandale des écoutes téléphoniques au Royaume‑Uni, ou lorsque les médias publient des articles contre rémunération, ou suppriment certaines informations d’intérêt public, ou diffusent de la propagande mensongère à des fins politiques, le préjudice causé aux personnes directement affectées, ainsi qu’à la réputation et à la crédibilité des médias, peut être très grand.
5. Dans le paysage médiatique ouvert actuel, qui repose sur la participation de masse, les informations fausses, trompeuses et partisanes pullulent et les «pièges à clics» (contenus sensationnels en ligne, souvent triviaux, qui sont créés de toutes pièces et visent à tromper le lecteur) attirent parfois plus d’attention que les informations confirmées. Il est donc plus important que jamais de maintenir des normes élevées d‘intégrité rédactionnelle dans la conduite et la production des organes de médias influents.
6. Dans toute l’Europe, le grand public est vivement préoccupé par l’influence des médias ouvertement partisans et reconnaît l’importance d’une solide culture de journalisme honnête, objectif et cherchant la vérité, en tant que bien public dans une société démocratique. Selon l’enquête d’Eurobaromètre 2017 sur l’opinion publique dans les 28 États membres de l’Union européenne, une étroite majorité de personnes (53 %) déclarent que les médias nationaux fournissent une information fiable, mais 44 % pensent le contraire. Une nette majorité, 57 %, sont d’avis que l’information fournie par les médias de leur pays est soumise à des pressions politiques ou commerciales, tandis que 38 % déclarent que tel n’est pas le cas. Et jusqu’à 60 % de répondants pensent que les médias nationaux de service public sont soumis à des pressions politiques.
7. Un moyen de gagner la confiance du public est de mettre en place un mécanisme d’autorégulation robuste. Il y a deux conditions essentielles pour qu’il fonctionne correctement: il doit être crédible auprès des professionnels (c’est-à-dire à la fois des journalistes et du secteur) et il doit être crédible auprès du public. Ces valeurs fondamentales du bon journalisme sont des préalables essentiels pour établir un «facteur de confiance».
8. Il est nécessaire de bien comprendre deux facteurs importants qui ont transformé l’environnement de travail des journalistes. Le premier est la révolution des technologies mobiles et en ligne, qui a pour conséquence que les médias traditionnels ne sont plus maîtres de leur propre moyen de communication mais sont en concurrence pour obtenir l’attention du public avec tous les nouveaux‑venus qui atteignent différents publics par l’intermédiaire de plateformes gérées par des entreprises internet commerciales; l’internet a également supprimé les frontières nationales en termes de diffusion d’informations et d’idées. Le second facteur est le développement d’un environnement de travail nettement plus hostile et menaçant pour les médias indépendants, qui sont exposés à l’action concertée des gouvernements et d’autres forces puissantes visant à coopter les médias ou à faire pression sur eux, afin de contrôler l’espace de l’information et de former eux‑mêmes l’opinion publique.
9. Les temps actuels en Europe sont loin d’être des «temps normaux» qui permettraient aux journalistes d’exercer leur rôle de «chien de garde» et de rapporter objectivement les événements. L’opinion publique a été fortement polarisée et les sentiments du public enflammés par plusieurs événements tumultueux, en particulier l’annexion illégale de la Crimée par la Russie, le conflit armé en cours en Ukraine orientale, les attaques terroristes, l’impact de la crise financière et l’afflux le plus important depuis des décennies de migrants et de réfugiés en Europe. Après la tentative de coup d’État, depuis plus d’un an, la Turquie a institué l’état d’urgence et un grand nombre de journalistes, d’universitaires et d’autres personnes ont été arrêtés, emprisonnés ou privés de leur emploi.
10. Au nom de la lutte contre le terrorisme et de la protection du public, la plupart des États européens se sont dotés de nouveaux pouvoirs étendus de surveillance et d’interception massive et ciblée en ligne, qui mettent en danger la confidentialité des communications des journalistes et d’autres personnes. Des pouvoirs aussi étendus menacent de rendre le journalisme d’investigation impossible, car les garanties relatives au caractère privé des données risquent d’être balayées. Dans nombre d’affaires, les activités de surveillance et d’interception d’organes étatiques ont exposé l’identité de sources d’information confidentielles, qui ont ensuite fait l’objet de poursuites. Pourtant, la confidentialité des sources est la pierre angulaire de la liberté de la presse.
11. Le risque croissant d’agression violente, de harcèlement et d’intimidation pour les journalistes est devenu une menace grave pour la liberté des journalistes d’informer de manière indépendante et intègre. Vingt-deux journalistes ont été tués en Europe à cause de leur travail depuis avril 2015, dont huit dans les bureaux du journal satirique Charlie Hebdo à Paris en 2015, selon les informations publiées sur la Plateforme du Conseil de l’Europe pour renforcer la protection du journalisme et la sécurité des journalistes. Beaucoup d’autres travailleurs des médias ont été blessés à la suite d’attaques violentes pendant cette période.
12. Dans sa Recommandation CM/Rec(2016)4 sur la protection du journalisme et la sécurité des journalistes et autres acteurs des médias, le Comité des Ministres déclare: «Il est inquiétant et inacceptable de constater que les journalistes et autres acteurs des médias en Europe sont de plus en plus souvent menacés, victimes de harcèlement et d’intimidation, mis sous surveillance, arbitrairement privés de leur liberté, agressés physiquement, torturés et parfois même tués en raison de leur travail d’investigation, de leurs opinions ou de leurs reportages, notamment lorsque leur travail porte sur les abus de pouvoir, la corruption, les violations des droits de l’homme, les activités criminelles, le terrorisme et le fondamentalisme.»
13. Les acteurs étatiques sont responsables de la plupart des menaces et des attaques contre les journalistes et les médias. Les gouvernements et leurs organes interviennent de plus en plus dans la sphère des médias au moyen d’une législation restrictive ou du contrôle de la propriété et, dans certains cas, en arrêtant et en emprisonnant des journalistes. Ces abus ont un grave effet d’intimidation sur la liberté d’expression. Les rédacteurs en chef et les journalistes craignent des représailles arbitraires ou l’utilisation abusive des pouvoirs de l’État et peuvent être conduits en conséquence à s’autocensurer dans leur travail et à s’abstenir d’informer sur des questions d’intérêt général pour leurs lecteurs et leur public. En pareil cas, leur intégrité se trouve compromise.
14. Les propriétaires de médias, les rédacteurs et les journalistes ont la responsabilité du maintien de l’intégrité et de toutes les décisions concernant le contenu rédactionnel. Cependant, les médias fonctionnent dans un cadre législatif et réglementaire établi par l’État et les autorités publiques. L’État et ses organes ont le pouvoir d’entraver ou de compromettre l’intégrité rédactionnelle s’ils en décident ainsi, en sanctionnant ou en criminalisant certains actes journalistiques ou en supprimant les conditions permettant aux médias de décider eux‑mêmes librement et en toute sécurité quelles informations publier et de quelle manière.
15. Il y a des exemples positifs comme celui de l’organisation non gouvernementale (ONG) italienne Ossigeno per l’Informazione, une organisation de la société civile cherchant à mobiliser un soutien politique en faveur d’initiatives pour lutter contre les menaces violentes à l’encontre de journalistes émanant de la criminalité organisée, et en faveur de la réforme depuis longtemps attendue de la législation nationale en matière de diffamation. Il est nécessaire d’élargir ce type de bonne pratique.

