1. Introduction
1. Dans la proposition de résolution
,
il est indiqué: «La diversité culturelle et la richesse du patrimoine culturel
sont des atouts importants pour les économies et les sociétés européennes.»
C’est ce que soutient également la Convention-cadre du Conseil de
l'Europe sur la valeur du patrimoine culturel pour la société (STCE
no 199, «Convention de Faro») de 2005.
Cette affirmation souligne l’importance du patrimoine culturel au
sein des démocraties nationales et sa capacité à enrichir la vie
quotidienne dans leurs localités et leurs communautés.
2. Le rapport Brundtland
définit le développement
durable comme un développement qui répond aux besoins du présent
sans compromettre la capacité des générations futures de répondre
aux leurs, et donc la façon de soutenir les nouvelles cultures tout
en préservant les anciennes, au bénéfice de tous et en particulier des
jeunes. Tel est le thème central du présent rapport.
3. Dans son rapport «Culture et démocratie»
, Mme Vesna Marjanović
examine la grande variété de la «culture» et ce qu’elle signifie
réellement; elle indique dans quelle mesure la culture englobe les
aspects spirituels, matériels, intellectuels et émotionnels qui
caractérisent chaque société. Dans ce cas, le terme inclut non seulement
le patrimoine culturel, les arts et les lettres, mais aussi les
styles de vie, les modes de penser et d’action, les systèmes de
valeurs, les traditions et les croyances. Vue dans ce contexte,
la culture peut par ailleurs être un outil puissant qui permet d’encourager
la pensée critique, de lancer le débat public et de renforcer la
pratique démocratique.
4. Ce rapport exhorte les décideurs à adopter les principes fondamentaux
de la Convention de Faro au niveau local, afin de stimuler les économies
locales et de favoriser le bien-être de leurs communautés.
5. Il identifie également les enjeux et les défis qu’il convient
de relever pour bien avancer. Je souhaiterais remercier le professeur
Andrew Pratt, responsable du département d’économie culturelle à
la London City University, pour son travail utile et sa contribution
à cette évaluation. J’ai également pris en compte les conclusions
des deux auditions qui ont été organisées par la sous-commission
de la culture, de la diversité et du patrimoine le 4 avril 2017
à Aarhus et le 26 mars 2018 à Londres.
2. Patrimoine culturel: la redynamisation
des économies et des communautés locales
6. Londres offre deux exemples
de réussites: premièrement, l’arrondissement de Hackney où des initiatives
privées ont été soutenues par l’administration locale, deuxièmement
l’arrondissement de Waltham Forest qui fait maintenant partie d’un
projet européen.
7. À Hackney, les conditions ne cessent de se détériorer depuis
les années 1970. Il en est probablement de même pour plusieurs autres
arrondissements londoniens. En effet, même si de nouveaux emplois
ont été créés, les pertes d’emploi liées à la désindustrialisation
ont été beaucoup plus nombreuses. Par conséquent, la zone montre
clairement des extrêmes, sa population étant divisée entre riches
et pauvres, actifs et chômeurs, ou encore travailleurs qualifiés
et non qualifiés
.
Parallèlement, en l’absence de dirigeants compétents et au bord
de la faillite, l’administration locale ne s’est pas acquittée correctement
de ses fonctions.
8. Heureusement, toutefois, la situation s’est améliorée depuis
lors, principalement grâce à des investissements dans l’art et le
patrimoine. Des espaces dédiés aux projets créatifs sont désormais disponibles.
Ainsi, ce secteur de Londres (un croissant commençant à Islington
et Hackney et s’étendant jusqu’à l’est de Londres) est devenu un
épicentre de la production artistique et culturelle. Bon nombre
des artistes qui s’y distinguent rayonnent même à l’échelle internationale,
bien que certains d’entre eux continuent de survivre avec de faibles
revenus et de lutter pour trouver des ateliers dans un premier temps.
9. Cependant, le récent succès de Hackney illustre les partenariats
constructifs établis entre les entreprises et l’administration locale;
il renforce également la conviction selon laquelle le patrimoine
culturel peut être utilisé de manière créative afin de stimuler
l’emploi dans les communautés ouvertes et cosmopolites de ce quartier
de Londres.
10. Cette évolution a changé les attentes des gens sur ce que
la culture peut faire. Auparavant souvent considérée comme superflue
ou n’offrant qu’un avantage marginal, la culture est aujourd’hui
perçue au sein même d’un arrondissement comme Hackney comme une
force économique utile et donc précieuse au niveau local, national
et international.
