1. Introduction
1. Le 25 janvier 2021, avec le
soutien de plus de 30 membres de l’Assemblée parlementaire présents
dans la salle des séances et/ou suivant les débats par vidéoconférence,
appartenant à cinq délégations nationales au moins, Mme Mariia
Mezentseva (Ukraine, PPE/DC) a contesté les pouvoirs non encore
ratifiés de la délégation russe pour des raisons substantielles
sur le fondement de l’article 8 du Règlement de l’Assemblée parlementaire.
Le même jour, l’Assemblée a approuvé la proposition du groupe politique
ADLE soutenue par le Bureau de tenir un débat d’actualité sur «L’arrestation
et la détention d’Alexei Navalny en janvier 2021».
2. Les raisons substantielles pour lesquelles les pouvoirs ont
été contestés renvoient à des violations graves des principes fondamentaux
du Conseil de l'Europe consacrés à l'article 3 et au préambule de
son Statut (STE no 1), la détérioration
de la situation en Fédération de Russie en ce qui concerne la prééminence du
droit et la démocratie, le respect des droits humains et des libertés
fondamentales, en particulier la liberté d’expression, de réunion
et d’association, l’arrestation et la poursuite de la détention
de M. Navalny et, plus généralement, le respect par la Fédération
de Russie de ses engagements et obligations à l’égard du Conseil de
l’Europe et des recommandations figurant dans la
Résolution 1990 (2014), la
Résolution
2034 (2015), la
Résolution
2063 (2015) la
Résolution
2292 (2019) et la
Résolution
2320 (2020) de l’Assemblée.
3. Conformément à l’article 8.3 du Règlement, la commission pour
le respect des obligations et engagements des États membres du Conseil
de l’Europe (commission de suivi) a été saisie pour rapport sur les
raisons substantielles et la commission du Règlement, des immunités
et des affaires institutionnelles pour avis.
4. Lors de sa réunion du 25 janvier 2021, la commission de suivi
m’a nommé rapporteur.
2. Contexte
5. Depuis le retour de la délégation
russe à l’Assemblée parlementaire en juin 2019, à la suite de trois
ans et demi d’exclusion des travaux de l’Assemblée qu’elle s’était
elle-même imposée, les pouvoirs de la délégation ont été contestés
pour des raisons substantielles à deux reprises: immédiatement après
son retour en juin 2019, et ultérieurement en janvier 2020. La
Résolution 2292 (2019) et la
Résolution
2320 (2020) adoptées à ces occasions exprimaient une inquiétude
au sujet d’un certain nombre de tendances négatives qui allaient
en s’aggravant au regard de la démocratie, de l’État de droit et
des droits de l’homme, et avaient un effet sur le respect des obligations
et engagements pris par la Fédération de Russie. Soulignant son engagement
en faveur du dialogue politique, l'Assemblée avait décidé de ratifier
les pouvoirs de la délégation. Elle avait également invité la commission
de suivi à présenter un rapport sur le respect des obligations et engagements
de la Fédération de Russie dans les meilleurs délais.
6. Le dernier rapport élaboré par la commission de suivi dans
le cadre de la procédure de suivi remonte à 2012. En 2016, une note
d'information sur le fonctionnement des institutions démocratiques
en Fédération de Russie a été élaborée et déclassifiée par la commission.
7. La commission de suivi a repris ses travaux concernant la
Fédération de Russie immédiatement après le retour de la délégation
en organisant une série d’auditions avec la participation de différentes
parties prenantes, en particulier des représentants de la société
civile russe et de l’opposition extraparlementaire, ainsi que d’autres
organes de suivi du Conseil de l’Europe, notamment le Service de
l'exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme
et la commission de suivi du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux
du Conseil de l'Europe.
8. Conformément au Règlement, des représentants de la délégation
russe de la majorité ainsi que de l’opposition au Parlement russe
ont été invités et ont participé activement aux discussions lorsque
la Fédération de Russie était à l’ordre du jour.
9. Les corapporteurs actuels chargés du suivi ont été nommés
en novembre 2019 (M. Axel Schäfer, Allemagne, SOC) et en janvier
2020 (Mme Ria Oomen-Ruijten, Pays-Bas,
PPE/DC). La visite de suivi dans le pays était prévue pour mars
2020 mais a dû être annulée en dernière minute en raison de la détérioration
de la pandémie en Europe. Depuis, malheureusement, aucune visite
de suivi n’a pu être organisée en raison de la crise sanitaire actuelle.
