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Résolution 2312 (2019)

L’impact sociétal de l’économie de plateformes

Auteur(s) : Assemblée parlementaire

Origine - Texte adopté par la Commission permanente, agissant au nom de l’Assemblée, le 29 novembre 2019 (voir Doc. 15001, rapport de la commission des questions sociales, de la santé et du développement durable, rapporteur: M. Luís Leite Ramos).

1. L’économie des plateformes s’est imposée comme une toute nouvelle facette de l’économie mondialisée, et touche de plus en plus d’Européens, qu’ils soient entrepreneurs, travailleurs ou consommateurs. Les plateformes numériques permettent l’émergence d’un marché plus ouvert, où les biens, les services et les informations sont échangés entre particuliers (réseaux «pair à pair») et acteurs commerciaux (professionnels et entreprises) à des fins lucratives, selon le principe du partage des coûts, ou même gratuitement. Cependant, le phénomène des plateformes s’est développé en grande partie en marge des règles qui régissent l’économie ordinaire, ce qui crée diverses distorsions aux niveaux local et national. Il devrait connaître une croissance exponentielle dans les années à venir et avoir des répercussions importantes sur la société tout entière.
2. Les acteurs de l’économie des plateformes ont été accusés de briser les règles du jeu équitables et de violer la législation applicable à la protection des consommateurs, les droits sociaux des travailleurs et la fiscalité aux niveaux national et européen. Les États sont donc contraints d’évaluer les nouveaux défis et besoins en matière de réglementation pour répondre comme il convient à cette nouvelle réalité économique. L’Assemblée parlementaire considère que, dans ce contexte, les législateurs européens devraient adopter une approche équilibrée pour que l’intérêt général prévale sur des considérations commerciales plus limitées, sans pour autant paralyser l’innovation, l’entrepreneuriat, les nouveaux modes de consommation et modèles de travail, ainsi que les opportunités de développement qui les accompagnent.
3. L’Assemblée note que, dans l’arène européenne, les points de vue divergent quant à l’évaluation du potentiel qu’offrent les plateformes numériques pour créer ou préserver des emplois de qualité, optimiser l’exploitation des ressources existantes et améliorer le bien-être global de la société. Elle rejoint l’avis de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) selon lequel le débat sur les politiques réglementaires devrait porter essentiellement sur des questions sectorielles (comme dans le cas des plateformes de transport et d’hébergement) et des questions transversales relatives aux droits du travail et à la protection sociale, à la fiscalité, à la protection des consommateurs (notamment à la protection des données) et à la concurrence.
4. L’Assemblée déplore le manque de données concernant les aspects spécifiques et les tendances du développement de l’économie des plateformes pour orienter l’élaboration de politiques fondées sur des connaissances validées et salue les initiatives mises en place par l’OCDE et la Commission européenne pour trouver des moyens d’obtenir des données plus exactes et ainsi de brosser un tableau plus complet de l’économie des plateformes, qui connaît une évolution rapide. La «plateformisation» du travail est une occasion de formaliser le travail informel de prestataires de services semi-professionnels et d’intégrer les échanges informels dans l’économie ordinaire et les systèmes sociaux. Cela étant, si les activités des plateformes ne sont pas correctement réglementées et dûment prises en compte, on risque, au contraire, d'assister à une expansion de l’économie informelle.
5. De plus, l’Assemblée est préoccupée par le risque que la «plateformisation» du travail contribue à la propagation de formes de travail non conventionnel de plus en plus précaires, et note que, dans de nombreux pays, le droit du travail ne s’applique pas, ou seulement en partie, à ceux qui sont considérés comme des travailleurs indépendants. En conséquence, ces derniers, pour beaucoup, n’ont pas droit au salaire minimum, aux congés annuels ni aux indemnités de maladie. Dans ce contexte, l’Assemblée est convaincue que le Comité européen des Droits sociaux (CEDS) pourrait fournir des orientations très utiles sur l’application de la Charte sociale européenne (STE no 35 et STE no 163) en ce qui concerne les travailleurs des plateformes. Elle demande donc instamment au CEDS d’examiner les nouvelles questions en matière de politiques et de pratiques que pose l’économie des plateformes, en particulier dans le domaine des droits du travail, des systèmes de sécurité sociale et de la protection associée.
6. À ce jour, le statut professionnel des travailleurs des plateformes n’est pas clairement défini en Europe, pas plus que les droits et devoirs afférents à ce statut. Les cadres réglementaires existants sont donc appliqués à ces travailleurs, distinguant essentiellement d’un côté les salariés et, de l’autre, les travailleurs indépendants (ou «free-lance»), sachant que, le plus souvent, les plateformes classent leurs travailleurs dans la catégorie des indépendants. Certains pays ont défini des sous-catégories pour ces deux statuts, et la nécessité de définir un troisième statut, spécifique aux travailleurs des plateformes, fait l’objet d’un débat permanent. Dans ce contexte, l’Assemblée note que l’incertitude juridique associée au statut des travailleurs des plateformes a déjà donné lieu à de nombreuses actions en justice, et que les jugements des tribunaux divergent d’un pays à l’autre pour des personnes employées pourtant par une même plateforme ou dans le même secteur.
