1. Introduction:
le patrimoine culturel immatériel comme «patrimoine vivant»
1. La proposition à l’origine
du présent rapport (
Doc. 14041) souligne que «[l]a globalisation et la société de l’information
sont en train de changer radicalement notre manière de produire,
consommer, de communiquer avec les autres et de vivre au quotidien.
Plusieurs de nos traditions locales, régionales, nationales (musique,
chants, danses, fêtes, rituels, pratiques agricoles, cuisine, dialectes,
etc.) s’effacent; d’anciens métiers, des activités artisanales et
les savoirs et savoir-faire correspondants disparaissent progressivement».
3. Si le PCI puise dans ces éléments sa force et sa résilience,
cela implique également que la fragilité continue du PCI est soumise
à de nombreuses variables. L’industrialisation, l’urbanisation,
l’expansion du tourisme de masse, l’uniformisation des styles de
vie dans les villes et les villages ainsi que des divers types de
connaissance et de savoir-faire forment un contexte qui fragilise
le patrimoine culturel immatériel. C’est pourquoi je suis convaincu
de l’importance d’explorer les différents types de partenariats
entre les acteurs de la sauvegarde du patrimoine et leur manière
d’élaborer conjointement des actions au niveau local, national et international
qui permettent de préserver le patrimoine culturel immatériel d’une
manière viable.
4. L’idée n’est pas de sanctuariser le patrimoine culturel immatériel
et de figer les pratiques anciennes, mais bien de leur permettre
d’évoluer au cours de temps et d’encourager les pratiques qui occupent
une place essentielle dans la société d’aujourd’hui et se nourrissent
de l’interaction avec d’autres cultures.
5. D’après la Convention PCI, ces pratiques du patrimoine vivant
se manifestent notamment dans les domaines suivants: traditions
et expressions orales, y compris la langue comme vecteur du patrimoine
culturel immatériel; les arts du spectacle; les pratiques sociales,
rituels et événements festifs; les connaissances et pratiques concernant
la nature et l’univers; et les savoir-faire liés à l’artisanat traditionnel.
Il est important de noter que cette liste de domaines du patrimoine
culturel immatériel n’est pas exhaustive. Il appartient à chaque pays
de choisir librement ses domaines, en y incluant d’autres, comme
par exemple des sports, des spécialités culinaires ou des remèdes
traditionnels.
6. La
Convention-cadre
du Conseil de l’Europe sur la valeur du patrimoine culturel pour
la société (STCE no 199, «Convention
de Faro») de 2005 met en avant les aspects importants du patrimoine
dans son rapport aux droits de l’homme et à la démocratie. Elle
reconnaît que le patrimoine culturel possède une valeur en soi mais
aussi pour la contribution qu’il peut apporter à d’autres politiques.
La convention défend aussi une vision plus large du patrimoine et
de ses relations avec les communautés et la société, et elle définit
un cadre global qui est nécessaire pour assurer au patrimoine culturel
et à la culture en général la place qui leur revient au cœur d'un
nouveau modèle de développement durable.
7. En particulier, la Convention de Faro reconnaît l’importance
croissante du patrimoine culturel tenant:
- au développement durable: le patrimoine culturel est conçu
comme une ressource précieuse pour l’intégration des différentes
dimensions du développement – culturel, écologique, économique,
social et politique;
- à la mondialisation: le patrimoine culturel constitue
une ressource pour la protection de la diversité culturelle et le
besoin d’ancrage territorial face à la standardisation grandissante;
- à la nouvelle prise de conscience de la dimension culturelle
identitaire des conflits: le patrimoine culturel est une ressource
qui peut servir de base au dialogue, au débat démocratique et à
l’ouverture entre cultures.
8. En effet, le patrimoine culturel immatériel transcende la
société dans toutes ses dimensions culturelle, écologique, économique,
sociale et politique. Par exemple, il peut être associé de près:
à la génération de revenus et au tourisme pour garantir des moyens
de subsistance durables et un développement économique inclusif;
à la gestion des ressources en eau et en électricité, à la sécurité
alimentaire, aux soins de santé et à une éducation de qualité pour
tous (dans le cadre d’un développement social inclusif); à la durabilité environnementale
en raison d’une plus forte résistance aux catastrophes naturelles
et aux changements climatiques, avec un ancrage dans la collectivité;
mais aussi à la paix et à la dimension sécuritaire du développement
durable par la prévention des conflits et la résolution de situations
post-conflit
.
9. Je propose par conséquent, dans les chapitres suivants, d’envisager
le patrimoine culturel immatériel sous des angles différents. Le
chapitre 2 présente le patrimoine culturel immatériel comme faisant
partie intégrante du développement durable dans un contexte urbain
et rural. Le chapitre 3 se concentre sur le PCI dans le contexte
de la diversité culturelle qui est une question essentielle pour
le Conseil de l’Europe et a un impact direct sur la stabilité démocratique
de notre continent. La transmission du patrimoine culturel immatériel entre
les générations est fondamentale pour préserver ce patrimoine, car,
sans cela, une multitude de traditions et de savoirs viendraient
à s’éteindre. Le chapitre 4 traite par conséquent de la meilleure
façon de transmettre le savoir et le savoir-faire par différentes
formes d’éducation et de formation professionnelle. Le chapitre
5 porte essentiellement sur les impacts, positifs comme négatifs,
des nouvelles technologies et de la société du numérique sur le
PCI. Pour ce qui concerne les processus et la gouvernance (conformément
à la Convention de l’UNESCO et à la Convention de Faro) le chapitre
6 souligne l’importance de faciliter une approche «ascendante»,
illustrée d’exemples d’engagement et de participation sur le terrain.
Enfin, le dernier chapitre propose des lignes directrices stratégiques
et des mesures concrètes qui pourraient être mises en œuvre au niveau
national et européen.
10. Je souhaite remercier Mme Jorijn
Neyrinck, experte indépendante pour le patrimoine culturel immatériel en
Belgique, qui a contribué par son savoir et par son expérience de
terrain à l’élaboration du présent rapport. Je tiens également à
remercier tous les autres experts qui ont pris part aux réunions
de notre commission et ceux que j’ai rencontrés lors des deux missions
d’information organisées en Croatie (juillet 2018) et en Géorgie (septembre
2018). Leur engagement profond, leur enthousiasme, leur expérience
et leurs nombreuses réflexions intéressantes ont alimenté le présent
rapport.
