1. Introduction
«La
violence engendre la violence»
Martin Luther King Jr.
1. À la suite d’une proposition
de résolution que j’ai déposée le 1er octobre
2020 et qui a été renvoyée à notre commission pour rapport
, j’ai été désigné rapporteur le
14 octobre 2020. La commission a organisé l’audition de deux experts
et j’ai de mon côté consulté plusieurs experts du maintien de l’ordre
.
2. La proposition de résolution affirmait que la violence et
la discrimination policières, récemment mises en lumière par le
mouvement Black Lives Matter,
constituaient l’un des problèmes les plus urgents de la protection des
droits de l’homme. En conséquence, elle appelait l’Assemblée à s’appuyer
sur les textes non contraignants existants et la jurisprudence bien
établie de la Cour européenne des droits de l’homme pour élaborer
des normes sur l’utilisation de la force par les services répressifs,
dans le respect des principes sous-jacents de nécessité, de proportionnalité,
de justice et de non-discrimination. Elle proposait également à
l’Assemblée d’examiner la faisabilité de l’élaboration d’un instrument
international contraignant pour lutter contre l’usage excessif et
injustifié de la force par la police et d’autres violations des
droits de l’homme commises par les forces de l’ordre.
3. Il convient d’apporter quelques précisions terminologiques.
Aux fins du présent rapport, le terme «forces de l’ordre» désigne
tout agent de l’État ou policier exerçant des pouvoirs répressifs
ou de maintien de l’ordre, quelle que soit sa position dans la hiérarchie
institutionnelle de l’État. Les termes «police» et «forces de l’ordre» sont
interchangeables. Par «usage excessif de la force», j’entends l’utilisation
disproportionnée des pouvoirs légaux accordés aux forces de l’ordre,
qui peut prendre la forme de pressions physiques ou psychologiques, exercées
avec ou sans armes et équipements spéciaux, de manière intentionnelle
ou non, indépendamment du degré de souffrance infligée aux victimes.
4. Je tiens à souligner qu’il ne s’est dégagé aucun consensus
sur la signification de ces concepts, notamment sur la définition
de «l’usage excessif de la force policière». Mon rapport établit
toutefois une distinction entre des comportements manifestement
illégaux de la police – tels que le passage à tabac d’un suspect
pour lui extorquer des aveux – et l’usage excessif des pouvoirs
légaux de police – par exemple, l’excès de zèle dans l’arrestation
d’un suspect dangereux. Ces deux comportements sont interdits, mais
ils diffèrent sur le fond et le rapport vise à clarifier ces différences
et à identifier les normes juridiques pertinentes.
2. L’analyse de la situation actuelle
du maintien de l’ordre en Europe
5. Le 25 mai 2020, des policiers
de Minneapolis ont arrêté George Floyd, un homme noir de 46 ans.
Un agent de police l’a maintenu à plat sur le sol avec son genou
sur le cou pendant près de neuf minutes, ce qui a provoqué son asphyxie
puis sa mort, tandis que d’autres policiers regardaient passivement
la scène. L’agent de police qui a fait usage de la force a par la
suite été reconnu coupable de meurtre. Il a plaidé coupable des accusations
de violation des droits civils de M. Floyd par l’usage d’une force
excessive et par l’absence de prise en compte des besoins médicaux
critiques de la victime. Les autres policiers ont été reconnus coupables d’avoir
violé les droits civils de M. Floyd en faisant preuve d’une indifférence
délibérée et en n’intervenant pas pour mettre fin à l’usage de la
force par leur collègue.
6. La mort de M. Floyd a immédiatement déclenché une vague de
protestations apparentée au mouvement Black
Lives Matter, qui s’est élevée contre l’impunité de l’usage
de la force létale par les forces de l’ordre contre les personnes
noires aux États-Unis. Le mouvement s’est rapidement propagé de
Minneapolis à l’ensemble du pays avant de gagner l’Europe.
7. Cet incident a servi d’impulsion pour la
Résolution 2389 (2021) de l’Assemblée parlementaire, intitulée «Lutter contre
l’afrophobie, ou le racisme anti-Noir·e·s, en Europe». Malheureusement,
ce drame n’a pas été l’unique incident à révéler que la police et
les forces de l’ordre continuent de faire un usage excessif de la
force malgré son interdiction absolue par les instruments juridiques
internationaux. De nombreuses autres résolutions de l’Assemblée
évoquent de tels incidents survenus à grande échelle, que je décrirai
dans mon rapport.
8. Il est évident que mon rapport ne peut couvrir l’ensemble
des incidents liés à la brutalité policière. J’ai donc choisi de
m’arrêter sur certains des incidents les plus connus en Europe et
surtout, je me suis concentré sur des incidents où la force excessive
a été utilisée à très grande échelle. À mon sens, ces incidents témoignent
de l’existence de dysfonctionnements structurels et d’attitudes
discriminatoires au sein des forces de police et autres services
répressifs.
2.1. L’usage
de la force dans le cadre de la privation de liberté
9. On confond parfois le terme
«usage excessif de la force» avec certaines formes de brutalités
policières, telles que l’extorsion d’aveux et de renseignements
sous la contrainte lors d’enquêtes pénales ou d’opérations de sécurité.
Or dans ces situations la force policière ne peut être qualifiée
d’«excessive», car l’usage de la force est tout simplement interdit
dans ces circonstances.
10. Dans d’autres situations, la loi autorise l’usage de la force
dans des circonstances spécifiques et sous certaines conditions.
Lorsque cette force est utilisée de manière abusive, elle devient
excessive et donc illégale. Par exemple, le recours à la force lors
d’arrestations par la police ou en cas d’application de mesures de
contention dans les prisons est autorisé, mais soumis à certaines
limites. Il devient excessif lorsque ces limites imposées à l’usage
de la force ne sont pas respectées.
11. Toutes ces situations ont une caractéristique en commun, à
savoir que la force est utilisée à des fins de placement ou de maintien
en détention de personnes par la police. C’est la raison pour laquelle
je parle d’«usage de la force dans le cadre de la privation de liberté».
Malheureusement, malgré les limites imposées, l’usage excessif de
la force perdure dans le cadre de la privation de liberté et révèle
dans certains cas une tendance systémique aux comportements abusifs
de la police. L’arrestation de George Floyd est une parfaite illustration
de ce schéma systémique.
2.2. L’usage
de la force pour mettre fin à des manifestations pacifiques ou les
disperser
12. Dans les situations décrites
ci-dessous, le recours à la force est justifié par un objectif légitime,
à savoir le rétablissement de l’ordre public, le maintien de l’ordre
lors d’événements de masse et la maîtrise des foules. Dans ces situations
toutefois, j’ai constaté une prédisposition de la police à faire
un usage excessif de la force à grande échelle, ce qui entraîne
une escalade de la violence.
13. Le premier exemple concerne les événements tragiques dits
du «Premier mars» survenus en Arménie. Le 1er mars
2008 au petit matin, la police a commencé à disperser par la force
des milliers de personnes qui avaient campé toute la nuit sur la
place centrale d’Erevan et qui manifestaient pacifiquement depuis
dix jours contre les résultats des élections présidentielles. Les
agents des forces de l’ordre ont commencé à frapper les manifestants
à l’aide de matraques et d’appareils à impulsions électriques, ce
qui a déclenché une vague de violence. Les violences de rue ont
duré deux jours et les forces armées ont fini par utiliser des fusils
d’assaut contre les manifestants. Des centaines de manifestants
et de policiers ont été gravement blessés, huit ont été tués et
beaucoup ont été portés disparus
.