11. Contrairement à Hackney, un arrondissement au cœur de Londres,
Waltham Forest se situe dans la banlieue nord-est de la ville. Plus
loin du centre, cet arrondissement est nettement moins bien loti.
Par exemple, il n’existe sur son territoire aucun organisme artistique
financé par des fonds publics. En revanche, Islington, à proximité
de Hackney, compte 25 institutions qui bénéficient d’un financement
public. En outre, bien que la désindustrialisation ait pu fragiliser
les économies de nombreux arrondissements de Londres, les plus proches
du centre comme Hackney, au moins, ont eu plus de chance de s’en
sortir par rapport à d’autres laissés pour compte, comme Waltham
Forest.
12. En 2018, le maire de Londres a lancé une initiative inspirée
du Programme «Capitale européenne de la culture»: le London Borough
of Culture. Waltham Forest est devenu le premier lauréat de ce projet
. Ces concours sont souvent utiles.
Waltham Forest a été obligé de bâtir son offre culturelle à partir
de très peu de choses. Comme nous l’avons déjà dit, c’est parce
que cet arrondissement est beaucoup moins aisé que d’autres. Néanmoins,
cette disparité certaine s’est révélée être un atout. En effet,
l’arrondissement a été poussé à découvrir de nouveaux réseaux, qui
n’avaient pas été reliés entre eux précédemment, sans parler d’être
associés aux pouvoirs locaux, ainsi que des quartiers qui jusqu’alors
ne donnaient pas du tout l’impression d’être des réseaux culturels.
13. En résumé, ces deux exemples de Hackney et Waltham Forest
montrent comment les projets culturels peuvent redynamiser des économies
et des communautés locales jusque-là coupées de leurs pouvoirs publics,
et ainsi remobiliser ceux qui ne croient plus à un gouvernement
«top down» (descendant). Ils illustrent également la définition
large et le potentiel significatif du patrimoine culturel lui-même
pour faciliter la vie quotidienne.
3. Intégrer
la culture dans la gouvernance
14. Depuis une dizaine d’années,
la contribution de certains domaines culturels et économiques à
l’emploi et à la création de revenus au niveau local est reconnue,
tout comme leur valeur culturelle
.
15. Cette nouvelle forme de culture hybride, qui englobe le patrimoine
et les industries de la création, peut néanmoins être problématique
pour le secteur à but lucratif comme pour le secteur à but non lucratif.
16. Alors que les services culturels des collectivités locales
voient leurs effectifs et leurs budgets réduits
, la culture est à bien des égards plus
dynamique, grâce au soutien de financements privés et de programmes mis
en œuvre dans d’autres secteurs comme la santé, les transports et
le développement économique, ainsi que par divers organismes. L’objectif
est de préserver une vision stratégique cohérente pour la culture,
malgré sa dimension multisectorielle.
17. Le programme des «Capitales européennes de la culture» est
peut-être l’initiative la plus connue jamais lancée par la Commission
européenne dans le domaine de la régénération urbaine et de la culture.
Tout avait pourtant commencé par une simple célébration de la diversité
des cultures européennes représentées par les villes. Depuis sa
création en 1985, le programme a suscité un important développement
de la culture
. En témoigne la manière dont les
localités et les communautés adaptent et redéfinissent actuellement
leurs propres identités culturelles.
18. Au début, l’événement passait d’un lieu à un autre, pour que
différentes cultures locales puissent être mises en valeur. C’est
aussi l’occasion de montrer la force et la diversité de la culture
européenne: en choisissant une région à la fois, où les initiatives
sont regroupées et financées. L’événement, dont la portée a récemment
été étendue, attire maintenant davantage encore de participants
et de visiteurs. Il s’accompagne désormais aussi d’événements organisés
par les collectivités locales. Ainsi, bien que la durée des initiatives européennes
reste de six mois par an, les villes les reprennent souvent pour
lancer un projet à plus long terme. De plus en plus, l’accent ne
porte plus uniquement sur la célébration du patrimoine historique,
mais porte aussi sur le développement de nouvelles identités culturelles
liées à la fois au passé et à l’avenir. De fait, il est devenu assez
habituel que les nouveaux programmes expriment différents types
de pratiques culturelles. Ils parviennent aussi à les relier à des
activités autour de thèmes «non culturels» comme la santé, les transports, le
développement économique et le logement.
19. Les critiques du programme des Capitales européennes de la
culture ont souligné les éléments qui ont contribué à son succès.
Premièrement, le processus de soumission des projets, qui a beaucoup
plus à offrir qu’avant – car c’est bon pour la collectivité et pour
la société. Le nombre d’acteurs impliqués est beaucoup plus important.