Conformément à la pratique de longue date de la commission de suivi,
le dialogue politique direct est un élément clé de la procédure
de suivi et constitue une condition indispensable à la préparation
d’un rapport. En conséquence, aucun rapport de suivi sur la Fédération
de Russie n’a été finalisé ni soumis à l’Assemblée.
10. Les corapporteurs poursuivent toutefois leurs travaux et suivent
de près les évolutions quant à l’état de la mise en œuvre des recommandations
faites à la Fédération de Russie incluses dans les résolutions susmentionnées.
Ils obtiennent leurs informations de diverses sources, notamment
de réunions en ligne avec la société civile. Ils ont fait un certain
nombre de déclarations qui sont disponibles sur le site internet
de l’Assemblée et rendent systématiquement compte à la commission
de suivi.
11. Plusieurs rapports en cours d’élaboration dans les autres
commissions de l’Assemblée évoquent des aspects spécifiques des
obligations et engagements de la Fédération de Russie. J’attire
particulièrement l’attention sur les rapports élaborés par la commission
des questions juridiques et des droits de l’homme, à savoir: Prisonniers
politiques en Fédération de Russie; Empoisonnement d'Alexei Navalny;
Le rétablissement des droits de l’homme et de l’État de droit reste
indispensable dans la région du Caucase du Nord, et d'autres rapports
qui ne sont pas spécifiques à un pays.
3. Faits
majeurs récents et sujets de préoccupation concernant le respect
des obligations et engagements de la Fédération de Russie à l’égard
du Conseil de l’Europe
3.1. Amendements
constitutionnels
12. La principale évolution intervenue
en Fédération de Russie en 2020 a été l’adoption des amendements constitutionnels
proposés par le Président Poutine au mois de janvier. Tant leur
contenu que la procédure de leur adoption ont suscité des préoccupations
quant au respect des normes démocratiques.
13. Faisant suite à une demande de la commission des questions
juridiques et des droits de l'homme, la Commission européenne pour
la démocratie par le droit (Commission de Venise) a rendu, en juin 2020,
un avis sur le projet d’amendements à la Constitution relatifs à
l’exécution des décisions de la Cour européenne des droits de l’homme
en Fédération de Russie. Elle a conclu que la compétence de la Cour
constitutionnelle de la Fédération de Russie de déclarer un arrêt
non exécutable est incompatible avec les obligations de ce pays découlant
de la Convention européenne des droits de l’homme. De plus, cette
question doit être considérée à la lumière d’un autre amendement,
à l’article 83 de la Constitution, qui autorise le Conseil de la
Fédération (chambre haute du parlement) à révoquer les juges de
la Cour constitutionnelle à la demande du Président. Selon l’avis
de la Commission de Venise, ces amendements exposeraient la Cour
à des pressions politiques. Malheureusement, les autorités russes
n’ont pas tenu compte des recommandations de la Commission de Venise
et les articles révisés de la Constitution correspondants sont désormais
en vigueur, ce qui fragilise l’autorité de la Cour européenne des
droits de l’homme.
14. En mai 2020, la commission de suivi a demandé l’avis de la
Commission de Venise sur les autres amendements et leur procédure
d’adoption. Malheureusement, la pandémie empêchant les experts de
la Commission de Venise de se rendre à Moscou, l’avis ne devrait
pas être rendu avant mars 2021. Cela dit, même en l’absence d’avis
juridique, un certain nombre de préoccupations peuvent être soulevées.
15. Du fait de ces amendements, la Constitution proscrit toute
mesure visant à céder un territoire à un autre pays, ce qui rend
quasiment impossible la résolution de la question de la Crimée en
conformité avec le droit international, ainsi que l’a exigé l’Assemblée.
Un nouveau paragraphe 2.1, libellé comme suit, est ajouté à l’article 67:
«La Fédération de Russie assure la protection de sa souveraineté
et de son intégrité territoriale. Les actions destinées à aliéner
une partie du territoire de la Fédération de Russie et l’incitation
à de telles actions sont proscrites.»
