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Rapport | Doc. 14902 | 07 juin 2019

Faire la lumière sur le meurtre de Boris Nemtsov

Commission des questions juridiques et des droits de l'homme

Rapporteur : M. Emanuelis ZINGERIS, Lituanie, PPE/DC

Origine - Renvoi en commission: Doc. 13967, Renvoi 4276 du 10 mars 2017. 2019 - Troisième partie de session

Résumé

La commission des questions juridiques et des droits de l'homme reste profondément bouleversée par l’assassinat de Boris Nemtsov, leader de renommée internationale et figure de proue de l’opposition politique en Russie, juste à côté du Kremlin à Moscou le 27 février 2015.

Elle note que cinq hommes tchétchènes ont été été condamnés pour le meurtre. Elle estime cependant que divers aspects de l’enquête et des réquisitions suscitent de sérieuses inquiétudes quant à l’indépendance et à l’efficacité des initiatives prises par les autorités pour identifier et poursuivre tous ceux qui ont pris part au crime, notamment les instigateurs et les organisateurs. Par conséquent les autorités russes sont appelées à rouvrir et à poursuivre l’enquête sur le meurtre, notamment en prenant une série de mesures spécifiques.

Les États membres et observateurs du Conseil de l’Europe sont invités à rappeler aux autorités russes qu’il est nécessaire d’identifier et de poursuivre toutes les personnes impliquées dans le meurtre de Boris Nemtsov, et à envisager d’inclure sur la liste des personnes faisant l’objet de sanctions ciblées en application des «lois Magnitski» celles qui ont fait échec aux mesures d’investigation requises pour pouvoir identifier les instigateurs et les organisateurs du meurtre de Boris Nemtsov.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Projet
de résolution adopté à l’unanimité par la commission le 28 mai 2019.