2. Définition et application de normes d’intégrité rédactionnelle

2.1. Normes du Conseil de l’Europe

16. La reconnaissance de l’importance de l’intégrité rédactionnelle est intrinsèque aux arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, qui accordent le champ de protection le plus étendu à la presse en raison du rôle essentiel qui est le sien dans une société démocratique, notamment eu égard à la fonction vitale de la presse pour informer le public de manière fiable et exacte. La jurisprudence de la Cour a établi des droits et privilèges pour la fonction du journalisme dans des domaines clés, qui incluent non seulement la confidentialité des sources journalistiques, mais aussi les questions de diffamation, le droit d’informer sur les questions controversées dans l’intérêt public et l’obligation pour les services nationaux de renseignement et de sécurité de rendre des comptes.
17. Le rôle de «chien de garde» de la presse a été étendu dans les arrêts de la Cour aux médias de tous types et, dans certains cas également, aux ONG qui remplissent une fonction comparable. L’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5) définit en outre les restrictions que les États peuvent imposer dans ce domaine, sous réserve de la «triple condition» bien établie par la Cour, à savoir que de telles mesures doivent être prévues par la loi, nécessaires dans une société démocratique et proportionnées à leur but déclaré.
18. La Déclaration du Comité des Ministres de 2014 relative à la protection du journalisme et à la sécurité des journalistes et des autres acteurs des médias affirme: «Le rôle de chien de garde que jouent les médias est crucial (…) pour assurer la protection de tous les autres droits de l'homme. Lorsque des abus de pouvoir, des activités de corruption, des discriminations, des activités criminelles ou des violations des droits de l'homme sont dévoilés, cela résulte directement du travail de journalistes d’investigation et d’autres acteurs des médias. Porter les faits à la connaissance du public est essentiel pour remédier à de telles situations et exiger des responsables qu’ils rendent des comptes.»
19. Dans le même temps, cette déclaration rappelle le lien entre la protection légale accordée aux médias dans leur travail et l’éthique du journalisme. La déclaration affirme: «La garantie que l’article 10 offre aux journalistes, en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général, est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi afin de fournir des informations fiables et précises dans le respect de l’éthique journalistique.»
20. En ce qui concerne la radiodiffusion, la Fiche d’information du Conseil de l’Europe sur la liberté d’expression et les médias radiodiffusés d’avril 2016, prévoit: «La situation où un groupe économique ou politique puissant réussit à obtenir une position dominante dans le secteur des médias audiovisuels et à exercer ainsi des pressions sur les radiodiffuseurs et, finalement, à mettre un terme à leur liberté rédactionnelle sape le rôle fondamental de la liberté d’expression dans une société démocratique.»

2.2. Codes de pratique et mécanismes de contrôle

21. En 2008, l’Assemblée parlementaire a déclaré dans sa Résolution 1636 (2008) «Indicateurs pour les médias dans une démocratie» que «[l]es médias devraient créer leurs propres organes d’autorégulation – commission des plaintes ou médiateurs. Les décisions de ces organes devraient être mises en application».
22. Dans mon rapport de 2015 à l’Assemblée sur «La responsabilité et la déontologie des médias dans un environnement médiatique changeant» (Doc. 13803), j’écrivais à ce sujet que «[l]’autorégulation limite la capacité de l’État d’influencer les médias à ses propres fins et se caractérise par une grande flexibilité, ce qui lui permet de s’adapter rapidement aux évolutions de situation. Elle s’appuie sur le savoir-faire de la profession, ce qui lui donne une efficacité accrue et offre des méthodes simples et rapides de règlement des litiges».
23. Un bon exemple à cet égard est la Norvège, où le mécanisme d’autorégulation a gagné la confiance du public: la Commission des plaintes relatives à la presse reflète la structure démocratique pluraliste du pays; il y a un seul code déontologique pour tous les journalistes; la commission est soutenue par tous les médias et tous les journalistes (du public et du privé); elle est financée par le secteur et par les journalistes et fonctionne de manière transparente, elle diffuse ses auditions en direct sur les médias numériques; et il n’y a aucun exemple de médias qui auraient refusé ses décisions.
24. Des codes d’autorégulation ont été établis par des organes de médias particuliers, des organismes du secteur et des syndicats de journalistes. Certains pays européens ont introduit un système de corégulation accordant à l’État un rôle statutaire dans la création de mécanismes de régulation des médias, qui sont ensuite gérés et contrôlés par des organismes des médias afin d’assurer le respect des règles convenues.
25. L’éthique du journalisme et des médias est définie dans de nombreux codes de conduite ou de pratique, qui sont soutenus et appliqués de diverses façons selon les pays. Les médias de service public, en raison de leur obligation de servir l’ensemble du public et de fournir leurs services sous forme d’un bien public commun, sont soumis à des règles plus strictes que les autres médias en matière de gouvernance et de fourniture de contenus. Ces règles portent notamment sur le traitement équilibré de l’information, l’équité, l’inclusion et la protection des intérêts des minorités.
26. Les mécanismes de contrôle prennent généralement la forme de conseils de la presse ou de conseils des médias. Certains journaux d’Europe confient à un journaliste expérimenté le rôle de médiateur ou de responsable d’une page lecteurs pour enquêter et répondre aux commentaires et aux plaintes des lecteurs, en lui accordant une position d’indépendance à l’intérieur du journal.
27. Les codes ou lignes directrices des médias les plus fréquemment cités comprennent: le Code de principes sur la conduite des journalistes de la Fédération internationale des journalistes; les principes d’éthique du journalisme du Réseau éthique en journalisme; les Principes de Camden sur la liberté d’expression et l’égalité – Article 19; les lignes directrices rédactionnelles de la BBC; et les codes de pratique de journaux bien connus comme Le Monde et le New York Times et d’agences de presse internationales comme Reuters, Associated Press et Agence France Presse.
28. Tous ces codes rédactionnels présentent certains éléments essentiels communs. Le Réseau éthique en journalisme, un organe indépendant de professionnels des médias, a recensé cinq éléments clés: vérité et exactitude, indépendance, équité et impartialité, humanité et responsabilité 
			(4) 
			<a href='http://ethicaljournalismnetwork.org/who-we-are/5-principles-of-journalism'>http://ethicaljournalismnetwork.org/who-we-are/5-principles-of-journalism.</a>.
29. L’accent est mis systématiquement dans tous ces codes sur le principe d’indépendance à l’égard de toute influence extérieure, y compris celle des gouvernements. Cette indépendance est perçue comme une condition nécessaire à la liberté des médias. Les journalistes reconnaissent leur responsabilité à l’égard des codes de déontologie professionnelle et du public, non à l’égard de l’autorité de l’État.
30. La Fédération internationale des journalistes (FIJ) représente 600 000 journalistes qui sont membres de syndicats nationaux. Son code de principes rejette explicitement l’autorité de l’État en matière rédactionnelle car il déclare: «Reconnaissant le droit connu de chaque pays, le journaliste n'acceptera, en matière professionnelle, que la juridiction de ses pairs, à l'exclusion de toute intrusion gouvernementale ou autre 
			(5) 
			<a href='http://www.ifj.org/fr/la-fij/code-de-principe-de-la-fij-sur-la-conduite-des-journalistes/'>www.ifj.org/fr/la-fij/code-de-principe-de-la-fij-sur-la-conduite-des-journalistes/.</a>.» Ce code de principes mentionne également les comportements journalistiques qui sont contraires à la déontologie professionnelle, notamment la suppression d’informations essentielles ou la falsification de documents, le plagiat, la calomnie, la médisance, la diffamation, les accusations sans fondement et l’acceptation d'une quelconque gratification en raison de la publication d'une information ou de sa suppression.
31. L’Alliance des conseils de presse indépendants d’Europe (AIPCE), une association informelle volontaire, a adopté une déclaration d’objectifs qui insiste sur le fait que «la rédaction des Codes d’éthique journalistique et leur gestion revient aux journalistes et aux éditeurs, qui doivent tenir compte de l’avis du public, et ne doit pas être prise en charge par les gouvernements» 
			(6) 
			<a href='http://www.aipce.net/aboutAipce.html'>www.aipce.net/aboutAipce.html.</a>. L’AIPCE s’oppose également à l’imposition de codes supranationaux et à la création d’organismes de régulation supranationaux, que ce soit au niveau européen ou au niveau mondial.
32. Le New York Times, dont la devise est «Sans crainte, ni complaisance», a adopté une politique d’éthique du journalisme qui reconnaît les inquiétudes du public au sujet de l’impartialité, l’exactitude et l’intégrité des journalistes et du journalisme. Ce document déclare que «[l]a production de contenus de la plus haute qualité et intégrité est ce sur quoi repose notre réputation et le moyen par lequel nous cherchons à répondre à la confiance du public et aux attentes de nos acheteurs» 
			(7) 
			<a href='https://www.nytco.com/who-we-are/culture/standards-and-ethics/'>https://www.nytco.com/who-we-are/culture/standards-and-ethics/.</a>. Le code de déontologie et des normes de pratique du New York Times s’engage à publier des corrections en bonne place et au même endroit ou à une heure de diffusion particulière.
33. L’Union européenne de radiodiffusion (UER), qui représente des sociétés de radiodiffusion de 56 pays, met en avant une série de principes rédactionnels exigeant des radiodiffuseurs de service public qu’ils fassent preuve d’indépendance et d’impartialité, d’équité et de respect, d’exactitude et de pertinence, et qu’ils soient joignables et responsables 
			(8) 
			<a href='https://www.ebu.ch/files/live/sites/ebu/files/Publications/EBU-Editorial Principles_FR.pdf'>https://www.ebu.ch/files/live/sites/ebu/files/Publications/EBU-Editorial%20Principles_FR.pdf.</a>. Un rapport publié par l’UER en 2016 affirme que les pays où existent des radiodiffuseurs publics appréciés du public et bien financés sont moins exposés à l’extrémisme de droite et à la corruption et ont une plus grande liberté de presse 
			(9) 
			<a href='https://www.coe.int/fr/web/portal/-/public-service-broadcasting-under-threat-in-europe'>https://www.coe.int/fr/web/portal/-/public-service-broadcasting-under-threat-in-europe.</a>. Cependant, le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a écrit le 2 juin 2017 que le nombre de tentatives de gouvernements d’influencer l’indépendance et le pluralisme des radiodiffuseurs publics a nettement augmenté pendant les dernières années. Il ajoute: «Les tentatives gouvernementales de transformer un radiodiffuseur de service public en un radiodiffuseur d’État restent fréquentes 
			(10) 
			<a href='http://www.coe.int/fr/web/commissioner/-/public-service-broadcasting-under-threat-in-europe'>www.coe.int/fr/web/commissioner/-/public-service-broadcasting-under-threat-in-europe.</a>
34. Le code de pratique des rédacteurs en chef de l’IPSO (Independent Press Standards Authority) au Royaume‑Uni 
			(11) 
			<a href='https://www.ipso.co.uk/editors-code-of-practice/'>https://www.ipso.co.uk/editors-code-of-practice/.</a> est un bon exemple de document normatif sectoriel. Ce code définit les règles que la plupart des journaux et magazines britanniques acceptent de suivre. Il inclut des dispositions utiles pour définir l’intégrité rédactionnelle, qui exigent notamment de: distinguer clairement les commentaires, les conjectures et les faits; s’abstenir de toute intimidation, harcèlement ou persistance de mauvais aloi; respecter les normes relatives à la protection de la vie privée et au rejet de la discrimination; et publier «en bonne place» des corrections et des excuses en cas d’inexactitude notoire, de déclaration erronée ou de déformation des faits. Au Royaume-Uni, comme dans d’autres pays, le degré d’application effective de ce code de pratique demeure controversé et fait l’objet d’un vif débat public.