16. Le 22 juillet 2020, la Douma a adopté des amendements à la
loi contre les activités extrémistes visant à consolider les amendements
à la Constitution relatifs à la protection de l’intégrité territoriale
et à l’interdiction de l’aliénation de territoires. En application
de la nouvelle loi, les appels «à l’aliénation de territoires» seront sanctionnés
par le Code des infractions administratives dans un premier temps,
puis, en cas de récidive, ils constitueront une responsabilité pénale
assortie d’une peine de six à dix ans d’emprisonnement.
17. Le 8 décembre 2020, le Président de la Fédération de Russie
a signé des lois adoptées par le parlement et portant modification
du Code pénal en vue de sanctionner les «appels à violer l’intégrité
territoriale de la Fédération de Russie (Article 280.1 du Code pénal)
et les actions destinées à aliéner une partie du territoire de la
Fédération de Russie (Article 280.2 du Code pénal).» En vertu de
ces modifications, toute personne ayant appelé publiquement à des
actions visant à violer l’intégrité territoriale de la Fédération
de Russie peut s’exposer à des poursuites pénales.
18. Les autres amendements constitutionnels couvrent divers domaines
politiques, économiques et sociaux. La loi sur les amendements a
été adoptée à l’unanimité le 11 mars 2020 par la Douma (qui a introduit un
amendement supplémentaire ouvrant la voie à une éventuelle prolongation
de la présence au pouvoir du Président Poutine, et ce pour deux
mandats) et le même jour par le Conseil de la Fédération, également
à l’unanimité. Les 12 et 13 mars 2020, la loi a été approuvée par
les conseils législatifs des 85 sujets de la Fédération de Russie,
puis transmise le 14 mars 2020 à la Cour constitutionnelle, qui
a émis un avis, le 16 mars 2020, déclarant les amendements conformes
à la Constitution.
19. Alors que la révision des paragraphes concernés de la Constitution
ne nécessitait pas de référendum, le projet de loi du Président
Poutine présenté à la Douma en janvier 2020 prévoyait une modification
de procédure consistant à compléter l’adoption au parlement et dans
les parlements régionaux par un «All-Russian vote» consultatif,
non prévu dans la loi constitutionnelle fédérale sur le référendum,
afin d’obtenir une plus grande légitimité. Cette procédure inconnue
jusqu’alors ne répondait pas aux critères requis pour un référendum.
Initialement prévue le 22 avril 2020, elle a été reportée et s’est
déroulée tout au long de la semaine du 26 juin au 1er juillet 2020
en raison de la pandémie de covid-19.
20. Les questions les plus essentielles ont toutes été regroupées
dans un seul train de mesures appelant une réponse globale par «oui»
ou par «non», ce qui est très problématique. De plus, Golos, organisme
réputé de surveillance des élections, s’est montré très critique
à l’égard de la campagne, et en particulier du manque de garanties
assurant des conditions de concurrence équitables aux opposants
aux amendements. L’organisation et l’administration du vote lui-même
ont également été critiquées au motif qu’elles donnaient aux autorités
un plus grand contrôle sur les élections et ne garantissaient pas
la transparence nécessaire, limitant ainsi la capacité des observateurs
indépendants à déceler les cas de fraude électorale. Le vote a duré
une semaine entière et dès le premier jour du scrutin, les citoyens
russes ont eu la possibilité d’exprimer leur suffrage non seulement
dans les bureaux de vote traditionnels, mais aussi dans des bureaux
mobiles improvisés installés sur des bancs dans des parcs, dans
des coffres de voiture et dans des chariots de supermarché, comme
en témoignent les nombreuses vidéos et photos publiées sur internet.
Les bulletins de vote ont ensuite été transférés et conservés dans
les bureaux de vote pendant la nuit, ouvrant la voie à des fraudes
massives. Dans son évaluation du scrutin, l’ONG Golos a relevé «des
votes multiples, des bourrages d’urnes» et des «violations du secret
du vote». Elle a déclaré qu’«une partie importante des votes a été recueillie
à l’occasion de votes organisés directement dans des entreprises
et des institutions, de fait sous le contrôle de leurs dirigeants.»
21. Tous les changements susmentionnés du système étatique russe
se sont déroulés avec une rapidité sans précédent, sans qu'il y
ait de consultation ou de débat publics significatifs.
