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Résolution 2228 (2018)

Conséquences pour les droits de l'homme de la «dimension extérieure» de la politique d’asile et de migration de l’Union européenne: loin des yeux, loin des droits?

Auteur(s) : Assemblée parlementaire

Origine - Discussion par l’Assemblée le 27 juin 2018 (24e séance) (voir Doc. 14575, rapport de la commission des migrations, des réfugiés et des personnes déplacées, rapporteure: Mme Tineke Strik). Texte adopté par l’Assemblée le 27 juin 2018 (24e séance).Voir également la Recommandation 2136 (2018).

1. L’Assemblée parlementaire a suivi de près les politiques de l’Union européenne prévoyant la mise en œuvre du contrôle des migrations et de l’asile, et la gestion de ses frontières extérieures depuis le début de la crise actuelle en 2011.
2. La position de l’Assemblée sur l’externalisation des procédures d’asile s’est adaptée à l’évolution de la situation. La Résolution 2147 (2017) sur la nécessité de réformer les politiques migratoires européennes invitait les États membres et les institutions de l’Union européenne à «étudier les moyens de mieux repérer les personnes ayant besoin d’une protection internationale et à organiser le traitement externe des demandes d’asile dans le cadre de procédures sûres établies hors d’Europe dans des pays tiers sûrs, pour autant que les droits fondamentaux des demandeurs d’asile soient garantis». Dans sa Résolution 2000 (2014) sur l’arrivée massive de flux migratoires mixtes sur les côtes italiennes, l’Assemblée avait apporté son soutien à la création de camps pour traiter les demandes d’asile en Afrique du Nord. Dans sa Résolution 2109 (2016) sur la situation des réfugiés et des migrants dans le cadre de l’accord UE-Turquie du 18 mars 2016, elle exprimait la préoccupation suivante: «L’accord UE-Turquie soulève plusieurs questions importantes en matière de droits de l’homme, tant sur le fond que sur le plan de sa mise en œuvre immédiate et ultérieure».
3. Le fait de déléguer des procédures de migration aux pays extérieurs aux frontières de l’Union européenne répond aux objectifs déclarés suivants: alléger la pression migratoire sur les États membres aux frontières de l’Union européenne, facilitant ainsi la réinstallation des migrants dans toute l’Europe et un afflux plus régulier; réduire la nécessité pour les migrants d’entreprendre des voyages terrestres et maritimes potentiellement mortels; et promouvoir la coopération avec les pays voisins de l’Europe en matière de gestion des migrations. Dans la récente Résolution 2215 (2018) «La situation en Libye: perspectives et rôle du Conseil de l'Europe», l’Assemblée note que les opérations aéronavales de l’Union européenne, Triton et Sophia, ont entraîné une réduction de près de 32 % des arrivées sur les côtes italiennes entre novembre 2016 et novembre 2017, qu’elles ont sauvé plus de 200 000 vies depuis 2014 et que l’Union européenne finance en grande partie les activités du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés et de l’Organisation internationale pour les migrations afin d’aider les réfugiés et les migrants.
4. Toutefois, le transfert de responsabilités par l’enrôlement de pays tiers pour renforcer les contrôles aux frontières de l’Union européenne entraîne de graves risques pour les droits de l’homme; il augmente le risque pour les migrants d’être «bloqués» dans des pays de transit par le biais de la réadmission, ainsi que le recours accru à des mesures punitives et restrictives telles que le refoulement, la détention arbitraire et les mauvais traitements. C’est également un moyen pour de nombreux États membres de l’Union européenne de prendre leurs distances par rapport à la question politiquement controversée de l’assistance et de l’intégration des réfugiés. Maintenir les migrants à une plus grande distance peut aussi, en fait, constituer un moyen d’éviter les situations de refoulement en Europe. Dans la Résolution 2215 (2018) susmentionnée, l’Assemblée invitait les États membres du Conseil de l’Europe à se conformer aux obligations qui leur incombent en vertu de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5), qui leur impose de s’abstenir de renvoyer des migrants vers des pays où ils sont exposés au risque de torture et de peines ou traitements inhumains ou dégradants, et à ne pas coopérer avec des pays tiers en matière de contrôle des migrations si cela risque de provoquer des violations de l’article 3.