À cela s’ajoute la fixation d’une date limite. Même les soumissionnaires
non retenus sont gagnants, car le processus conduit à d'autres projets.
Deuxièmement, et en relation avec ce qui précède, les possibilités de
mettre en réseau tous les secteurs de la culture traditionnelle
et de la culture moderne sont réelles. Troisièmement, l’intégration
de l’art dans les Capitales européennes de la culture a permis à
de nombreuses villes de gagner en réputation et en assurance, grâce
à de nouvelles collaborations, capacités et ambitions. Quatrièmement
enfin, même si une part de l’expertise vient de l'extérieur, les
participants constatent dans l'ensemble que l’énergie et l'inspiration
sont à portée de main – eux-mêmes sont sortis de leur propre zone
de confort – appartenance, identité et compétence – pour se connecter
à l’ensemble de la communauté.
20. Si on regarde les évaluations
des
projets menés dans le cadre des Capitales européennes de la culture,
on découvre que les administrations centrales ont une approche positive
«rafraîchissante» et la capacité de changer d’orientation pour s’adapter
aux souhaits de la population locale. Cette ouverture d’esprit a
contribué au développement du programme. Il existe désormais des
archives qui montrent la diversité des expériences de chaque manifestation
des Capitales européennes de la culture et montrent comment la culture est
devenue source de transformation sociale, culturelle et économique.
Ce «réseau d'apprentissage» des villes est devenu un modèle que
l’Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et
la culture (UNESCO) utilise aujourd'hui pour son Réseau des villes
créatives, lequel compte 180 villes
. La vision du programme des Capitales
européennes de la culture va au-delà du patrimoine historique et
s’intéresse à de nouvelles identités culturelles connectées à la
fois au passé et à l'avenir. Ce qui est tout aussi net, c'est qu’elles réussissent
à englober des activités sur des thèmes «non culturels» comme la
santé, les transports, le développement économique et le logement.
21. Ce changement de perspective est frappant: il montre que la
«culture» peut être «repensée». En prenant acte de l’opinion des
communautés locales et en en tenant compte, la démocratie locale
connaît une renaissance et devient effective – et ses citoyens redécouvrent
l’engagement.
22. La leçon du programme des Capitales européennes de la culture
est que la culture est utile dès lors qu'elle n'est pas traitée
de façon isolée ou traditionnelle – et donc comme une composante
«accessoire» d’un projet économique ou social – et que le programme
peut être à la fois «un moyen et une méthode» pour l'engagement
social. Tout cela nous donne une nouvelle lecture de ce que peut
être l’«intégration», au-delà de l’usage commun consistant à inclure
une question particulière dans tous les programmes; la leçon ici
est que la culture peut dicter une initiative globale (stratégie
de développement local) et mobiliser d’autres secteurs pour qu’ils
apportent leur soutien et s’impliquent.
4. Une
conception élargie de la culture
23. Depuis 50 ans, les hiérarchies
strictes entre culture élitiste et culture populaire, entre activités commerciales
et activités non commerciales, se sont assouplies. Les mentalités
d’hier, qui opposaient la culture à l’économie, commencent à évoluer.
Et un pan plus important de la «culture ordinaire» est reconnu comme
ayant une «valeur» pour la société. En devenant plus inclusive,
la culture a permis une meilleure adhésion de la société à ses valeurs.
24. Différents types d’initiatives ont vu le jour. Certaines voient
dans la culture un moyen de favoriser la cohésion sociale, la santé
et la compréhension interculturelle. D’autres s’en servent à des
fins de développement économique et de régénération urbaine. D’autres
encore développent des projets simplement pour leur valeur culturelle
intrinsèque
.
25. Les tensions entre la culture et l’économie ne manquent pas
et il y en a aussi entre les activités culturelles. De plus en plus
pourtant, les organismes publics élaborent des politiques, des réglementations
et des institutions qui permettent à ces deux sphères d’activité
d’offrir des avantages pour la société
26. Les dossiers présentés à la sous-commission de Londres avaient
en commun la manière dont la culture et le patrimoine ont évolué
et ont été réinventés. Cela n’avait pas tant à voir avec un exercice
académique de redéfinition qu’avec un exercice en forme de défi
soumis aux décideurs politiques par les communes concernées. La
culture était souvent en contradiction avec l’idée que les organismes
publics se faisaient d’elle auparavant, ainsi qu’avec ce qui jusque-là
avait bénéficié de financements publics. La pratique culturelle
a connu une révolution au cours des 25 dernières années, notamment
au Royaume-Uni
.