14. En 2009, des événements similaires, dits du «7 avril», se
sont produits en République de Moldova après les élections législatives.
Pendant deux jours, des milliers de jeunes ont manifesté pacifiquement
dans le centre-ville de la capitale. Le 7 avril 2009, un nombre
relativement restreint d’entre eux a basculé dans la violence et
a pris d’assaut le palais présidentiel et le bâtiment du parlement.
La police n’est pas intervenue et a assisté à la destruction, au
pillage et à l’incendie qui a partiellement détruit ces bâtiments.
Dans les jours qui ont suivi, les médias et les défenseurs des droits
de l’homme ont fait état d’arrestations massives et de passages
à tabac de jeunes dans les rues. Ils ont publié des enregistrements
vidéo dans lesquels on voit des policiers et des agents des forces
spéciales, sans uniforme et le visage dissimulé par des masques
ou des cagoules, arrêter et frapper des jeunes au vu et au su de
tous. De nombreuses personnes se sont plaintes de mauvais traitements
en garde à vue; un corps sans vie a été retrouvé à proximité des
bâtiments. Une enquête publique ultérieure a conclu que la force
utilisée contre les manifestants avait été excessive
.
15. En Ukraine, les manifestations pro-européennes («Euromaïdan»)
illustrent bien la manière dont la décision prise par les autorités
de disperser les manifestants peut conduire à l’escalade de la violence.
À Kiev, des affrontements mineurs ont été enregistrés entre la police
et les manifestants au cours de ce que l’on a appelé la première
vague de protestations. Le 30 novembre 2013, la situation s’est
détériorée après l’intervention en force de la police spéciale «Berkut»,
qui a provoqué une deuxième vague d’affrontements. Les autorités
répressives ont également fait appel à des agents privés (les «titushky»),
qui ont battu et interpellé des manifestants, ce qui a encore amplifié
les violences. Des centaines de personnes ont été tuées et des milliers
d’autres blessées. L’Assemblée et la Cour européenne des droits
de l’homme ont estimé que les autorités ukrainiennes de l’époque
étaient responsables de l’usage excessif de la force et des mauvais traitements
infligés aux manifestants
.
16. En août 2020, le Bélarus a connu le même usage généralisé
de la violence policière. Des personnes qui manifestaient pacifiquement
contre la réélection frauduleuse du Président Loukachenko ont été
violemment dispersées. Les forces de police et de sécurité ont fait
un usage excessif de la force en utilisant des équipements spéciaux
et des armes non létales, mais néanmoins dangereuses, telles que
des canons à eau, des matraques, des grenades assourdissantes et
aveuglantes, et des balles en caoutchouc. De nombreuses personnes
ont été blessées, au moins deux ont été tuées et deux autres sont
mortes en détention après leur arrestation pour avoir participé
aux manifestations
.
17. La France s’est également vu reprocher un usage excessif de
la force policière. L’Assemblée a critiqué le recours aux pouvoirs
conférés par la prorogation de l’état d’urgence pendant la Conférence
sur le changement climatique (COP21), une semaine après les attentats
terroristes de 2015 à Paris. La police a également fait un usage
disproportionné de la force lors des manifestations de 2016 connues
sous le nom de «Nuit debout». Les médias et la Commissaire aux droits
de l’homme du Conseil de l’Europe ont rapporté de nombreux cas de
violence policière survenus dans le cadre du mouvement des gilets
jaunes en 2018. En 2020, la presse a continué à dénoncer des incidents
de violence policière, dont la mort de Cédric Chouviat après son arrestation
par la police à Paris, des propos racistes tenus par des policiers
en Seine-Saint-Denis, des affrontements causés par l’évacuation
du camp de migrants de la place de la République, etc. Enfin, l’agression
par des policiers du producteur de musique Michel Zecler a ravivé
les débats en lien avec le mouvement
Black
Lives Matter .
18. Selon la Cour européenne des droits de l’homme et le Comité
des Ministres, la répression policière des manifestations pacifiques
par un recours excessif à la force policière est devenue un problème
systémique en Russie. La Commissaire a fait part de nombreuses préoccupations
quant à l’usage excessif de la force contre des manifestants et
des journalistes qui n’opposaient aucune résistance. Ce problème
perdure puisque les médias et les organisations de défense des droits
de l’homme continuent de signaler que les forces de l’ordre russes
utilisent régulièrement la force et des armes non létales pour disperser
les manifestations. D’après les organisations non gouvernementales
russes, les manifestations se terminent souvent par des dizaines
de blessés et des centaines de personnes arrêtées ou maltraitées
. Plus récemment, la répression des manifestations
pacifiques organisées dans de nombreuses villes russes pour dénoncer
l’attaque militaire brutale contre l’Ukraine fournit chaque jour
de nouveaux exemples choquants.
19. De la même manière, on observe depuis le début des années
2000 un usage systémique de la force en Turquie. Les services répressifs
turcs utilisent régulièrement des armes pour maîtriser les foules
et des gaz lacrymogènes pour réprimer les manifestations. Le Comité
des Ministres a exprimé son inquiétude quant à cette pratique et
n’a noté aucun progrès dans la résolution de ce problème. L’Assemblée
a également évoqué les nombreux cas de répression par la force de
manifestations pacifiques en Turquie. Les défenseurs des droits
de l’homme ont dénoncé le recul des droits de l’homme et de l’État
de droit en Turquie, qui a suivi les manifestations antigouvernementales
de masse de 2013. Certaines organisations affirment que ces dernières années
ont été marquées par une recrudescence d’actes de torture et de
mauvais traitements infligés par la police à des détenus, notamment
depuis le coup d’État manqué de 2016. Ces incidents sont considérés comme
s’inscrivant dans un schéma inquiétant d’arrestations violentes,
de passages à tabac et de mauvais traitements infligés aux manifestants
.
20. En Azerbaïdjan, la répression par la force de manifestations
pacifiques s’est traduite par des arrestations massives d’opposants
politiques et de journalistes, qui auraient subi des actes de torture
pendant leur garde à vue et en prison
. En Estonie, les forces de l’ordre
auraient fait un usage excessif de la force pendant les émeutes
déclenchées par la décision des autorités de déplacer un monument
à Tallinn en 2007
. Au Royaume-Uni, une série
de manifestations particulièrement violentes – «les émeutes de 2011
en Angleterre» – ont été catalysées par la mort d’un jeune homme
abattu par la police. Des allégations d’usage disproportionné de
la force ont été portées contre les forces de l’ordre espagnoles
dans le cadre des manifestations organisées en Catalogne en octobre
2017 et 2019
. Des rapports font état d’un usage
excessif de la force (gaz lacrymogènes et balles en caoutchouc)
par les forces de l’ordre en Géorgie. Les manifestations, qui étaient
au départ pacifiques, ont fini par devenir violentes et les forces
de l'ordre se sont senties contraintes d'affronter les manifestants
qui, à l’appel des dirigeants de l’opposition, tentaient de pénétrer
dans le bâtiment du parlement. Ces manifestations visaient à dénoncer
la participation d’un député russe à l’Assemblée interparlementaire
sur l’orthodoxie (IAO) qui s’était réunie au parlement géorgien
en juin 2019
.