3.2. L’empoisonnement
d’Alexei Navalny et son incarcération à son arrivée à Moscou
22. L’empoisonnement de M. Navalny,
dirigeant de la Fondation Anticorruption, le 20 août 2020 a suscité l’inquiétude
et la plus grande préoccupation en Fédération de Russie et à l’étranger.
M. Navalny est tombé dans le coma alors qu’il se trouvait sur un
vol intérieur russe reliant Tomsk, où il faisait campagne à l’approche des
élections locales, à Moscou. Après un atterrissage d’urgence à Omsk,
il a immédiatement été pris en charge pour suspicion d’empoisonnement.
Les laboratoires locaux n’ont pas confirmé l’empoisonnement. Le 22
août 2020, à la demande de sa famille, M. Navalny a été transféré
par avion à Berlin, où il est resté à l’Hôpital de la Charité jusqu’au
22 septembre 2020. Les analyses toxicologiques réalisées par plusieurs laboratoires
spécialisés en Allemagne, France et Suède et par l’Organisation
pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) ont révélé qu’il
avait été empoisonné au moyen d’un agent neurotoxique chimique à
usage militaire de la famille Novichok, mis au point en ex-Union
soviétique et interdit par la Convention sur l’interdiction des
armes chimiques.
23. Les corapporteurs en charge du suivi ont publié une déclaration
réclamant la conduite d’une enquête approfondie sur cette affaire,
comme l’exige aussi la communauté internationale. La commission
des questions juridiques et des droits de l’homme de l’Assemblée
a été saisie de l’élaboration d’un rapport sur le sujet.
24. Le 15 octobre 2020, la Fédération de Russie n’ayant pas lancé
d’enquête ni coopéré avec l’OIAC, l’Union européenne a imposé des
sanctions contre six ressortissants russes et une entité ayant participé
à la tentative d’assassinat. Les autorités russes n’ont pas établi
la responsabilité de cette agression et personne n’a été traduit
en justice.
25. Une enquête conduite par la plate-forme d’investigation indépendante
Bellingcat, avec la participation de M. Navalny, a révélé que l’assassinat
manqué avait été coordonné par le Service fédéral de sécurité russe (FSB)
et que ce dernier mène actuellement un programme illégal d’armes
chimiques, en violation de la convention.
26. L’arrestation de M. Navalny le 17 janvier 2021 à son arrivée
à l’aéroport de Moscou, pour violation des termes d’une condamnation
avec sursis prononcée en 2014, suscite aussi de vives préoccupations.
Le 18 janvier 2021, M. Navalny a été entendu, sans son avocat, lors
d’une audience improvisée au commissariat de police, et condamné
à 30 jours de détention.
27. Dans son arrêt du 15 novembre 2018, la Cour européenne des
droits de l’homme a jugé que plusieurs procès intentés par la Russie
contre Alexei Navalny, notamment ceux de 2014 qui ont servi de prétexte
à sa dernière arrestation en date, contrevenaient à ses droits,
étaient dictés par des motivations politiques et visaient à étouffer
le pluralisme politique. Ils ne sauraient par conséquent constituer
une base légale pour justifier la poursuite de sa détention.
28. Plus de cinquante personnes qui attendaient pacifiquement
son arrivée à l’aéroport de Moscou ont été placées en détention.
29. Immédiatement après l’arrestation de M. Navalny, son équipe
a appelé à l’organisation de rassemblements dans tout le pays le
23 janvier 2021 pour manifester contre sa détention. À l'approche
de cette date les autorités russes ont pris des mesures préventives
pour faire cesser les manifestations. Des membres des forces de
l’ordre ont harcelé et intimidé des figures de l’opposition, des
militants et des journalistes à leur domicile, partout en Fédération
de Russie. Plusieurs des plus proches associés de M. Navalny, notamment son
attachée de presse, Mme Kira Yarmysh,
et des employés de la Fondation Anticorruption ont été arrêtés à Moscou.
Lors des manifestations qui ont eu lieu à travers la Russie dans
plus de 100 villes, plus de 3 000 personnes ont été arrêtées dont
l’épouse de M. Navalny. À Moscou, au moins 40 000 personnes ont
participé à un rassemblement non autorisé et pacifique. Comme l'illustrent
les preuves en ligne, les forces de police ont fait usage d'une
force disproportionnée et d'une violence injustifiée pour disperser
les manifestants.
