1. Introduction
1. Le rapport préparé par notre
collègue, M. Antonio Gutiérrez, rapporteur de la commission des
questions juridiques et des droits de l'homme, s'inscrit dans les
travaux de longue date de l'Assemblée visant à protéger nos normes
et nos valeurs.
2. Le 26 septembre 2016, la commission des questions politiques
et de la démocratie a désigné Mme Anne Brasseur
(Luxembourg, ADLE) rapporteure pour avis. Le 22 mai 2018, la commission
a tenu un échange de vues à Athènes sur l’application de la charia
en Thrace occidentale en Grèce, avec la participation de Mme Maria
Giannakaki, Secrétaire Générale aux droits de l’homme et à la transparence,
ministère de la Justice, et M. Yannis Ktistakis, Professeur Assistant,
Faculté de droit, Université Démocrite de Thrace.
3. À la suite du départ de Mme Brasseur,
la commission a fait un appel à candidatures pendant la partie de session
de juin 2018 et m’a désignée rapporteure pour avis pendant la partie
de session d’octobre 2018.
2. La situation
en Thrace occidentale
4. Lors de l’échange de vues à
Athènes, le 22 mai 2018, Mme Giannakaki
s’est référée à la législation grecque autorisant les citoyens grecs
de confession musulmane vivant en Thrace occidentale à opter pour
le recours à la charia. Dans le cadre de cette disposition, les
affaires familiales (y compris les questions d’héritage) de nombreux
musulmans de Thrace occidentale sont réglées par le mufti. Les Juifs
de Grèce pouvaient également opter pour l’application du droit communautaire
juif jusqu’en 1936, date à laquelle cette communauté a décidé de
ne plus être considérée comme une minorité.
5. Mme Giannakaki a rappelé que, dans
l’affaire Molla Sali c. Grèce,
la Cour européenne des droits de l’homme a été appelée à examiner
si l’application de la charia, et non pas du droit commun applicable
à tous les citoyens grecs, au litige successoral de la plaignante,
alors que le testament de son mari, citoyen grec membre de la minorité
musulmane de la Thrace occidentale, avait été établi selon les dispositions
du Code civil grec (en conséquence de laquelle elle a été privée
de trois quarts de son héritage), constituait une différence de
traitement fondée sur la religion en violation de la Convention
européenne des droits de l’homme. Mme Giannakaki
a ensuite informé la commission qu’en janvier 2018, à la suite de
l’audition de la Cour européenne des droits de l’homme dans cette
affaire, une nouvelle loi visant à abolir le régime spécifique imposant
le recours à la charia pour le règlement des affaires familiales
de la minorité musulmane était entrée en vigueur. Le recours au
mufti en matière de mariages, de divorce ou d’héritage ne serait
désormais possible qu’exceptionnellement en cas de demande faite
conjointement par toutes les parties intéressées.
6. M. Ktistakis, pour sa part, a relevé cinq points de la Déclaration
du Caire qui seraient incompatibles avec la Convention européenne
des droits de l'homme: la Déclaration affirme que toutes les personnes
sont égales sur le plan de la dignité, mais pas en droits; qu’il
n’y a pas d’égalité entre les femmes et les hommes; qu’il n’y a
pas de liberté de croyance ou la liberté de la personne de manifester
sa religion; que la liberté de mouvement et de droit d’asile sont
limités par la charia; et que la charia constitue la seule référence
pour interpréter ou clarifier la Déclaration. Il serait très difficile
d’interpréter la charia dans ce contexte, si l’on considère qu’il
existe quatre écoles de pensée sunnites et plusieurs écoles de pensée
chiites en la matière. En conclusion, il a estimé que la Déclaration
du Caire était incompatible avec la Convention.
7. Commentant sur la modification récente de la législation grecque,
M. Ktistakis était d’avis que rendre l’application de la charia
optionnelle pour les musulmans de la Thrace occidentale n’était
pas suffisant pour assurer la compatibilité avec la Convention.
Il a cité notamment l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme
du 22 mars 2012 dans l’affaire Konstantin
Markin c. Russie qui met en exergue que, «eu égard à l'importance
fondamentale que revêt la prohibition de la discrimination fondée
sur le sexe, l'on ne saurait admettre la possibilité de renoncer
au droit à ne pas faire l'objet d'une telle discrimination, car
pareille renonciation se heurterait à un intérêt public important».