21. En juillet 2020 en Serbie, la police a tiré des gaz lacrymogènes
et des grenades assourdissantes sur la foule sans discernement et
a frappé des manifestants et des passants, y compris des journalistes
. En Albanie, on a observé une escalade
des affrontements entre la police et les manifestants après le décès
d’un jeune homme abattu par la police en décembre 2020
. En Grèce, des manifestations de
masse ont basculé dans la violence en mars 2021 après qu’un policier
a agressé un étudiant avec une matraque en fer pour avoir enfreint
les mesures de confinement
. En janvier 2021, une manifestation
en Belgique a tourné à la violence lorsque des manifestants ont
affronté la police après le décès en garde à vue d’un homme d’origine
nord-africaine
. En mars 2021, de violentes émeutes
ont de nouveau éclaté en réaction aux tentatives de la police belge
de faire respecter les restrictions liées à la covid-19
. Suite aux mesures de restriction
imposées à l’occasion de la covid-19, des vagues de protestations
ont régulièrement déferlé en Autriche, aux Pays-Bas, en Italie,
en France, en Allemagne, en Croatie, etc. Nombre d’entre elles ont
dégénéré en affrontements violents avec la police, bien qu’il n’ait
pas toujours été possible de déterminer avec certitude si la police
était à l’origine de l’escalade
.
22. Malheureusement, ce ne sont pas là les seuls exemples de recours
excessif à la force par la police. Les autorités ont souvent recours
à une force excessive pour maintenir l’ordre lors de manifestations
pacifiques et, plus récemment, pour faire respecter les restrictions
sanitaires pendant la pandémie de covid-19. Dans certains cas, les
forces de l’ordre ont provoqué des affrontements ou contribué à
l’escalade de la violence. Ces exemples montrent que l’usage excessif
de la force par la police est devenu un problème persistant en Europe qui
appelle une approche systémique.
2.3. L’usage
de la force dans les procédures de maîtrise des foules
23. Les exemples suivants montrent
différents types de comportements systémiques de la police. Dans
ces situations, les forces de l’ordre ont outrepassé leurs pouvoirs
en confinant des foules qui ne manifestaient pas. Comme l’ont constaté
de nombreux commentateurs, ces incidents se caractérisent par la
discrimination qui sous-tend le comportement de la police. Ils révèlent
également l’incapacité à empêcher les contre-manifestations de basculer
dans la violence, en particulier les manifestations motivées par
le racisme, la xénophobie, l’antisémitisme, le nationalisme ou l’homophobie.
24. À chaque nouveau cycle de la crise des migrants en Europe,
la violence policière dans le cadre de la maîtrise des foules devient
plus visible. Lors de la crise des réfugiés de 2015, alors qu’elles
tentaient de stopper l’afflux de migrants, les forces de l’ordre
de certains États membres du Conseil de l’Europe ont repoussé les
foules de migrants à l’aide d’outils spéciaux, sans discernement.
Par exemple, en 2014 à Ceuta, la garde civile espagnole aurait utilisé
des balles en caoutchouc et des bombes lacrymogènes contre les migrants,
causant plusieurs décès
. En 2015, de nombreux réfugiés
syriens ont été renvoyés en Serbie par la police hongroise, qui
a fait usage de gaz lacrymogènes et de canons à eau contre des femmes
et des enfants
. En France en 2017, des migrants
qui vivaient dans la «Grande Jungle» de Calais se sont plaints de violences
policières
.
25. La Grèce aurait mis en place des centres secrets de détention
extrajudiciaire de migrants pour éviter que la crise des migrants
de 2015 ne se reproduise. La police et les forces de sécurité grecques,
y compris des civils armés, ont été accusées d’actes de torture,
de discrimination, de violations de la législation antiraciste,
d’abus sexuels et d’agressions physiques sur les migrants
. Des organisations non gouvernementales
ont recensé une augmentation des violences et des abus de la part
de la police croate à la frontière avec la Bosnie-Herzégovine, où
des migrants ont été attachés et agressés physiquement par des policiers
.
26. Toutes ces situations et d’autres exemples documentés d’expulsion
par la force sont souvent associés à des brutalités policières et
à des attitudes xénophobes, nationalistes ou discriminatoires de
la part des agents des forces de l’ordre. Une des questions clés
qui se posent ici est celle de la proportionnalité, puisque la protection
des frontières nationales contre l’afflux massif de migrants en
situation irrégulière est un objectif légitime.
2.4. L’usage
de la force dans les situations d’après-conflit
27. L’usage abusif de la force
policière survient généralement après un conflit armé et se poursuit
pendant les périodes de transition. L’«affaire grecque» a été le
premier exemple de torture massive utilisée pour réprimer l’opposition
politique et les troubles civils qui ont suivi le coup d’État de
1967
. Un autre exemple
bien connu est celui de l’Irlande du Nord, où les autorités ont
utilisé des méthodes coercitives d’interrogatoire à des fins d’enquête
et de prévention d’actes de terrorisme et de troubles civils lors
de la crise de 1971
.
28. A ce propos, je me dois également d'évoquer les «nombreuses
violations graves des droits des Tatars de Crimée, y compris des
actes de torture et des traitements inhumains ou dégradants commis
par des membres des forces de sécurité et de l’ordre, attribuées
à la Russie»
. Des allégations
ont été formulées au sujet des «traitements inhumains et dégradants
et [des] actes de torture infligés à des prisonniers de guerre arméniens
par les Azerbaïdjanais, ainsi qu’un certain nombre d’allégations
de traitements analogues infligés à des prisonniers de guerre azerbaïdjanais
par les Arméniens» dans le contexte récent du conflit du Haut-Karabakh
.
D’après la Cour européenne des droits de l’homme, après la cessation
des hostilités entre la Fédération de Russie et la Géorgie en 2008,
de nombreux civils et prisonniers de guerre ont été soumis à des actes
de torture et à des mesures humiliantes qui s’apparentaient à des
pratiques administratives généralisées
.
3. Le
cadre juridique international du recours à la force par la police
et les forces de l’ordre
29. Tous ces incidents d’utilisation
abusive systémique des pouvoirs de police soulèvent des préoccupations
quant à l’efficacité des instruments juridiques internationaux qui
interdisent l’usage excessif de la force. Pour répondre à ces préoccupations,
je commencerai par recenser les instruments internationaux en question
et décrire rapidement les normes qu’ils contiennent. J’évaluerai
ensuite l’état de leur mise en œuvre.
3.1. Les
instruments juridiques pertinents du Conseil de l’Europe
30. Deux traités internationaux
contraignants conclus sous l’égide du Conseil de l’Europe sont pertinents pour
les activités de police et de maintien de l’ordre: la Convention
européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales
(STE no 5) et la Convention européenne
pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains
ou dégradants (STE no 126). La Convention
et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme
établissent le cadre le plus complet pour le travail opérationnel
des forces de l’ordre, tandis que la Convention européenne pour
la prévention de la torture s’applique dans une moindre mesure,
j’expliquerai plus loin pourquoi.