2. Le patrimoine culturel immatériel sous
l’angle du développement durable
11. Depuis l’adoption, en 2015,
de
l’Agenda
2030 des Nations Unies pour le développement durable, l’Europe s’est exprimée d’une voix forte pour faire
de la culture le 4e pilier du développement
durable
. Un nouveau chapitre
a été ajouté, en 2016, aux directives opérationnelles de la Convention
de 2003, qui approfondit la question de la préservation du PCI et
du développement durable
. On peut aisément faire le lien avec
l’Agenda 2030 des Nations Unies et trouver en cela une source d’inspiration.
Il serait utile d’organiser un suivi et de recueillir des éléments
factuels en Europe pour contribuer de manière convaincante au (futur) Agenda
2045, dans lequel la culture, y compris le patrimoine immatériel,
peut être un élément clé.
2.1. Le
PCI dans une société de plus en plus urbanisée
12. Près des trois quarts de la
population européenne vivent actuellement en milieu urbain, proportion
qui, selon les prévisions, devrait passer à plus de 80 % d’ici 2050
. L’exode rural ayant
de toute évidence une incidence croissante sur le PCI, il serait
nécessaire d’élaborer des approches novatrices et créatives consacrées
à la sauvegarde du PCI afin de réduire au minimum les impacts négatifs
de l’urbanisation tout en exploitant autant que possible le potentiel
du PCI de contribuer à une société plus cohésive. Par exemple, le PCI
peut aider les migrants à tisser des liens avec d’autres communautés.
Le PCI peut aussi doter les personnes qui quittent la campagne pour
la ville des outils nécessaires pour améliorer leur qualité de vie
en milieu urbain
.
13. Le Nouveau Programme pour les villes – Habitat III des Nations
Unies
met en lumière le rôle du PCI dans
le développement durable en milieu urbain. Dans ce contexte, l’Union
européenne appelle les États membres à mettre en valeur le rôle
du patrimoine culturel sous l’angle du développement durable, en
donnant la priorité aux projets d’aménagement du territoire, de
réaménagement et de réhabilitation
.
14. Le PCI n’en demeure pas moins très utile également pour le
développement et le renouvellement en milieu rural dans les domaines
culturel, social, économique et environnemental. Par exemple, le
PCI contribue à la préservation de techniques rurales traditionnelles,
de savoir et d’identités ancrés au niveau local.
15. La dynamique urbaine et la dynamique rurale du PCI sont interdépendantes
et se recoupent à maints égards, en raison notamment de la mobilité
croissante des personnes, d’un large accès aux médias, du tourisme
durable et d’initiatives économiques, etc. Par exemple, il est fréquent
que des personnes se rendent régulièrement à la campagne pour passer
leurs vacances «à la maison», pour célébrer les liens familiaux
et/ou pour (re)nouer des liens à l’occasion d’événements rituels
et festifs, pour profiter de l’expérience des traditions, de la
cuisine et de l’artisanat locaux dans un environnement rural. À
l’inverse, des traditions culinaires, des festivités et des rituels
d’une grande diversité culturelle trouvent leur place dans la vie
urbaine et suburbaine.
16. Cette situation illustre l’influence que le patrimoine culturel
peut avoir sur la société et sur l’économie, au sens où il favorise
le sentiment d’appartenance et le bien-être, où il sous-tend les
secteurs culturels et créatifs et offre la possibilité aux petites
et aux moyennes entreprises des communautés locales de prospérer
dans un environnement microéconomique.
2.2. Le
PCI dans les économies et le tourisme durables
17. L’artisanat est un pan du PCI
important pour la microéconomie et pour l’économie locale. Le savoir
et le savoir-faire traditionnels peuvent en effet inspirer l’innovation,
être mis en valeur le cas échéant par les nouvelles technologies
et contribuer au développement durable.
18. Le programme Handmade in Brugge
constitue une expérience convaincante
à ce titre. Classée au patrimoine mondial, la ville de Bruges donne
un exemple intéressant de ville qui applique une gestion rigoureuse
de son patrimoine face aux pressions du tourisme de masse. Pendant
des siècles, la ville a prospéré grâce à ses artisans et ses ateliers
hautement qualifiés, mais a connu un vif déclin ces dernières années
en raison de la production et de la distribution à grande échelle,
du tourisme de masse et des prix élevés de l’immobilier. Une coalition
de partenaires locaux a lancé le programme Handmade in Brugge, qui associe
des approches de sauvegarde du PCI et un programme de politique
urbaine intégrée dans lequel s’imbriquent l’économie locale, le
tourisme, l’éducation, la politique culturelle et le développement
durable. Cette initiative met en relation divers acteurs de la ville,
notamment des artisans, des associations locales d’entrepreneurs,
des représentants du secteur culturel et le Conseil municipal. Des
initiatives diverses et variées sont lancées pour encourager et
soutenir les artisans locaux, en offrant des possibilités d'expérimentation
et d’approches contemporaines qui relient le passé au présent et
au futur.
19. Le cas de l’Atelier de fabrication de gondoles à Venise est
une autre expérience très appréciable qui associe artisanat et tourisme
durable
. La collaboration est née d’une tentative
de trouver des solutions et des méthodes de sauvegarde des arts
et de l’artisanat de la Lagune. Elle a rassemblé un groupe d’experts juridiques,
d’anthropologues, d’économistes de la culture et d’associations
d’artisans en vue de la fabrication de gondoles, de verre de Murano
et de dentelle de Burano, ainsi que des acteurs du milieu politique
et de l’administration. Les différents acteurs se sont efforcés
de trouver une solution inspirée par la Convention de Faro et ont
décidé de cultiver une «communauté du patrimoine» à Venise qui fait
partie d’une «communauté vénitienne» plus large. Cette initiative
a conduit à la création d’un registre pour l’identification et le
suivi des éléments du patrimoine. Plus important encore, il était
crucial de s’éloigner des tentatives de candidatures individuelles
pour chaque métier ou pratique et d’envisager un plan de sauvegarde
plus large pour l’artisanat de la Lagune.
20. Plusieurs publications sur le PCI et l'artisanat en Europe
peuvent alimenter notre réflexion et notre orientation stratégique.