8. Par son arrêt dans l’affaire
Molla
Sali c. Grèce du 19 décembre 2018
, la Cour européenne des droits de
l’homme a confirmé que la différence de traitement subie par la
plaignante en tant que bénéficiaire d’un testament établi conformément
au Code civil par un testateur grec de confession musulmane, par
rapport au bénéficiaire d’un testament établi conformément au code
civil par un testateur grec n’étant pas de confession musulmane,
n’avait pas de justification objective et raisonnable. Elle a ainsi
conclu à la violation de l’article 14 de la Convention européenne
des droits de l’homme (interdiction de la discrimination), combiné
avec l’article 1 du Protocole no 1 à
la Convention (STE no 9) (droit à la
propriété). Il convient de souligner que, selon la Cour, le fait
de refuser aux membres d’une minorité religieuse le droit d’opter
volontairement pour le droit commun et d’en jouir non seulement
aboutit à un traitement discriminatoire, mais constitue également
une atteinte à un droit d’importance capitale dans le domaine de
la protection des minorités, à savoir le droit de libre identification.
9. En relevant que la Grèce était le seul pays en Europe qui,
jusqu’à l’époque des faits, appliquait la charia à une partie de
ses citoyens «contre leur volonté» et en prenant note «avec satisfaction»
de la récente modification de la législation grecque, la Cour semble
estimer que cette dernière, n’autorisant l’application de la charia
qu’exceptionnellement, à la demande de toutes les parties concernées,
serait compatible avec la Convention. Mais cette supposition reste
à vérifier lors de l’exécution de l’arrêt ou dans une future affaire devant
la Cour.
10. Enfin, en précisant que «les convictions religieuses d’une
personne ne peuvent valablement valoir renonciation à certains droits
si pareille renonciation se heurte à un intérêt public important»,
la Cour confirme le principe maintes fois énoncé par l’Assemblée
qu’en matière de droits humains, il n’y a pas de place pour les exceptions
religieuses ou culturelles.
3. La situation
à Mayotte
11. La commission des questions
juridiques et des droits de l'homme fait référence dans son rapport
à la situation dans le territoire français de Mayotte, avant qu’il
ne soit transformé en département en 2011, où était en vigueur le
«statut personnel», droit coutumier ancien inspiré du droit musulman
et de coutumes africaines et malgaches.
12. Le rapport d'information no 675
du Sénat français du 18 juillet 2012 indique que «plusieurs dispositions du
statut personnel étaient également en contradiction avec la Convention
européenne des droits de l'homme et des libertés fondamentales».
Malgré les réserves de la France lors de la signature de la Convention, certaines
règles applicables à Mayotte remettaient en cause des dispositions
de la Convention: article 6 (droit à un procès équitable), article
8 (droit au respect de la vie privée et familiale) et article 14
(interdiction des discriminations fondées notamment sur le sexe
ou sur la naissance).
13. La transformation de Mayotte en département marque la fin
de la justice cadiale avec la mise en place de la justice de droit
commun et d’une nouvelle organisation judiciaire. Les cadis ont
perdu leurs compétences judiciaires et ont été reconvertis en médiateurs
en matière familiale et sociale.
4. Les partenaires
pour la démocratie
14. Comme l’indique le rapporteur
de la commission des questions juridiques et des droits de l'homme,
la Jordanie, le Kirghizstan, le Maroc et la Palestine, dont les
parlements bénéficient du statut de partenaire pour la démocratie
auprès de notre Assemblée, ont avalisé la Déclaration du Caire de
1990 par leur appartenance à l’Organisation de la coopération islamique
(OCI). Contrairement aux États membres, ceux dont les parlements
bénéficient du statut de partenaire pour la démocratie ne sont pas
liés par la Convention européenne des droits de l'homme. Cependant
ces parlements ont affirmé qu’ils partageaient les mêmes valeurs
que le Conseil de l’Europe, à savoir la démocratie pluraliste et
paritaire, l’État de droit et le respect des droits de l’homme et
des libertés fondamentales. Il convient de réitérer qu’aucun de
ces États ne reconnaît la charia comme source de droit dans sa Constitution
(comme le fait par exemple la Constitution égyptienne).
15. Dans ses rapports sur les demandes de statut de partenaire
pour la démocratie, ainsi que dans ses évaluations de ce statut,
l’Assemblée n’a pas fait référence directe à la charia. Elle a cependant
fait des remarques qui s’y référaient indirectement: en premier
lieu en ce qui concerne l’abolition de la peine de mort et l’établissement
d’un moratoire sur les exécutions; ensuite, sur l’égalité entre
les femmes et les hommes, y compris en matière de mariages interreligieux
et de droit successoral, de lutte contre toutes les formes de violence
fondée sur le genre, et de promotion de l’égalité des chances pour
les femmes et les hommes.