3. Défis majeurs pour l’intégrité rédactionnelle

3.1. Défi no 1: maintenir le rôle de «chien de garde» des médias; journalisme d’investigation

35. Le journalisme d’investigation est à l’avant‑poste en ce qui concerne la fonction des médias consistant à demander des comptes aux puissants. Les succès passés du journalisme d’investigation ont toujours impliqué la poursuite audacieuse et déterminée d’une affaire par des organisations de média malgré les obstacles, les menaces judiciaires et les risques importants pour les journalistes et les organes médiatiques concernés 
			(12) 
			Parmi les exemples
bien connus, on peut citer: l’exposition du scandale du Watergate
par le Washington Post et
le New York Times aux États‑Unis
au début des années 1970, qui a abouti à la démission et à la disgrâce
d’un président américain; la longue campagne du Sunday Times, en dépit des menaces
judiciaires, pour enquêter et faire connaître le sort de centaines
de victimes de la thalidomide; et l’exposition à partir de 2002
par le magazine Stern, de
fraude à grande échelle au sein d’Eurostat. Le journaliste de Stern a été arrêté par la police
belge et accusé de verser des pots‑de‑vin à des fonctionnaires de
l’Union européenne, puis finalement lavé de ces accusations, et
en 2007 la Cour européenne des droits de l’homme a affirmé son droit
à ne pas révéler ses sources confidentielles..
36. La plupart des grands médias en Europe souffrant d’une baisse de leurs revenus et d’un manque de ressources, et les États d’Europe et au‑delà ayant assumé des pouvoirs de surveillance et de répression supplémentaires au nom de la lutte contre le terrorisme et de la protection du public, des doutes s’expriment sur la capacité des médias à mener des enquêtes longues et difficiles dans la tradition du journalisme d’investigation.
37. Un exemple remarquable de projet assez nouveau de journalisme d’investigation est Médiapart, un journal français en ligne financé entièrement par abonnement et spécialisé dans la publication d’informations originales reposant sur des enquêtes. Ce journal a joué un rôle important dans la révélation de plusieurs scandales politiques importants en France.
38. Il y a aussi d’autres exemples tels le projet «Organised Crime and Corruption Reporting», le Réseau de journalisme d’investigation des Balkans et le Consortium international des journalistes d’investigation, qui contribuent au renforcement des capacités et des ressources en matière de journalisme d’investigation au niveau national et international et par l’intermédiaire de réseaux.
39. La question de savoir si les médias contemporains se montrent efficaces dans la révélation et l’information du public sur des injustices et des abus de pouvoirs importants dans l’Europe d’aujourd’hui est une question ouverte. La fraude électorale connue ou soupçonnée, la corruption de haut niveau, les abus de pouvoir de fonctionnaires à tous les niveaux, les activités de réseaux criminels organisés, la fraude financière, les erreurs judiciaires et l’impunité et les homicides illégaux sont autant de sujets qui présentent un vif intérêt pour le public. Dans les pays où un gouvernement de type autoritaire contrôle ou exerce des pressions sur les médias, les risques sont grands pour les journalistes qui cherchent à enquêter sur ces sujets.
40. Pendant les dernières années, une série de fuites massives de données et de documents officiels a confronté les rédacteurs en chef et les journalistes à des choix importants et parfois difficiles en matière d’intégrité rédactionnelle. Les fuites en question portaient notamment sur les fichiers massifs de données obtenus et rendus publics par Wikileaks, les fichiers obtenus par Edward Snowden révélant les activités de surveillance et d’interception des communications de l’Agence nationale de sécurité (NSA) des États‑Unis, ainsi que les «Panama Papers» contenant des informations sur les comptes bancaires secrets détenus dans des paradis fiscaux par de nombreuses personnalités publiques de premier plan.
41. En dépit des avertissements publics et des objections des gouvernements et organes étatiques concernés, dans chacun de ces cas, la fuite massive de données a fait l’objet d’une très large couverture au niveau mondial dans les grands médias. Dans le cas des fichiers Snowden et des Panama Papers, de grands médias européens ou autres ont coopéré de façon nouvelle en échangeant, préparant et publiant leurs contenus. Ils ont déclaré que cela était dans l’intérêt public et fait valoir qu’en exerçant leur jugement rédactionnel et en faisant preuve de la diligence requise au regard des questions de protection de la vie privée et de sécurité nationale, ils pourraient assurer le respect effectif des normes éthiques et professionnelles.
42. Des questions difficiles en matière de jugement rédactionnel se sont également posées en relation avec de nombreux cas d’enlèvement ou de prise d’otages concernant des journalistes, des travailleurs humanitaires et d’autres personnes au Moyen‑Orient et ailleurs. Dans certains cas, des organes d’information ont accepté, en concertation avec les autorités gouvernementales, de s’abstenir volontairement de publier certaines informations concernant ces affaires ou d’appliquer un embargo sur l’information dans l’espoir de sauver des vies humaines. Le plus souvent, cet embargo a permis d’empêcher la diffusion publique de certaines informations.