En Autriche, une étude a été menée sur l'état de l'artisanat traditionnel
,
qui cherche à définir et à analyser les paramètres de cet artisanat,
à évaluer les degrés relatifs de risque et à déterminer l'importance
future de l'artisanat traditionnel en matière de politique culturelle
et d'économie. La publication en ligne «Future for crafts»
est à la fois un guide et une source
d'inspiration pour les stratégies et les activités liées à l'artisanat
susceptibles de rendre les métiers de l’artisanat viables et plus
visibles (évolutifs). Cette publication donne un large éventail
d'informations et de conseils pratiques aux décideurs politiques,
aux artisans, aux entrepreneurs et aux organisations non gouvernementales
(ONG) actives dans le domaine de l'artisanat et qui sont confrontés
aux défis actuels.
2.3. Durabilité
des traditions alimentaires et du patrimoine culinaire
21. Les initiatives consacrées
à la durabilité des traditions alimentaires ont le vent en poupe
partout en Europe et semblent devenir un laboratoire d'engagement
de la société civile pour des modes de production et de consommation
plus durables. On observe depuis peu un essor assez impressionnant
des initiatives de circuits courts qui reposent principalement sur
l'agriculture et la production communautaires locales. Ces initiatives
cherchent bien souvent des moyens de (re)nouer avec les traditions
et les identités alimentaires locales. Elles témoignent du grand
intérêt que les gens ont pour des modes de production et de consommation plus
durables tout en valorisant la richesse et la sagesse que l’on retrouve
dans la cuisine régionale et dans l’expérience qu’elle offre sous
l’angle patrimonial.
22. En Géorgie par exemple, les techniques traditionnelles de
fabrication du «Dambalkhacho», un aliment pshavien très ancien constitué
de fromage blanc grumeleux trempé
, ont été inscrites sur la liste
du PCI national en 2014. Ces techniques ont été sorties de l’oubli
à l’initiative de la famille de Soso Rigishvili de la commune de
Tianeti. Grâce à une subvention publique, la famille Rigishvili
est parvenue à intensifier la production, et, avec 10 ou 12 autres
familles, elle approvisionne désormais régulièrement les centres commerciaux
de Tbilissi. En tant que produit national, le Dambalkhacho est bien
représenté au festival du fromage et dans diverses ventes-expositions
de produits nationaux. Le Centre de recherche agricole géorgien étudie
ce fromage de près. Il s’intéresse aux normes et aux règles de production,
à la composition et aux techniques de fabrication en vue de la commercialisation
du produit sur l’ensemble du territoire géorgien.
23. Dans ce même état d’esprit, des projets de jardinage urbain
et communautaire voient le jour dans des contextes citadins; des
marchés locaux proposent des produits traditionnels; et des micro-brasseries
utilisent des recettes traditionnelles, sur le modèle des boulangeries
traditionnelles et des lieux de
cuisine
du terroir, etc. Des projets propres au patrimoine sont
actuellement consacrés à ces thèmes, à l’image du projet transfrontalier
AlpFoodway lancé dans les Alpes,
qui présente le patrimoine culinaire alpin selon une approche pluridisciplinaire
(avec le concours du projet Interreg)
.
2.4. PCI,
santé et bien-être durables
24. Le PCI peut apporter une contribution
importante à la santé et au bien-être durables, domaine actuellement
en pleine émergence. À cet égard, le Bureau européen de l’Organisation
mondiale de la santé (OMS) collabore avec l’UNESCO pour examiner
des recoupements avec le PCI, en réponse à un appel lancé en Europe
pour des politiques de santé plus adaptées aux spécificités locales
et qui présentent une sensibilité culturelle
.
25. En Grèce, par exemple, l’obésité infantile atteint des niveaux
inquiétants. L'augmentation de l'obésité s’explique par des habitudes
alimentaires malsaines et des conditions de vie difficiles qui découlent directement
de la situation économique éprouvante du pays. Les traditions alimentaires
saines et équilibrées qui suivent le modèle de régime méditerranéen
à base d’huile d’olive, de fruits et de légumes se perdent au profit
de solutions alimentaires moins coûteuses, mais souvent riches en
lipides et en glucides. Des études sont faites sur les moyens d’encourager
des habitudes alimentaires saines, en renouant avec le patrimoine alimentaire
du cadre de vie.
2.5. PCI
et gestion durable de l’environnement naturel
26. Le PCI est aussi une ressource
importante pour le savoir et le savoir-faire traditionnels en matière
de gestion durable de l'environnement naturel. En Catalogne (Espagne),
la sauvegarde du PCI a suscité l’intérêt des gestionnaires de zones
naturelles protégées, qui considèrent que les connaissances et les
pratiques traditionnelles liées à la nature sont fondamentales tant
pour la préservation de l'environnement que pour la continuité des
pratiques traditionnelles locales. Le projet pionner du Parc naturel
et réserve de biosphère du Montseny
a été suivi en 2017 et 2018 d’un
inventaire du Parc naturel de Cadí-Moixeró. L’implication d’une équipe
pluridisciplinaire (anthropologues, environnementalistes, historiens
et autres) a été essentielle pour identifier, documenter et améliorer
les pratiques de PCI dans ce domaine.
3. Le
PCI dans le contexte d’une société de la diversité culturelle
27. L'afflux massif de migrants
en Europe de l’ouest a profondément modifié la composition ethnique
de toutes les grandes villes. Il a redéfini la notion de communauté
et, par conséquent, de patrimoine immatériel. Les exemples présentés
ci-après montrent que le PCI peut en fait devenir une source constante
d’inspiration qui façonne des villes et des communautés dynamiques
et cohésives durables. Il confère aux gens un sentiment de continuité,
mais aussi la résilience et la dynamique nécessaires pour s'adapter
à une diversité culturelle en expansion rapide.
28. En Finlande, un inventaire du patrimoine vivant a été lancé
sur internet en 2016 (Wiki-inventory for Living Heritage) pour donner
la possibilité aux différentes communautés de présenter leur propre
PCI. Cette plateforme est devenue un moyen d’expression pour de
nombreux groupes et communautés de patrimoine, qui met au jour la
diversité du pays. Au nombre des premières entrées saisies sur le
Wiki figurent la tradition des chants romanis, l’artisanat sâme,
la tradition du menuet dans la communauté suédophone de la Finlande et
la danse et la musique africaines dans les communautés finno-africaines.