Ce changement de cap avait été annoncé par une décennie d'initiatives
dans les grandes villes: elles se sont polarisées sur le chômage
et le réengagement des jeunes, ainsi que sur le rôle que peut jouer
l'emploi culturel pour résoudre le problème
. L’idée maîtresse était que la culture
était une activité à la fois commerciale et financée par l'État, avec
un impact social et économique, et que l’impact économique avait
été sous-estimé en termes d'emplois et de revenus, tout comme la
place particulière de la culture dans la régénération.
27. Ce changement a aussi touché les institutions culturelles
et notamment la «nouvelle muséologie» qui prône un engagement accru
des visiteurs et des expositions et qui touche des communautés qui
n’avaient jamais mis les pieds dans un musée
. Plus généralement, il correspond à de
nouvelles façons de penser la politique sociale et en particulier
la notion d’«exclusion sociale»
. Les débats sur ce sujet ont montré comment l’intégration
dans un large éventail d’activités renforce la démocratie et la
citoyenneté. Le Royaume-Uni a étroitement associé les nouvelles
industries de la création, la politique culturelle et l’intégration
sociale pour repenser sa politique. Certains ont estimé qu'il allait
trop loin, en ce qu’il semblait attendre de la culture qu’elle soit
le remède aux grands maux de la société, en négligeant la «grande
culture»
. Il en est toutefois ressorti une
nouvelle réflexion sur ce qu’est la culture: une redéfinition qui
dépasse les limites de la culture «élitiste» et de la culture «populaire»,
de la culture «formelle» et «informelle», ainsi que de la culture
«commerciale» et de la culture «subventionnée par l'État».
28. Ce débat sur un concept plus large de la culture n’a pas eu
lieu uniquement au Royaume-Uni et plus récemment dans l'Union européenne
,
les Nations Unies aussi se sont emparées de la culture et ont élargi sa
définition pour tenir compte de sa nature en constante évolution,
de sa diversité et de sa relation à l'identité
.
Le Royaume-Uni, comme beaucoup d’États dans le monde, a rebaptisé
son
Department of National Heritage (ministère
du Patrimoine national) en
Department
for Digital, Culture, Media and Sport (ministère du Numérique,
de la culture, des médias et du sport). Au-delà de sa valeur symbolique,
un tel changement témoigne aussi d’un bon sens commun dans la volonté
de réunir sous un même toit diverses composantes de l'«écosystème
culturel». Les collectivités locales ont globalement eu besoin de
plus de temps pour appliquer ces changements.
5. Partenariats
public-privé et financement
29. Au Royaume-Uni, où les fonds
publics vont à d’autres priorités et où l’unité de ressource a reculé,
c’est la survie même des agences culturelles qui est menacée. Récemment,
une collectivité locale a carrément supprimé son budget de la culture.
Le rapport donnera des exemples de modes de financement de la culture innovants.
La plupart, sinon la totalité, des pays européens connaissent des
restrictions similaires en matière de financement public. Le niveau
de financement public de la culture est en baisse partout dans le
monde et surtout dans les pays qui appliquent des politiques d’austérité
.
Si les institutions veulent prospérer et survivre, elles devront
trouver de nouvelles manières de financer la culture.
30. Les collectivités locales et institutions britanniques ont
dû inventer de nouveaux moyens de financer la culture. Les mesures
d’austérité ont entraîné la fermeture de certaines institutions
culturelles, tandis que d’autres ont dû faire appel à des bénévoles.
La plupart ont dû faire appel à plusieurs sources de financement. La
culture peut ainsi être utilisée pour promouvoir une autre fonction
(santé, transport, inclusion sociale). Cette forme de coopération
a donné des résultats très positifs
.
31. D’autres approches, notamment les accords de mécénat, sont
plus controversées et potentiellement problématiques. De nombreux
musées nationaux ont recours au mécénat d’entreprise qui, pour certains, représentent
une part importante de leur budget. Dans une grande institution
comme la Tate, jusqu’à 60 % des financements annuels proviennent
du mécénat d’entreprise. Cette solution n’est pas une panacée: beaucoup de
petites institutions n’attirent pas les mécènes, ou très peu, surtout
en dehors de Londres. Et même pour celles qui ont la chance d’intéresser
les mécènes, faire avec les objectifs et les réputations des parties prenantes
peut être problématique. Toute la difficulté est de concilier les
objectifs de chacun et de trouver un équilibre avec les prétentions
des parties prenantes qui veulent avoir leur mot à dire sur les
contenus. De plus, comme cela a été le cas à Londres, les institutions
s’exposent à un risque moral – elles peuvent pâtir de la mauvaise
image de leur mécène
.