3.2. Défi no 2: lutte des médias pour l’indépendance contre le renforcement des pouvoirs de l’État et les pratiques commerciales «prédatrices»

43. Le Rapport annuel de 2017 sur la situation de la démocratie, des droits de l’homme et de l’État de droit en Europe du Secrétaire Général du Conseil de l’Europe présente un tableau assez sombre de l’incapacité des États membres à assurer la protection juridique et pratique des journalistes menacés. Il considère que la protection physique des journalistes est insatisfaisante dans 20 États membres et que les nécessaires garanties légales de la liberté d’expression sont insuffisantes dans 26 États membres; ces garanties sont jugées stables et satisfaisantes dans seulement quatre États membres.
44. Ces constats montrent clairement la fragilité de la protection de l’indépendance des médias: dans une démocratie, l’État est censé être politiquement neutre mais, lorsque la primauté du droit est incertaine et que les sauvegardes démocratiques sont absentes ou inadéquates, les représentants de l’État peuvent être tentés, par intérêt personnel ou par loyauté vis‑à‑vis de leurs supérieurs, de soumettre les médias critiques à des mesures de harcèlement. Les conclusions du rapport du Secrétaire Général apparaissent aux organisations de défense de la liberté de la presse comme la confirmation d’une tendance croissante à criminaliser le travail des journalistes. Des lois pénales en matière de diffamation prévoyant des peines d’emprisonnement figurent toujours dans le code pénal de la majorité des États membres du Conseil de l’Europe; et le risque d’encourir des amendes d’un niveau écrasant freine aussi souvent le travail d’investigation des journalistes.
45. Pour exercer véritablement leur liberté rédactionnelle, les médias doivent être détachés de toute crainte et de toute contrainte lourde ou inutile pesant sur leur travail d’information et leurs activités de publication. Cependant, dans toute l’Europe, les gouvernements ont adopté et appliquent diverses lois affectant la liberté d’informer des journalistes, notamment des lois portant sur: les actes de trahison, l’extrémisme, la sécurité nationale, la surveillance, les pouvoirs d’enquête et les manifestations à caractère pacifique. On a pu soutenir, dans certains cas, que la législation sur le terrorisme assimile le travail des journalistes à une forme de soutien au terrorisme ou même à la participation à des actes de terrorisme. Parfois, également, les médias sont confrontés à l’arbitraire de la justice sous la forme de règles autorisant les tribunaux à sanctionner ou imposer la fermeture d’entreprises de médias sur le simple soupçon de soutien à l’«extrémisme».
46. Des autorités étatiques et des forces politiques interviennent directement dans la sphère des médias au moyen de systèmes discriminatoires de régulation des médias, de nominations partisanes aux postes de direction des services de radiodiffusion ou des organes chargés de l’octroi des licences de radiodiffusion, et du contrôle direct ou de l’exercice d’une influence sur les médias d’information. Les autorités politiques favorisent fréquemment certains médias et cherchent à en affaiblir d’autres via l’allocation des budgets publicitaires des organes gouvernementaux et des entreprises publiques. La fermeture forcée en 2016 en Hongrie du Népszabadság, journal respecté de centre‑gauche, est intervenue suite à une forte baisse de ses revenus publicitaires dans un climat politique défavorable.
47. L’étendue des pressions quotidiennes que subissent les journalistes dans toute l’Europe ressort clairement des conclusions de l’étude publiée en 2017 par le Conseil de l’Europe sous le titre «Journalists under pressure: unwarranted interference, fear and self-censorship in Europe» («Journalistes sous tension: ingérence abusive, crainte et autocensure en Europe»). Cette étude, qui analyse l’expérience de 940 journalistes et rédacteurs en chef d’Europe, constate que jusqu’à 69 % d’entre eux déclarent avoir été la cible d’intimidations, d’agressions verbales ou de campagnes de dénigrement; 43 % déclarent avoir fait l’objet d’intimidations de la part de partis politiques et 31 % de l’ensemble des journalistes interrogés ont indiqué avoir été victimes d’agressions physiques, ces agressions étant les plus fréquentes en Turquie et dans les pays du Caucase du Sud.
48. L’étude examine aussi l’impact de cet environnement de travail difficile et parfois dangereux. Une forte proportion des journalistes ayant participé à l’enquête déclarent qu’ils se sentent incités à l’autocensure et à la suppression de certaines informations dans leur travail; 35 % d’entre eux considèrent qu’il n’existe pas de mécanisme fiable pour la déclaration des cas de harcèlement ou de menaces.
49. Dans un certain nombre d’États membres du Conseil de l’Europe, des agents publics cherchent aussi à imposer leurs propres règles pour déterminer qui peut ou non être considéré comme journaliste, en faisant en sorte que ceux qui se voient refuser une carte de presse officielle ne puissent défendre leurs actes et faire valoir leurs droits en tant que journalistes.
50. De nombreux médias traditionnels connus pour leur indépendance ou leur attitude critique sont passés sous le contrôle de nouveaux propriétaires ou ont été achetés à des fins particulières, notamment pour influencer le débat public dans leur intérêt ou salir la réputation de leurs adversaires. Cette évolution a entraîné une distorsion du paysage des médias, en particulier en Europe centrale et orientale, en étouffant les voix critiques et la diversité dans les médias, en portant atteinte à l’environnement de travail des journalistes dans l’ensemble de la région et en faisant du journalisme une profession plus précaire et plus dangereuse qu’auparavant.
51. Il serait difficile de surestimer l’impact négatif de ces transformations. L’ancien Commissaire aux droits de l’homme, Thomas Hammarberg, a signalé dès 2011 que certains organes médiatiques étaient devenus des «outils de propagande au profit du pouvoir en place, ou qu’ils incitent à la haine xénophobe contre des minorités et des groupes vulnérables» 
			(13) 
			<a href='http://www.coe.int/fr/web/commissioner/-/ethical-journalism-self-regulation-protects-the-independence-of-med-1?inheritRedirect=true'>www.coe.int/fr/web/commissioner/-/ethical-journalism-self-regulation-protects-the-independence-of-med-1?inheritRedirect=true.</a>. Il a lancé un avertissement au sujet des conséquences possibles d’une telle prise de contrôle par les propriétaires et les gestionnaires, dont les motivations sont très éloignées de celles qu’expriment les codes de déontologie du journalisme. «Des comportements aussi irresponsables et attentatoires à la vie privée», écrivait‑il, «risquent d’entamer très rapidement la confiance du public – et de servir de prétexte aux gouvernements pour imposer une réglementation des médias, voire une censure» 
			(14) 
			Ibid.. Au vu des événements ultérieurs, ces mots semblent prophétiques.
52. Le Réseau éthique en journalisme a publié en 2015 un rapport intitulé «Untold stories: how corruption and conflicts of interest stalk the newsroom» (Informations inédites: comment la corruption et les conflits d’intérêts rôdent autour des salles de rédaction), qui décrit des pratiques très répandues d’abus de pouvoir journalistique: «Les dirigeants de certains médias passent des accords avec des publicitaires pour publier des contenus rémunérés sous la forme d’informations authentiques; des reporters et des rédacteurs en chef acceptent des pots‑de‑vin et des formes de rémunération occultes; et les habitudes de dépendance à l’égard des liens amicaux dans le monde de la politique ou des entreprises font qu’il est de plus en plus difficile de séparer le journalisme de la propagande et l’information impartiale des activités de relations publiques 
			(15) 
			<a href='http://ethicaljournalismnetwork.org/resources/publications/untold-stories'>http://ethicaljournalismnetwork.org/resources/publications/untold-stories.</a>.» Ce rapport s’appuie sur des analyses du paysage médiatique dans 18 pays du monde entier, dont quatre en Europe.
53. Les organisations de défense de la liberté de la presse ont lancé un avertissement à cet égard en déclarant que les pressions politiques et commerciales et l’ingérence dans les médias menacent les fondements d’une presse libre, indépendante et fiable en Europe. L’intervention vigoureuse dans le domaine des médias d’intérêts politiques et économiques agressifs a fait naître l’idée d’une «capture» par l’État ou par l’«oligarchie» des postes de commande des médias et de la sphère de l’information. Dans certains cas, des médias dépendant de l’État ont été détournés de leur fonction pour diffuser des informations biaisées, des messages de propagande et de fausses nouvelles dans le but de déstabiliser d’autres pays et d’inciter à la discrimination et à la haine. Les États membres du Conseil de l’Europe ont reconnu les menaces qui pèsent sur les médias en tant que pilier essentiel de la démocratie mais les sauvegardes prévues dans la législation nationale et les normes européennes se sont souvent révélées insuffisantes. Les journalistes se trouvent aujourd’hui exposés à un orage multiforme qui remet en question le statut et la réputation du journalisme.
54. L’idéal cher aux sociétés démocratiques de médias neutres rapportant de façon impartiale les événements est remis en cause. Des personnalités publiques, y compris des hommes politiques et des représentants d’intérêts particuliers, cherchent à promouvoir l’idée que le journalisme, comme toute autre forme de message public, est intrinsèquement partisan ou même que toute «vérité» est subjective. Cette idée a pour but de discréditer le journalisme et de saper la crédibilité du public à l’égard des médias. La précieuse réputation des journalistes en tant que défenseurs de l’intérêt public est ce qui conduit de puissants groupes à tenter d’exploiter le pouvoir des médias à leurs propres fins. Cependant, même dans les environnements les plus hostiles, dans toute l’Europe, certains médias réussissent à maintenir leur indépendance et à remplir leur fonction vitale d’informer sur la base d’une intégrité réelle.
55. Dans ce climat, les médias sont devenus la cible facile de la condamnation et de l’hostilité du public. Dans certains États européens, des personnalités publiques abandonnent leur réserve habituelle et insultent brutalement ou attaquent verbalement en public des journalistes individuels ou des secteurs des médias. Des journalistes ont été traités d’antipatriotes, d’ordures, de prostituées, de traîtres et d’ennemis de l’État. Le discours de haine, les agressions violentes et les attaques répétées sur internet sont devenus un grave danger, en particulier pour de nombreuses femmes journalistes. On observe dans tout cela une polarisation des opinions et le développement virulent de l’intolérance et de la grossièreté dans le discours public, dirigés à la fois contre des figures publiques et des citoyens ordinaires, et cela représente un changement très marqué de la culture politique. Les médias sont au centre de la bataille et se trouvent souvent en ligne de mire.