16. L’Assemblée s’est aussi préoccupée du droit à la liberté de
pensée, de conscience et de religion, y inclus la liberté de changer
de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester
sa religion ou sa conviction seul ou en commun, tant en public qu'en
privé, par l'enseignement, les pratiques, le culte et l'accomplissement des
rites, conformément au paragraphe 18 de la Déclaration universelle
des droits de l’homme.
17. Elle a critiqué le recours à la torture, les traitements inhumains
ou dégradants, les mauvaises conditions de détention et les violations
des libertés d’expression, de réunion et d’association. En ce qui
concerne le Maroc, elle a encouragé un débat public sur l’abolition
de la polygamie. En ce qui concerne la Jordanie, elle a regretté
que l’article 6.1 de la Constitution, qui établit une discrimination
envers les femmes, n’ait pas été révisé.
5. Protéger les
normes et les valeurs du Conseil de l'Europe
18. Ce n'est pas la première fois
que l'Assemblée aborde la question des relations entre religion
et droits humains. Dans sa
Résolution
1510 (2006) sur la liberté d’expression et le respect des croyances
religieuses, l’Assemblée déclarait que «la liberté d’expression,
telle qu’elle est protégée en vertu de l’article 10 de la Convention
européenne des Droits de l’Homme, ne doit pas être davantage restreinte
pour répondre à la sensibilité croissante de certains groupes religieux».
19. Je voudrais aussi rappeler le rapport de M. Tiny Kox intitulé
«Combattre le terrorisme international tout en protégeant les normes
et les valeurs du Conseil de l'Europe» (
Doc 13958 du 26 janvier 2016), et notamment les paragraphes 48
à 53 de l’exposé des motifs dans lesquels il est stipulé:
«48.
Le respect du droit de toute personne à la liberté de pensée, de
conscience et de religion, consacré par l’article 9 de la Convention,
est souvent confondu avec une «obligation» d’accepter tout ce qui
est présenté comme une composante d’une religion.
49. Il y a plus de 200 ans
naissait en Europe un mouvement en faveur de la séparation de l’Église
et de l’État. À la suite de cela, la laïcité, c’est-à-dire le principe
de la séparation de l’État et de la religion, est aujourd’hui reconnue
comme l’un des piliers d’une société démocratique. L’Assemblée a
déclaré que nous devons continuer de protéger ce principe.
50. Un processus similaire
n’a pour l’heure pas été mis en œuvre dans beaucoup de pays musulmans, où
l’Islam est considéré à la fois comme une religion et un moyen d’organiser
la vie au sein de la société. Alors qu’il convient, dans une société
démocratique, de protéger le droit de toute personne au respect de
ses convictions religieuses tant que ces dernières ne violent pas
les droits d’autrui, toute règle non respectueuse des droits de
l’homme ne saurait être tolérée.
51. De toute évidence, certains
éléments considérés par quelques musulmans comme des composantes
de l’Islam, notamment la plus grande partie de la charia, relèvent
de cette catégorie et ne sont donc pas acceptables en tant que droit
civil dans les sociétés qui se considèrent comme démocratiques.
Prétendre le contraire au nom du «politiquement correct» serait
une erreur. La Cour européenne des droits de l’homme a établi le
31 juillet 2001 que «l’instauration de la charia et d’un régime
théocratique était incompatible avec les exigences d’une société
démocratique» .
52. Il ne s’agit certainement
pas d’un processus à imposer de l’extérieur. Cependant, l’Europe
devrait se tenir prête à soutenir, par tous les moyens possibles,
les leaders et intellectuels musulmans démocratiques, qui, avec
les représentants concernés de la société civile, entreprendront
ce processus long mais inéluctable.
53. Pour commencer, l’Europe
devrait interdire sur son territoire toutes les pratiques, religieuses
ou non, qui ne respectent pas les droits de l’homme: lorsqu’il est
question des droits de l’homme, il n’y a pas de place pour des «exceptions
culturelles». L’éducation et les médias devraient également jouer
un rôle important.»
6. Conclusion
20. Je partage entièrement l'avis
du rapporteur de la commission des questions juridiques et des droits
de l'homme sur l'importance d'énoncer clairement les valeurs défendues
par le Conseil de l'Europe. Nous devons préciser que nous n'acceptons
pas que de telles valeurs soient soumises à des subjectivités culturelles
ou religieuses.