32. On peut citer l’exemple récent des protestations contre les
activités de BP et l’accord de mécénat avec la Tate. Les militants
exigeaient de la Tate qu’elle mette fin à son partenariat avec BP
et rejette un financement qui, selon eux, équivalait à financer
les dégâts causés à l’environnement.
33. Cette situation met en évidence les tensions entre art et
argent. La politique culturelle moderne du Royaume-Uni remonte à
la création, en 1946, du Conseil des arts, conforme au principe
du «tampon» entre l’art et l’État, appelé «principe de pleine concurrence».
Des règles de gouvernance peuvent être mises en place pour créer
un «tampon» avec des intérêts privés; cependant, dans le cas de
BP, elles n'ont pas protégé la Tate des atteintes à sa réputation
. Les institutions doivent gérer
cette position complexe entre l’État et le marché, ce qui pose de
nouveaux défis à la gouvernance et à la représentation culturelles
(des formes d’art et des collectivités). Elles se retrouvent souvent
en première ligne pour prendre des décisions qui autrefois incombaient
à l’État au niveau central ou étaient mandatées par l’intermédiaire
d’un financement. Par ailleurs, ces institutions ne sont plus pleinement
«publiques» et l’équilibre entre les diverses responsabilités est
souvent difficile à trouver. Les administrateurs devront disposer
de nouvelles compétences et suivre des formations sortant du cadre
des compétences traditionnelles de la conservation ou de l’expertise
en gestion publique; peut-être faudra-t-il aussi fixer de nouvelles
conditions de gouvernance et de responsabilité pour les institutions.
6. Emploi
et compétences
34. En matière de création d’emplois,
le secteur culturel fait mieux que le reste de l’économie. Les emplois culturels
deviennent un atout majeur pour l’avenir de l’Europe
, mais le système éducatif et
de formation doit encore évoluer pour rattraper son retard sur cette
nouvelle tendance. La plupart des organismes gouvernementaux favorisent
la science, la technologie et l’ingénierie, au détriment des arts
et de la culture. L’artisanat et les travaux manuels ont ainsi largement
disparu des programmes scolaires. Pourtant, ce n’est que grâce à
l’association des sciences et des arts que la créativité et les
technologies peuvent devenir des produits ou des expériences concrets
.
35. L’enjeu n’est pas seulement de proposer une formation ou un
enseignement adaptés, mais aussi d’étendre la gamme des compétences.
L’artisanat recèle d’innombrables compétences qui ont été délaissées au
profit de nouvelles techniques. Or les compétences sont polyvalentes:
elles peuvent être utilisées et réutilisées dans différents contextes.
Protéger celles qui sont requises dans des projets patrimoniaux,
ou qui sont rarement utilisées revient à créer les ressources qui
seront nécessaires demain. C’est l’un des objectifs du Programme
de coopération et d’assistance techniques du Conseil de l’Europe
.
Préserver des compétences permet de renforcer la cohésion d’une
collectivité, de transmettre un savoir-faire d’une génération à
l’autre et de continuer à entretenir le patrimoine.
36. Les compétences artisanales peuvent aussi créer de nouveaux
emplois, notamment pour les jeunes. En témoigne le développement
du «Maker Movement» (version moderne du «do it yourself»), qui ouvre
de nouveaux espaces utilisant la technologie et la créativité pour
réparer, revisiter et inventer des produits, et pour réaliser des
prototypes. Ces ateliers peuvent aussi être des lieux d’apprentissage,
initial et continu, ainsi qu’un moyen de développer et d’enseigner
des compétences et techniques empruntées à l’artisanat local.
37. Les collectivités locales à la périphérie des grandes villes,
comme Thurrock, dans la banlieue de Londres, ont été touchées par
la désindustrialisation et la plupart n’ont jamais connu la reprise
économique rapide de l’Inner London (centre du Grand Londres). Les
liens tissés autour de l’«écosystème économique» qui rassemblait
autrefois la collectivité, l’école, l’emploi et le foyer ont été
rompus
.