30. Malgré la détention de M. Navalny, son équipe continue de
divulguer de graves faits de corruption commis par de hautes autorités
russes, comme en témoigne le documentaire vidéo de deux heures sur
le prétendu palais secret du Président, qui a été publié sur YouTube
le 20 janvier et vu plus de 44 millions de fois depuis sa mise en
ligne.
3.3. Répression
de la société civile et des opposants politiques
31. La situation des membres de
la société civile œuvrant dans le domaine de la démocratie, de l’État
de droit et des droits humains, de l’opposition extra-parlementaire
et des journalistes critiques s’est régulièrement détériorée au
cours des dernières années. Les récents développements dans ce domaine
sont extrêmement préoccupants.
32. Entre le 10 et le 23 novembre 2020, une série de projets de
loi modifiant la législation relative aux activités des ONG, aux
médias, à l'organisation et à la conduite d'événements publics,
à la protection des secrets d'État et à la sécurité de l'État ainsi
que les modifications correspondantes des codes administratif et pénal
ont été présentés à la Douma d'État. Certains de ces projets de
loi ont déjà été adoptés (voir ci-dessous), les autres sont encore
en cours de procédure législative. Le 8 décembre 2020, la commission
des questions juridiques et des droits de l'homme a demandé l'avis
de la Commission de Venise sur leur compatibilité avec les normes
internationales en matière de droits humains.
33. La loi relative aux «agents étrangers» adoptée en 2012 a été
fortement critiquée dans le rapport de suivi établi la même année,
ainsi que par la communauté internationale. Au lieu d’être abrogée,
cette loi a été renforcée en 2014 (le ministère de la Justice pouvant
désormais inscrire les ONG sur la liste des «agents étrangers» sans
qu’elles se soient enregistrées en tant que telles), en 2017, puis
en 2019 (la nouvelle disposition a donné au ministère de la Justice
le pouvoir de reconnaître comme «agents étrangers» non seulement
des organisations, mais aussi des personnes recevant des fonds de
l’étranger, quel qu’en soit le montant; les critères permettant
de déterminer qu’une personne exerce les fonctions d’agent étranger
sont extrêmement larges et potentiellement applicables aux blogueurs,
aux journalistes, aux étudiants bénéficiant de bourses étrangères
et autres utilisateurs de réseaux sociaux), et, dernièrement, en
décembre 2020.
34. Les 23 et 25 décembre 2020, la Douma et le Conseil de la Fédération
ont respectivement approuvé des amendements à la loi sur les agents
étrangers qui en élargissent le champ d’application pour y inclure
d’autres personnes et groupes susceptibles d’être qualifiés d’«agents
étrangers», introduisent de nouvelles restrictions ainsi que des
obligations d’enregistrement et de rapports. Ils obligent également
les médias à faire mention de cette appellation «agent étranger»
chaque fois qu’ils évoquent des individus ou des groupes considérés comme
tels. En outre, les personnes qualifiées d’agents étrangers se verront
interdire l’accès aux emplois dans la fonction publique ou l’administration
municipale.
35. Les amendements au Code pénal introduits le 23 décembre 2020
prévoient une peine pouvant aller jusqu’à cinq ans d’emprisonnement
pour les personnes ou organisations qualifiées d’agents étrangers
qui n’informent pas les entités officielles de leur statut et/ou
refusent de déclarer leurs activités aux autorités russes.
36. Il convient de souligner que déjà début 2016, le ministère
de la Justice avait désigné comme «agents étrangers» plus d’une
centaine d’organisations, contraignant certaines d’entre elles à
cesser leurs activités ou à fermer leurs portes. Parmi elles, le
Centre anti-discrimination «Memorial» de Saint-Pétersbourg et le
Comité contre la torture. Pour la seule année 2020, le ministère
de la Justice a ajouté 12 organisations à sa liste des «agents étrangers»,
dont trois organisations de défense des droits humains, un groupe
de travail sur la prévention du sida et la Fondation anticorruption
(FBK) créée par Alexei Navalny.
37. Par ailleurs, la loi relative aux organisations indésirables
a été adoptée en 2015. Elle confère aux procureurs le pouvoir de
déclarer «indésirables», de manière extrajudiciaire, les organisations
étrangères et internationales dès lors que les autorités considèrent
qu’elles «représentent une menace pour la défense ou la sécurité
de l’État, ou pour la santé ou l’ordre publics, afin de protéger
les fondements de l’ordre constitutionnel, la moralité et les intérêts
légitimes d’autrui». La loi n’oblige pas les responsables à motiver
leur décision et ne prévoit pas non plus de contrôle judiciaire
aux stades des conclusions et de l’inscription de l’organisation
sur la liste. Ce n’est qu’une fois officiellement déclarée «indésirable»
qu’une organisation peut contester cette décision devant le tribunal.