3.3. Défi no 3: échec des anciens modèles commerciaux et perte de contrôle des médias sur la distribution

56. Les grands médias ont largement perdu la capacité d’atteindre directement les lecteurs et le public au moyen de leurs propres produits et moyens de distribution. Leur instabilité économique s’aggravant, ils sont devenus dépendants des entreprises d’internet, y compris des moteurs de recherche et des entreprises de médias sociaux, pour l’acheminement et la diffusion de leurs contenus. Même la BBC, une marque mondiale et aujourd’hui le plus grand fournisseur d’information du Royaume-Uni, quel que soit le média utilisé, a lancé un avertissement en déclarant que la dominance de l’internet risque d’en faire de plus en plus un vecteur de «désinformation, de polarisation et de désengagement», ce qui accroît l’importance de sources d’information fiables et impartiales afin d’éviter un «déficit démocratique». 
			(16) 
			The Future of News
report: <a href='http://www.bbc.co.uk/mediacentre/latestnews/2015/future-of-news'>www.bbc.co.uk/mediacentre/latestnews/2015/future-of-news.</a>
57. Les principales sources de financement des journaux (à savoir les recettes provenant de la vente des journaux et de la publicité) ont très fortement diminué et les recettes de la publicité en ligne bénéficient principalement aux nouveaux‑venus. Dans un rapport au Conseil de l’Europe en 2016 
			(17) 
			<a href='https://rm.coe.int/16806c0385'>https://rm.coe.int/16806c0385.</a>, l’Institut Reuters pour l’étude du journalisme (RISJ) a estimé que la part de la publicité en ligne bénéficiant à des grandes entreprises internationales de technologie comme Apple, Amazon, Microsoft et Yahoo représente conjointement plus de 50 % du marché total.
58. En outre, le RISJ estime que, dans un certain nombre de pays européens, au moins 80 % de l’argent investi dans l’information est lié à des acteurs «historiques» comme la presse écrite et la télévision. Au Royaume-Uni, Ofcom, le régulateur des médias, a calculé que 99 % de l’investissement rédactionnel dans la collecte de l’information correspond aux médias traditionnels, les fournisseurs d’information en ligne ne comptant que pour 1 % de cet investissement. C’est pourquoi les médias traditionnels ou «historiques» ont subi des pertes brutales de revenus dans toute l’Europe. Dans bien des cas, l’affaiblissement de leur base économique pèse sur les perspectives de survie à long terme de ces médias et sur les ressources qu’ils sont en mesure de mobiliser pour produire des contenus journalistiques originaux. Il en est également résulté une très forte diminution du nombre du personnel à plein temps des médias d’information et une augmentation très nette du nombre de travailleurs occasionnels ou pigistes dont la sécurité dans l’emploi est plus faible et qui sont souvent peu rémunérés et moins à même de défendre leurs normes professionnelles et leurs droits en matière d’emploi.
59. La Press Gazette britannique, un journal en ligne spécialisé dans le traitement des médias, a lancé l’alarme en écrivant que «les géants du web Google et Facebook publient de l’information sans être soumis à aucune des contraintes juridiques et éthiques en vigueur dans le secteur du journalisme et cela a de très graves conséquences sur les modèles d’entreprises numériques». Les entreprises de médias sociaux ont été obligées d’investir dans de nouvelles activités de contrôle des contenus en ligne et de mettre au point des mécanismes pour leur permettre d’intervenir plus rapidement pour supprimer les contenus extrémistes ou offensants. Les demandes en faveur de mesures pour remédier à l’énorme déséquilibre entre les revenus des organes d’information et des entreprises internet, et pour faire en sorte que les entreprises internet assument formellement leurs responsabilités en tant qu’«éditeurs» et pas seulement en tant que plateformes de diffusion de contenus, se sont également intensifiées.
60. Les médias «historiques», y compris la télévision, la radio, les journaux et leurs versions en ligne, fournissent l’essentiel de l’investissement nécessaire à la première collecte de l’information, et leur travail original de journalisme est ensuite largement recyclé ou copié dans d’autres médias en ligne et dans les médias sociaux. Pourtant, de loin la plus grande partie des revenus publicitaires numériques sont aspirés par une poignée de géants technologiques, y compris Google et Facebook, qui investissent assez peu dans la production d’informations et de contenus originaux.
61. Dans le même temps, les règles fondamentales du marché des médias, bien que cherchant à soumettre la télévision et la presse écrite à des normes et mesures réglementaires claires, ont jusqu’ici permis globalement aux grands agrégateurs de nouvelles et aux plateformes de médias sociaux de fonctionner en dehors de ces contraintes. Ces différences de traitement sont actuellement remises en cause et un certain nombre de propositions ont été mises en avant pour rétablir l’équilibre. Elles prévoient notamment la possibilité de reverser, par des mesures fiscales ou une modification des règles de droit d’auteur, une part des profits importants tirés de la publicité numérique aux organes de médias qui investissent dans la collecte de l’information. Il n’en reste pas moins que la liberté d’expression en ligne est en grande partie réglementée ou contrôlée par des entreprises commerciales mondiales privées.
62. Les journaux locaux et régionaux indépendants établis de longue date ont subi tout particulièrement les effets du nouvel environnement médiatique et beaucoup d’entre eux ont cessé de paraître, laissant ainsi de nombreuses communautés locales sans source d’information fiable et familière. Dans certains pays, des autorités régionales ou municipales financent ou gèrent eux‑mêmes fréquemment des médias imprimés et de radiodiffusion, ce qui donne lieu à des accusations de partialité politique et entraîne un recul de la pluralité des médias.
63. Le public recourt de plus en plus à d’autres sources d’information, notamment les médias sociaux, mais il est clair que, dans ce secteur, les garanties ou sauvegardes en matière d’exactitude de l’information ou de responsabilité sont tout à fait absentes.