38. À Thurrock, le programme High House a cherché comment créer
de nouveaux emplois pour les jeunes dans un écosystème économique
«en panne». La solution retenue a de quoi surprendre: faire venir
à Thurrock l’atelier de construction des décors du Royal Opera House
– une activité qui demande un savoir-faire artisanal. High House
a ainsi mis en relation le Royal Opera House, les écoles et les
centres de formation locaux pour établir un partenariat. Ce partenariat
et les compétences en négociation pour parvenir à la résilience
se sont avérés efficaces. Il a fallu inventer un nouveau vocabulaire
et de nouvelles descriptions de poste pour combler les déficits
en matière d’aspirations, d'expertise et d'activité. La manière
dont on parle des gens et de leurs emplois est importante et peut
souvent encourager ou freiner leur implication. Les porteurs du
projet High House étaient aussi disposés à adopter une «éthique
maison» (
DIY mindset), ce
qui a permis de trouver des solutions souples et peu orthodoxes
aux problèmes et, selon leur propre expression, de «provoquer la chance»
.
39. Islington est un quartier limitrophe de Hackney et lui ressemble
à bien des égards: institutions financées par l’État, quartier très
défavorisé, cosmopolite et économiquement très contrasté (les plus
riches et les plus pauvres de Londres y vivent côté à côte). Les
initiatives culturelles d’Islington sont animées par deux idées maîtresses:
l'égalité des chances et l’emploi. Au lieu de mettre en œuvre un
énième programme de recherche d’adéquation des compétences ou d’amélioration
des résultats aux examens, l’accent a porté sur les droits des communautés
exclues. Cette notion de «droits» renvoie à ce qui a été perdu:
les rêves en sommeil, la certitude de ne pas trouver d’emploi ou
le sentiment de ne pas «mériter» certains types d’emplois, surtout
dans l’économie culturelle. Des données d’enquête ont révélé la
faible présence des classes populaires, des minorités ethniques
et des femmes dans tous les domaines du secteur culturel
. Les jeunes appartenant à ces catégories
sont ainsi écartés: la croissance des industries de la création,
qui pourtant se portent plutôt bien, est également limitée à Londres,
et pourrait faire beaucoup mieux. Islington a donc réuni ses 65 écoles
dans une «communauté» afin de favoriser l’emploi et l’expérience
professionnelle. Vingt-cinq agences artistiques sont financées sur
les fonds publics. Le quartier a noué un partenariat avec les écoles
pour permettre aux élèves de découvrir les métiers du secteur culturel.
Dans le passé, on les aurait emmenés au théâtre ou au musée. Aujourd’hui,
on veut qu’ils trouvent un emploi. Au final, le problème du manque
de compétences et du chômage local diminue.
40. Ces exemples montrent les retombées positives de «véritables»
partenariats fondés sur la rencontre de projets communs et porteurs
d’un engagement à long terme envers la collectivité. C’est grâce
à ce genre de partenariats qu’il est possible de créer de «nouvelles
voies» qui rassemblent les jeunes et permettent à la collectivité
de s’investir de nouveau dans le travail et dans la culture.
7. La
vitalité culturelle et son impact sur la démocratie
41. Les cultures devraient refléter
la diversité des compétences, être réceptives aux idées et ouvertes
sur l'extérieur. Elles devraient aussi inclure la volonté et l'aptitude
à faire face aux problèmes et aux défis du quotidien.
42. Une culture du partage des valeurs et des idées crée une ressource
inédite dont tout le monde peut profiter. L'histoire culturelle
de l'Europe est une ressource accessible, mais une nouvelle culture
est nécessaire pour l'avenir, une culture qui inclut le développement
durable et qui peut être transmise à la génération suivante.
43. Nous devons examiner les moyens qui permettront à la culture
et à l'économie de s’unir pour soutenir la diversité. C’est toute
la société qui est concernée. Nous devons donc examiner les outils
mis en œuvre dans le cadre des programmes culturels et patrimoniaux
afin de permettre à la population de faire des choix éclairés dans
un environnement diversifié.
44. La Tate Modern a beau s’enorgueillir de combler le fossé entre
la culture, le patrimoine et la démocratie, car elle est aujourd’hui
l’un des lieux touristiques les plus visités du Royaume-Uni, proche
également de nombreuses autres institutions culturelles du quartier
londonien de Southwark. Les promoteurs s’intéressent à ce quartier,
bien qu’on y trouve encore de nombreux logements délabrés. D’anciens
entrepôts, vestiges et docks désaffectés ont déjà été transformés
en appartements de standing. Cela étant, il y a là une forme de décalage,
car ces projets ont contribué à creuser légèrement le fossé entre
richesse et pauvreté dans le quartier. Par conséquent, même si ce
n’est que de manière limitée, la Tate Modern a peut-être involontairement
aggravé le problème qu’elle visait par ailleurs à atténuer
.