Le Conseil national des antiquités a toujours mis l’accent sur la
diversité culturelle dans ses travaux en rapport avec la Convention.
La coopération étroite avec les ONG et les institutions en contact
avec les minorités a été un élément clé de ce processus, qui a facilité
la mise en œuvre de politiques inclusives de PCI.
29. En Géorgie, des ateliers et des formations sur le PCI sont
régulièrement organisés avec les communautés minoritaires et les
diasporas. Un projet intéressant intitulé «Nous illustrons les contes
de fées du monde» a été réalisé avec des lycéens (inscrits dans
des écoles publiques azerbaïdjanaises, arméniennes et russes, et
dans des centres éducatifs des diasporas polonaise et ukrainienne).
Dans ce cadre, les élèves ont créé et illustré librement des contes
de fées de leur pays. L’Agence nationale pour la préservation du patrimoine
culturel de Géorgie
a publié le recueil de ces contes
en cinq langues minoritaires et également en traduction géorgienne.
30. À Rotterdam, les festivals ethniques ou religieux tels que
Diwali, Keti Koti et le Nouvel an chinois sont devenus au fil des
ans des festivals collectifs partagés par tous. Cette évolution
passe par l’interaction de différents acteurs au sein d’un environnement
dynamique et diversifié sur le plan culturel et d’un espace urbain partagé.
En parallèle, dans le quartier rotterdamois de West-Kruiskade, qui
présente une très grande diversité, on voit apparaître de nouvelles
formes d’appartenance sociale où la diversité du patrimoine immatériel
est célébrée dans un esprit de partage.
31. Citons également l’exemple de la ville belge de Malines où
se tient tous les 25 ans une vaste procession ou «ommegang». L’organisation
de cette manifestation sociale à forte valeur symbolique a relevé
du défi en 2013, année du dernier ommegang en date, car la population
locale avait changé et s’était diversifiée en un quart de siècle.
Des activités diverses et variées et des projets participatifs ont
été organisés pour faire participer les nouveaux habitants, et les
géants ont été modifiés de sorte à refléter la diversité culturelle actuelle.
La chanson traditionnelle des géants est devenue une chanson de
rap. Des brochures d'information expliquant la tradition ont été
diffusées auprès des habitants et des activités éducatives ont été
proposées aux jeunes. Le Bureau du patrimoine de Malines a joué
un rôle clé de médiateur dans cette initiative de sauvegarde du
patrimoine et de dialogue culturel.
32. Chaque année, en septembre, le festival Tocatì anime le centre
de Vérone par son riche programme d'événements et de jeux de rue.
Le centre-ville vibre au rythme de la musique, des danses et des
jeux traditionnels, des activités organisées pour les enfants et,
bien sûr, de la découverte de la savoureuse cuisine locale. Ce festival
organisé par l’Association des jeux anciens (
Associazione
Giochi Antichi) accorde une place centrale aux jeux traditionnels,
en particulier aux jeux liés à l’histoire locale, qui se transmettent
bien souvent de génération en génération. Le festival est aussi
l’occasion pour un réseau d’associations de jeux et de sports traditionnels
de toute l’Europe de se réunir chaque année. Les visiteurs sont
encouragés également à prendre part aux jeux qui leur sont présentés.
4. Transmission
du PCI par l’apprentissage tout au long de la vie et l’éducation
33. Le patrimoine immatériel repose
sur la transmission d’un «savoir incarné». C’est dans le corps,
l’esprit et les mains des personnes que ce savoir et ce savoir-faire
trouve son ancrage. L’artisan, le conteur, le danseur, etc., ont
tous hérité de techniques, d’un savoir et d’un savoir-faire qu’ils
transmettent à leur tour aux praticiens des nouvelles générations,
qu’ils soient jeunes ou âgés, d’ici ou d’ailleurs. Dès lors, «l’apprentissage»
apparaît comme un élément essentiel et omniprésent du PCI et dure
toute la vie. La transmission de la pratique, des techniques et
du savoir-faire du PCI est l’objectif premier d’une sauvegarde et
d’une valorisation pérennes du PCI.
34. La Stratégie 21 est consacrée au patrimoine d’apprentissage
ainsi qu’aux techniques, à l’artisanat et au savoir-faire traditionnels.
L’Agenda 2030 des Nations Unies (Objectif de développement durable
no 4 pour une éducation de qualité et
pour l’apprentissage tout au long de la vie) souligne l’importance
d’accéder à l’apprentissage professionnel. Dans le cadre général
des résultats établi pour la Convention PCI, un domaine thématique
consacré à «la transmission et l’éducation» mobilise et définit
des objectifs et des indicateurs pour suivre l’impact de la Convention
dans ce domaine.
35. Plusieurs domaines du PCI sont liés directement à l’enseignement
postsecondaire, notamment la formation technique et professionnelle,
et un grand nombre de métiers, de savoirs et de systèmes d’apprentissage
traditionnels offrent des exemples effectifs de développement de
compétences techniques et professionnelles.
36. Citons à titre d’exemple le compagnonnage en France, système
d’apprentissage unique en son genre dont le but est de transférer
un savoir et des techniques d’artisanat. La formation nationale
combine des rituels d’initiation, une instruction formelle et un
Tour de France à vocation pédagogique. L’instruction débute généralement
à l’âge de 16 ans et dure environ cinq ans. À l’issue de la formation,
les jeunes apprentis choisissent un maître. Le système de compagnonnage,
qui se fonde sur un réseau de transmission composé d’environ 45 000
personnes en France, a été inscrit sur la liste représentative du
patrimoine culturel immatériel de l’humanité en 2010
.
37. De même, le partage et la transmission du PCI ont toujours
été au cœur des travaux du réseau suédois de conteurs de Kronoberg
(Storytelling Network of Kronoberg). Passionnés par le travail avec
les jeunes, les membres de ce réseau se sont dotés de programmes
éducatifs qui vont de modules d’une durée de huit mois à des cours
universitaires. Les activités visent à faire mieux connaître la
narration orale et la transmission de cet art, tout en servant d’outil
pour atteindre l’objectif même du programme d’études. Elles peuvent
aussi aider à surmonter des difficultés liées, par exemple, à la
dyslexie, au harcèlement ou aux besoins spécifiques d’enfants immigrés
– en les aidant à enrichir leurs connaissances de la langue suédoise
et sur la vie en Suède grâce à des histoires qui créent des liens
entre les personnes dans leur diversité. Cette démarche amène les enfants
comme les jeunes à prendre conscience que l’on partage souvent les
mêmes histoires, qui s’inscrivent dans un patrimoine culturel immatériel
«commun».