3.4. Défi no 4: «fausses nouvelles» et notion de «post‑vérité»; désinformation à des fins politiques

64. L’expression «fake news» désigne généralement les informations créées délibérément de toutes pièces et publiées le plus souvent à des fins politiques ou financières. Il peut s’agir de la propagande d’un État, de supercheries ou de tentatives de diffamation à l’encontre de personnalités ou d’organisations particulières, qui sont souvent publiées sur des plateformes ou des sites partisans. Les méthodes visant à salir la réputation d’un individu n’ont rien de nouveau, mais les activités des «techniciens de la politique» et des spécialistes de la désinformation, ainsi que la place essentielle que tient aujourd’hui l’internet dans la vie des individus, ont entraîné un accroissement exponentiel de la diffusion d’informations inexactes, délibérément fausses et de ce qu’on pourrait appeler l’«ordure verbale». Les messages et contenus de ce type peuvent être distribués rapidement et à grande échelle au moyen de messageries de masse utilisant des programmes automatiques appelés «robots», ainsi que par des moteurs de recherche et entreprises de médias sociaux. Les fausses nouvelles attirent parfois plus d’attention que les informations authentiques.
65. Ce phénomène est parfois alimenté par les déclarations immodérées ou provocantes de figures politiques, d’autres personnalités publiques bien connues ou de leurs partisans. Le label de «post‑vérité» est maintenant utilisé pour désigner un type de discours reposant plus sur l’émotion que sur la prise en compte des faits connus. Un membre haut placé de l’entourage du président américain Donald Trump a contesté les informations publiées dans les médias au sujet du nombre de personnes ayant assisté à la cérémonie d’inauguration du président en faisant état de «faits alternatifs». Un commentateur conservateur a également déclaré à la National Public Radio aux États‑Unis: «Les faits, ça n’existe plus.»
66. C’est d’ailleurs grâce à l’utilisation fréquente par le président Trump des mots «fake news» pour discréditer ou rejeter des déclarations avec lesquels il est en désaccord que cette expression a commencé à être utilisée comme une formule de rejet méprisante ou même comme une insulte.
67. Les messages faux ou «bidon» en ligne, ainsi que les contenus agressivement partisans, sont source de grande perturbation lorsqu’ils sont présentés comme des nouvelles ou des informations crédibles, en particulier lorsqu’ils s’inscrivent dans une tentative de s’ingérer dans des élections ou d’autres processus politiques aux États‑Unis, en France, en Allemagne ou ailleurs.
68. Le risque de contagion des contenus d’information authentiques sous l’effet de la diffusion de nouvelles et de messages faux représente un défi pour les médias d’information. Des organes de médias sont eux‑mêmes souvent la cible de fausses informations, ainsi que de diverses formes de cyberattaques. Dans certains cas, des contenus fictifs ou calomnieux sont apparus sur des sites internet conçus pour imiter des médias authentiques, afin de les discréditer ou de conférer une légitimité sans fondement à des informations fausses.
69. Certaines de ces affaires, comme la création par des adolescents macédoniens d’un réseau de fausses nouvelles pendant l’élection présidentielle aux États‑Unis en 2016 afin de recueillir des revenus publicitaires, peuvent être qualifiées de simples supercheries, même si certaines des «informations» publiées ont été largement diffusées et ont réussi à s’immiscer dans le circuit des grands médias. Cependant, nombre de sites de ce type sont créés dans l’intention grave de tromper ou de nuire à certaines réputations en poursuivant des intérêts partisans. Les informations fausses ou «bidon» vont à l’encontre des codes de pratique journalistiques en vigueur, qu’ils violent impunément.
70. L’éthique dans le journalisme, en particulier à l’ère de la post-vérité, des «fake news» et des médias sociaux, devrait être une préoccupation majeure, parce que dans le monde numérique, les journalistes doivent réaffirmer et réapprendre les bases de l’éthique journalistique. Il est crucial d’avoir des institutions professionnelles dignes de ce nom pour défendre ces principes de base. Ces organes, lorsqu’ils fonctionnent correctement, peuvent faire beaucoup pour inculquer les bonnes pratiques et combattre les mauvaises.
71. En réponse à l’évolution rapide des technologies de médias et des besoins des usagers, les médias ont développé ou perfectionné des dispositifs de contrôle des faits et de vérification des sources comme les «décodeurs» du Monde, le «Reality Check» de la BBC et sa version télévisée dans l’émission «El Objetivo con Ana Pastor» diffusée sur la chaîne de télévision espagnole La Sexta, et First Draft News, un réseau de partenariat international travaillant sur les processus et méthodes de vérification. L’utilisation de la signalisation en ligne pour faciliter l’identification des sites de nouvelles et d’information fiables pourrait contribuer utilement aux efforts visant à aider les usagers à éviter les fausses informations et les contenus nuisibles
72. La désinformation est également un outil à des fins politiques. En 2015, les États membres de l’Union européenne ont décidé de réagir à un flux constant de désinformation et de mensonges provocants émanant d’organes de médias et de comptes en ligne situés dans la Fédération de Russie. L’Union européenne a créé à cette fin la Task force East StratCom, qui a déclaré avoir identifié plus de 3 000 contenus transmis à des fins de désinformation à partir de diverses sources médiatiques russes. Ces contenus incluaient des nouvelles et des images fausses ou manipulées concernant le conflit en Ukraine orientale, la chute d’un avion de Malaysian Airlines au‑dessus de cette partie de l’Ukraine en 2014, qui a coûté la vie à plus de 290 personnes, les activités de l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN), ainsi que des informations montrant sous un jour négatif divers leaders politiques européens ou autres. La Task Force nie être engagée dans une opération de contre‑propagande.
73. Stopfake, un site web ukrainien géré depuis 2014 par des journalistes, des étudiants en journalisme et d’autres personnes, a réussi à sensibiliser fortement le public à la nature et à l’ampleur de la désinformation et de la propagande dans les médias au sujet des événements en Crimée. Il publie des analyses détaillées exposant et réfutant les mensonges et les distorsions de l’information.
74. Les auteurs des contenus répréhensibles sont en grande partie des journalistes travaillant pour des médias russes appartenant à l’État ou soutenant le Gouvernement russe et cette campagne est considérée comme un outil de la politique russe. Plusieurs gouvernements de pays proches, notamment l’Ukraine, la Suède et le Danemark, ont déclaré que les fausses informations en provenance de Russie constituent une menace pour leur sécurité nationale. Dans une Déclaration conjointe 
			(18) 
			<a href='http://www.osce.org/fom/302796'>www.osce.org/fom/302796.</a> rendue publique en mars 2017, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la liberté d’expression et trois rapporteurs régionaux soulignent que les acteurs étatiques devraient s’abstenir de produire, de parrainer ou de diffuser de la désinformation ou de la propagande, et ils les appellent à établir des cadres réglementaires pour les radiodiffuseurs, qui seraient soumis à la surveillance d’un organe à l’abri de toute interférence ou pression politique ou commerciale.
75. Les normes élémentaires du journalisme exigent qu’un journaliste vérifie de bonne fois l’exactitude des informations qu’il transmet. Quel que soit le sujet traité, y compris les relations internationales, ces normes exigent de rapporter les déclarations et le point de vue de toutes les parties concernées et de ne pas dissimuler ou supprimer les faits pertinents. Ces normes sont régulièrement violées dans les contenus signalés par la Task Force de l’Union européenne. Le fait de qualifier le Gouvernement ukrainien de «fasciste» dans les reportages et les émissions radiodiffusées russes constitue une violation flagrante de l’éthique des médias.
76. Une conférence régionale de journalistes organisée par l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) à Tbilissi, Géorgie, en mai 2017 a appelé les médias, dans un document non contraignant, à adopter des mesures d’autorégulation pour assurer l’exactitude de l’information et la correction des erreurs. Elle a également recommandé aux organes de médias d’envisager d’inclure parmi leurs services la couverture critique de la désinformation et de la propagande, conformément à leur rôle de «chien de garde» dans la société, en particulier pendant les périodes de conflit, d’élections et de discussion sur d’autres sujets d’intérêt public. Cependant, le 30 août 2017, le Représentant de l’OSCE pour la liberté des médias, Harlem Désir, a réaffirmé les préoccupations de ses services au sujet de la détention et de l’expulsion de journalistes russes et d’autres journalistes étrangers par le Gouvernement ukrainien.
77. Certaines organisations de la société civile et des journalistes d’Ukraine et d’autres pays voisins de la Russie font valoir que les employés des médias russes qui transmettent régulièrement de fausses nouvelles ou de la propagande ne devraient pas être reconnus comme journalistes. Cela ne s’est pas encore produit mais Ofcom, l’autorité de régulation du secteur de la communication du Royaume-Uni, a jugé que le radiodiffuseur russe RT avait enfreint de nombreuses fois les règles d’exactitude et d’impartialité dans sa couverture des conflits en Ukraine et en Syrie. Plusieurs initiatives ont été organisées pour promouvoir le dialogue et le consensus au sujet des normes de conduite journalistique entre les journalistes russes et leurs homologues en Ukraine et dans d’autres régions d’Europe.