5. Même si l’on peut qualifier de succès les politiques d’externalisation de l’Union européenne contribuant à réduire le nombre de migrants entrant en Europe, il est devenu évident que l’implication de pays tiers dans la gestion des migrations a bafoué les droits des demandeurs d’asile à de nombreuses reprises. Les États membres devraient faire davantage d’efforts pour assurer la défense et le maintien de ces droits, en particulier lorsque cette dégradation est une conséquence directe des mesures décidées en Europe. La responsabilité de l’Europe, tant morale que juridique, est engagée.
6. L’Assemblée considère que les migrants qui ont fait, ou feront, l’objet d’une procédure d’asile organisée par l’Union européenne en dehors de ses frontières peuvent être confrontés à un «vide juridique» en ce qui concerne la garantie des droits fondamentaux découlant à la fois de la Convention des Nations Unies de 1951 relative au statut des réfugiés et de la Convention européenne des droits de l'homme. Cela s’explique par le fait que les pays concernés ne disposent pas toujours de normes équivalentes en matière de droits de l’homme ni d’instances juridiques pour les faire respecter, alors que les demandeurs d’asile rencontrent des difficultés à tenir l’Union européenne ou des États individuels responsables de violations éventuelles des droits de l’homme.
7. Cette difficulté à faire respecter les droits de l’homme est d’autant plus grave que les personnes concernées sont davantage exposées à la violation de ces droits. En effet, dans les cas les plus graves, il est prouvé que les migrants sont soumis au refoulement, à des actes de torture et à des traitements inhumains et dégradants, voire à l’esclavage, comme on l’a vu en Libye; pour le reste, ils sont constamment victimes de discrimination, de détention arbitraire et d’un manque de protection sociale et de possibilités économiques.
8. Des politiques d’externalisation ont été instaurées sans tenir dûment compte de la nécessité de veiller à ce que leur mise en œuvre ne porte pas atteinte aux droits de l’homme. En outre, on observe une tendance croissante à subordonner l’aide au développement à la prise en charge des procédures migratoires. Pour les pays qui, par définition, n’ont pas la capacité suffisante de répondre aux besoins de leur propre population, cela revient à créer davantage de tensions et de difficultés.
9. L’Assemblée parlementaire exhorte donc les États membres:
9.1. à travailler ensemble pour faire en sorte que la priorité de plus en plus accordée aux politiques de dissuasion n’entrave pas l’obligation première des États européens de respecter et de défendre universellement les droits de l’homme, et qu’elle n’entraîne pas une réduction des ressources consacrées à la coopération au développement, qui vise la réduction de la pauvreté à long terme;
9.2. à s’abstenir d’externaliser le contrôle des migrations vers des pays où la législation, les politiques et la pratique ne sont pas conformes aux normes de la Convention européenne des droits de l’homme et de la Convention des Nations Unies relatives au statut des réfugiés, et où les organes gouvernementaux ne peuvent pas protéger efficacement ces droits. Dans cette optique, les États devraient mener des études d’impact sur les droits de l’homme aux niveaux national et régional avant d’entamer ce type de coopération;
9.3. à introduire des conditions dans tous les accords et arrangements relatifs à la gestion de l’asile prévoyant la protection des droits de l’homme des migrants et des demandeurs d’asile, notamment:
9.3.1. des normes pour les demandeurs d’asile et les réfugiés équivalant à celles de la Convention relative au statut des réfugiés et de son protocole de 1967;
9.3.2. le respect des normes de la Convention européenne des droits de l’homme, notamment l’obligation de non-refoulement et un examen individuel et approfondi des demandes d’asile, le droit à un recours effectif, le droit à la liberté de circulation (dont le droit de quitter un pays), le droit à la dignité humaine et à la non-discrimination, et le droit à l’information et à une assistance juridique;
9.3.3. des conditions d’accueil sûres et respectueuses des conditions d’hygiène, ainsi que des procédures de demande d’asile efficaces et satisfaisantes, évitant la détention arbitraire et autorisant le regroupement familial;
9.3.4. l’assurance que la coopération extérieure en matière de contrôle des flux migratoires et des retours soit subordonnée à un système de suivi indépendant qui garantisse le respect du droit international relatif aux droits de l’homme, mais aussi la suspension de la coopération en cas de violations répétées des droits de l'homme;
9.4. à souscrire à la modification du Règlement de Dublin du Parlement européen et du Conseil, sur le fondement de la Résolution 2072 (2015) «Après Dublin: le besoin urgent d’un véritable système européen d’asile» et conformément aux propositions de la Commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures du Parlement européen approuvées en novembre 2017, abandonnant le critère du pays de première entrée et répartissant les demandeurs d’asile entre l’ensemble des États membres, selon un système de quota permanent, conformément à l’article 80 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.