3.1.1. La
Convention européenne des droits de l’homme
31. Les articles 2 et 3 de la Convention
sont les principales dispositions qui régissent l’usage de la force
par les forces de l’ordre. L’article 2, qui protège le droit à la
vie, limite le recours à la force létale ou potentiellement létale
à quelques situations spécifiques lorsque ce recours est absolument
nécessaire. L’article 3 impose une interdiction absolue de la torture
et des peines ou traitements inhumains ou dégradants. Ces articles
exigent l’adoption d’une législation nationale et la prise de mesures
spécifiques par l’État pour empêcher les comportements interdits.
En outre, ils exigent que les allégations crédibles de recours abusif
à la force par des agents de l’État en violation des articles 2
et 3 fassent l’objet d’une enquête effective menée par des autorités indépendantes.
32. En ce qui concerne l’usage de la force létale, l’article 2
impose un critère selon lequel toute force déployée par l’État ne
doit pas dépasser ce qui est «absolument nécessaire». En particulier,
la force utilisée doit être strictement proportionnée aux buts mentionnés
à l’article 2. L’article 2 s’applique à la conduite des agents qui
font usage de la force et aux agents responsables de la planification
et du contrôle des opérations de police où le recours à la force
létale est possible. Les opérations de police doivent être planifiées
et contrôlées par les autorités de manière à réduire au minimum
le recours à la force létale et les pertes humaines. Les policiers
doivent recevoir des directives claires sur la manière et le moment
où ils peuvent utiliser leurs armes: un cadre juridique et administratif
doit définir les conditions limitées dans lesquelles les forces
de l’ordre peuvent recourir à la force et faire usage d’armes à
feu, dans le respect des normes internationales en vigueur dans
ce domaine. Il est primordial que les réglementations nationales
soient guidées par le principe d’«absolue nécessité» et donnent
à cet égard des indications claires, notamment l’obligation de minimiser
le risque de dommages inutiles et d’exclure le recours à des armes
et munitions qui auraient des conséquences indésirables. Les agents
des forces de l’ordre doivent être formés pour être à même d’apprécier,
sur la base des réglementations pertinentes, s’il existe ou non
une nécessité absolue d’utiliser des armes à feu. En outre, les
États doivent assurer un haut niveau de compétence chez les professionnels
des forces de l’ordre et veiller à ce qu’ils satisfassent aux critères
qui leur sont imposés
.
33. Afin d’apprécier si le recours à la force létale est «absolument
nécessaire» au regard de l’article 2 dans les circonstances propres
à chaque affaire, la Cour européenne des droits de l’homme doit
établir si les actes des policiers concernés étaient fondés sur
une conviction honnête et sincère, considérée comme valable à l’époque
des faits, même si cette conviction s’avère erronée par la suite.
À cet égard, la Cour a admis que les obligations découlant de l’article 2
ne sauraient imposer à l’État et aux forces de l’ordre dans l’exercice
de leurs fonctions une charge irréaliste susceptible de menacer
leur vie et celle d’autrui
.
34. La Cour a eu l’occasion d’appliquer les principes relatifs
à l’article 2 au sujet du recours à la force létale par les forces
de l’ordre dans différents contextes: maintien de l’ordre lors de
manifestations, tentatives d’arrestation, opérations antiterroristes,
opérations de sauvetage dans le cadre d’une prise d’otages, contrôle des
frontières ou interventions anti-émeutes en prison. Dans certaines
affaires où le décès a été accéléré par l’usage de techniques d’arrestation
particulières, la Cour a recherché s’il existait un lien de causalité
entre la force employée et le décès de l’individu en question et/ou
si les agents de l’État avaient pris toutes les mesures nécessaires
pour protéger la vie de l’intéressé après son arrestation, par exemple
en lui fournissant les soins médicaux requis
.
35. L’article 3, quant à lui, impose une interdiction absolue
de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants.
Cette garantie est absolue et ne comporte aucune exception, contrairement
à l’article 2 et aux autres clauses normatives de la Convention.
Même dans les circonstances les plus difficiles, comme la lutte
contre le terrorisme et le crime organisé ou l’afflux de migrants,
l’article 3 ne permet aucun compromis dans ce domaine. L’article 15
ne prévoit aucune dérogation en cas de guerre ou autre danger public
menaçant la vie de la nation. Toutefois, le traitement infligé doit
atteindre un niveau minimal de gravité pour entrer dans le champ
d’application de l’article 3: l’appréciation de ce niveau est relative
et dépend de l’ensemble des circonstances de l’affaire (durée et
effets du traitement, caractéristiques et vulnérabilité de la victime,
objectif, contexte)
.
36. Ces dernières années, la Cour européenne des droits de l’homme
semble s’être écartée du critère de gravité minimale dans le cas
très particulier d’une personne privée de liberté «ou, plus généralement, confrontée
à des agents des forces de l’ordre». Dans une telle situation, tout
recours à la force physique qui n’a pas été rendu strictement nécessaire
par le comportement de cette personne, quelles qu’en soient les conséquences
pour la personne en question, porte atteinte à la dignité humaine
et constitue une violation de l’article 3. Ce principe, qui implique
une appréciation de la «stricte nécessité» et de la proportionnalité
du comportement de l’État, a été appliqué dans des affaires portant
sur l’usage de la force par les forces de l’ordre lors d’arrestations,
de la dispersion/répression de manifestations de masse ou de l’application
de mesures de sécurité en milieu carcéral. À cet égard, la Cour
a rappelé que l’article 3 n’interdit pas en soi l’usage de la force par
les agents de l’État pour procéder à une arrestation légale; cette
force ne peut toutefois être utilisée que si elle est indispensable
et ne doit pas être excessive. Il importe donc de déterminer s’il
y a lieu de penser que l’intéressé opposera une résistance à l’arrestation
ou tentera de fuir, de causer des blessures ou des dommages ou de
supprimer des preuves. Les opérations de police doivent être planifiées
et exécutées de manière à garantir que les moyens employés sont
strictement nécessaires pour atteindre l’objectif ultime de l’arrestation
de la personne
.
37. En ce qui concerne l’utilisation d’instruments spécifiques
par les agents des forces de l’ordre, la Cour suit généralement
les recommandations du Comité européen pour la prévention de la
torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (le
CPT). Par exemple, le gaz lacrymogène ne doit pas être utilisé dans des
espaces confinés et des garanties claires doivent être mises en
place pour son utilisation en plein air. Le tir de grenades lacrymogènes
lors de manifestations doit être suffisamment réglementé par la
législation nationale, assorti des garanties appropriées contre
les abus. De même, l’utilisation d’armes à impulsions électriques
par contact direct devrait en principe être évitée
.
38. Lorsqu’un individu allègue de manière défendable que des agents
de l’État ont fait un usage de la force contraire aux articles 2
ou 3, le volet procédural de ces dispositions exige qu’il y ait
une enquête officielle effective visant à faire en sorte que ces
agents répondent de tout homicide ou mauvais traitement illégal.
Les critères pertinents pour évaluer le caractère effectif d’une
enquête comprennent l’adéquation des mesures d’investigation, la
rapidité de l’enquête, la participation de la victime ou de la famille
de la personne décédée et l’indépendance de l’enquête. Par indépendance,
on entend l’absence de tout lien hiérarchique ou institutionnel
entre les personnes chargées de l’enquête et les personnes impliquées,
mais aussi une indépendance concrète. En outre, l’enquête doit aborder
la question de la proportionnalité de l’usage de la force et déterminer
si l’opération de maintien de l’ordre a été correctement organisée
de manière à minimiser tout risque. Dans le cadre d’opérations de
maintien de l’ordre face à des manifestations de masse, les agents masqués
doivent être tenus d’arborer de manière visible un insigne distinctif
permettant de les identifier et de les interroger ultérieurement
au cas où leur conduite serait contestée. Par ailleurs, les obligations
procédurales découlant des articles 2 et 3 s’étendent aux questions
liées aux poursuites et aux sanctions des agents des forces de l’ordre
lorsque l’enquête officielle aboutit à l’ouverture d’une procédure.