38. En Finlande, la page internet du PCI et de l’éducation
a été lancée à l’occasion de l’Année
européenne du patrimoine culturel 2018, destinée en particulier
aux établissements scolaires. Un outil pédagogique a été créé sur
le PCI au niveau de la Finlande et, plus largement, de l’Europe
et contient des liens vers des inventaires du monde entier, des
liens vidéo, des cartes servant de base de discussion, etc.
5. Le
patrimoine culturel immatériel à l’ère du numérique
39. La révolution du numérique
modifie en profondeur notre expérience culturelle pas seulement
en matière d’accès, de production et de diffusion de la culture,
qui sont conditionnés aux nouvelles technologies, mais aussi de
participation, de création et d’apprentissage dans nos sociétés
du savoir
. Les médias du numérique sont devenus
de puissants forums pour la gestion, l’expression, le partage et
l’échange de contenus et de contacts sur la sauvegarde et la valorisation
du PCI.
40. Nous devons tenir compte de la richesse de nouvelles possibilités
qu’offrent les technologies de l’information pour la préservation,
la mise en valeur et le partage du patrimoine culturel immatériel.
Dans cette optique, la Convention de Faro engage les Parties à «développer
l’utilisation des techniques numériques», par des inventaires sur
le web, des visites virtuelles ou l’utilisation des technologies
3D, par exemple. Ces techniques devraient permettre d’ «améliorer
l’accès au patrimoine culturel et aux avantages qui en découlent» (article
14). De même, la recommandation S7 de la Stratégie 21 encourage
les plateformes collaboratives à établir des inventaires. Étant
donné que les États Parties à la Convention PCI sont tenus notamment
de constituer des inventaires participatifs, des mesures d’incitation
devraient être prises pour adapter les moyens et les plateformes
numériques à l’inventoriage du PCI et de ses pratiques de sauvegarde
en Europe.
41. Pour ce qui concerne les inventaires numériques, le projet
de site internet
i-treasures.eu financé
par l’Union européenne expérimente en matière de documentation et
de transmission aux apprentis de savoir-faire et de techniques rares
des Trésors humains vivants. Ce site propose des méthodes innovantes
et de nouveaux paradigmes technologiques basés sur une technologie
multisensorielle. Citons également l’exemple du site Memoriamedia.net,
qui cartographie les inventaires électroniques du PCI
et la coopération multi-acteurs en réseau
qui s’est développée autour de l’inventaire numérique participatif
du PCI.
42. Cela étant, la question du numérique peut être aussi problématique
pour le PCI. Le Conseil de l’Europe a déjà attiré l’attention sur
les risques qui pèsent sur la diversité culturelle en Europe et
sur la nécessité de conditions propices à la production de contenus
culturels à l’ère du numérique. Comment les praticiens, les groupes
et les communautés peuvent-ils surmonter les effets perturbateurs
de la révolution du numérique sur les pratiques de PCI et les transformations
considérables qu’ils entraînent? Prenons l’exemple de l’artisanat par
opposition à l’impression 3D, ou des nouvelles communautés virtuelles
dispersées dans le monde entier mais connectées les unes aux autres
et qui échangent sur internet. De même, la documentation et la transmission
du PCI par voie numérique restent relativement peu explorées et
posent des questions de propriété, de droits de propriété intellectuelle,
à mettre en balance avec les arguments en faveur des données ouvertes
(en libre accès à tous par internet et pouvant être utilisées et
republiées), d’une part, et avec la confidentialité et la discrétion,
d’autre part.
6. Communautés
du PCI et participation
43. Lors de nos discussions avec
les experts, nous étions tous d’accord sur la nécessité d’associer étroitement
les communautés locales au processus de sauvegarde. Il appartient
en effet à ces dernières ainsi qu’aux groupes et aux personnes concernées
à titre individuel de définir librement leur propre patrimoine culturel
immatériel et de participer étroitement aux processus stratégiques
pour créer un plan de sauvegarde du patrimoine. La Convention de
Faro insiste sur ce point en utilisant le terme de «participation
démocratique» qui invite chacun à s’engager dans «la sauvegarde,
le processus d’identification, d’étude, d’interprétation, de protection,
de conservation et de présentation du patrimoine culturel immatériel»
(article 12).
44. Le principe de «participation la plus large possible la communauté,
du groupe ou, le cas échéant, des individus concernés et avec leur
consentement libre, préalable et éclairé» est appliqué lorsque les
États Parties proposent d’inscrire un élément sur les listes de
la Convention PCI.
45. Il importe toutefois de souligner les conséquences négatives
qu’aurait une décontextualisation du patrimoine culturel immatériel
dans la pratique. Par exemple, le fait d’exécuter des danses traditionnelles
pour les touristes à grande échelle, ou de déplacer la date d’un
rituel à des fins commerciales, risque de briser le lien qui unit
les personnes à leur patrimoine. Cela s’accompagne d’effets négatifs
pour la viabilité du PCI et de changements déterminants de la dynamique
du patrimoine vivant. Il est donc essentiel de veiller systématiquement
à ce que le développement du PCI soit bien équilibré. En 2016, une
série de 12 principes éthiques a été adoptée en complément de la
Convention PCI, tenant compte en grande partie de l’équilibre fragile
entre le respect de l’autonomie de «la communauté, du groupe et
des individus concernés», d’une part, et des principes directeurs
et limites des interventions de sauvegarde du PCI, d’autre part
.
46. Les travaux de l’Écomusée de la Batana
et de ses nombreux partenaires sur
le patrimoine maritime local de la ville côtière de Rovinj, en Croatie,
constituent une pratique exemplaire à cet égard. La
batana est un bateau en bois traditionnel
que la communauté a choisi comme symbole. C'est un lien précieux
qui unit les résidents locaux des différentes ethnies. Les mesures
prises pour préserver l’usage de la
batana se
sont mues en une vive dynamique de relance de cette pratique et,
notamment, de rapprochement de celle-ci des jeunes générations.