(open)
1. Boris Nemtsov, leader de renommée internationale et figure de proue de l’opposition politique, ancien Vice-Premier ministre de la Fédération de Russie, ancien vice-président de la Douma d’État, ancien gouverneur régional de Nijni Novgorod et membre du parlement régional de Iaroslavl, a été abattu à Moscou le 27 février 2015. L’Assemblée parlementaire reste profondément bouleversée par cet assassinat brutal, exécuté sur le pont Bolshoi Moskvoretsky, qui est situé juste à côté du Kremlin, l’un des endroits les plus hautement protégés et surveillés du pays.
2. L’Assemblée note que quelques jours plus tard, cinq suspects ont été arrêtés et un sixième a été tué lors de l’opération lancée pour son arrestation. Durant leur interrogatoire, deux des suspects – Zaur Dadayev, le tireur, et Anzor Gubashev, le chauffeur de la voiture qui a permis aux criminels de s’enfuir – ont avoué être impliqués dans le meurtre. Les cinq hommes ont été jugés par un jury devant le tribunal militaire du district de Moscou. En juin 2017, ils ont été condamnés pour le meurtre de M. Nemtsov, exécuté en échange de 15 millions de roubles, somme qui leur avait été versée par Ruslan Mukhudinov, un Tchétchène, chauffeur dans l’armée. Ils ont écopé de peines allant de 11 à 20 ans d’emprisonnement et d’une amende de 100 000 roubles chacun. Les appels interjetés contre leur reconnaissance de culpabilité ont été rejetés, mais les appels interjetés contre leurs peines ont entraîné la suppression des amendes.
3. L’Assemblée estime que divers aspects de l’enquête et des réquisitions suscitent de sérieuses inquiétudes quant à l’indépendance et à l’efficacité des initiatives prises par les autorités pour identifier et poursuivre tous ceux qui ont pris part au crime, notamment les instigateurs et les organisateurs. Il s’agit des aspects suivants:
3.1. les suspects ont été placés en détention les 5 et 6 mars 2015, alors que les informations qui auraient permis de les identifier semblent n’avoir été analysées qu’après. Les médias russes ont donné des informations sur les douilles et sur l’origine probable des suspects qui correspondaient aux pièces présentées au procès, avant la date à laquelle les dossiers indiquent que les enquêteurs en ont eu connaissance. Aussi semblerait-il qu’une autre enquête ait été menée par d’autres organes et que les enquêteurs officiels s’en soient tenus à faire état après coup des résultats obtenus par ces autres organes;
3.2. le Service fédéral de protection (FSO), responsable de la sécurité du Kremlin, a déclaré n’avoir aucun enregistrement vidéo de la scène du meurtre, alors que celui-ci a eu lieu dans les environs immédiats du Kremlin;
3.3. aucun enregistrement vidéo des caméras de surveillance de la rue ou de la circulation, du centre de conservation des images de vidéosurveillance, ni du camion poubelle ou des trois véhicules de transport public qui ont traversé le pont au moment du meurtre n’a été obtenu. Aucune preuve forensique n’a été recueillie d’un autre camion poubelle qui est passé à côté de M. Nemtsov au moment où il était abattu, malgré sa proximité du meurtre;
3.4. les nombreux véhicules et individus que l’on peut voir sur la vidéo que la chaîne de télévision TVTs a diffusée n’ont pas été identifiés ni retrouvés, y compris les deux femmes que l’on voit s’adresser à la compagne de M. Nemtsov sur place, peu après le meurtre;
3.5. MM. Dadayev et Gubashev se sont rétractés et ont déclaré avoir avoué sous la torture, élément attesté par des preuves indépendantes;
3.6. après le meurtre, les autorités russes et des sources proches de celles-ci ont avancé une série d’hypothèses sur les mobiles du meurtre, allant de «provocations» destinées à fomenter des troubles en Russie, tour à tour attribuées à l’opposition elle-même, au service de sécurité ukrainien et aux «services secrets occidentaux», jusqu’à des raisons personnelles liées à la vie privée de M. Nemtsov;
3.7. le mobile finalement imputé à M. Mukhudinov – la volonté de faire payer à M. Nemtsov les propos qu’il avait tenus en faveur des journalistes assassinés de Charlie Hebdo – n’est étayé par aucune preuve et est incompatible avec les éléments de preuve qui établissent que M. Nemtsov faisait déjà, avant l’assassinat de ces journalistes, l’objet d’une filature par la voiture qui a permis aux assassins de s’enfuir. Aucune explication n’a par ailleurs été donnée sur la manière dont M. Mukhudinov avait obtenu l’argent avec lequel il a payé les tueurs;
3.8. M. Mukhudinov et l’officier dont il était le chauffeur, Ruslan Geremeyev, que M. Dadayev aurait évoqué dans sa déposition, n’ont pas été arrêtés et sont toujours en liberté. L’action engagée contre M. Mukhudinov et d’autres «individus non identifiés», a été disjointe du procès des cinq suspects et ne semble avoir été activement poursuivie;
3.9. Dadayev est l’ancien commandant adjoint du bataillon Sever des troupes du ministère russe de l’Intérieur en Tchétchénie; tout comme M. Mukhudinov, il en faisait toujours partie au moment du meurtre. Ce bataillon était dirigé par Alibek Delimkhanov, le frère d’Adam Delimkhanov, qui siège à la Douma d’État russe et qui est l’un des hommes de confiance les plus proches de Ramzan Kadyrov, dirigeant de la République tchétchène. Ruslan Geremeyev était le neveu de Suleyman Geremeyev, l’un des membres du Conseil de la Fédération de Russie. Les troupes du ministère russe de l’Intérieur sont commandées par Victor Zolotov, un proche aussi bien de Ramzan Kadyrov que du Président russe Vladimir Poutine. Il est extrêmement improbable que MM. Dadayev et Mukhudinov, si proches des plus hautes sphères des autorités militaires et politiques de Tchétchénie, aient mis ou aient pu mettre en place une opération complexe visant à abattre une personnalité politique de premier plan, en public, au centre de Moscou, sans que leurs supérieurs hiérarchiques n’en aient au moins été préalablement informés et n’aient donné leur accord, voire des instructions directes. À l’exception d’Alibek Delimkhanov, le juge a rejeté toutes les demandes de la famille de M. Nemtsov visant à ce que ces personnes soient interrogées;
3.10. malgré la longue et brillante carrière politique de M. Nemtsov, sa grande notoriété et les activités politiques qu’il menait au moment de sa mort, notamment l’organisation d’un grand rassemblement de l’opposition à Moscou, qui devait avoir lieu le lendemain de son meurtre, et la préparation d’un rapport sur l’intervention militaire – niée à l’époque – de la Russie en Ukraine, le juge (et la Cour suprême en appel) a rejeté la demande des avocats de la famille Nemtsov visant à ce que les prévenus soient inculpés au titre de l’article 277 du Code pénal, qui prévoit la circonstance aggravante d’attentat à la vie d’un dignitaire de l’État ou d’une personnalité publique, crime imprescriptible.
4. En outre, l’Assemblée relève une série d’incohérences et de contradictions importantes dans la déposition de divers témoins clés, dont Sergei Budnikov, le chauffeur du camion poubelle, Evgeniy Molodykh, qui s’est approché du corps de M. Nemtsov peu après les coups de feu, et Anna Duritskaya, qui accompagnait M. Nemtsov le soir du meurtre. Elle constate également que Mme Duritskaya n’a pas signé sa déposition. La comparution de MM. Budnikov et Molodykh au procès était inattendue car l’accusation avait d’abord déclaré qu’ils étaient introuvables. Mme Duritskaya n’a pas comparu devant le juge car elle était repartie en Ukraine.
5. L’Assemblée relève encore une série d’irrégularités, d’incohérences et d’invraisemblances dans les preuves médico-légales concernant les balles et les douilles recueillies, ainsi que les blessures de M. Nemtsov, notamment:
5.1. l’analyse de la scène du crime n’indique ni l’emplacement précis du corps de M. Nemtsov, ni celui des douilles et des balles qui ont été recueillies sur place;
5.2. les ambulanciers qui sont arrivés en premier sur le lieu du crime ont signalé quatre douilles près du corps, alors que l’analyse de la scène du crime n’en mentionne qu’une située près du corps et quatre plus éloignées, en divers endroits;
5.3. les autorités ont déclaré qu’il n’y avait pas eu d’enregistrement vidéo de la scène du crime, alors que d’autres images montrent un homme en train de la filmer;
5.4. la vidéo de TVTs montre que M. Dadayev aurait dû, dans un délai de 2,4 secondes, tirer trois coups de feu puis changer de position avant d’en tirer deux ou trois de plus;
5.5. deux douilles portaient la marque d’un fabricant et étaient endommagées à un endroit, alors que les quatre autres portaient celle d’un autre fabricant et étaient endommagées différemment;
5.6. quatre coups de feu ont été tirés dans le dos de M. Nemtsov et un de face; deux des quatre coups de feu tirés dans son dos avaient une trajectoire montante, un avait une trajectoire droite tandis que le quatrième avait une trajectoire descendante inexpliquée; des particules métalliques étaient présentes dans l’une des blessures, mais pas dans les autres; des traces ont été trouvées sur le manteau de M. Nemtsov, laissant supposer des coups de feu tirés à distance rapprochée, alors que M. Dadayev a déclaré avoir tiré à cinq mètres;
5.7. face à ces incohérences, les experts médico-légaux ont émis l’hypothèse que les coups de feu relevaient de deux catégories distinctes, peut-être dues au fait que deux armes avaient été utilisées, laissant entendre qu’il y aurait eu deux tireurs. Selon l’expertise balistique du Service fédéral de sécurité (FSB), trop imprécise pour qu’il soit possible d’en faire une analyse critique, une seule arme a été utilisée. Le juge a refusé de demander une contre-expertise balistique.
6. L’Assemblée relève par ailleurs une série d’irrégularités dans le déroulement du procès, notamment:
6.1. comme indiqué plus haut, le juge a refusé d’interroger des témoins potentiellement pertinents parmi les responsables tchétchènes;
6.2. le juge a tenté d’imposer un deuxième avocat à l’un des prévenus, en dépit des objections de ce dernier et de ses avocats et malgré la réticence du deuxième avocat proposé;
6.3. l’un des avocats des prévenus a fait l’objet de menaces et d’agressions après avoir demandé que le Président Poutine soit appelé à la barre. Craignant pour sa sécurité, il a depuis lors quitté la Russie;
6.4. le juge n’a pas cessé de favoriser l’accusation, notamment en lui permettant de présenter des preuves irrecevables, tendant à discréditer certains des prévenus, et d’interrompre fréquemment la défense lorsque celle-ci présentait des pièces ou s’adressait aux jurés, et en interrompant la défense lui-même;
6.5. le juge a récusé l’un des jurés pour des motifs fallacieux après que cette personne avait demandé à plusieurs reprises à voir des éléments de preuve que l’accusation n’avait pas produits;
6.6. le juge a récusé plusieurs autres jurés pour des motifs insuffisants, y compris peu avant que le jury ne se retire pour délibérer.
7. L’Assemblée note que les points évoqués ci-dessus ont conduit à échafauder diverses théories sur cette affaire. Les avocats de la famille de Nemtsov estiment notamment que de hauts responsables des autorités tchétchènes ont dû être au moins au courant et ont probablement en fait ordonné le meurtre. D’autres théories postulent que les prévenus tchétchènes faisaient partie d’un plus vaste complot impliquant le FSB, et qu’un autre individu, non tchétchène, a tiré la seconde série de coups de feu sur M. Nemtsov. Selon une autre théorie encore, seul le FSB est responsable du meurtre de M. Nemtsov sans la moindre implication tchétchène.
8. Il n’appartient pas à l’Assemblée d’enquêter pour déterminer qui a tué Boris Nemtsov. Il est toutefois clair que la version officielle, telle qu’elle apparaît dans le verdict, repose sur une enquête et un procès présentant de graves lacunes et est incompatible en de nombreux points fondamentaux avec les éléments de preuve disponibles. Ces insuffisances permettent de donner d’autres versions des faits, que les autorités ont refusé d’explorer mais qui sont pourtant bien plus compatibles avec les éléments en présence, ce qui vient renforcer la conclusion selon laquelle tous les aspects pertinents de l’affaire n’ont pas été examinés et que toute la vérité n’a pas été établie.
9. L’Assemblée appelle par conséquent les autorités russes à rouvrir et à poursuivre l’enquête sur le meurtre, notamment en prenant les mesures suivantes:
9.1. identifier les emplacements et les connexions de toutes les caméras situées à proximité du lieu du crime, y compris sur le pont et face au pont, et déterminer si les caméras situées sur le mur du Kremlin étaient orientées vers le lieu du crime sur le pont;
9.2. analyser les vidéos enregistrées par les caméras installées à bord des véhicules (les «dashcams») déjà obtenues et obtenir et analyser les dashcam d’autres véhicules qui se trouvaient sur le pont ou à proximité à peu près au moment du meurtre, notamment celle du camion poubelle et des véhicules de transport public que l’on voit sur la vidéo de TVTs;
9.3. vérifier si la base de données du central de vidéosurveillance contient des images du pont;
9.4. vérifier si les caméras du FSO ont enregistré des images des événements qui se sont produits sur le pont ou à proximité;
9.5. employer tous les moyens techniques disponibles, notamment un logiciel d’optimisation d’images, pour réexaminer tous les enregistrements vidéo existants, y compris ceux de GORMOST, de TVTs, de GUM et des dashcam, en vue d’identifier les véhicules et les personnes qui s’approchent du pont, qui s’y trouvent ou qui en sortent;
9.6. identifier, retrouver et interroger toutes les personnes qui se trouvaient sur le pont à peu près au moment du meurtre, notamment celles que l’on voit sur la vidéo de TVTs;
9.7. identifier, retrouver et interroger les conducteurs et les passagers des cinq véhicules dont la marque et le modèle sont déjà connus;
9.8. en plus des conducteurs et des passagers déjà interrogés, identifier tous les autres véhicules qui se trouvaient sur le pont ou à proximité à peu près au moment du meurtre, puis retrouver et interroger leurs conducteurs et les éventuels passagers;
9.9. analyser la capture d’écran de la caméra de surveillance de la circulation montrant plusieurs véhicules sortant du pont immédiatement après le meurtre, localiser tous les enregistrements vidéo disponibles de ces véhicules et interroger leurs conducteurs;
9.10. analyser toute activité de téléphonie portable sur le pont ou à proximité, en utilisant les données existantes, puis identifier et interroger les personnes concernées;
9.11. retrouver l’enregistrement vidéo de la scène du crime dont le tournage est visible dans la vidéo de TVTs;
9.12. procéder à une contre-expertise balistique pour évaluer correctement les conclusions des experts médico-légaux selon lesquelles les coups de feu tirés sur M. Nemtsov relèvent de deux catégories distinctes et ont pu être tirés par deux armes différentes;
9.13. procéder à une reconstitution médico-légale de l’assassinat afin de déterminer si, conformément à la vidéo, à d’autres éléments médico-légaux et à la contre-expertise balistique susmentionnée, il est matériellement possible que M. Nemtsov ait pu être abattu par un seul agresseur;
9.14. réexaminer la vidéo de l’appartement moscovite des accusés et faire des recoupements avec d’autres éléments de preuve pour établir clairement à quelle heure les événements consignés se sont produits;
9.15. interroger les divers responsables tchétchènes et russes cités par les avocats de la famille Nemtsov, afin de faire avancer l’enquête en vue de déterminer qui a commandité le meurtre;
9.16. requalifier les faits au titre de l’article 277 du Code pénal, de sorte que toute action susceptible d’être engagée à l’avenir contre d’autres suspects éventuels soit imprescriptible.
10. L’Assemblée considère que le Général Alexander Bastrykin, chef de la commission d’enquête, et le Procureur général adjoint Victor Grin portent une responsabilité particulière dans l’échec de l’enquête et le manque de crédibilité de l’acte d’accusation.
11. L’Assemblée déplore vivement que les autorités russes aient refusé de coopérer avec son rapporteur.
12. L’Assemblée invite tous les États membres et observateurs du Conseil de l’Europe et les partenaires pour la démocratie à saisir chaque occasion de rappeler aux autorités russes qu’il est nécessaire d’identifier et de poursuivre toutes les personnes impliquées dans le meurtre de Boris Nemtsov, notamment les instigateurs et les organisateurs du crime.
13. L’Assemblée invite par ailleurs tous les États membres et observateurs et les partenaires pour la démocratie qui ont adopté des «lois Magnitski» conformément à la Résolution 2252 (2019) «Lutter contre l’impunité par la prise de sanctions ciblées dans l’affaire Sergueï Magnitski et les situations analogues» à inclure sur la liste des personnes faisant l’objet de sanctions ciblées celles qui ont fait échec aux mesures d’investigation et procédures judiciaires objectives requises pour pouvoir identifier les instigateurs et les organisateurs du meurtre de Boris Nemtsov.
14. L'Assemblée invite le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe à encourager les collectivités locales à envisager de rendre hommage à Boris Nemtsov.