Par conséquent, la Cour peut constater des violations de ces articles
lorsqu’il existe une disproportion manifeste entre la gravité de
la conduite et la sanction infligée, en tenant compte du fait que
l’agent n’a pas été suspendu de ses fonctions ni révoqué. À cet
égard, les obligations positives des États comprennent l’obligation
de mettre en place des dispositions pénales efficaces. Enfin, en
cas de recours à la force en violation des articles 2 ou 3 par des agents
de l’État, outre l’obligation de mener une enquête effective pouvant
conduire à l’identification et à la condamnation des responsables,
l’octroi d’une indemnisation à la victime ou à la famille est requis
à titre de réparation
.
39. L’article 14 de la Convention interdit la discrimination.
Il est appliqué conjointement avec les articles 2 et 3 lorsque des
attitudes discriminatoires sont un facteur de déclenchement possible
des abus reprochés aux forces de l’ordre. Bien que la preuve d’une
motivation discriminatoire soit souvent difficile à établir dans
la pratique, les États ont l’obligation procédurale d’enquêter sur
les motifs discriminatoires supposés du comportement contesté. Ces
principes s’appliquent en particulier à la violence à motivation
raciale, mais aussi à la violence résultant de tout autre motif
de discrimination (religion, genre, orientation sexuelle, etc.)
.
40. La Cour a également examiné les conséquences du recours à
la force par les forces de l’ordre sur l’exercice d’autres droits
de la Convention, tels que le droit à la liberté d’expression (article 10)
et le droit à la liberté de réunion pacifique (article 11). Par
exemple, l’usage inutile et excessif de la force contre un journaliste qui
couvrait une manifestation a été considéré comme une violation de
l’article 10, qu’il y ait eu ou non une intention réelle de faire
obstacle à son activité journalistique. L’usage de la force contre
des manifestants pacifiques au cours de la dispersion par la police
d’un rassemblement a été considéré comme une ingérence disproportionnée
dans les droits consacrés à l’article 11
.
41. À mon sens, les dispositions susmentionnées de la Convention,
selon l’interprétation retenue par la Cour, fournissent des normes
juridiques solides qui doivent être respectées et appliquées dans
la pratique. Force est de reconnaître que cela peut s’avérer difficile,
compte tenu des choix opérationnels que la police doit faire sur
le terrain et de l’imprévisibilité du comportement humain, en particulier
face à la violence et à différentes menaces pour la sécurité.
3.1.2. La
Convention européenne pour la prévention de la torture
42. Dans son préambule, la Convention
européenne pour la prévention de la torture évoque l’article 3 de
la Convention. Ce traité-cadre a un champ d’application restreint
puisqu’il ne s’applique qu’aux situations de détention. L’article
1 énonce que le Comité européen pour la prévention de la torture
et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) doit
effectuer des visites pour «[examiner] le traitement des personnes
privées de liberté en vue de renforcer, le cas échéant, leur protection
contre la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants».
Le CPT a déjà reconnu les limites de son mandat, par exemple, lorsqu’il
s’est prononcé sur les «manifestations du parc Gezi» de 2013 en
Turquie. Il a déclaré qu’il s’abstiendrait d’examiner la proportionnalité
de la force appliquée dans le cadre de la maîtrise des foules. Lors de
sa visite en République de Moldova en lien avec les manifestations
du «7 avril», le CPT a examiné l’usage de la force par les policiers
uniquement parce que de nombreux manifestants avaient été arrêtés
. Ainsi, la Convention
européenne pour la prévention de la torture s’applique à l’usage
de la force et aux brutalités policières uniquement dans les situations
associées à une privation de liberté.
43. Le CPT a élaboré un grand nombre de principes directeurs relatifs
au travail des forces de l’ordre, qui font référence aux pouvoirs
spécifiques exercés par la police lors d’arrestations, d’interrogatoires
et de placements en garde à vue. Ses normes couvrent également les
mesures spéciales de contention et l’utilisation d’armes non létales
par la police ou le personnel pénitentiaire dans les mêmes contextes.
44. Le champ d’application limité de la Convention européenne
pour la prévention de la torture ne permet pas au CPT d’examiner
les situations qui ne présentent aucun lien avec la privation de
liberté, comme l’usage de la force pour gérer des troubles à l’ordre
public à grande échelle. Cependant, les États parties à la Convention
européenne pour la prévention de la torture peuvent choisir d’appliquer
les normes du CPT au-delà de ce contexte restreint.
45. Par exemple, le CPT renvoie à ce que l’on appelle la «trinité
des droits» visant à prévenir les risques de mauvais traitements
des personnes détenues par la police. Il considère que la sensibilisation
de la police au respect de ces droits, «voire un changement de culture
au sein du système de justice pénale dans son ensemble», est un
facteur indispensable pour promouvoir une politique de tolérance
zéro contre la torture. À cet égard, le CPT souligne également qu’il
importe d’adopter une approche interinstitutionnelle pour encourager
cette politique. Des inspections indépendantes des locaux de police,
y compris un contrôle par les autorités judiciaires (juges et procureurs),
sont également nécessaires. Les mécanismes de plainte, les enquêtes
pénales effectives et les procédures disciplinaires offrent différents
recours contre les comportements répréhensibles de la police tout
en garantissant la responsabilité et en prévenant l’impunité
. Certaines
de ces normes pourraient être applicables au-delà du cadre limité
de la détention.
46. Un autre ensemble pertinent de normes du CPT concerne l’utilisation
d’outils spéciaux et d’armes non létales, telles que les armes à
impulsions électriques. D’après le CPT, l’utilisation de telles
armes devrait être soumise aux principes de nécessité, de subsidiarité,
de proportionnalité, d’avertissement préalable et de précaution.
Les fonctionnaires autorisés à utiliser ces armes devraient recevoir
une formation adéquate et les critères régissant leur utilisation
devraient s’inspirer directement de ceux qui s’appliquent aux armes
à feu
. Ces
normes pourraient également être étendues pour réglementer l’utilisation
des armes et des outils spéciaux dans le cadre des mesures de maîtrise
des foules.
3.1.3. L’Assemblée
parlementaire
47. L’Assemblée s’est penchée sur
la question des brutalités policières et des violations à grande
échelle des droits de l’homme par les forces de l’ordre. Toutefois,
elle n’a examiné jusqu’à présent que des incidents spécifiques,
sans analyser la situation d’un point de vue systémique.
48. En ce qui concerne les événements du «Premier mars» en Arménie,
l’Assemblée a déclaré qu’«une enquête indépendante, transparente
et crédible sur les événements […] et les circonstances qui les
ont déclenchés – y compris le présumé excessif recours à la force
de la part de la police […] – devrait être immédiatement menée»
.