L'Écomusée organise, par exemple, des expositions permanentes et
des ateliers destinés aux jeunes et aux enfants; des ateliers de
construction de bateaux et des régates sont proposés également;
et un itinéraire a été créé pour faire découvrir aux visiteurs la
navigation à voile sur une
batana et
la cuisine locale dans l’ambiance chantante d’un
konoba, dans l’optique de faire
revivre les coutumes anciennes et la vie communautaire associées
à la
batana. Depuis 2016,
l’Écomusée de la batana est inscrit sur le Registre de bonnes pratiques
de sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO.
47. Il importe d’établir des modèles et des méthodes de gouvernance
participative pour relever le défi d'une participation communautaire
à la fois juste et réaliste. L’Europe est stimulée par une tradition
répandue de citoyenneté active et d’engagement dans une diversité
d’associations, de clubs, d’organisations non gouvernementales (ONG),
d’organisations de la société civile, etc. Ce capital social a beau
favoriser les processus collaboratifs de gouvernance, il n’est pas
si évident d’en recueillir tous les fruits, notamment lorsqu’il est
question de conversations, de confrontations et de gouvernance en
lien avec ce que l’on pourrait qualifier de «biens communs» impliquant
plusieurs parties prenantes dont les intérêts et le niveau de proximité
et d’implication divergent. Ces processus participatifs appellent
un effort soutenu visant l’élaboration de pratiques, de projets
pilotes et d’expertise au cours de prochaines années.
48. Des acteurs d’une grande diversité sont actifs en Europe en
matière de sauvegarde du PCI, notamment des ONG, des organisations
de la société civile, des associations de culture populaire et d’histoire
locale, des écomusées et d’autres musées communautaires, des institutions
professionnelles du patrimoine telles que des centres et archives
de patrimoine documentaire, des établissements universitaires et
des centres de recherche, etc. Des réseaux voient le jour entre
ces acteurs à l’échelle internationale.
49. Des ONG accréditées au titre de la Convention PCI ont mis
en place, en 2009, un forum (mondial) d’ONG consacré au PCI
pour faciliter les échanges et la
coopération entre ces organisations et pour qu’elles aient un point
de contact avec des parties prenantes tierces. Le Forum est devenu
une plateforme de partage d'informations et d'expériences au niveau
international. Un programme général destiné aux ONG a été établi pour
tisser des liens en réseau en continu et pour diffuser des compétences
au niveau régional et national
. Les ONG
accréditées par l’UNESCO et basées en Europe sont beaucoup plus
nombreuses que celles des autres régions géographiques, ce qui donne
à penser qu’il existe un potentiel considérable de coopération active
en matière de PCI avec les ONG comme avec divers acteurs de la société
civile. Il conviendrait que les politiques européennes soutiennent
ces processus.
50. Par exemple, dans les États nordiques, la coopération transnationale
et multipartite est florissante en matière de sauvegarde du PCI.
Des programmes conjoints de renforcement des capacités est apparu,
ainsi qu’une nouvelle plateforme numérique sur laquelle les pratiques
de sauvegarde des pays nordiques sont consignées et partagées
. Citons comme autre exemple de coopération
dynamique entre plusieurs acteurs au niveau international l’Initiative
des cultures urbaines, de la super-diversité et du PCI, qui a été
lancée au titre d’une collaboration d’ONG, de commissions nationales
de l’UNESCO et d’instituts de recherche
. Le réseau écossais Museums and Galleries
Scotland (MGS)
mène une action de premier plan
pour la conclusion d’une stratégie de sauvegarde du PCI à l’échelle
nationale et la création d’un wiki en ligne pour le PCI en Écosse.
51. Une nouvelle phase de collaboration a pris forme grâce à des
initiatives telles que le projet «PCI et musées», soutenu par le
programme de l’Union européenne Europe créative, qui rassemble cinq
organisations de PCI actives au niveau national – à savoir l’Atelier
du patrimoine immatériel des Flandres (Belgique), le Centre hollandais
du patrimoine immatériel (Pays-Bas), la SIMBDEA (Italie), l’Association
des musées suisses (Suisse) et le Centre français du patrimoine
culturel immatériel (France) – en partenariat avec l'Organisation internationale
des musées et des professionnels (ICOM), le Réseau des associations
de musées européens (NEMO) et le Forum d’ONG de la Convention PCI.
Ce réseau a mis en place un projet européen de coopération et d’échange
qui explore la zone de contact entre les travaux des musées et le
développement de la sauvegarde du PCI
. Néanmoins, en comparaison avec
les projets liés au patrimoine monumental, paysager, bâti ou numérique,
le financement de l’Union européenne pour les projets liés au PCI
reste limité et insuffisant.
52. La constitution de réseaux et la coopération transnationales
entre les praticiens du PCI et les communautés sont omniprésentes
en Europe. Parmi les nombreux exemples de ce type citons: «les Géants du
Nord»
, qui rassemblent les communautés
françaises et belges de géants processionnels; les associations
de la dentelle, qui échangent et collaborent depuis plusieurs décennies
avec des écoles de Croatie, de Slovénie, de Belgique et de République
tchèque
; ou encore le Forum européen des
Roms et des Gens du voyage.
53. La Plateforme européenne des sports et jeux traditionnels
offre un autre exemple de ce type,
compte tenu des preuves qu’elle apporte de l’impact qu’une politique
internationale peut avoir pour stimuler le réseautage et la coopération.
La Plateforme trouve son origine dans une multitude d’initiatives
de collaboration
et de projets transnationaux (Erasmus+)
organisés lors des années précédentes. La coopération a été encouragée
par la Convention PCI, qui reconnaît que les sports et jeux traditionnels
font partie de notre patrimoine immatériel et sont un symbole de
la diversité culturelle de nos sociétés. En 2006, l’UNESCO a organisé
une consultation qui a réuni les principaux acteurs impliqués dans
le processus de sauvegarde et de valorisation des sports et jeux
traditionnels dans le but de créer une plateforme internationale dédiée
à leur promotion et à leur développement. Cette initiative a contribué
à la création d’un réseau mondial informel des sports et jeux traditionnels
qui rassemble des communautés locales, des experts, des ONG et des institutions
nationales et internationales. En Europe, ce processus a stimulé
la création de l’Association européenne des jeux et sports traditionnels
.