38. Les «organisations indésirables» sont interdites ou soumises
à des restrictions dans leurs activités en Fédération de Russie.
Les organisations qui ne procèdent pas à leur auto-dissolution ainsi
que les Russes qui entretiennent des liens avec elles sont passibles
de lourdes amendes et de longues peines de prison. Cette qualification,
comme dans le cas des «agents étrangers», vise non seulement à empêcher
les ONG internationales de mener leurs activités sur le territoire
de la Fédération de Russie, mais aussi à empêcher les citoyens de
la Fédération de Russie de participer aux activités des ONG proprement
dites, tant en Fédération de Russie qu’à l’étranger.
39. Le 25 décembre 2020, le procureur général russe a pris une
initiative incompréhensible en décidant d’inscrire l’Association
des Écoles d’études politiques du Conseil de l’Europe sur la liste
des «organisations indésirables». Les écoles d’études politiques
du Conseil de l’Europe ont été créées pour «former de nouvelles générations
de responsables politiques, économiques, sociaux et culturels dans
les pays en transition». La toute première école d’études politiques
a été fondée en 1992 à Moscou.
40. Les corapporteurs chargés du suivi ont déploré cette décision
et demandé aux autorités russes de revenir sur leur position.
41. En ce qui concerne les nombreux cas de persécution de journalistes,
de personnes critiques à l’égard du gouvernement ou de défenseurs
des droits humains, celui du journaliste renommé Ilya Azar illustre
une tendance courante. Arrêté à Moscou le 26 mai 2020, il a été
condamné à une peine de 15 jours de détention administrative pour
des violations répétées de la loi sur les rassemblements alors qu’il
menait une manifestation solitaire en guise de protestation contre
l’arrestation pour extorsion de M. Vladimir Voronstov, un ancien
policier et fondateur d’une chaîne sur le réseau social Telegram
dénonçant des abus au sein des forces de l’ordre de la Fédération
de Russie. Dans les jours qui ont suivi, la police a également interpellé
plusieurs autres journalistes de renom qui protestaient à Moscou
et à Saint-Pétersbourg contre son incarcération. Le représentant
de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE)
pour la liberté des médias a appelé à leur libération immédiate.
Le 28 mai, une vingtaine de personnes ont été arrêtées, dont six conseillers
municipaux d’opposition. Tous manifestaient à titre individuel en
soutien à M. Azar. Quatre autres personnes auraient été placées
en détention à Saint-Pétersbourg. Devant le tollé général en Fédération
de Russie et à l’étranger, le tribunal de la ville de Moscou a ramené
de 15 à 10 jours la peine d’emprisonnement de M. Azar. Ce dernier
a été libéré le 7 juin 2020.
42. De nombreux autres exemples de persécution et de harcèlement
témoignent de la situation difficile que connaît la société civile
et, plus généralement, les personnes critiques à l’égard du gouvernement,
en Fédération de Russie. En juillet 2020, la Fondation anticorruption
de M. Navalny était sur le point de fermer à la suite de la lourde
amende imposée par le tribunal pour l’une de ses enquêtes. L’organisation
a été condamnée pour avoir refusé de supprimer un documentaire vidéo,
publié en 2017 et dévoilant de nombreuses facettes de la corruption
politique en Fédération de Russie. Par ailleurs, M. Navalny a été
placé en détention à plusieurs reprises pour des motifs jugés illégitimes
par la communauté internationale. Dans sa décision du 9 avril 2019,
la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que ces arrestations
emportaient violation de la Convention européenne des droits de
l’homme.
43. Un autre cas emblématique de poursuite judiciaire a soulevé
un tollé en Fédération de Russie et à l’étranger: le 26 juin 2020,
un célèbre réalisateur russe de pièces de théâtre et de films, M. Kirill
Serebrennikov, et ses coaccusés ont été reconnus coupables de détournement
de fonds et condamnés à des peines de prison avec sursis. Selon
les observateurs, cette affaire serait motivée par des considérations
politiques et destinée à envoyer un message dissuasif aux éventuels
détracteurs du gouvernement. Les personnes accusées militaient toutes
contre les amendements constitutionnels.