B. Exposé des motifs, par M. Emanuelis Zingeris, rapporteur

(open)

1. Introduction

1. Le présent rapport repose sur une proposition de résolution déposée par Mme Kerstin Lundgren et d’autres membres de l’Assemblée parlementaire le 28 janvier 2016. La commission des questions juridiques et des droits de l’homme m’a nommé rapporteur lors de sa réunion du 18 mai 2017.
2. Cette proposition rappelait que M. Boris Nemtsov avait été assassiné au centre de Moscou en février 2015 et que cinq auteurs présumés, qui sont tous des hommes d’origine tchétchène, avaient été accusés du meurtre tandis que les commanditaires couraient toujours et que l’implication présumée des autorités tchétchènes n’avait fait l’objet d’aucune enquête. Elle soulignait que M. Nemtsov était connu en sa qualité d’ancien Vice-Premier ministre de la Fédération de Russie et d’actuel chef de l’opposition politique, et qu’il avait joué un rôle de premier plan dans la condamnation de l’agression russe en Ukraine.
3. La proposition préconisait que la communauté internationale surveille le déroulement et les conclusions de l’enquête sur la mort de M. Nemtsov afin de s’assurer que tous les aspects pertinents de cette affaire aient été examinés et ses circonstances élucidées. Il importait que cette démarche se fasse en coopération avec les autorités russes compétentes, ainsi qu’avec la famille et les amis de M. Nemtsov qui craignaient que seuls les auteurs directs du meurtre ne soient punis, tandis que les commanditaires resteraient impunis.
4. Au cours de l’élaboration du rapport, la commission a procédé à l’audition de Mme Zhanna Nemtsova, fille de M. Nemtsov, de M. Vadim Prokhorov, l’avocat de la famille lors du procès des accusés, et de M. Vladimir Kara-Murza, ancien partenaire politique de M. Nemtsov. J’ai par ailleurs introduit de multiples demandes auprès des autorités russes, notamment par l’intermédiaire de la Présidente et du Secrétaire général de l’Assemblée parlementaire, afin de pouvoir effectuer une visite d’étude en Fédération de Russie pour rencontrer des responsables et divers autres interlocuteurs et pour offrir aux autorités la possibilité de répondre aux critiques concernant les suites données au meurtre. J’ai même écrit directement au président du Conseil de la Fédération et à celui de la Douma d’État. La première lettre m’a été renvoyée avec la mention «adresse inconnue» et j’ai reçu l’accusé de réception de la deuxième, mais aucune réponse.

2. La carrière et le profil politiques de M. Nemtsov

5. Boris Nemtsov est entré en politique à la fin des années 1980 dans la mouvance réformiste. En 1990, il était le seul élu non communiste de Nijni Novgorod au Soviet suprême de la République de Russie. Nommé gouverneur de la région de Nijni Novgorod par le président Eltsine, puis élu par la population à ce poste en 1995, il a réformé l’économie régionale pour mettre en place une économie de marché. Le président Eltsine l’a nommé premier Vice-Premier ministre en 1997, chargé tout spécialement de la réforme du secteur de l’énergie, de la restructuration des monopoles et de la réforme du logement et du secteur social. Après avoir démissionné, il a cofondé en 1999 l’Union des forces de droite, une coalition libérale-démocrate au nom de laquelle il a été élu la même année à la Douma d’État, dont il a été le vice-président.
6. Depuis 2004, M. Nemtsov est devenu un pourfendeur de plus en plus en vue du Président Poutine et a mis en garde l’opinion publique contre le risque imminent de dictature. Continuant de jouer un rôle de premier plan dans les initiatives de création d’une opposition unie, il a participé en 2004 à la formation du groupe d’opposition «Comité 2008» et en 2008 à la constitution du mouvement «Solidarnost» russe. En 2009, il a créé le parti «Pour une Russie sans anarchie et sans corruption», dont l’enregistrement a été refusé; en 2012, il est devenu coprésident de la formation «Parti républicain de Russie – Parti populaire de la liberté», dont l’enregistrement a été accepté. En 2013, il a été élu au parlement régional de Iaroslavl. Il devait diriger un vaste rassemblement de l’opposition à Moscou le lendemain de sa mort.
7. Boris Nemtsov a critiqué à maintes reprises la corruption officielle qui régnait sous le gouvernement Poutine, notamment en publiant un rapport sur les avantages, privilèges et objets de luxe que le Président Poutine avait accumulés au cours de son mandat. Il a ensuite accusé l’administration présidentielle d’incompétence et de corruption à l’occasion de l’organisation des Jeux olympiques d’hiver de Sotchi en 2014, affirmant que près de 30 milliards $US de fonds publics consacrés à cet événement avaient été détournés. Il s’est par ailleurs montré critique à l’égard des restrictions imposées à la liberté des médias et à la démocratie régionale au nom de la lutte contre le terrorisme. Il a pris position contre le soutien militaire, politique et financier accordé par le Président Poutine au régime de Kadyrov en Tchétchénie. En 1996, il avait présenté au Président Eltsine une pétition d’un million de signatures contre la première guerre de Tchétchénie. Depuis 2010, il s’est fait l’ardent défenseur de l’introduction des sanctions Magnitski contre les fonctionnaires russes corrompus responsables de violations des droits de l’homme. Il était l’un des rares responsables politiques russes de premier plan à soutenir l’indépendance et l’intégrité territoriale de l’Ukraine, accusant le Président Poutine d’être responsable de la guerre en Ukraine, pays qui constituait une «menace directe pour le pouvoir de Poutine» car il préférait la «voie européenne», empreinte de démocratie et d’État de droit. Au moment de sa mort, il préparait un rapport détaillé sur la participation militaire directe de la Russie dans l’est de l’Ukraine, qui était alors niée par le Gouvernement russe. Son partenaire politique Vladimir Kara-Murza a présenté les conclusions de son enquête à la commission en janvier 2016, dans le cadre du rapport consacré par Mme Marieluise Beck (Allemagne, ADLE) aux «Recours juridiques contre les violations des droits de l’homme commises dans les territoires ukrainiens se trouvant hors du contrôle des autorités ukrainiennes» 
			(2) 
			Doc. 14139 (26 septembre 2016)..
8. Boris Nemtsov a été arrêté à plusieurs reprises en raison de ses activités politiques: en 2010, lorsqu’il a été placé en détention administrative pendant 15 jours après un rassemblement autorisé contre les restrictions imposées par le gouvernement aux manifestations de protestation et a été condamné pour refus d’obtempérer aux forces de l’ordre par un tribunal qui a refusé d’admettre les éléments de preuve présentés pour sa défense, y compris sous forme de témoignages et d’enregistrements vidéo; et en 2014, lors des arrestations massives auxquelles a donné lieu une manifestation organisée à Moscou, ce qui lui a valu un placement en détention administrative de 10 jours. Il a également été systématiquement attaqué et humilié par les médias russes officiels dans le cadre de ses activités politiques. En 2012, M. Nemtsov a répété à plusieurs reprises qu’il craignait pour sa vie aux mains des autorités russes, après avoir critiqué l’équité des élections présidentielles et parlementaires russes. Au cours des semaines qui ont précédé son meurtre, il avait indiqué à plusieurs reprises qu’il craignait d’être assassiné.