3.5. Défi no 5: éthique, conduite et compétences des médias

78. Les médias d’Europe sont confrontés à de nouveaux défis à l’ère de l’internet et de la participation massive directe des citoyens et des communautés aux débats publics. Les journalistes sont tenus de présenter une information complexe et qui évolue rapidement d’une manière véridique, actualisée et pertinente pour leur public. Ils doivent naviguer entre de puissantes passions et éviter de froisser les sensibilités de certains groupes qui sont prompts à condamner les médias lorsqu’ils désapprouvent le contenu ou la présentation de l’information.
79. En Allemagne, la chaîne de télévision de service public ZDF et d’autres médias ont fait l’objet de furieuses accusations d’avoir déformé l’information et d’avoir diffusé des «mensonges» au sujet d’une série d’agressions sexuelles contre des femmes et de vols commis à l’extérieur de la gare de Cologne la veille du Jour de l’an 2015, au moment le plus fort de l’arrivée d’un très grand nombre de réfugiés et de migrants en Allemagne. Lorsque l’ampleur des agressions est apparue clairement quelques jours plus tard, la chaîne de télévision a présenté ses excuses pour ce qu’elle a décrit comme une erreur de jugement en réponse aux plaintes l’accusant de n’avoir pas clairement identifié les auteurs de ces actes comme étant d’apparence nord‑africaine ou arabe.
80. Les médias concernés ont été accusés d’atténuer la gravité des crimes commis et de dissimuler la vérité. Le tollé suscité par le comportement des médias s’est trouvé associé à une controverse nationale sur la décision du gouvernement d’inviter un grand nombre de migrants dans le pays en dépit de la vive opposition des organisations anti-immigrés.
81. Cet épisode a été perçu comme un exemple de choix rédactionnel douteux de la part de médias «libéraux» soucieux de ne pas attiser les sentiments anti‑étrangers dans une période sensible. L’un des principes essentiels de l’éthique du journalisme est que le contenu de l’information ne doit pas manifester de préjugés, ni inciter à la discrimination sur la base de la race, de la religion ou d’autres caractéristiques. La presse grand public d’Europe a par ailleurs publié des articles manifestant un traitement hostile ou insultant à l’égard des migrants, qui ont donné lieu à des plaintes et des condamnations; un article d’un journal britannique a, par exemple, comparé les migrants à des «cafards».
82. L’affaire de Cologne a aussi montré comment le souci excessif d’être «politiquement correct» peut conduire à une autre forme d’inexactitude de l’information. Elle illustre bien nombre de cas où des membres du public ont exprimé leur colère ou leur fureur contre des représentants des médias en les accusant de faire partie d’une élite privilégiée dont la vie et la façon de voir les choses ne sont pas représentatives de celles des gens ordinaires.
83. La couverture par les médias britanniques du référendum de juin 2016 sur l’appartenance à l’Union européenne a également suscité des sentiments passionnés parmi le public et conduit à une polarisation de l’opinion au Royaume-Uni, les deux fractions de l’opinion ayant à cet égard surenchéri l’une sur l’autre tout au long de la campagne. De nombreux partisans de la sortie de l’Union européenne ont reproché aux grands organes de médias de ne pas comprendre et de ne pas décrire de manière adéquate la vague de fond populaire anti-Union européenne. Ces médias ont été accusés d’avoir perdu le contact avec les gens ordinaires.
84. Dans le même temps, les partisans du maintien du Royaume-Uni dans l’Union européenne étaient révoltés par les affirmations extravagantes et répétées des «Brexiters» au sujet des avantages qu’entraînerait la sortie de l’Union européenne, en particulier parce que ces mensonges n’ont pas été désignés comme tels par la presse tabloïde pro‑Brexit pendant de nombreuses semaines. Des personnalités de premier plan parmi les partisans du Brexit ont d’ailleurs admis ouvertement avoir recouru à des «affirmations extravagantes» sur les avantages d’un départ de l’Union européenne car ce type de discours se révélait, de façon inattendue, tout à fait efficace pour persuader les électeurs de se rallier à leur camp.
85. Depuis la tenue du référendum, qui a abouti à un vote en faveur du Brexit, le rôle des médias britanniques dans la couverture de la campagne et des diverses questions en jeu continue d’être amèrement critiqué. L’analyse réalisée par l’Institut Reuters pour l’étude du journalisme des informations publiées dans les grands journaux 
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			<a href='http://reutersinstitute.politics.ox.ac.uk/sites/default/files/UK Press Coverage of the EU Referendum_0.pdf'>http://reutersinstitute.politics.ox.ac.uk/sites/default/files/UK%20Press%20Coverage%20of%20the%20EU%20Referendum_0.pdf</a>. a conclu que la presse avait globalement couvert la campagne et les arguments des partisans du Brexit de manière plus favorable que ceux des partisans du maintien dans l’Union européenne. Au cours de cette campagne virulente, un certain nombre d’organisations de médias ont agressivement pris parti pour ou contre le Brexit, en devenant ainsi des acteurs de la bataille d’idées. Dans les enquêtes d’opinion, les électeurs ont déclaré se sentir en grande partie insuffisamment informés des questions en jeu pendant la longue période de campagne.
86. La couverture en direct par les médias de certains événements, en particulier les attaques terroristes, a aussi mis en évidence les points faibles des méthodes et des pratiques des journalistes. En août 2015, le fait qu’un homme s’était caché dans un placard à l’intérieur de l’imprimerie occupée par les attaquants de Charlie Hebdo a été rendu public par plusieurs stations de radio et chaînes de télévision, mettant ainsi sa vie en danger. L’utilisation quasi‑universelle de téléphones intelligents et d’autres appareils permettant à quiconque de transmettre du texte et des images via l’internet rend plus difficile d’empêcher la publication de ce type d’information dont peut dépendre la vie d’un individu.
87. Les journalistes doivent acquérir toute une gamme de compétences nouvelles pour pouvoir effectuer leur travail dans ce contexte en respectant les normes les plus hautes, notamment des compétences en matière de sécurité personnelle en ligne, de traitement des données massives et d’utilisation de très nombreuses sources différentes, y compris les médias sociaux. Au Royaume-Uni, le Conseil national pour la formation des journalistes a fait du bon travail en créant un module d’éthique, qui sera dispensé dans l’ensemble de ses 42 centres de formation dans l’enseignement supérieur et continu et dans quelques petits organismes de formation privés. C’est une composante essentielle de la formation des jeunes journalistes lors de leur formation initiale. La formation tout au long de la vie joue un rôle très important: les journalistes n’y sont pas habitués, mais ils peuvent de moins en moins se maintenir à niveau s’ils ne se forment pas aux nouveaux systèmes, aux nouvelles formes de journalisme dans l’univers numérique, avec des outils comme Google forms ou le traçage des médias sociaux, qui font désormais partie des outils standard du journaliste. La formation aux technologies doit aller de pair avec la formation professionnelle ou la mise à jour des connaissances en matière d’éthique, car l’éthique dans le journalisme est un impératif aussi bien moral que commercial.
88. La fréquence et la prévalence de l’autocensure parmi les journalistes et les rédacteurs en chef, par crainte de représailles ou de harcèlement, en particulier en ligne, apparaissent clairement dans «Journalism under pressure» 
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			<a href='https://book.coe.int/eur/en/human-rights-and-democracy/7284-journalists-under-pressure-unwarranted-interference-fear-and-self-censorship-in-europe.html'>https://book.coe.int/eur/en/human-rights-and-democracy/7284-journalists-under-pressure-unwarranted-interference-fear-and-self-censorship-in-europe.html.</a>, le document publié en 2017 par le Conseil de l’Europe qui s’appuie sur les réponses à un questionnaire de journalistes de toute l’Europe. En Italie, de nombreux journalistes se heurtent à des menaces de poursuites en diffamation, qui visent à les empêcher de couvrir des activités criminelles ou des actes répréhensibles, ce qui, selon l’organisation Ossigeno per l’Informazione, a un grave effet paralysant sur l’information. Partout en Europe, des médias dépendant fortement de prêts bancaires ou de la publicité des entreprises sont de temps à autre accusés de favoriser de telles relations en supprimant des informations qui pourraient nuire à leurs sponsors, en violation des codes de déontologie et de l’obligation des journalistes de couvrir tous les sujets d’intérêt public.
89. La publication en ligne sans aucune restriction d’informations confidentielles ou de contenus non autorisés obtenus au moyen de fuites pose un problème particulier aux grands médias. Buzzfeed, une entreprise mondiale de médias et de technologie basée aux États‑Unis, a été critiquée par d’autres acteurs des médias en janvier 2017 lorsqu’elle a publié tel quel, sans aucune vérification, un dossier établi par un ancien agent de renseignement britannique sur les contacts allégués du président Trump, qui venait d’être élu, avec la Russie. Cette publication est intervenue très peu de temps après que CNN ait révélé l’existence du dossier mais, comme d’autres organes de presse, CNN s’était abstenue de le publier pensant qu’il contenait des informations fallacieuses ou potentiellement préjudiciables. Buzzfeed a défendu sa décision en déclarant avoir clairement indiqué ce qu’était ce document et en affirmant que le public doit avoir accès au contenu d’un document qui est devenu l’objet de discussions publiques.
90. Certains commentateurs ont critiqué Buzzfeed pour avoir enfreint une règle d’or du journalisme en publiant un document potentiellement diffamatoire sans donner la possibilité à la personne visée par ce document de réagir à son contenu. Dans d’autres cas, par exemple celui des fichiers révélés par Edward Snowden, des organes de presse bien établis ont soigneusement filtré le contenu brut des fichiers obtenus à l’aide de fuites, en appliquant ce qu’ils considéraient être un critère d’intérêt public avant de publier des articles basés sur ces fichiers accompagnés d’informations contextuelles pour expliquer et interpréter leur contenu. Dans ce contexte, le Réseau européen du journalisme appelle au développement de nouvelles règles sur la transparence, les conflits d’intérêts et la gouvernance éthique dans l’ensemble du secteur du journalisme en ligne et hors ligne, en encourageant instamment les journalistes à montrer la voie en exigeant le renforcement des valeurs éthiques de la profession.
91. Le scandale des écoutes téléphoniques qui s’est produit au Royaume‑Uni il y a quelques années a illustré à quel degré peut sombrer la déontologie journalistique même dans un marché de médias développé. Ce scandale a d’ailleurs été perçu à l’époque comme un cas type en vue de la définition de moyens efficaces pour assurer l’application par les journalistes et les dirigeants des organes pour lesquels ils travaillent des normes qu’ils prétendent respecter; il a également mis en évidence la difficulté intrinsèque qu’il y a pour l’État à concilier son rôle de régulation de la presse et le respect de l’autonomie et de la liberté de la presse.
92. Les journalistes de News of the World et d’autres journaux britanniques ont été accusés d’avoir pendant plusieurs années pratiqué des écoutes téléphoniques, versé des pots‑de‑vin à des policiers et agi de manière impropre pour recueillir des informations. News of the World a fermé ses portes en 2011 à la suite d’un tollé public et d’un boycott publicitaire par plusieurs grandes entreprises.
93. La commission d’enquête sur la culture, les méthodes et la déontologie de la presse, créée par le gouvernement et présidée par un juge, Brian Leveson, a tenu des auditions publiques et publié son rapport en 2012 
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			<a href='http://webarchive.nationalarchives.gov.uk/20140122144943/http://www.levesoninquiry.org.uk/about/the-report/'>http://webarchive.nationalarchives.gov.uk/20140122144943/; </a><a href='http://www.levesoninquiry.org.uk/about/the-report/'>www.levesoninquiry.org.uk/about/the-report/.</a>. Elle a déclaré que la presse s’était conduite dans certains cas de manière inacceptable et que, dans leur quête d’information, les journalistes avaient parfois été «la cause de ravages dans la vie de personnes innocentes». Elle a conclu à des défaillances en matière de gouvernance et de respect de la réglementation au sein de News of the World, filiale de News Corporation. Elle a également noté l’existence à certains moments de relations trop étroites entre la presse et des personnalités politiques.
94. L’entreprise a reconnu être responsable d’un certain nombre de violations de la vie privée et versé des indemnisations. Un certain nombre de journalistes et de donneurs d’alerte ont été condamnés. La commission d’enquête Leveson a révélé la conduite inappropriée de certaines personnalités politiques, de la police et de certains acteurs de la presse. Il convient de noter que le scandale des écoutes téléphoniques n’a pas été révélé par une enquête de la police mais par le journal The Guardian qui, le premier, a dénoncé les pratiques lamentables de la presse tabloïde au Royaume-Uni malgré l’hostilité et les dérobades de la police et de News Corporation.