44. Le 6 juillet 2020, la journaliste Mme Svetlana
Prokopyeva a été condamnée à Pskov pour justification du terrorisme.
Sa condamnation faisait suite à son commentaire établissant un lien
entre l’attentat-suicide terroriste perpétré par un adolescent à
Arkhangelsk et le climat politique qui règne en Fédération de Russie sous
la présidence de Vladimir Poutine. Plus d’une douzaine de journalistes
ont été arrêtés pour avoir organisé des piquets de protestation
en sa faveur. L’OSCE et des groupes de défense des droits des médias,
tels que Reporters sans frontières, ont critiqué cette affaire et
l’ont qualifiée de violation de la liberté d’expression.
45. Le 7 juillet 2020, l’ex-journaliste M. Ivan Safronov, a été
arrêté pour trahison et encourt jusqu’à 20 ans d’emprisonnement.
Le libellé de l’article 275 révisé en vertu duquel il a été inculpé
est très général, vague et imprécis et permet aisément d’emprisonner
des journalistes pour avoir divulgué des secrets d’État. La loi
ne précise pas quelles sont les informations classifiées, laissant
à divers organismes gouvernementaux le soin de le déterminer. Selon
les juristes, cette loi peut être utilisée pour cibler toute personne
ayant des contacts internationaux, y compris les universitaires,
les journalistes, les chercheurs et les militants des droits humains. M. Andrei
Soldatov, un éminent journaliste d’investigation, a fait savoir
dans un post publié sur Facebook que l’action engagée contre M. Ivan
Safronov témoigne d’un niveau de répression totalement inédit contre
les journalistes dans ce pays.
46. Vingt-huit autres journalistes ont été interpellés pour avoir
organisé des manifestations fixes en sa faveur devant le bâtiment
du FSB. Toutes se sont déroulées de manière pacifique, et les manifestants
ont tenu des «piquets individuels», à distance les uns des autres.
47. Certaines informations ont fait état de pressions excessives
exercées sur les avocats des militants. Selon les rapports de l’organisation
internationale de défense des droits de l’homme Agora, il est devenu pratique
courante pour les juges d’écarter des avocats des audiences du tribunal
sans véritable motif légal. En outre, les services répressifs auraient
également tendance à recourir à la force physique pour empêcher
la présence des avocats lors de perquisitions ou d’interrogatoires.
3.4. Loi
électorale et inquiétudes soulevées par les élections
48. Peu après le «All-Russian vote»,
et malgré les critiques sévères à l’égard de l’administration du
scrutin qui s’est déroulé sur toute la semaine, la Douma a, le 21 juillet 2020,
approuvé un amendement au Code électoral permettant d’étaler le
vote sur un maximum de trois jours lors des futures élections. La
décision de tenir un vote sur plusieurs jours incombe aux agents
électoraux.
49. Le nouveau système de scrutin a été appliqué lors des élections
régionales et locales de septembre 2020. Le vote a commencé le 11 septembre
et s’est déroulé sur trois jours, le 13 septembre étant le jour
principal du scrutin.
50. Les élections organisées en Crimée n’ont pas été reconnues
par l’Union européenne, ayant été tenues en violation du droit international.
3.5. Autres
préoccupations
51. Les élections législatives
de 2016 se sont tenues en Fédération de Russie selon un système
mixte: ont été élus 225 députés dans des circonscriptions uninominales
(dont quatre circonscriptions en Crimée) et 225 députés issus de
listes de parti dans une circonscription nationale unique englobant
également le territoire de la Crimée. En 2019, à la suite de la
contestation des pouvoirs de la délégation russe pour des raisons formelles
(article 7) remettant en cause sa légitimité, la commission du Règlement,
des immunités et des affaires institutionnelles de l’Assemblée a
sollicité l’avis de la Commission de Venise à ce sujet. Bien que
cette dernière ait conclu que l’obligation faite à l’Assemblée de
s’abstenir de reconnaître une annexion n’implique pas nécessairement
l’obligation de refuser les pouvoirs à l’ensemble de la délégation
de l’État annexant pour des raisons formelles, elle a rappelé que
d’autres options étaient envisageables, comme le prévoit en effet
le Règlement de l’Assemblée parlementaire. À mon sens, l’Assemblée
devrait convenir de l’impossibilité, pour un membre de la délégation
russe élu en Crimée, de voir ses pouvoirs ratifiés.