49. Réagissant aux événements du «7 avril» survenus en République
de Moldova, l’Assemblée a «exhorté les autorités moldaves à […]
poursuivre la réforme de la police; à créer des moyens de recours
effectif contre l’usage excessif de la force et de la violence par
les agents de police; à mettre en place des formations pour les
agents de police, afin d’assurer que ces derniers agissent toujours
en respectant pleinement la loi et en conformité avec les normes
du Code européen d’éthique de la police»
. Par la suite, elle a de
nouveau invité les autorités moldaves à «prendre des mesures pour
mettre les pratiques policières en conformité avec l’article 3 de
la [Convention] et à créer un organe administratif indépendant habilité
à examiner les plaintes contre la police et les membres des forces
de l’ordre»
.
50. L’Assemblée a également réagi aux événements de l’Euromaïdan
en Ukraine. Elle a rappelé que «le recours excessif et disproportionné
à la force par la police et les autres allégations de violations
des droits de l’homme [devaient] faire l’objet d’investigations,
d’un traitement et de réparations à caractère complet et impartial,
et [que] les responsables [devaient] être traduits en justice».
Elle a salué la création d’un «groupe consultatif indépendant chargé
d’enquêter sur les incidents violents qui ont eu lieu lors des manifestations
de l’Euromaïdan»
.
51. Après l’explosion de violence policière qui a suivi les élections
présidentielles de 2020 au Bélarus, l’Assemblée a souligné que «la
lutte contre l’impunité des auteurs de graves violations des droits
humains [était] d’une importance capitale pour des raisons de principe
ainsi que pour dissuader les auteurs potentiels de nouvelles violations
des droits humains». Le fait que le Bélarus ne soit pas partie à
des traités contraignants de lutte contre la torture a été considéré
comme non pertinent, car la torture et les traitements inhumains
ou dégradants sont également incriminés en droit biélorusse. Par
ailleurs, l’Assemblée a appelé les États membres à «soutenir les
efforts en cours au niveau international pour demander des comptes
aux auteurs des violations graves des droits humains au Bélarus
[…], notamment en faisant usage de la compétence universelle prévue
dans leur législation pénale»
.
52. L’Assemblée a adopté des recommandations similaires pour d’autres
cas d’usage excessif de la force en Azerbaïdjan
et en Turquie
. Elle a observé que l’obligation
de mener des enquêtes effectives sur ce type d’incidents et de lutter
contre l’impunité relevaient des responsabilités principales des
États.
3.1.4. Le Comité des Ministres
54. L’instrument le plus pertinent
adopté par le Comité des Ministres est le Code européen d’éthique
de la police
. Ce document
énonce les principes directeurs du maintien de l’ordre dans une
société démocratique, applicables à pratiquement toutes les situations
et activités de police. C’est un outil précieux pour réglementer le
maintien de l’ordre. S’agissant du recours à la force, il précise
que «la police ne peut recourir à la force qu’en cas de nécessité
absolue et uniquement pour atteindre un objectif légitime» (paragraphe 37).
Les actions de la police doivent être guidées par le principe de
non-discrimination (paragraphe 40) et tenir compte des droits fondamentaux
de chacun, y compris la liberté de réunion (paragraphe 43). Malheureusement,
le Code n’est qu’une recommandation et il nécessite par ailleurs
une mise à jour pour tenir compte des réalités actuelles, car il
a été adopté il y a plus de vingt ans.
55. Les Lignes directrices du Comité des Ministres sur l’élimination
de l’impunité pour les violations graves des droits de l’homme sont
un autre instrument non contraignant
. Ces lignes directrices mentionnent
l’usage de la force par la police, mais uniquement dans le cadre
de la privation de liberté. «Les États doivent s’assurer que les
fonctionnaires procédant à des arrestations ou des interrogatoires
ou utilisant la force peuvent être identifiés lors des enquêtes
ou procédures pénales ou disciplinaires qui suivraient» (IV. 4,
sous personnes privées de leur liberté). Cependant, les lignes directrices
indiquent que leur champ d’application couvre toutes les «violations
graves des droits de l’homme», y compris l’interdiction générale
de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants.
Elles précisent en outre que «rien […] n’empêche les États [membres] d’établir
ou de maintenir des mesures plus sévères ou plus larges afin de
lutter contre l’impunité».
3.1.5. La Commission européenne contre le
racisme et l’intolérance (ECRI)
56. L’ECRI a adopté la Recommandation
de politique générale no 11 sur la lutte
contre le racisme et la discrimination raciale dans les activités
de la police. Cette recommandation porte sur le racisme et la discrimination
raciale dans la lutte contre toutes les infractions, y compris les
actes terroristes. Elle se concentre particulièrement sur le profilage
racial; la discrimination raciale et les comportements abusifs à motivation
raciale par la police; le rôle de la police dans la lutte contre
les infractions racistes et le suivi des incidents racistes; les
relations entre la police et les membres de groupes minoritaires,
etc.
3.1.6. La Commissaire aux droits de l’homme
du Conseil de l’Europe
57. La Commissaire a commenté à
plusieurs reprises les défaillances du maintien de l’ordre lors
de manifestations pacifiques. D’après ses commentaires, «de nombreux
cas d’usage disproportionné de la force contre des manifestants
pacifiques sont encore recensés partout en Europe, consistant notamment
à frapper des manifestants ou à utiliser des techniques d’encerclement
des foules qui peuvent menacer leur sécurité». La Commissaire a
ajouté que «dans un grand nombre de pays, la police utilise de plus
en plus des armes dites "moins létales" telles que les matraques,
les gaz lacrymogènes, les grenades de désencerclement, les armes à
impulsions électriques, les canons à eau et les balles en caoutchouc
afin de contrôler ou disperser les foules de manifestants». Elle
considère que «l’utilisation de telles armes ne contribue pas à
apaiser les tensions, ce qui devrait être un objectif essentiel
des opérations de maintien de l’ordre lors des manifestations»
.
3.2. Les normes pertinentes des Nations
Unies
58. Les principaux instruments
juridiques des Nations Unies sont le Pacte international relatif
aux droits civils et politiques (PIDCP) et la Convention contre
la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou
dégradants (UNCAT). Interdisant la torture, les peines ou traitements
cruels, inhumains ou dégradants et la discrimination, les articles 7
et 26 du PIDCP sont presque identiques aux dispositions correspondantes
de la Convention européenne des droits de l’homme. L’article 1 de
l’UNCAT offre la définition la plus largement admise et la plus
complète de la torture. L’article 16 (1) de l’UNCAT établit l’obligation
de prévenir d’autres actes constitutifs de peines ou traitements
cruels, inhumains ou dégradants qui ne sont pas des actes de torture.
Les deux traités interdisent donc le recours excessif à la force
de manière absolue, mais aucun n’a été interprété comme interdisant
l’usage légitime et proportionné de la force. Les organes conventionnels
des Nations Unies expliquent ce principe dans leurs recommandations
générales et leurs décisions relatives aux plaintes individuelles.
Toutefois, aucune de ces recommandations ou décisions n’est contraignante.