3. Les circonstances établies de la mort de M. Nemtsov

9. Dans la soirée du 27 février 2015, Boris Nemtsov a été abattu sur le pont Bolshoi Moskvoretsky, qui enjambe la Moskova près de la place Rouge et du Kremlin, alors qu’il marchait avec sa compagne, Anna Duritskaya.
10. Le président russe, Vladimir Poutine, a condamné ce meurtre, annoncé qu’il prendrait «lui-même la direction» de l’enquête et adressé une lettre personnelle à la mère de M. Nemtsov, dans laquelle il s’engageait à en traduire en justice les responsables. Diverses hypothèses ont circulé dans les jours qui ont suivi. Le Président Poutine a laissé entendre que ce meurtre était une «provocation» destinée à porter atteinte à la réputation de la Russie. D’autres théories ont été avancées par les médias de masse, très largement contrôlés par l’État, qui ont notamment prétendu que M. Nemtsov avait été la «victime sacrificielle» d’autres forces d’opposition désireuses de favoriser l’unité et l’action de l’opposition; que l’une ou l’autre partie au conflit résultant de l’agression russe en Ukraine était responsable du meurtre; que les services secrets ukrainiens, désireux de fomenter des troubles en Russie, étaient les coupables; ou que le meurtre était lié au soutien apporté par M. Nemtsov aux journalistes de Charlie Hebdo à la suite de l’attentat terroriste commis dans les locaux parisiens de l’hebdomadaire. Un site internet lié au Service fédéral de sécurité (FSB) a laissé entendre que l’assassinat de M. Nemtsov avait un rapport avec sa vie privée. Ramzan Kadyrov, dirigeant de la République tchétchène, a accusé les «services d’espionnage occidentaux» du meurtre.
11. À peine plus d’une semaine après le meurtre, cinq suspects ont été arrêtés, tous Tchétchènes: Zaur Dadayev, qui aurait été l’auteur des coups de feu; Anzor Gubashev, qui aurait été le chauffeur de la voiture; ainsi que Shadid Gubashev, Khamzat Bakhayev et Temirlan Eskerkhanov. Un sixième suspect, Beslan Shavanov, qui aurait accompagné MM. Dadayev et Anzor Gubashev dans la voiture, a été tué par l’explosion d’une grenade au moment de l’irruption des forces spéciales venues l’arrêter dans son appartement de Grozny, capitale de la République tchétchène; bien que sa mort ait été présentée comme un accident, voire un suicide, on soupçonne qu’il a été en réalité abattu.

4. L’état actuel de l’enquête et des poursuites 
			(3) 
			Les autorités russes
n’ayant apporté aucun élément d’information, ceux que contient le
présent rapport sont tirés des sources publiques existantes, notamment
des dossiers judiciaires fournis par les avocats de la famille Nemtsov
ainsi que du récent livre de M. John B. Dunlop, de l’Institut Hoover
de l’université de Stanford, intitulé: «The
February 2015 Assassination of Boris Nemtsov and the Flawed Trial
of His Alleged Killers» (l’assassinat de Boris Nemtsov
en février 2015 et le procès entaché d’irrégularités de ses assassins
présumés).

12. Le chef de l’équipe désignée pour enquêter sur le meurtre de M. Nemtsov, Igor Krasnov, avait déjà mené plusieurs enquêtes sur l’assassinat ou la tentative d’assassinat d’autres personnalités publiques de premier plan. Une semaine après le meurtre, l’enquête a établi les déplacements des assassins immédiatement avant et après les coups de feu et a retrouvé la voiture qui avait permis au tueur de quitter le pont.
13. Le 7 mars 2015, le chef du FSB, Alexander Bortnikov, a annoncé l’arrestation de Zaur Dadayev et Anzor Gubashev. Ceux-ci ont été officiellement accusés du meurtre le lendemain. Au cours de son interrogatoire, M. Dadayev a avoué être l’auteur du crime et indiqué aux enquêteurs avoir agi sous la supervision d’un certain «Rusik», qui lui avait fourni de l’argent, une voiture (du même type que celle qui a été retrouvée et identifiée par les enquêteurs) et une arme à feu. Ses aveux détaillés, ainsi que ceux d’Anzor Gubashev, ont fait l’objet d’un enregistrement vidéo. «Rusik» serait Ruslan Geremeyev, officier supérieur du bataillon des forces spéciales tchétchènes Sever, dont M. Dadayev était le commandant adjoint (fonction dont il a été destitué deux jours après le meurtre, avant d’être arrêté) et dont M. Shavanov faisait partie. M. Geremeyev a été localisé en République tchétchène mais reste officiellement introuvable. Le général Alexander Bastrykin, chef du Comité d’enquête russe, aurait refusé à deux reprises de signer l’acte d’accusation que les enquêteurs avaient établi contre cet homme. Une opération du FSB visant à le faire comparaître a échoué car personne n’aurait répondu lorsque les agents ont frappé à sa porte.
14. Dadayev s’est par la suite rétracté, affirmant qu’il avait avoué sous la torture afin d’obtenir la libération d’un autre individu, arrêté en même temps que lui, et d’éviter de subir «ce qui était arrivé à Shavanov». En septembre 2015, Anzor Gubashev s’est lui aussi rétracté. Un membre du Conseil présidentiel de la société civile et des droits de l’homme, Andrei Babushkin, a rencontré les suspects en détention et a fait savoir que M. Dadayev, ainsi qu’Anzor et Shadid Gubashev, avaient sans doute été torturés, bien qu’Anzor Gubashev ait déclaré le 18 mars 2017 ne pas avoir été maltraité (voir également plus loin).
15. Anzor et Shadid Gubashev, qui sont frères, ont été arrêtés en Ingouchie, république limitrophe de la République tchétchène, et ramenés à Moscou pour y être interrogés. Khamzat Bakhayev et Temirlan Eskerkhanov ont été tous deux arrêtés dans la région de Moscou et ont nié toute implication dans le meurtre. M. Eskerkhanov a affirmé qu’il se trouvait dans un bar au moment du meurtre et ne pouvait pas avoir été présent sur la scène du crime’.
16. En octobre 2015, les enquêteurs ont désigné Ruslan Mukhudinov comme étant l’organisateur du crime. M. Mukhudinov était un subordonné de M. Geremeyev, dont il était le chauffeur. Comme M. Geremeyev, il est introuvable mais il a été mis en accusation par contumace. Au vu de ces éléments, le général Bastrykin a annoncé en janvier 2016 que l’affaire avait été résolue.
17. Le procès des meurtriers a débuté devant le tribunal militaire du district de Moscou en juillet 2016 sur la base d’un acte d’accusation signé par Victor Grin, procureur général adjoint. Le 27 juin 2017, le jury a entamé son délibéré; deux jours plus tard, il a déclaré les cinq prévenus coupables, considérant qu’ils avaient commis ce meurtre contre le versement de 15 millions de roubles (l’équivalent de 200 000 €). Le 13 juillet, le tribunal a condamné Dadayev à une peine de 20 ans d’emprisonnement (bien que le parquet ait requis la peine capitale) et les autres prévenus à des peines de 11 à 19 ans d’emprisonnement; chacun a écopé d’une amende de 100 000 roubles.
18. Le 21 juillet 2017, Zhanna Nemtsova, qui a juridiquement obtenu la qualité de victime dans cette affaire, a fait appel devant la chambre militaire de la Cour suprême russe du jugement du tribunal militaire de première instance de Moscou, en raison du refus de ce dernier de requalifier l’infraction au titre de l’article 277 du Code pénal russe (voir plus loin). Les avocats des condamnés ont également fait appel, à la fois du verdict et de la peine, en invoquant une série d’arguments relatifs à des manques de preuves et vices de procédure, et notamment le manque d’impartialité du juge. Dans la décision qu’elle a rendu en appel le 10 octobre 2017, la Cour suprême a confirmé le jugement de première instance tout en supprimant les amendes pour vice de procédure, et elle a débouté Mme Nemtsova de son appel.
19. Mme Nemtsova a saisi la Cour européenne des droits de l’homme et l’affaire est actuellement pendante. Sa requête affirme que la Russie a violé le droit à la vie en vertu de l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5, «la Convention»), notamment en ne menant pas d’enquête effective sur le meurtre de son père. Entre autres choses, la requête invoque également l’article 18 de la Convention pour alléguer une motivation politique derrière l’échec des autorités.

5. Inquiétudes relatives à l’enquête, à l’action publique et au procès

20. Bien que les procureurs aient prétendu avoir identifié’ les personnes directement responsables de ce meurtre, un certain nombre de questions importantes, essentielles même, restent posées à propos de la crédibilité, de la portée et de l’efficacité de l’enquête, ainsi que de la régularité du procès.