10. Conformément à sa Résolution 2109 (2016) et à sa Résolution 2224 (2018) sur la situation humanitaire des réfugiés dans les pays voisins de la Syrie, l'Assemblée félicite les efforts du Gouvernement turc pour accueillir 3,6 millions de réfugiés syriens (en juin 2018) et un grand nombre de réfugiés et de demandeurs d’asile d’autres nationalités, et lui demande:
10.1. tout en reconnaissant ses efforts, de veiller à ce que l’accord UE-Turquie soit mis en œuvre dans le plein respect des droits de l’homme de tous les migrants, y compris des migrants en situation irrégulière et des réfugiés;
10.2. tout en reconnaissant ses efforts, de garantir que les demandeurs d’asile ont accès à des procédures de demande d’asile opérantes dans le respect du principe de non-refoulement, ainsi qu’à des conditions de réception adéquates;
10.3. afin que les réfugiés syriens soient en mesure de construire un avenir durable, de faire en sorte qu’ils bénéficient du droit au regroupement familial ainsi que de tous les droits prévus dans la Convention relative au statut des réfugiés, y compris un accès effectif à l’éducation, et en particulier la possibilité de gagner leur vie par un accès effectif au marché du travail, sans perdre le bénéfice des mesures de protection ou la possibilité de réinstallation;
10.4. de permettre aux réfugiés syriens fuyant leur pays d’entrer en Turquie et de s’assurer à cette fin que des activités de contrôle des frontières ne les empêchent pas d’exercer leur droit à la protection;
10.5. tout en reconnaissant ses efforts, de permettre aux migrants, aux demandeurs d’asile et aux réfugiés de bénéficier à tout moment d’un droit de recours contre les décisions de déportation, assorti d’un effet suspensif et de révision complète et ex nunc, et d’assurer que ces droits fondamentaux ne sont pas affectés par les décisions prises dans le cadre de l’état d’urgence;
10.6. de donner des informations complètes aux demandeurs d’asile sur leurs possibilités d’asile et de protection, et de leur fournir un accès direct à une aide juridique à tous les stades des procédures d’asile, y compris un recours contre les décisions, ainsi qu’un soutien psychologique.
11. L’Assemblée demande au Gouvernement italien:
11.1. de subordonner toute coopération aussi bien présente que future avec la garde côtière libyenne au respect des droits fondamentaux des réfugiés et des migrants, notamment en s’abstenant de les exposer à des situations où ils risquent de subir de mauvais traitements graves, conformément à sa Résolution 2174 (2017) relative aux répercussions sur les droits de l’homme de la réponse européenne aux migrations de transit en Méditerranée;
11.2. conformément à sa Résolution 2215 (2018), de différer la création d’un nouveau centre de coordination du sauvetage maritime en Libye jusqu’à ce que les mesures de renforcement des capacités aient permis d’améliorer les structures de gouvernance, de veiller à ce que la garde côtière libyenne soit correctement formée au respect du droit international des droits de l’homme, et de poursuivre et d’améliorer la coopération avec les organisations non gouvernementales (ONG) qui mènent des opérations de recherche et de sauvetage en Méditerranée en conformité avec les dispositions et accords internationaux conclus par chaque pays;
11.3. d’enquêter de manière approfondie sur les allégations d’experts et d’ONG internationales, telles qu’Amnesty International, concernant le renvoi vers la Libye de migrants interceptés en mer dans la zone italienne de recherche et de sauvetage, ainsi que la collusion entre les gardes-côtes libyens et les passeurs en Méditerranée.