4. Conclusions

95. L’intégrité rédactionnelle suppose que les médias doivent être libres d’enquêter, d’informer et de publier sans contraintes indues et sans crainte de violences ou de traitements arbitraires de la part des autorités nationales. À cet égard, les personnalités publiques devraient s’abstenir de critiquer les médias pour leur travail d’information lorsque les choses vont mal, car la tâche même des médias est d’informer le public et de tendre un miroir à la société, en portant à l’attention du public et en traitant les questions sociales et politiques, y compris la corruption et les abus de pouvoir partout où ils se produisent. Leur rôle n’est pas de plaire à tous ou d’obtenir l’approbation du pouvoir politique quel qu’il soit.
96. L’existence de médias divers, indépendants et qui posent des questions est essentielle en vue d’un discours public rationnel et civilisé. Bien sûr, comme tous les autres secteurs de la société, les médias présentent parfois des défauts et une conduite contraire à l’éthique. Les normes déontologiques et professionnelles des journalistes et des médias ont récemment été remises en cause. Donc il est maintenant dans l’intérêt des médias et du maintien de la réputation des journalistes de redoubler d’efforts pour rétablir la confiance du public là où elle a été atteinte. Dans le même temps, il est faux de croire que le meilleur moyen d’échapper à l’examen minutieux des médias ou d’étouffer les voix dissidentes est de les attaquer ou de les faire taire. Cela signifierait de renoncer à la liberté d’information et la liberté des médias. Bien évidemment, en contrepartie, les journalistes doivent prendre leurs responsabilités professionnelles, en respectant leurs codes d’éthique.
97. La question de l’intégrité rédactionnelle est parfois citée dans le contexte de la propriété des médias. Pour répondre aux préoccupations suscitées par la concentration excessive de la propriété des médias et le recul de la pluralité des médias, les États membres devraient introduire ou renforcer des mesures visant à assurer la transparence de la propriété et la pluralité des médias. La propriété et le contrôle des médias par des organes de l’État ou des organisations politiques nuit à l’indépendance des médias. Dans le même temps, les États et les partis politiques peuvent contribuer grandement à la création de conditions favorables à l’intégrité rédactionnelle en évitant d’exercer un contrôle et une influence sur le contenu des médias.
98. L’intégrité rédactionnelle est également citée par rapport aux évolutions technologiques. La convergence continue à un rythme rapide, comme le montre l’entrée de géants comme Apple et Google sur le marché de la télévision et l’énorme croissance des services vidéo de transmission à la demande comme Netflix qui reposent sur des abonnements. On peut d’ores et déjà anticiper le moment où les fournisseurs d’informations, notamment les grands journaux et d’autres médias, seront pratiquement dépendants d’autres plateformes pour transmettre leurs contenus à leurs lecteurs et au public en général. Cependant, tous les acteurs concernés ont un intérêt commun à assurer la survie et le développement de fournisseurs d’information de haute qualité, aux normes rédactionnelles les plus exigeantes et réellement indépendants de toute pression extérieure, et à maintenir la liberté, l’ouverture et la neutralité de l’internet.
99. Enfin, même dans les situations les plus hostiles au journalisme, partout en Europe existent des titres de presse très respectés qui gagnent la confiance du public en le servant avec honnêteté, intégrité et équité, et en disant la vérité au pouvoir. Dans le même temps, vu les défis qui se posent actuellement aux médias, nous devons réfléchir à ce que l'on pourrait faire de plus pour promouvoir un écosystème médiatique capable de fournir au public des informations fiables et indépendantes, en plein respect de l’intégrité rédactionnelle.
100. Sur la base de l’analyse développée dans ce rapport, j’ai formulé un certain nombre de propositions opérationnelles sur d’éventuelles actions visant à mieux protéger l’intégrité rédactionnelle. Ces propositions sont liées notamment aux défis qui se posent aujourd’hui à la profession du journaliste, tels que les évolutions technologiques, la prolifération rapide de sources d’informations en ligne, la chute importante des recettes des médias traditionnels ou encore les intimidations et les agressions physiques à l’égard des journalistes. Ces propositions opérationnelles se retrouvent dans le projet de résolution contenu dans ce rapport.