5.1. Questions relatives aux éléments de preuve

21. Comme le montrent les dossiers du procès, les éléments de preuve présentent un certain nombre d’irrégularités, d’anomalies et d’incohérences, ce qui soulève des questions au sujet de l’efficacité de l’enquête et de la fiabilité de la version des faits donnée dans le verdict du tribunal.
22. Par exemple, s’agissant des balles et des douilles qui ont été recueillies sur la scène du crime et des blessures de M. Nemtsov:
  • pour que M. Dadayev soit l’auteur des six coups de feu, il lui aurait fallu les tirer en l’espace de 2,4 secondes (le laps de temps durant lequel le camion poubelle le cachait à la vue de la caméra météo de la chaîne TVTs), temps pendant lequel il a également – selon sa propre déposition – changé de position. L’enquête n’a pas cherché à déterminer s’il était physiquement possible en général, et pour M. Dadayev en particulier, d’y parvenir;
  • quatre coups de feu ont été tirés dans le dos de M. Nemtsov et le cinquième de face. Sur les quatre tirés dans son dos, un avait une trajectoire descendante, un est allé tout droit alors que les deux autres avaient une trajectoire montante, tout comme le coup tiré de face. Aucune explication n’a été donnée sur la compatibilité de l’analyse balistique avec la déposition de M. Dadayev, qui prétend avoir tiré trois coups dans le dos de M. Nemtsov alors que celui-ci marchait et deux ou trois coups alors qu’il tentait de se relever;
  • les particules métalliques gris-noir trouvées dans l’une des blessures n’ont été retrouvées dans aucune des autres. Aucune explication de cette anomalie n’a été donnée;
  • les experts ont noté que, bien que trois coups de feu aient traversé le corps de M. Nemtsov, il n’y avait qu’une seule tache sur son pull correspondant à une sortie et aucune marque sur son manteau. Ils ont suggéré que cela pourrait être dû au pouvoir de pénétration différent des balles, ce qui pourrait indiquer des armes et des conditions de tir différentes, ou au fait que le pull et le manteau ont été retirés lorsque ces coups ont été tirés. Ni l’un ni l’autre de ces scénarios n’est compatible avec l’argumentation de l’accusation;
  • des résidus ont été trouvés sur le manteau de M. Nemtsov, ce qui indique que les coups avaient été tirés dans la zone de projection des gaz de poudre. Or M. Dadayev a déclaré avoir tiré tous les coups de feu à cinq mètres. Les experts ont recommandé de procéder à des tirs expérimentaux pour vérifier à quelle distance les coups de feu auraient pu laisser des traces de gaz de poudre, mais il semble que cette expérience n’a jamais été faite;
  • l’analyse de la scène du crime n’a pas précisé à quel endroit se trouvaient les balles et les douilles par rapport au corps, ni la météo ou les conditions d’éclairage au moment où les relevés ont été faits. Les enquêteurs ont déclaré qu’ils n’avaient pas filmé la scène du crime et aucune vidéo de celle-ci n’a été présentée, alors que des images montrent un homme en train de filmer sur les lieux du crime;
  • la scène du crime a été souillée par un grand nombre de personnes visibles sur les vidéos, mais non mentionnées dans l’analyse;
  • les ambulanciers, qui sont arrivés sur place à 23h50, ont indiqué avoir vu quatre douilles à proximité du corps. L’examen de la scène du crime, réalisé entre 00h30 et 01h53 le matin suivant, a permis de retrouver une seule douille près du corps, mais aussi une à cinq mètres, une sur la route, une sur l’escalier d’accès au pont et deux sous le pont. Rien n’a été fait pour localiser les trois autres douilles évoquées par les ambulanciers ni pour donner d’explication à ce sujet;
  • bien que six douilles aient été trouvées, seules cinq balles ont été récupérées. Aucune explication n’a été donnée sur la douille supplémentaire ou la balle manquante;
  • les douilles trouvées près du corps et sur l’escalier portaient la marque d’un fabricant, alors que les quatre autres étaient toutes d’une autre marque. L’emplacement du point d’impact sur les deux premières douilles était différent de celui des quatre autres;
  • l’analyse balistique et la série de preuves concernant les douilles étaient entachées d’irrégularités. Aucune photographie des douilles n’a été prise à l’endroit exact où elles ont été trouvées. La nuit du meurtre, le temps était humide et il tombait de la neige mouillée, or les douilles que montrent les photos prétendument prises sur la scène du crime sont sèches. L’analyse de la scène du crime ne donne pas non plus d’indications sur les scellés ni sur l’endroit où les douilles ont été envoyées. Après le premier examen visuel, deux mois après le meurtre, toutes les douilles ont été placées dans la même enveloppe, ce qui a pu adultérer d’éventuels éléments de preuve;
  • l’arme du crime n’a pas été retrouvée;
  • aucune explication médico-légale n’a été donnée sur l’ordre dans lequel les coups ont été tirés ou sur la distance et la direction des tirs pour faire la lumière sur les divers endroits où les douilles ont été trouvées ainsi que sur les différents emplacements et trajectoires des blessures;
  • selon les conclusions des experts médico-légaux, les coups de feu se répartissaient clairement en deux catégories distinctes et les différences pouvaient s’expliquer par l’utilisation d’armes et de munitions différentes ou d’un silencieux;
  • selon les conclusions de l’expertise balistique du FSB, tous les coups de feu ont été tirés par une seule arme, avec le même angle de frappe pour toutes les douilles. L’expertise présente seulement les mesures d’une seule douille mais pas de photo ni de description de chacune des autres douilles, ce qui a rendu toute comparaison et identification impossibles au procès;
  • une deuxième étude balistique du FSB n’a pas été concluante. Il a noté la présence de groupes de traces de l’intérieur du canon sur les balles mais ne les a pas identifiées ou décrites, individuellement ou même pas du tout, notant seulement qu’elles étaient faibles. Il a conclu qu’il n’était «pas possible d’affirmer ou d’exclure de manière crédible que les cinq balles et les six douilles d’une cartouche de pistolet Makarov de 9 mm étaient de la même cartouche»;
  • malgré toutes ces anomalies, le juge de première instance a refusé d’ordonner une contre-expertise balistique, affirmant que l’expertise dont il disposait était «exhaustive, complète et scientifique».
23. La réunion des enregistrements vidéo susceptibles de contenir des images de la scène a aussi été entachée d’importantes irrégularités. En voici quelques exemples:
  • le Service fédéral de protection (FSO), responsable de la sécurité du Kremlin et de ses alentours, a déclaré qu’aucune de ses caméras n’était pointée sur le lieu du meurtre. Des enregistrements vidéo du FSO ont néanmoins été récupérés en d’autres endroits;
  • aucune vidéo de la scène du crime enregistrée par les caméras de surveillance de la rue et de la circulation n’a été obtenue. Aucune explication n’a été donnée;
  • aucune preuve forensique d’aucune sorte n’a été recueillie du camion poubelle qui passait à côté de M. Nemtsov au moment où il a été abattu. Ni la vidéo enregistrée depuis un autre camion poubelle ni celles des trois véhicules de transport en commun qui traversaient le pont au moment du meurtre n’ont été obtenues. Aucune explication n’a été donnée;
  • les vidéos de trois des huit caméras gérées par les autorités responsables du pont ont été recueillies, mais il ne s’agissait que d’images prises sous le pont. La raison pour laquelle les images des cinq autres caméras n’ont pas été recueillies n’a pas été précisée;
  • seules trois vidéos enregistrées par les «dashcam» des véhicules privés qui ont emprunté le pont à peu près au moment du crime ont été recueillies;
  • les enquêteurs ont admis sans la remettre en question la déclaration de la police de Moscou, qui affirme que la scène du crime n’était dans la «zone de contrôle» d’aucune des caméras dont les images sont transmises à sa centrale de vidéosurveillance;
  • les enquêteurs ont déclaré qu’ils n’avaient pas enregistré de vidéo de la scène du crime alors que des vidéos publiques montrent un homme en train de la filmer;
  • les avocats de la défense ont demandé les enregistrements vidéo de l’immeuble de l’appartement moscovite où les prévenus sont censés, d’après leur alibi, avoir passé la nuit du meurtre. Le juge a déclaré la vidéo irrecevable au motif que l’enregistrement produit était plus court que ce que l’enquêteur avait demandé.
24. Les enquêteurs n’ont pas réussi à localiser, analyser ou produire d’autres types d’éléments de preuve. Les données des appels passés à l’aide d’un téléphone portable par des personnes qui se situaient sur le pont ou à proximité de celui-ci ont été par exemple recueillies mais seules celles qui concernaient les téléphones de M. Nemtsov, de sa compagne et des cinq prévenus tchétchènes ont été analysées, ce qui signifie que d’autres témoins potentiels n’ont pas été retrouvés.