3.2.1. L’Assemblée générale des Nations Unies
et les autres organes directeurs des Nations Unies
59. Le Code de conduite de l’Assemblée
générale des Nations Unies pour les responsables de l’application des
lois
est l’instrument juridique
le plus important régissant le recours à la force. Il jette les
bases des principes de légalité, de nécessité et de proportionnalité
applicables dans ce domaine. L’article 3 dispose que «les responsables
de l’application des lois peuvent recourir à la force seulement
lorsque cela est strictement nécessaire et dans la mesure exigée
par l’accomplissement de leurs fonctions». Le commentaire de cet
article précise que même si le droit national autorise le recours
à la force, celui-ci doit toujours être proportionné à «l’objectif
légitime poursuivi». Plus important encore, le Code régit l’utilisation
de la force dans tous les contextes, qu’il y ait ou non privation
de liberté.
60. Les Principes de base sur le recours à la force et l’utilisation
des armes à feu par les responsables de l’application des lois (les
Principes de base)
constituent un autre instrument
pertinent non contraignant, qui a été adopté par le Congrès des
Nations Unies sur la criminalité. Ce document représente un outil
inestimable d’orientation et d’évaluation du travail de la police
et est largement admis comme un énoncé de droit faisant autorité.
Les Principes de base sont fréquemment utilisés comme référence
par les cours internationales, notamment par la Cour européenne
des droits de l’homme, et d’autres institutions internationales
et organisations de défense des droits de l’homme. Ses dispositions
s’appliquent à l’ensemble du personnel répressif et à toutes les
situations de maintien de l’ordre.
3.2.2. Les organes conventionnels sur les
droits de l’homme des Nations Unies
61. Le Comité des droits de l’homme
(le Comité) réaffirme que «l’article 7 [du PIDCP] ne souffre aucune limitation»
et qu’«aucune raison ne saurait être invoquée en tant que justification
ou circonstance atténuante pour excuser une violation de [cet] article».
Il souligne que l’application de l’article 7 est large car le PIDCP
«ne donne pas de définition des termes employés à [cet] article».
En conséquence, le Comité n’a pas établi de «liste des actes interdits
ni [fixé] des distinctions très nettes entre les différentes formes
de peines ou traitements interdits; ces distinctions dépendent de
la nature, du but et de la gravité du traitement infligé». Cette déclaration
autorise une application élargie de l’article 7 du PIDCP à l’usage
de la force par les forces de l’ordre dans toutes les situations
pertinentes pour le maintien de l’ordre
.
62. Le Comité contre la torture (le CAT) considère également que
la notion d’usage de la force s’applique aux activités de police,
qu’il y ait ou non privation de liberté. Bien qu’il ne donne pas
de définition de l’usage excessif de la force, le CAT souligne que
l’obligation de prévenir la torture a une portée très large. En conséquence,
l’usage de la force doit être réglementé de manière adéquate, mais
son usage excessif doit être absolument interdit, que la personne
soit ou non privée de liberté
.
63. Par exemple, le CAT étend régulièrement l’interdiction absolue
de la torture pour y inclure l’usage excessif de la force pendant
les manifestations
.
Le CAT a examiné l’utilisation abusive de certains types d’armes
dans les activités de maintien de l’ordre, notamment les armes à
feu, et a recommandé aux États de veiller au respect des principes
de nécessité, de subsidiarité, de proportionnalité, d’avertissement
préalable et de précaution
.
Il s’est dit préoccupé par la sur-militarisation de la police, des
services de sécurité publique et des prisons, ainsi que par la prolifération
de nouvelles agences de sécurité
.
Par conséquent, le CAT a étendu ses recommandations sur la réglementation
de l’usage de la force au-delà du cadre de la privation de liberté par
la police.
64. D’autres organes conventionnels des Nations Unies évoquent
la question de la discrimination dans le cadre du recours à la force.
Par exemple, le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale
(le CERD) souligne la nécessité de former les agents des forces
de l’ordre
. Il propose de
mettre à jour les politiques répressives pour prévenir et combattre
la discrimination dans le contexte des réalités actuelles. L’utilisation accrue
par les services répressifs des métadonnées, de l’intelligence artificielle,
de la reconnaissance faciale et d’autres nouvelles technologies
risque d’aggraver le racisme, la discrimination raciale et la xénophobie.
Les systèmes de profilage algorithmique doivent être pleinement
conformes au droit international des droits de l’homme. Le CERD
souligne l’importance de la transparence dans la conception et l’application
des systèmes de profilage algorithmique lorsqu’ils sont déployés
à des fins répressives
. Ces
mesures sont pertinentes pour le maintien de l’ordre lors de rassemblements
de masse et la planification des mesures de maîtrise des foules.
4. La mise en œuvre des normes internationales
65. Mon rapport évoque des situations
spécifiques de recours excessif à la force, notamment lors de la répression
de manifestations pacifiques, de la gestion de foules de migrants
et de contre-manifestants, du rétablissement de l’ordre après un
conflit ou dans les situations d’urgence. Il semblerait que dans
nombre de ces situations, les normes internationales pertinentes
soient systématiquement ignorées.
66. Au cours de leur audition devant notre commission, les experts
ont confirmé que l’usage excessif de la force était devenu un problème
systémique. Ils ont constaté que de nombreux États avaient investi massivement
dans la militarisation des forces de l’ordre, ce qui augmente la
probabilité d’affrontements violents entre la police et le public.
En outre, les services répressifs n’ont pas tous mis en place des
outils appropriés de collecte et d’analyse des données, et les bases
de données qui existent ne sont pas accessibles au public. Les policiers
ne portent pas toujours d’uniformes, de caméras corporelles ou de
signes distinctifs permettant au public de les identifier et de
conserver une trace de leurs actes. Il existe une politique généralisée
qui consiste à interdire de filmer les opérations de police et à
empêcher la diffusion des enregistrements privés sur les réseaux
sociaux. Le simple fait de s’en remettre au respect volontaire des normes
relatives aux droits de l’homme ne saurait suffire. Comme l’ont
déclaré les experts, la police n’a pas suffisamment de comptes à
rendre et, au bout du compte, le problème s’amplifie en Europe.
67. Cette déclaration m’inquiète. Les États membres du Conseil
de l’Europe disposent du système de protection des droits de l’homme
le plus avancé. Pourtant, malgré la Convention européenne des droits
de l’homme, la Convention européenne pour la prévention de la torture
et d’autres traités importants du Conseil de l’Europe, les agents
des forces de l’ordre de certains États membres continuent d’enfreindre
les normes contraignantes et de faire systématiquement un usage
excessif de la force. Comment expliquer ce constat?
68. Certains experts avancent que les agents des forces de l’ordre
sont insuffisamment formés et comprennent mal les instruments juridiques
internationaux. Les traités relatifs aux droits de l’homme seraient considérés
comme trop généraux et peu clairs pour un policier ordinaire. Il
serait difficile pour un agent des forces de l’ordre non formé d’apprécier
la proportionnalité d’une réaction et de prendre des décisions rapides sur
le terrain alors que la violence fait rage. Il serait encore plus
difficile d’évaluer le degré de nécessité de la force dans des situations
qui mettent en danger la vie d’autrui.
69. Outre le manque de formation ou de professionnalisme, de nombreux
autres facteurs contribuent au non-respect des instruments juridiques
internationaux. Par exemple, j’ai constaté l’existence parmi les
forces de l’ordre d’une culture de la tolérance du recours excessif
à la force. Bien souvent, l’usage excessif de la force est considéré
comme justifié par des ordres directs ou implicites de la hiérarchie
policière ou du gouvernement. Dans certains cas, le recours à la
force relève davantage d’une décision politique que d’un choix fondé
sur la situation sur le terrain.