7. Conclusions
et recommandations
54. Depuis la vaste ratification
de la Convention PCI, des politiques nationales, régionales et locales
voient le jour partout en Europe et font ressortir diverses approches
et solutions potentielles pour intégrer le PCI dans le cadre législatif
du patrimoine et dans d’autres cadres législatifs. Outre les principes
directeurs établis pour les politiques de patrimoine culturel dans
la Convention de Faro et la Stratégie 21 du Conseil de l’Europe,
il me semble que le développement du PCI en Europe doit se fonder
sur un document qui énonce une vision politique propre à la sauvegarde
de ce patrimoine. L’objectif serait d'établir des conditions équitables
eu égard aux conventions culturelles pour le contexte européen,
d’exploiter pleinement le potentiel des politiques et des mesures
relatives au PCI et d’orienter les multiples acteurs qui font leur
apparition en Europe dans le domaine de la sauvegarde du PCI. Je
propose par conséquent de promouvoir une vision politique axée sur
la sauvegarde et la valorisation du PCI en Europe, en tenant compte
des éléments suivants.
7.1. Sauvegarde
du PCI par une approche intégrée
55. Le PCI est un patrimoine vivant
qui se manifeste dans tous les pans de la société. Il s’inscrit
dans un contexte plus vaste du fait de ses dimensions culturelle,
écologique, économique, sociale et politique. La vision stratégique
du PCI devrait par conséquent mettre en exergue l’interdépendance
de la sauvegarde et de la valorisation du PCI ainsi qu’un engagement
politique élargi en faveur du développement durable. Elle devrait aussi
orienter sur la façon de relever un défi qui est à la fois global
et local
.
56. Pour concrétiser cette action, les autorités publiques devraient
encourager les projets et les stratégies de développement local
et régional, les projets et les stratégies d’urbanisme et les initiatives
de microéconomie, d'économie créative et de tourisme durable susceptibles
d’intégrer la sauvegarde et la valorisation durables du PCI en coopération
étroite avec les communautés concernées. Des mesures d’incitation
peuvent être envisagées par le financement de projets de coopération
de multiples parties prenantes (partenariats) et de plateformes
utiles au partage d’expertise et d’expérience.
7.2. Sauvegarde
du PCI et de son rapport à la diversité culturelle et au dialogue
interculturel
57. Nous devons associer la vision
de sauvegarde du patrimoine à une vision de la diversité culturelle
et à la politique européenne sur le dialogue interculturel. La diversité
culturelle doit être vue comme une attitude et comme un principe
directeur de sauvegarde et de valorisation du PCI, mettant ainsi
à l’honneur le credo européen «d’unité dans la diversité». Cette
vision pourrait promouvoir la macro-diversité, qui favorise la sauvegarde
d’une diversité de pratiques relatives au PCI en Europe, autant
que la micro-diversité, qui revient à embrasser la diversité et
le dialogue dans une pratique individuelle de PCI et sa communauté
patrimoniale.
58. Cette vision est celle d’un «patrimoine commun qui adhère
au pluralisme». Elle renforce la place de l’identité culturelle
tout en étant facteur de changement et d’adaptation dynamiques;
elle laisse aussi une certaine place à la création d’attaches, de
passerelles et de liens entre les personnes et leur(s) patrimoine(s) dans
un dialogue interculturel qui s’articule sur un engagement partagé
pour le PCI et pour sa sauvegarde dans nos sociétés.
7.3. Communautés
du PCI et gouvernance participative multipartite
59. Nous devons intégrer l’esprit
de l’article 15 de la Convention PCI, qui met l’accent sur la participation
, dans l’approche de «communauté
patrimoniale» telle qu’exposée dans la Convention de Faro. L’idée
d’une communauté patrimoniale – de «personnes qui attachent de la
valeur à des aspects spécifiques du patrimoine culturel qu’elles
souhaitent, dans le cadre de l’action publique, maintenir et transmettre
aux générations futures» (article 2) – est au cœur du droit à la
culture et au patrimoine culturel. Il s’agit en d’autres termes
du droit d’accès et de participation à la constitution du patrimoine.
Cette approche combinée amènerait à comprendre «les communautés,
les groupes et, le cas échéant, les individus», comme éléments constitutifs de
la «communauté patrimoniale» ou «communauté du PCI».
60. Par ailleurs, des lignes directrices seraient nécessaires
pour donner corps à une gouvernance participative à la fois juste
et réaliste assurée par de multiples parties prenantes, tout en
tenant compte de la proportionnalité d’action que les praticiens
peuvent faire jouer, à tout moment, pour activer leur «droit de réserve»
dans la pratique du PCI.
7.4. Interaction
entre patrimoine immatériel et patrimoine matériel
61. Les conventions qui traitent
du patrimoine culturel matériel et immatériel répondent à une logique inhérente
qui se veut différente: la protection par rapport à la sauvegarde;
le patrimoine unique ou exceptionnel par rapport au patrimoine représentatif
et le patrimoine matériel par rapport au patrimoine «incarné» par
les personnes et les actions (patrimoine vivant). Ces éléments s’accompagnent
d’une divergence de notions et d’interprétations, d’objectifs et
de directives opérationnelles. Cela étant, la Convention de Faro
pose un cadre global qui opère un recadrage de tout le patrimoine
par rapport à sa valeur pour la société et milite pour une approche
intégrée et pour une participation citoyenne.
62. Sur le plan conceptuel, l’adoption de dispositions claires
sur des entrées matérielles ou immatérielles contribuerait à faciliter
le dialogue et à déterminer quand des liens et des objectifs partagés
peuvent être établis. Sur le plan pratique, le fait de stimuler
le resserrement des liens entre le patrimoine matériel et le patrimoine
immatériel rapprocherait une multitude d’acteurs et mettrait l’expertise
existante et les infrastructures dans le domaine du patrimoine matériel
(experts en patrimoine, musées, bibliothèques, archives, etc.) à
disposition des initiatives de terrain consacrées à la sauvegarde
et à la valorisation du patrimoine immatériel. Ces partenariats
appellent toutefois une certaine souplesse d’adaptation à la nature informelle
des activités de terrain.