5.2. Questions relatives aux témoins

25. Divers individus dont on sait qu’ils étaient à proximité de la scène du crime ou dans les environs à peu près au moment du meurtre n’ont été ni retrouvés ni interrogés. En voici quelques exemples:
  • l’analyse officielle de la vidéo de la chaîne TVTs mentionne «plusieurs personnes portant des vêtements foncés», «une personne portant des vêtements foncés» et «un passant», vus sur la scène du crime ou à proximité. Aucune de ces personnes n’a été identifiée;
  • la vidéo de la caméra météo de TVTs semble montrer quelque 130 véhicules traversant le pont entre 23h30 et 23h40. La plupart d’entre eux n’ont pas été localisés et, par conséquent, ni leurs conducteurs ni leurs passagers n’ont été identifiés;
  • cinq véhicules ont été identifiés – une Skoda Octavia, une Hyundai Solaris, une Mercedes-Benz E200, une Ford Galaxy et une Ford Mondeo – mais leurs conducteurs et les éventuels passagers n’ont pas été interrogés;
  • la vidéo enregistrée par la «caméra Gormost n° 4» montre deux voitures de police, une voiture de couleur foncée, une de couleur claire, une voiture avec une remorque, une autre voiture et un homme à pied aux alentours du pont entre 23h12 et 23h36. Ni cet homme, ni aucun des véhicules n’a été retrouvé;
  • la vidéo enregistrée par l’une des «dashcam» montre notamment trois autres véhicules et un homme empruntant le pont (à côté de ce qui est probablement le corps de M. Nemtsov gisant sur le sol) mais ni les conducteurs, ni les passagers ni cet homme n’ont été identifiés;
  • la vidéo d’une autre «dashcam» montre, sur le pont, une berline blanche, deux femmes à pied, un «type» penché sur une forme allongée sur le sol (peut-être le corps de M. Nemtsov) et, derrière le camion poubelle qui est passé à côté de M. Nemtsov au moment où il était abattu, une autre voiture, couleur argent. Ni les personnes ni les voitures en question n’ont été localisées.
26. Les avocats de la famille Nemtsov ont demandé à plusieurs reprises au Comité d’enquête et aux tribunaux d’élargir le champ d’application de l’enquête pour examiner des pistes qui aboutissent, au-delà des personnes immédiatement responsables du meurtre, et même au-delà des suspects introuvables que sont M. Mukhudinov et M. Geremeyev, à de plus hauts responsables militaires et politiques tchétchènes. Ils ont demandé précisément à ce que soient interrogées les personnes suivantes: M. Geremeyev; Vakha Geremeyev, chef des forces de police du district de Shelkovskiy en République tchétchène, dont M. Eskerkhanov était membre; Artur Geremeyev, qui a été filmé en compagnie des meurtriers dans un appartement dont il est propriétaire et que ceux-ci ont utilisé; Aslanbek Khatayev, membre des forces de police du district de Shelkovskiy, qui a rencontré les assassins dans un hôtel de Moscou la veille du meurtre; Shamkhan Tazabayev, ancien chef de la police antiémeute tchétchène, qui présentait un intérêt aux yeux des enquêteurs, mais qui n’a jamais été interrogé; Alibek Delimkhanov, commandant du bataillon Sever, qui a signé le permis autorisant son subordonné immédiat Zaur Dadayev à emporter des armes légères à Moscou à partir du mois de septembre 2014; Adam Delimkhanov, le frère d’Alibek, membre de la Douma russe et l’un des plus proches hommes de confiance de Ramzan Kadyrov; Suleyman Geremeyev, oncle de Ruslan et frère de Vakha, représentant de la République tchétchène au Conseil de la Fédération de Russie, qui avait auparavant séjourné dans la chambre d’un hôtel de Moscou dont la clé, sous forme de carte magnétique, a été trouvée dans l’appartement dont Artur Geremeyev est propriétaire; Victor Zolotov, commandant en chef des forces du ministère russe de l’Intérieur, dont fait partie le bataillon Sever, et qui est étroitement lié à la République tchétchène, à son dirigeant et au Président Poutine; et enfin Ramzan Kadyrov, chef de la République tchétchène, qui avait auparavant menacé de mort M. Nemtsov, l’accusant d’être un «ennemi de la Russie» et qui a publiquement félicité M. Dadayev dans les jours qui ont suivi le meurtre, le qualifiant de «vrai patriote». Ces demandes d’interrogatoire se fondaient sur des informations publiques et sur les pièces des dossiers, dont les enquêteurs avaient intégralement connaissance. En dehors de la demande concernant Alibek Delimkhanov, l’ensemble des demandes et recours déposés par les avocats de la famille ont été rejetés.
27. Les dépositions de plusieurs témoins clés posent de graves problèmes:
  • dans sa première déposition, M. Dadayev a indiqué avoir saisi le revolver de sa main droite, puis avoir changé de main pour tirer car il est gaucher. Au procès, il a affirmé être droitier et a produit des photos et des témoins pour le prouver;
  • M. Dadayev s’est rétracté, affirmant qu’il avait avoué sous la torture, afin d’obtenir la libération de l’un de ses complices, qui avait une famille (contrairement à lui). Andrei Babushkin, représentant du comité de contrôle public de Moscou, organe chargé du respect des droits de l’homme, a rendu visite à M. Dadayev et à d’autres prévenus en prison et relevé de «multiples blessures» sur le corps de M. Dadayev;
  • M. Babushkin a également relevé des blessures sur le nez, les bras et les jambes d’Anzor Gubashev (le conducteur de la voiture qui a permis aux criminels de s’enfuir). Bien que M. Gubashev ne se soit pas plaint de mauvais traitements à ce moment-là, son jeune frère, qui était également placé en détention, a déclaré qu’Anzor avait été battu et contraint d’avouer. Anzor Gubashev s’est par la suite rétracté et a déclaré qu’il avait réellement été torturé;
  • en mai 2017, l’accusation a fait comparaître de manière inattendue Sergei Budnikov, le chauffeur du camion poubelle, et Evgeniy Molodykh, un témoin oculaire, après avoir affirmé que ces deux personnes étaient introuvables;
  • M. Molodykh avait dit aux enquêteurs qu’il n’avait vu le tireur que de dos, dans la pénombre, et pas de face, et qu’il ne pourrait probablement pas l’identifier. Pourtant, au procès, il a dit qu’il avait vu le tireur de profil et que celui-ci avait une barbe de plusieurs jours. Il a également déclaré au tribunal que M. Dadayev «ressemblait» au tireur;
  • en outre, M. Molodykh a fait des déclarations incohérentes sur plusieurs points: la présence ou non de la compagne de M. Nemtsov, Mme Duritskaya, lorsqu’il s’est approché du corps; le nombre de personnes auxquelles Mme Duritskaya s’est adressée près du camion poubelle; la présence près de la scène du crime de deux femmes, qu’il a mentionnées dans sa deuxième déposition mais qui n’ont jamais été localisées. La deuxième déposition de M. Molodykh a été prise en pleine nuit, un jour après le meurtre, peu après que TVTs avait diffusé sa vidéo;
  • un témoin, une femme qui avait nettoyé l’appartement moscovite où avaient logé les prévenus, n’était pas en mesure d’identifier ces derniers pour les enquêteurs mais l’a fait au tribunal. Elle a expliqué qu’elle avait d’abord eu peur de les identifier;
  • un autre témoin, la personne qui avait vendu la voiture avec laquelle les criminels se sont enfuis, avait été incapable d’identifier l’acheteur du véhicule lorsque les enquêteurs l’avaient interrogé, mais au procès il a déclaré être en mesure de le faire;
  • Mme Duritskaya a quitté la scène avec la police mais n’a été autorisée à voir un avocat que le jour suivant et le consul d’Ukraine encore deux jours plus tard. Sa déposition comporte plusieurs incohérences par rapport à celles d’autres témoins: elle a déclaré que M. Nemtsov avait été abattu depuis une voiture en mouvement; elle a dit que M. Budnikov avait refusé d’appeler la police avec son téléphone à elle, alors que ce dernier a expliqué avec précision comment il l’avait fait; elle n’a pas non plus évoqué les deux personnes que l’on peut voir sur la vidéo de TVTs s’approchant d’elle, lui parlant et l’éloignant du camion poubelle, vers lequel elle était allée après les coups de feu, et la conduisant vers l’escalier qui descend du pont. Mme Duritskaya a refusé de signer la déposition que les enquêteurs avaient établie pour elle.