12. L’Assemblée demande par ailleurs aux États membres et aux institutions de l’Union européenne, en plus de mettre en place les garanties accompagnant l’externalisation du contrôle des migrations décrites ci-dessus:
12.1. de faire progresser la ratification de la Convention européenne des droits de l’homme par l’Union européenne pour supprimer le vide juridique, afin de permettre les recours contre les politiques extérieures de l’Union européenne;
12.2. de renforcer le partage des responsabilités, en premier lieu en honorant leur engagement de réinstaller 50 000 réfugiés (dont 4 252 seulement avaient été transférés en mai 2018), en accordant une préférence aux plus vulnérables;
12.3. dans le contexte de l’accord UE-Turquie, d’améliorer la flexibilité de la mise en œuvre des programmes de l’Union européenne afin de fournir des réponses plus rapides et appropriées, et de remplir les obligations de l’Union européenne contractées dans le cadre de l’accord;
12.4. de sensiblement améliorer, étendre et prolonger le soutien apporté aux pays et aux communautés d’accueil, surtout ceux et celles qui sont concernés par des déplacements massifs de réfugiés, afin d’offrir une protection, une assistance et des solutions durables aux réfugiés. Ce soutien ne devrait pas être subordonné à une coopération au retour ou au contrôle des frontières. L’Union européenne devrait soutenir pleinement le projet de pacte mondial sur les réfugiés;
12.5. de faire en sorte que l’Union européenne réalise des études d’impact approfondies sur les droits de l’homme, notamment en ce qui concerne le principe de non-refoulement, à la fois avant la mise en œuvre des accords pouvant avoir des répercussions sur ces droits, et après leur mise en œuvre. Ces études devraient évaluer notamment les effets sur les droits de l’homme, que ceux-ci soient directs ou indirects, intentionnels ou non;
12.6. de reconnaître la responsabilité et de renforcer l’obligation de rendre des comptes pour des violations des droits de l’homme commises dans des pays tiers si ces violations résultent d’accords formels ou informels portant sur le contrôle des flux migratoires, conclus entre l’Union européenne ou ses États membres et ces pays, et de veiller à ce que les migrants concernés par cette coopération disposent de voies de recours légal effectives vis-à-vis des institutions et des États membres de l’Union européenne;
12.7. de ne pas subordonner le financement des programmes de coopération en faveur des pays en développement à leur acceptation d’un contrôle délégué des migrations, cette tâche devant relever de la responsabilité des États membres de l’Union européenne;
12.8. d’exercer un contrôle plus strict sur la manière dont les fonds destinés au contrôle des migrations sont dépensés et de veiller à ce qu’une grande partie des dépenses soit consacrée au bien-être et aux droits de l’homme des migrants au cours de toutes les procédures;
12.9. d’introduire plus de transparence dans les rapports sur la façon dont les financements de l’Union européenne sont dépensés, et de créer davantage de mécanismes d’évaluation et d’obligations de rendre des comptes pour les investissements faits dans le contexte de la dimension externe des politiques de migration de l’Union européenne;
12.10. de veiller à ce que tous les accords de coopération sur la migration conclus avec des pays tiers, qu’ils soient formels ou non formels, y compris les accords de nature politique, soient traités conformément aux principes et aux valeurs contenus dans les traités internationaux et dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne;
12.11. dans le contexte de l’accord UE-Turquie, de s’assurer que les demandeurs d’asile en Turquie ont un réel accès à des procédures de demande d’asile opérantes, que les réfugiés jouissent de manière effective de tous les droits prévus dans la Convention relative au statut des réfugiés, y compris l’accès au marché du travail, et que les réfugiés syriens peuvent quitter leur pays si nécessaire;
12.12. de mener des études régulières et approfondies pour évaluer l’impact sur les droits de l’homme de l’accord UE-Turquie, en conformité avec la décision de janvier 2017 de la médiatrice européenne relative aux plaintes nos 506-509-674-784-927-1381/2016/MHZ contre la Commission européenne concernant une évaluation des conséquences pour les droits de l’homme dans le contexte de l’accord EU-Turquie, «puisque raisonnablement et nécessairement la mise en œuvre de l’accord a des conséquences (a) sur les droits de l’homme des migrants (directes ou indirectes) et (b) sur la capacité de l’Union européenne et des États membres concernés de s’acquitter de leurs obligations en matière de droits de l’homme». Afin d’assumer sa responsabilité, l’Union européenne devrait garantir la possibilité de réparation juridique pour les personnes dont les droits ont été bafoués par cet accord;
12.13. de garantir que les normes relatives au principe du pays tiers sûr dans le règlement sur les procédures d’asile à venir sont en conformité avec le droit international sur les droits de l’homme, en demandant que les pays tiers remplissent toutes les obligations émanant de la Convention européenne des droits de l’homme et de la Convention relative au statut des réfugiés, dans la législation et dans la pratique, et qu’il y ait un lien significatif entre les réfugiés et le pays tiers concerné.