45. Dans son approche de la relation entre l’art, la société et
l’autorité publique, la Tate adopte une démarche radicale. Tate
Exchange est un programme qui permet à 60 partenaires de travailler
dans le monde de l’art et hors de cet univers. Son action consiste
traditionnellement à organiser des visites scolaires dans des galeries
et des interventions dans les écoles. Toutefois, la Tate a élargi
son action en vue d’y associer la population. Des espaces ont été
mis à disposition et des personnels sont présents pour aider les
visiteurs. L’art est ainsi mieux mis à profit pour la collectivité.
Les thèmes évoqués récemment sont notamment l’amélioration du logement,
le travail, la citoyenneté et la démocratie sociale. La Tate Liverpool
et la Tate Modern sont aussi actives l’une que l’autre, chacune
s’employant à trouver de nouvelles façons de mettre l’art au service
de la population.
46. Les exemples ci-dessus illustrent le mode d’adaptation des
institutions culturelles. La nouvelle attitude ne consiste cependant
pas à imposer un discours, mais plutôt à poser des questions et
inviter au débat: par exemple sur la manière dont l’art peut davantage
aider les personnes, où qu’elles vivent, en tenant compte notamment
de l’importance de préserver un certain équilibre au sein d’une
société de plus en plus multiculturelle. Il s’agit d’engendrer une
bienveillance et un respect vis-à-vis de la différence entre les
histoires et les pratiques culturelles. Cette approche a déjà démontré
son efficacité pour réduire les conflits dans les zones de guerre
et atténuer les tensions dans d’autres contextes, notamment dans
nos villes, où la culture est un moyen de surmonter diverses difficultés
.
8. La
situation particulière des zones rurales et reculées
47. Les activités culturelles et
les éléments du patrimoine culturel concernent principalement les
villes, de même que les fruits de l’échange de connaissances.
48. Les habitants des zones rurales et isolées doivent avoir un
véritable accès à la culture incluant des spectacles de compagnies
en tournée et, grâce aux nouvelles technologies, la projection de
pièces de théâtre en direct. Néanmoins, cela ne peut se faire sans
une volonté politique pour protéger et encourager l’égalité d’accès
et de l’offre culturelle dans les zones rurales.
49. Dans les régions isolées, les investissements dans la formation,
les compétences et les ressources sont souvent insuffisants. De
ce fait, les jeunes ont plus de chances de partir chercher du travail
dans les villes.
50. Il a été affirmé qu’une part excessive des financements allait
aux grandes conurbations et à la capitale elle-même. Si c’est effectivement
le cas, les régions sont désavantagées, ce qui favorise l’exode
de leur population. Dans tous les cas, du fait des meilleures opportunités
qu’ils y trouvent, les artistes et les acteurs culturels ont de
fortes chances de s’installer dans les villes et d’y avoir leur
activité. Par sa politique culturelle, le Royaume-Uni s’est efforcé
de protéger les régions en y créant des institutions nationales.
Une autre action, intitulée «NT Live», consiste en la captation
numérique de pièces de théâtre en vue de leur retransmission dans
les cinémas locaux des régions.
51. Cependant, si de telles initiatives peuvent offrir une plus
large diffusion des activités dans les régions, elles n’ont eu que
peu d’effet pour inverser la «fuite culturelle» qui touche ces territoires.
Leurs pratiques culturelles sont aujourd’hui menacées par le manque
de financement ou de personnel qualifié. L’une des réponses apportées
a été de créer des musées en plein air. Dans une certaine mesure,
cette solution maintient «en vie» la présentation des activités
et crée des emplois, mais on est loin cependant d’une politique
de soutien d’une économie culturelle dynamique.
52. La difficulté qui se pose ici est d’entretenir des compétences
artisanales pour lesquelles il ne semble pas y avoir de marché actuellement.
Le maintien de ces compétences n’est pas simplement une question
de débouchés: il requiert aussi la formation de nouveaux artisans,
l’apprentissage et la transmission des compétences. Les activités
artisanales peuvent créer des emplois et elles soutiennent la diversité
culturelle. Par ailleurs, si l’on ne fait rien pour préserver des
compétences et des pratiques uniques, il est probable qu’elles disparaîtront.
53. La question des moyens de subsistance est étroitement liée
à celle des compétences et de l’artisanat. Le logement constitue
un autre écueil pour les artistes et les professionnels de la culture.
Son coût est souvent prohibitif, surtout pour les jeunes ménages,
de sorte que les artistes et les personnes à revenus modestes n’ont pas
les moyens de vivre dans une grande ville. Des logements abordables,
associés à des emplois fondés sur la culture et le patrimoine, sont
donc indispensables si l’on veut préserver les collectivités rurales
et leur culture. Une initiative lancée au Royaume-Uni consiste à
ce que des artistes gèrent ou possèdent leur logement ou leur atelier
.