5.3. Questions relatives au déroulement de l’enquête et à l’accusation

28. Divers éléments de l’enquête et de l’accusation sont peu plausibles, voire impossibles. En voici quelques exemples:
  • la vidéo de TVTs montre deux personnes abordant Mme Duritskaya, lui parlant et l’emmenant vers les escaliers qui descendent du pont, puis un homme qui s’approche du corps étendu de M. Nemtsov et se penche au-dessus de lui. La déposition de Mme Duritskaya ne mentionne pas ces deux personnes (voir plus haut);
  • avant la date à laquelle les enquêteurs ont dit avoir examiné les douilles pour la première fois, les médias russes ont donné des informations à leur sujet qui correspondent à celles qui ont été données au procès;
  • avant la date où les photos sont apparues dans les dossiers, les médias russes ont indiqué que, d’après les photos des suspects qui avaient été communiquées, les intéressés étaient probablement originaires des régions méridionales de la Fédération de Russie;
  • les suspects ont été placés en détention les 5 et 6 mars alors que les informations qui auraient permis de les identifier n’ont été analysées que plus tard, notamment les données des téléphones portables provenant du pont au moment du meurtre, les enregistrements vidéo du magasin GUM où était allé M. Nemtsov juste avant de traverser le pont, et une vidéo de l’endroit où a été retrouvée la voiture que les fugitifs avaient abandonnée;
  • la police a déclaré avoir localisé et saisi la voiture des fugitifs le 28 février 2015 et l’avoir remorquée le 1er mars, alors que celle-ci a été repérée en divers endroits de Moscou les 5, 6 et 13 mars. Le FSB a expliqué que ces images avaient été prises lors du remorquage de la voiture;
  • les éléments de preuve concernant la voiture sont dans l’ensemble insuffisants: les témoignages sont incohérents, notamment au sujet du modèle et de la couleur probables; aucun témoin oculaire n’a vu la plaque d’immatriculation; il n’existe pas de vidéo susceptible de permettre de l’identifier sur le pont, juste des images montrant quatre voitures similaires quittant le pont en même temps; et, enfin, des incohérences au sujet de son utilisation dans le cadre d’une filature de M. Nemtsov dans les mois qui ont précédé le meurtre;
  • aucune explication n’est donnée quant à la raison pour laquelle M. Budnikov, conducteur du camion poubelle, est parti après que la police a été appelée sur les lieux mais avant qu’elle n’arrive, laissant Mme Duritskaya seule avec le corps;
  • aucune explication n’est donnée de la raison pour laquelle les tueurs auraient laissé un téléphone portable dans l’appartement de Moscou, alors qu’ils auraient pris soin de se débarrasser de leurs vêtements et de l’arme;
  • aucune explication n’est donnée de la façon dont M. Mukhudinov, chauffeur dans l’armée, aurait obtenu 15 millions de roubles pour payer le meurtre;
  • aucun élément ne prouve que le mobile ait été de faire payer à M. Nemtsov le fait d’avoir défendu la liberté d’expression au moment de la parution des caricatures de Mahomet dans Charlie Hebdo. L’accusation a d’ailleurs prétendu que la voiture des fugitifs avait été utilisée pour suivre M. Nemtsov deux mois avant même qu’il ait tenu ces propos et avait été achetée un mois avant cela.
29. M. Nemtsov étant une figure de proue de l’opposition et un pourfendeur du gouvernement, qui plus est associé à l’organisation d’une grande manifestation de l’opposition qui était imminente et s’apprêtant à publier un rapport sur l’intervention militaire, alors secrète, en Ukraine, il paraît peu probable qu’il n’ait fait l’objet d’aucune forme de surveillance de la part des services de sécurité russes. Si tel était le cas, on peut se demander pourquoi cette surveillance n’a pas révélé que M. Nemtsov était suivi par d’autres parties, surtout si cette situation durait depuis l’automne. Si les services de sécurité avaient été informés de ce fait, on peut également se demander pourquoi ils ne sont pas intervenus.
30. Les meurtriers de M. Nemtsov ont été accusés d’homicide de droit commun au titre de l’article 105 du Code pénal russe (et de possession illégale d’une arme à feu). L’article 277 du Code pénal prévoit pourtant une circonstance aggravante d’attentat à la vie d’un dignitaire de l’État ou d’une personnalité publique, sans délai de prescription. M. Nemtsov était non seulement un leader de l’opposition politique et siégeait au parlement régional de Iaroslavl au moment de sa mort, et il jouait un rôle prépondérant dans l’organisation des activités politiques de l’opposition dans les jours précédant sa mort, mais il avait été en outre premier Vice-Premier ministre, vice-président de la Douma d’État et gouverneur régional. L’engagement de poursuites pour homicide aggravé aurait été pleinement justifié. Les avocats de la famille Nemtsov ont demandé en conséquence la requalification du chef d’accusation, qui a été refusée par le tribunal de première instance au motif que «l’enquête a permis d’établir avec une quasi-certitude que l’assassinat de M. Nemtsov n’avait aucun lien avec ses activités politiques ou sociales. Il n’existe donc aucune raison de retenir le chef d’accusation prévu à l’article 277». Ce raisonnement est difficile à comprendre: de toutes les hypothèses avancées pour expliquer le meurtre, seule la plus absurde, c’est-à-dire le fait qu’il soit lié à la vie privée de la victime, ne mentionne aucun lien avec ses activités politiques. Statuant sur l’appel interjeté par Mme Nemtsova, la Cour d’appel a conclu que comme le seul but du meurtre était d’exécuter un «contrat», la demande visant à requalifier le crime au titre de l’article 277 et à déférer l’affaire au parquet était «indéfendable».
31. D’autres circonstances qui entourent l’enquête et le procès renforcent l’impression de réticence des autorités à étendre l’affaire au-delà des personnes immédiatement responsables de l’assassinat et à en identifier les cerveaux. L’action engagée contre le prétendu organisateur, Mukhudinov, par exemple, et contre «des individus non identifiés» ayant proposé de l’argent aux prévenus a été disjointe du procès des autres prévenus. Geremeyev étant introuvable et Shavanov mort, l’enquête n’a plus de moyens d’établir un lien entre les prévenus et de plus hauts niveaux du pouvoir en République tchétchène.

5.4. Questions relatives au déroulement du procès

32. La conduite du procès par le juge a été entachée de nombreuses irrégularités. En voici quelques exemples:
  • en novembre 2016, le juge, appuyé en cela par le parquet, a tenté d’imposer un deuxième avocat à M. Bakhaev. Ce dernier et l’avocat qui le représentait déjà, Zaurbek Sadakhanov, ont déclaré que ce n’était pas nécessaire, et l’avocate en question a elle-même indiqué que sa participation serait impossible si M. Bakhaev n’y tenait pas. Le juge l’a néanmoins désignée comme deuxième conseil du prévenu. Elle n’a été autorisée à se retirer que lorsqu’il est apparu évident qu’il faudrait retarder la procédure de près d’un mois pour qu’elle ait le temps de se familiariser avec les pièces du dossier;
  • en décembre 2016, M. Sadakhanov a demandé au tribunal la permission d’interroger le Président Poutine. Une semaine plus tard, il a été accosté en public par un homme qui a menacé de le tuer. En février 2017, les pneus de sa voiture ont été crevés et deux jours plus tard sa voiture a été fracturée et ses copies des dossiers, les enregistrements des audiences et des documents personnels lui ont été volés. En juillet 2017, il a été agressé par plusieurs personnes qui ont évoqué sa demande d’interroger le Président Poutine;
  • l’un des jurés, Aleksandra Karaseva, historienne universitaire qui avait déjà été désignée jurée à deux reprises, a énormément critiqué l’attitude du juge envers l’accusation et la défense. Selon elle, le juge «jouait le jeu de l’accusation en plaçant les avocats [de la défense] dans une position d’infériorité». Il a notamment autorisé l’accusation à présenter des éléments de preuve qui auraient dû être irrecevables car ils décrédibilisaient les prévenus (par exemple des photos les montrant en train de fumer de la marijuana); il a interrompu la défense alors qu’elle produisait des pièces du dossier et s’est associé à l’accusation lorsque celle-ci a interrompu les conclusions de la défense;
  • en mars 2017, le juge a récusé Mme Karaseva en tant que jurée au motif qu’elle avait représenté quelqu’un dans le cadre d’un contentieux professionnel (en Russie, les avocats n’ont pas le droit d’être jurés mais Mme Karaseva n’était pas avocate). Mme Karaseva estime qu’elle a été récusée pour avoir demandé à maintes reprises de voir les pièces concernant les appels passés par téléphone portable de l’un des prévenus;
  • le juge a récusé une autre jurée au motif qu’elle avait fait part à d’autres jurés de son opinion au sujet de la culpabilité des prévenus; d’autres jurés ont pourtant dit qu’elle était loin d’être la seule dans ce cas;
  • en outre, le juge a récusé d’autres jurés: un juré qui avait signalé qu’il avait été approché par un parent de l’un des prévenus, sans que son objectivité n’en ait été altérée; et deux autres jurés à la fin du procès, l’une pour ne pas avoir révélé que son mari avait été condamné et l’autre, sur dénonciation anonyme, pour avoir montré des éléments de preuve à des collègues.