7. En ce qui concerne le travail sur plateforme, l’Assemblée recommande aux autorités de réglementations nationales des États membres, y compris aux parlements:
7.1. de passer en revue la législation nationale applicable aux activités des plateformes numériques et à leurs travailleurs, d’évaluer sa pertinence au vu du nouveau contexte et de recenser les domaines qui nécessitent une réglementation supplémentaire dans le but de préserver ou de renforcer la prééminence de l’intérêt général, la concurrence loyale et le niveau de base des droits et de la protection sociale des travailleurs des plateformes, tels qu’énoncés dans la Charte sociale européenne;
7.2. pour l’examen préliminaire des lois nationales, d’établir une distinction entre d’une part «le travail à la demande via des applications internet», qui consiste à offrir des services matériels au niveau local, et, d’autre part, «le travail de foule en ligne» (crowdwork online), qui consiste à externaliser certaines tâches (comptabilité, conception, traduction, etc.) vers un vivier mondial de travailleurs virtuels;
7.3. de déterminer comment employer au mieux les normes juridiques européennes et nationales en vigueur dans le contexte mondial pour régler les problèmes transnationaux engendrés par l’activité des plateformes multinationales (notamment en matière de fiscalité et de collecte des taxes et impôts, de protection des consommateurs et d’applicabilité de la législation étrangère dans le cas du travail de foule);
7.4. au vu des données factuelles attestant que, en règle générale, le fait de travailler pour une seule plateforme n’est généralement pas suffisant pour constituer la principale source de revenus du travailleur concerné (à l’instar des contrats «zéro heure») et compte tenu du fait que, pour certaines personnes, le travail sur plateforme reste la seule source de revenus, d’interdire les clauses d’exclusivité des plateformes en ligne, afin d’autoriser les personnes à travailler pour d’autres entreprises et à compléter leurs revenus;
7.5. de faire face aux nouveaux risques psychosociaux liés au concept de «travail à la demande» adopté par les plateformes et à leurs systèmes de notation (tels que les conséquences du suivi et de l’évaluation continus et en temps réel de la performance des travailleurs, l’isolement relatif, la double insécurité de l’emploi et du revenu, l’attribution des tâches à très court délai avec des échéances de réalisation serrées, l’état de veille permanent au détriment du temps de repos et de l’équilibre vie professionnelle-vie privée, les éventuelles discriminations et pressions pour réaliser une prestation même lorsque l’on est malade) en adaptant des réglementations et des politiques nationales en matière de santé et de sécurité sur le lieu de travail;
7.6. de veiller à ce que des mécanismes satisfaisants d’enregistrement, de certification et de contrôle des services de plateforme soient en place afin de protéger les droits, les données à caractère personnel, la santé et la sécurité des consommateurs, et de garantir l’ordre public et la sécurité de la population;
7.7. de préciser les obligations des plateformes, de leurs travailleurs et de leurs usagers en matière de fiscalité, et de fournir des moyens électroniques pour faciliter la déclaration des revenus et le respect des règles fiscales, de sorte que les impôts et taxes soient payés là où l’activité économique s’exerce;
7.8. de renforcer les protections et les contrôles contre les risques d’exploitation en ligne et de sous-traitance illégale du travail via les plateformes, afin d’éviter le recours au travail d’enfants de pays du tiers-monde et de migrants non déclarés sur leur territoire;
7.9. de s’employer à renforcer la transparence du fonctionnement des plateformes et à prendre des mesures supplémentaires en matière de réglementation – internes (autorégulation) ou externes (imposées par la loi) – si nécessaire, afin de compenser les préjugés, les obstacles et la discrimination auxquels pourraient être confrontés certains usagers ou prestataires de services dans le monde numérique, comme c’est le cas dans l’économie traditionnelle (par exemple l’écart salarial entre les femmes et les hommes, ou des règles rigides concernant les heures de travail);
7.10. d’étudier l’incidence des nouveaux modèles de travail sur l’égalité entre les femmes et les hommes, et de permettre aux travailleurs des plateformes, grâce à des financements de l’État, de développer leurs compétences ou d’en acquérir de nouvelles en vue de favoriser leur employabilité et l’égalité des chances.
8. L’Assemblée soutient également les initiatives législatives prises par la Commission européenne, le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne visant à assurer des conditions de travail transparentes et prévisibles dans l’Union européenne. Elle invite les États membres du Conseil de l’Europe à s’en servir comme guide pour apporter une réponse réglementaire et coordonnée satisfaisante aux défis que pose l’économie des plateformes au niveau national.