L’idée est de retirer les biens du «marché» en transférant la propriété
à des entreprises du secteur tertiaire pour protéger les professionnels
de la culture de la hausse des prix des logements (et des ateliers).
9. Conclusions
54. Le présent rapport met en lumière
sept défis qui sous-tendent la relation actuelle et future entre
la valeur du patrimoine culturel et la démocratie. Il s’appuie pour
ce faire sur l’expertise de hauts responsables politiques issus
des collectivités locales de Londres qui ont été confrontés à des
problèmes qu’ils ont résolus au moyen de solutions innovantes et
efficaces. Cela étant, les initiatives politiques ne doivent pas
être coupées des spécificités législatives, sociales, culturelles
ni économiques des collectivités locales. La simple copie d’une initiative
est donc impossible, mais l’initiative peut être traduite dans un
certain nombre de processus qui pourront alors servir de modèles
permettant de résoudre les difficultés rencontrées ailleurs.
55. Les sept défis identifiés donnent un aperçu des relations
entre le patrimoine culturel et la démocratie. Il est important
de noter que les trois termes clés – culture, démocratie et patrimoine
– sont dynamiques et fluctuants. Le patrimoine est souvent associé
à l’idée de «passé». En invoquant la notion de durabilité, nous pouvons
comprendre que le patrimoine de demain doit être créé aujourd’hui.
Il existe entre le passé, le présent et l’avenir un lien qui doit
être entretenu. Cet aspect a été souligné en lien à la fois avec
l’emploi culturel et avec la manière dont au départ nous apprenons
à comprendre la culture.
56. La culture et la manière dont nous l’évaluons sont susceptibles
de changer. Cela ne tient pas seulement aux nouvelles formes d’expression
culturelle ni aux nouveaux outils et techniques de communication.
Nous réévaluons le passé dans le contexte du présent. L’idée que
l’intégration sociale fait partie de la démocratie est essentielle.
Autrefois, la notion de «culture nationale» permettait d’asseoir
des États-nations et des empires, mais aujourd’hui nous l’interprétons
souvent comme une source et une preuve de la diversité au sein de
démocraties saines. Tout l’enjeu consiste à préserver cette diversité
dans le présent tout en comprenant véritablement le passé. Une fois
cet équilibre trouvé, les collectivités pourront prospérer. Une
authentique diversité inclut différents points de vue et perspectives
représentant un large éventail de cultures.
57. Le droit à la culture est une façon d’exprimer «l’appartenance»
à la culture. C’est pourquoi le patrimoine culturel ne concerne
pas seulement les objets conservés dans des musées, ni même les
compétences et les emplois. Dans une société de plus en plus cosmopolite,
le patrimoine est aussi bien personnel que communautaire. Plus qu’une
simple étiquette politique, le patrimoine a trait à l’identité.
Il contient l’expérience des racines de la famille et de la communauté,
et les diverses expériences des itinéraires menant d’un foyer précédent
à celui d’aujourd’hui. Ce flux et sa «portée» toujours plus vaste
à travers le monde recèlent un potentiel concernant à la fois le
logement, le travail et les loisirs.
58. Les exemples cités montrent pourquoi les autorités locales
doivent prendre en compte les exigences actuelles tout en respectant
celles des communautés du passé ou de régions lointaines. Les collectivités locales
ont progressé vers cet équilibre dans la conduite des affaires publiques.
On a vu comment la culture affecte et mobilise les personnes, notamment
dans les périodes d’incertitude ou de déclin économique, et comment
elle peut aussi raviver l’espoir, l’identité et l’appartenance à
une communauté; elle insuffle ainsi aux personnes un nouveau respect
et une nouvelle ambition.
59. Nous avons ainsi la possibilité de faire d’un problème une
solution, mais il nous faut pour cela intégrer d’abord la culture
et le patrimoine dans la réflexion générale sur les changements
sociaux et économiques. En effet, la culture a souvent été perçue
jusqu’à présent comme un ingrédient plaisant, ajoutant du «plaisir»
ou de la «respectabilité» à des projets par ailleurs peu attrayants.
Au contraire, les exemples ci-dessus montrent à quel point la culture
devrait être au premier plan, afin que d’autres secteurs de l’économie
et de la société puissent être utilisés comme des moyens de promouvoir
une forme adéquate de patrimoine culturel, un patrimoine que nous
souhaiterions alors transmettre aux générations futures.