3.6. Khabarovsk
52. Entre autres développements
survenus en Fédération de Russie au cours de l’année passée, il
convient de mentionner les manifestations et les mouvements de protestation
organisés à Khabarovsk, en soutien au gouverneur d’alors, Sergueï
Furgal, arrêté sous des chefs d’accusation largement perçus comme
étant à motivation politique. Le 25 juillet 2020, une manifestation
sans précédent rassemblant quelque 50 000 participants (environ
1/10e de la population de la ville) a eu lieu pour demander la réintégration
du gouverneur et la tenue du procès à Khabarovsk et non à Moscou.
Quelques manifestations de soutien ont également été organisées
par la suite dans d’autres villes dont Novossibirsk, Vladivostok
et Omsk.
53. Les actions de protestation se sont poursuivies. La dernière
manifestation a rassemblé plus d’une centaine de personnes le 9 janvier 2021.
Ces demandes n’ont pas été prises en compte.
3.7. Questions
internationales
54. Malheureusement, aucun progrès
n’a été réalisé dans la mise en œuvre des exigences de la communauté
internationale en ce qui concerne l’Ukraine orientale, la Crimée
et les régions géorgiennes occupées d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie.
3.8. Obligations
financières au titre du budget du Conseil de l’Europe
55. Pour ce qui est de ses obligations
financières à l’égard du Conseil de l’Europe, à son retour à l’Assemblée
en juillet 2019, la Fédération de Russie a versé l’ensemble des
contributions dues au titre du budget ordinaire et des accords partiels
pour le second semestre de 2017, pour 2018 et pour 2019.
56. Cependant, la Fédération de Russie n’a pas remboursé les intérêts
impayés sur cette période, qui s’élevaient à plus de 13 millions
d’euros en 2019. La Fédération de Russie a bloqué leur remboursement
à la suite d’un contentieux au sein du Comité des Ministres sur
leur statut et l’affectation qui en découle.
4. Conclusions
57. En juin 2019, lorsque l’Assemblée
a adopté la
Résolution
2287 (2019) intitulée «Renforcer le processus décisionnel de l’Assemblée
parlementaire concernant les pouvoirs et le vote» qui a ouvert la
voie au retour de la délégation russe au sein de l’Assemblée, son
intention était claire. Si la majorité des membres ont voté en faveur
de ce texte puis, après la contestation des pouvoirs de la délégation
russe, en faveur de la
Résolution 2292
(2019), c’était pour relancer un dialogue politique constructif.
58. Le dialogue a été relancé, au même titre que la coopération
avec la commission de suivi, où les représentants russes sont très
actifs. Toutefois, il nous faut déterminer si ce dialogue est susceptible
de faire progresser la situation en ce qui concerne le respect par
la Fédération de Russie de ses obligations et engagements.
59. Le bref aperçu donné dans le présent rapport n’est pas optimiste.
Toutefois, il ne me semble pas opportun d’abandonner à ce stade
la voie que nous avons choisie en juin 2019. Je pense que la commission de
suivi devrait poursuivre son travail concernant la Fédération de
Russie. Les corapporteurs pourraient effectuer une visite d’information
dès que possible et préparer un rapport substantiel dans les meilleurs
délais. La commission de suivi devrait suivre attentivement les
évolutions en Fédération de Russie en vue d’examiner la situation
et le respect par le pays des normes démocratiques et de ses engagements
et obligations.
60. Je souligne également l'importance de la pleine coopération
des autorités russes avec tous les rapporteurs compétents de l'Assemblée
qui devraient pouvoir effectuer leurs visites d'information dès
que la situation résultant de la pandémie le permettra. Les autorités
russes devraient également coopérer pleinement avec la Commissaire
aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe en lui permettant de
se rendre en Crimée lorsque les conditions sanitaires dues à la
pandémie le permettront.
61. Afin de poursuivre le dialogue politique, je propose donc
que l’Assemblée ratifie les pouvoirs de la Fédération de Russie
et reprenne l’examen des progrès accomplis lors de la présentation
du rapport de suivi dans le courant de cette année.