7.5. PCI
et éducation
63. Je pense que nous devons mettre
au point des actions qui revigorent la formation sur la sauvegarde
du PCI. Il nous faut consacrer de l’attention, non seulement à l’enseignement
supérieur à l’université et dans d’autres établissements académiques,
mais aussi à l’apprentissage tout au long de la vie, ainsi qu’à
la production de divers types d’emploi qui valorisent les techniques
et le savoir traditionnels. Une attention spéciale doit être accordée
aux lignes d’action sur la formation professionnelle, pour l’artisanat
comme pour d’autres pratiques associées au PCI (par exemple, la
maîtrise d’une technique très spécifique des arts du spectacle,
des connaissances pointues sur les herbes médicinales et les remèdes
traditionnels, ou encore une technique particulière d’agriculture,
d’élevage ou de pêche, etc.). Il conviendrait de créer des opportunités
et des aides pour l’acquisition de qualifications et de compétences
en matière de PCI au moyen de programmes de bourses et d’apprentissage,
par exemple, et d’encourager la mobilité.
7.6. PCI
et société numérique
64. Des mesures d’incitation s’imposent
pour encourager les possibilités d’innovation et de sauvegarde du PCI
que nous offrent les technologies de l’information (TI). Il conviendrait,
par exemple, d’adopter les méthodes et les outils numériques aux
inventaires du PCI et aux pratiques de sauvegarde pour qu’ils puissent s’harmoniser
en Europe (correspondance technique et méthodique). Je crois que
cela permettrait d’encourager plus avant les échanges et le partage
de savoir (stratégies culturelles numériques au niveau européen).
7.7. Synergies
et coopération au niveau européen
65. Pour stimuler la synergie au
niveau européen, nous pourrions étudier la possibilité d’activités
de coopération qui seraient entreprises par le Conseil de l’Europe,
l’UNESCO et l’Union européenne.
7.7.1. Plateforme
pour la sauvegarde du PCI en Europe
66. Nous devons intégrer les formes
de coopération actuelles dans une plateforme commune dans le but de
sauvegarder et de valoriser le PCI. Cette plateforme, qui serait
ouverte aux 47 États membres du Conseil de l’Europe, réunirait des
organisations gouvernementales et non gouvernementales et d’autres
parties actives dans le domaine au sein d’une coalition de multiples
parties prenantes à plusieurs niveaux autour de la question de la
viabilité et de la diversité du PCI en Europe.
67. La mise en place d’une telle plateforme faciliterait le renforcement
des capacités par la mise en commun et l’échange de connaissances
sur la sauvegarde du PCI et la mise en valeur des différentes pratiques
et méthodes en la matière, la coopération interdisciplinaire (programme
«Santé 2020» de l’OMS, Nouvel Agenda urbain et Industries créatives,
par exemple), les programmes éducatifs, l’alignement des stratégies numériques,
l’éthique et la coopération transfrontalière sur des éléments communs
du PCI ou des programmes de sauvegarde (par exemple le Programme
des Itinéraires culturels du Conseil de l’Europe).
68. Nous devrions aussi prévoir des mesures d’incitation pour
les courtiers et les médiateurs du PCI afin de faciliter le partage
des objectifs et de donner lieu à une coopération transnationale.
7.7.2. Intégrer
les objectifs et compétences de sauvegarde du PCI dans les travaux
du Comité directeur de la culture, du patrimoine et du paysage (CDCPP)
69. Pour améliorer les synergies
internes entre les activités et les initiatives du Conseil de l’Europe
mettant en jeu le patrimoine culturel immatériel telles que l’Accord
partiel élargi sur les Itinéraires culturels, et avec les activités
de l’UNESCO sur le PCI, le CDCPP
pourrait désigner des «observateurs
complémentaires» auprès des représentants du Forum d’ONG du PCI
pour les ONG accréditées au titre de la Convention PCI, du ou des centre(s)
de catégorie II de l’UNESCO pour le PCI en Europe, du réseau de
chaires UNESCO consacrées à la sauvegarde et à la valorisation du
PCI, et d’autres éventuels acteurs concernés.
7.7.3. Assurer
le suivi de la sauvegarde et de la valorisation du PCI
70. Il convient de mettre en place
un suivi de la sauvegarde et de la valorisation du PCI et de leur
incidence pour faciliter la collecte et l’analyse d’éléments qualitatifs
et de données quantitatives. Nous devrions examiner comment développer
le suivi en Europe en adéquation avec le Cadre de résultats global
établi pour la Convention PCI en 2018
. Cela pourrait être l’occasion de
coopérer et de coordonner le suivi en Europe. Par exemple, nous
pourrions intégrer ces travaux dans le Compendium des politiques
et tendances culturelles en Europe du Conseil de l’Europe et dans
le Réseau européen d’informations sur le patrimoine culturel HEREIN
.
7.7.4. Favoriser
la recherche sur la sauvegarde du PCI
71. Le PCI devrait être inclus
dans la Stratégie européenne en faveur de la recherche et dans son financement.
Nous devrions encourager la coopération dans le cadre d’un programme
de recherche consacré au patrimoine culturel, y compris le PCI.
Le soutien aux initiatives de recherche sur le PCI devrait être
renforcé au titre du programme-cadre de l'Union européenne pour
la recherche et l'innovation (Horizon 2020). Des appels à proposition
et des programmes ouverts pourraient être ensuite lancés sur les
thèmes propres au PCI. Les chaires de l’UNESCO en Europe consacrées
à la sauvegarde et la valorisation du PCI devraient être davantage
soutenues, en particulier pour promouvoir la coopération et les
échanges transnationaux.
7.7.5. Intégrer
le PCI dans les instruments européens existants
72. Il convient d’incorporer effectivement
la sauvegarde du PCI dans les instruments européens en vigueur et,
en particulier:
- d’inclure la
sauvegarde et la valorisation du PCI dans les appels, les critères
et les mesures de soutien concernant les projets culturels et la
coopération territoriale en Europe (Europe créative; Interreg);
- de promouvoir le PCI dans le programme des Capitales européennes
de la culture;
- d’examiner l’intégration du champ du PCI dans les Journées
européennes du patrimoine, en allant au-delà de la formule classique
de journées portes ouvertes et en englobant les acteurs et les perspectives du
patrimoine immatériel;
- d’intégrer l’action stratégique du PCI dans la stratégie
annoncée 2020 #Digital4Culture en mettant à profit le potentiel
du numérique pour valoriser les retombées positives de la culture
pour l’économie et la société;
- d’étudier les possibilités d’investir dans la sauvegarde
et la valorisation du PCI au titre de la coopération internationale
au développement, en particulier en Afrique, et d’envisager une
collaboration avec l’UNESCO .