6. Autres théories concernant cette affaire

33. Toutes ces anomalies et irrégularités ont conduit à échafauder d’autres théories sur cette affaire. Comme nous l’avons déjà indiqué, les avocats de la famille Nemtsov sont convaincus que les tueurs n’auraient pas agi ni pu le faire sans que leurs supérieurs hiérarchiques, en Tchétchénie, n’aient au moins été informés de leur projet et n’aient donné leur accord. En effet, si l’on ajoute à cela que M. Mukhudinov n’a pas de mobile convaincant, il y a de fortes présomptions que le meurtre ait été en fait ordonné par lesdits supérieurs hiérarchiques, voire par M. Kadyrov lui-même, qui aurait pu souhaiter se débarrasser d’un homme qui le contrariait personnellement et qui représentait une menace politique pour son protecteur, le Président Poutine.
34. La théorie des avocats de la famille Nemtsov est étayée par des éléments tirés de diverses sources indiquant que la vie de M. Nemtsov était menacée. En octobre 2018, Akhmed Zakayev, éminente personnalité politique tchétchène en exil, a déclaré sous serment qu’il avait reçu en février 2012 des informations provenant de sources tchétchènes, selon lui totalement fiables, du projet qu’avaient de «hauts responsables de Russie» d’assassiner M. Nemtsov. M. Zakayev estime que le Président Poutine n’avait pas mis son projet à exécution à l’époque car il espérait encore améliorer les relations de la Russie avec l’Occident. Après 2014, comme cet espoir n’était à l’évidence plus du tout possible, le projet a été réactivé. En mars 2018, Andrey Piontkovskiy, ancien associé politique de M. Nemtsov, a déclaré qu’il était présent à la réunion tenue à Oslo en février 2012, au cours de laquelle M. Zakayev avait informé M. Nemtsov du complot, confirmant ainsi les dires de M. Zakayev. Rappelons que le Président Poutine a remis la Légion d’honneur à M. Kadyrov le 9 mars 2015, un jour après que celui-ci avait qualifié M. Dadayev de «vrai patriote», le lendemain de l’arrestation de ce dernier.
35. Le 30 novembre 2018, M. Prokhorov a transmis les déclarations de MM. Zakayev et Piontkovskiy au Comité d’enquête russe en demandant que de nouvelles mesures d’enquête soient prises sur la base des informations contenues dans lesdites déclarations. Le 7 décembre 2018, le Comité d’enquête a rejeté la demande au motif que les déclarations «reposaient sur des hypothèses et des spéculations» et ne fournissaient «aucun nouvel élément sur le crime dont M. Nemtsov a été victime ni aucune information précise prouvant que les personnes mentionnées au cours de l’entretien étaient impliquées dans cet assassinat». Par conséquent, le fait d’interroger MM. Zakayev et Piontkovskiy «ne (…) suffirait pas à établir des faits sur lesquels les enquêteurs pourraient s’appuyer pour établir l’existence ou non de faits qu’il faudrait prouver au cours d’un procès pénal, ou de tout autre fait pertinent».
36. La théorie de la famille de M. Nemtsov est en de nombreux points plus compatible avec les pièces et les circonstances générales du dossier que ne l’est la théorie de l’accusation, reprise dans le verdict. Compte tenu de la situation en République tchétchène, de la manière dont celle-ci est gouvernée et des liens familiaux et professionnels étroits qui existent entre les meurtriers et de hauts responsables tchétchènes, il semble très peu probable que les prévenus aient pu se rendre à Moscou pour assassiner une personnalité publique de premier plan devant le Kremlin sans avoir reçu d’instructions directes d’autres personnes plus puissantes. L’explication officielle, selon laquelle des personnes intimement liées aux structures du pouvoir tchétchène ont commis un acte aussi audacieux et risqué uniquement en échange d’une rémunération versée par un chauffeur, est difficile à croire. En outre, il existe dans certains cas, en dehors des liens personnels et professionnels étroits entre les personnes impliquées par la famille de M. Nemtsov, des preuves matérielles accablantes qui les relient aux préparatifs des meurtriers à Moscou – des preuves dont les enquêteurs avaient connaissance.
37. Par ailleurs, il serait étonnant – et certainement très préoccupant pour les autorités russes – qu’un groupe d’hommes armés, étroitement liés aux forces de sécurité et aux autorités politiques tchétchènes, puisse avoir simplement envisagé d’assassiner une personnalité publique de premier plan aux portes mêmes du Kremlin, cœur du pouvoir russe. L’apparente réticence de l’enquête à étudier toutes les pistes possibles de la responsabilité de ce meurtre est d’autant plus surprenante.
38. D’autres commentateurs ont proposé diverses théories à partir des éléments de preuve importants qui ont été véritablement écartés dans le rapport officiel. Ces théories jugent les éléments ci-après particulièrement significatifs:
  • la présence de deux personnes/femmes, qui ont éloigné Mme Duritskaya du corps de M. Nemtsov alors que M. Molodykh s’en approchait et le fait que ces deux personnes n’aient jamais été identifiées ni interrogées;
  • les agissements de M. Molodykh et les incohérences de son témoignage, qui a changé après la diffusion de la vidéo de TVTs;
  • l’absence peu plausible d’une grande partie des enregistrements vidéo que des sources étatiques auraient en principe dû fournir, notamment le FSO, qui est l’organe responsable de la sécurité du Kremlin et de ses environs mais ne disposait semble-t-il d’aucune caméra dirigée vers la principale voie d’accès;
  • l’absence d’analyse détaillée d’une grande partie des enregistrements vidéo;
  • le traitement inapproprié de la scène du crime, dont l’analyse ne donne aucune information, pourtant très utile, sur l’emplacement des balles et des douilles;
  • les incohérences entre les éléments médico-légaux relatifs aux balles et aux douilles et les blessures de M. Nemtsov, qui laissent penser qu’il a été abattu par des balles tirées par deux armes différentes.
39. Face à ces incohérences, l’idée a été avancée que deux armes, tenues par deux personnes différentes, ont servi à abattre M. Nemtsov. Le second tireur était M. Molodykh, qui est intervenu pour «achever» M. Nemtsov, peut-être après que l’arme de M. Dadayev s’était enrayée. L’analyse d’une vidéo de «dashcam» montrerait M. Molodykh en train de tirer.
40. Le rôle joué par d’autres personnes, non tchétchènes, serait lié à l’implication du FSB, ce qui expliquerait l’absence de vidéos du FSO et le fait que les Tchétchènes aient été arrêtés avant que les éléments ayant permis de les identifier aient été examinés par les enquêteurs officiels. Le FSB aurait mené sa propre enquête parallèle (voire en amont) en vue de remonter la chaîne hiérarchique tchétchène jusqu’à M. Kadyrov pour l’impliquer dans ce meurtre. Cela expliquerait pourquoi le FSB a annoncé les arrestations. Le FSB, ou au moins une fraction du FSB, aurait voulu discréditer M. Kadyrov et mettre fin à son régime, dont l’instauration après la deuxième guerre tchétchène l’avait selon lui privé d’une victoire finale possible. Seule l’intervention personnelle du Président Poutine était venue mettre un terme aux agissements du FSB.
41. La théorie la plus extrême nie l’implication des prévenus tchétchènes et estime que les éléments de preuve relevés sur le pont ne sont absolument pas concluants et que les autres ont été forgés de toutes pièces. Le meurtre était plutôt une vaste opération du FSB menée sur le pont et aux alentours, avec la complicité des deux femmes introuvables et celle du chauffeur du camion poubelle (parmi de nombreuses autres personnes).

7. Conclusions et recommandations

42. Il est regrettable que les autorités russes aient choisi de ne pas coopérer à l’établissement du présent rapport. J’aurais souhaité leur demander des explications au sujet des carences de l’enquête, du procès et du verdict, et connaître leur opinion au sujet des autres théories. Leur silence ne m’a toutefois pas empêché de parvenir à des conclusions.
43. Dans l’ensemble, les éléments disponibles montrent que les autorités russes n’ont enquêté sur le meurtre ni rigoureusement, ni véritablement, ni de bonne foi. Trop d’éléments de preuve n’ont pas été recueillis ou n’ont pas été dûment analysés ou encore sont incompatibles avec l’accusation et l’issue du procès. De trop nombreuses raisons invraisemblables ont été données pour expliquer les omissions et les incohérences. De trop nombreuses demandes légitimes, de la part des avocats des prévenus aussi bien que de la famille Nemtsov, ont été rejetées sans raison valable. Au cours du procès, l’accusation a bénéficié d’un traitement beaucoup trop favorable, tandis que la défense a fait les frais d’une trop grande hostilité. Le refus de traiter le meurtre comme une exécution politique ne peut pas se justifier. La décision de limiter artificiellement l’affaire aux responsables directs semble avoir pour but d’éviter la réalisation d’une enquête publique sur les éventuels commanditaires de l’assassinat.
44. Afin qu’une enquête sur toutes les circonstances du meurtre puisse avoir effectivement lieu, notamment pour en identifier les commanditaires, les autorités russes doivent prendre une série de mesures, que précise le projet de résolution. Le meurtre de M. Nemtsov était un événement de portée internationale et les gouvernements de tous les États membres du Conseil de l’Europe doivent saisir chaque occasion de rappeler aux autorités russes qu’il est nécessaire d’identifier et de poursuivre toutes les personnes qui y sont impliquées, notamment les instigateurs et les organisateurs.
45. Le 16 mai 2019, le Département du Trésor américain a imposé à Ruslan Geremeyev des sanctions en vertu de la loi Magnitski pour «avoir agi en qualité d’agent du chef de la République tchétchène Ramzan Kadyrov ou en son nom dans une affaire d’exécutions extrajudiciaires, de torture ou d'autres violations graves des droits de l’homme internationalement reconnus», notant que «les enquêteurs russes ont tenté à deux reprises de porter plainte contre Geremeyev en tant qu’organisateur possible du meurtre de Boris Nemtsov, mais ont été bloqués par le chef de la commission d’enquête». 
			(4) 
			«Treasury
Targets Additional Individuals Involved in Sergei Magnitsky Case
and Gross Violations of Human Rights in Russia», Département du
Trésor des États-Unies, 16 mai 2019. Les États membres qui ont adopté les «lois Magnitski», permettant de prendre des sanctions ciblées en réponse à des violations graves des droits de l’homme, comme le préconise la Résolution 2252 (2019) de l’Assemblée parlementaire «Lutter contre l’impunité par la prise de sanctions ciblées dans l’affaire Sergueï Magnitski et les situations analogues» doivent envisager de prendre de telles sanctions contre les personnes impliquées dans le meurtre de M. Nemtsov, ainsi que d’autres personnes qui font échec à la réalisation d’une enquête approfondie sur le meurtre, manifestation très claire d’une absence de volonté politique.