70. Le recours excessif à la force est exercé en toute impunité.
Il n’est pas mené d’enquête effective et les personnes responsables
ne sont pas identifiées, encore moins condamnées. Les autorités
ne cherchent pas à connaître les causes des comportements abusifs
des agents de police ni à prendre d’éventuelles mesures pour les
prévenir. Au contraire, au lieu de tourner leur attention vers la
formation et la prévention du recours excessif à la force, les autorités
investissent lourdement dans le renforcement des capacités de la
police à utiliser des méthodes coercitives. En conséquence, il s’est
développé un sentiment général d’impunité, propice à la répétition
de comportements illégaux de la part des forces de l’ordre et à
un usage excessif de la force.
71. Presque toutes les normes internationales pertinentes sont
considérées comme non obligatoires. Les dispositions des traités
contraignants ont été rédigées en termes généraux et nécessitent
souvent une interprétation plus poussée. Les instruments juridiques
qui expliquent et interprètent les traités sont, soit non contraignants,
soit contraignants uniquement
inter partes.
Par exemple, la Convention européenne pour la prévention de la torture
est un instrument contraignant, mais les recommandations du CPT
ne le sont pas
. Les
arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme sont contraignants,
mais seulement pour le ou les États défendeurs, et l’autorité de
la chose interprétée (
res interpretata)
n’est pas encore pleinement reconnue
. Dans le système des
droits de l’homme des Nations Unies, les États ne reconnaissent généralement
pas les effets contraignants des décisions et recommandations des
organes conventionnels comme le CAT ou le Comité des droits de l’homme
.
72. Enfin, les différentes normes internationales ne sont pas
codifiées et, par conséquent, difficiles à respecter dans la pratique.
Elles émanent de diverses sources juridiques, recommandations et
décisions de juridictions internationales, qui peuvent être difficiles
à lire. Les policiers sur le terrain ont besoin de règles de conduite
claires et concises. Leur formation doit s’appuyer sur un résumé
compréhensible du droit national applicable, lequel doit être conforme
aux normes internationales pertinentes.
5. Quelles sont les solutions possibles?
73. Le droit national est essentiel
pour délimiter les principes de l’utilisation de la force de manière
légale et proportionnée, à condition qu’il soit compatible avec
les normes internationales et correctement appliqué. Je pense que
le problème réside dans la mise en œuvre insuffisante de ces normes
dans la pratique.
74. Dans les paragraphes suivants, je présente quelques propositions
concrètes pour surmonter ce problème de mise en œuvre: la conduite
de réformes aux niveaux institutionnel et réglementaire, y compris
au sein du Conseil de l’Europe, et la nécessité de collecter, partager
et s’inspirer des bonnes pratiques des autres États. Certaines solutions
spécifiques et innovantes recommandées par nos experts pourraient
également être envisagées.
5.1. Réformes institutionnelles
75. Chaque pays a ses propres systèmes
constitutionnels et administratifs, et le positionnement des forces de
l’ordre au sein de ces systèmes reste entièrement à la discrétion
des États. Néanmoins, les instruments juridiques internationaux
exigent qu’une enquête effective soit menée pour chaque cas de recours
excessif à la force et que, le cas échéant, des sanctions soient
prises. En outre, les obligations positives qui découlent de la
Convention européenne des droits de l’homme et d’autres instruments
juridiques internationaux pertinents exigent que les États membres
préviennent de tels événements, notamment en éliminant toute influence
politique sur les décisions opérationnelles de la police.
76. Je propose donc plusieurs réformes pour garantir l’indépendance
institutionnelle et fonctionnelle de la police et des autres services
répressifs, tout en maintenant leur obligation de rendre des comptes
devant le parlement. La police doit établir son propre système de
contrôle et sa propre chaîne de commandement, à l’abri de toute
pression politique qui pourrait l’inciter à recourir inutilement
à la force. Des mécanismes indépendants doivent être mis en place
au sein ou en dehors des institutions de police, pour diligenter
des enquêtes rapides, efficaces et approfondies sur les causes de
l’usage excessif de la force, afin que les personnes impliquées
aient à rendre compte de leurs actes. Les États doivent intensifier
leurs efforts pour lutter contre l’impunité en améliorant l’efficacité
de leur système judiciaire et de leurs services de poursuites, notamment
en prévoyant des sanctions pénales et disciplinaires adéquates et
dissuasives pour les infractions liées aux brutalités policières
et à l’usage excessif de la force. Pour mettre fin à la culture
de l’impunité qui prévaut dans certaines forces de police, il convient
de mettre en place des protections solides pour les lanceurs d’alerte,
conformément aux résolutions antérieures de l’Assemblée
.
Enfin, les États doivent prévoir des recours en indemnisation pour
les victimes du recours excessif à la force.
5.2. Réformes réglementaires
77. À mon avis, deux types de réformes
réglementaires sont nécessaires. Premièrement, les instruments juridiques
actuels, nationaux ou internationaux, doivent être renforcés et
mis en œuvre plus efficacement. Cela pourrait passer par le processus
parfois appelé «durcissement de la législation non contraignante»
,
qui comprend la mise à jour de certains instruments juridiques internationaux
et la révision de la législation nationale. Deuxièmement, des réformes
réglementaires peuvent être réalisées en réaffirmant les normes internationales
pertinentes et en créant de nouveaux instruments juridiques spécifiques
qui délimitent les principes clés.
78. En ce qui concerne le recours à la force par les forces de
l’ordre, comme je l’ai déjà indiqué, tous les États membres ne considèrent
pas les instruments pertinents du Conseil de l’Europe comme étant contraignants.
Selon le principe
pacta sunt servanda , la Convention
européenne des droits de l’homme et la Convention européenne pour
la prévention de la torture sont les seules sources de droit incontestablement contraignantes.
Les autres sources de droit du Conseil de l’Europe, telles que les
recommandations, les lignes directrices et les résolutions de l’Assemblée
et du Comité des Ministres, ont des effets divers sur l’ordre juridique
interne. Pour autant, la reconnaissance de leurs effets est laissée
à la discrétion des États membres
.
79. Rien n’empêche les États de mettre en œuvre ces instruments
juridiques internationaux non contraignants au niveau national.
Les États membres peuvent utiliser les résolutions de l’Assemblée
et les recommandations du Comité des Ministres comme modèles pour
leur législation nationale.
80. D’autre part, le Comité des Ministres pourrait revoir et mettre
à jour ses instruments juridiques non contraignants existants et
préciser leur application aux situations où la police fait usage
de la force en l’absence de privation de liberté. Je pense au Code
européen d’éthique de la police et aux Lignes directrices du Comité des
Ministres sur l’élimination de l’impunité pour les violations graves
des droits de l’homme. Je pense par ailleurs qu’une recommandation
spéciale du Comité des Ministres sur l’usage de la force dans les
activités de police est nécessaire. La Cour, l’Assemblée, la Commissaire,
le CPT et l’ECRI ont tous contribué à établir les principes applicables
à l’usage de la force par la police, de même que les organes pertinents
des Nations Unies. Il serait en fait très utile de disposer d’une
compilation de toutes les normes pertinentes – compilation qui pourrait
être élaborée sous l’égide du Comité des Ministres. La prochaine
étape logique après l’adoption d’une recommandation spécifique et
actualisée serait d’envisager une nouvelle Convention du Conseil
de l’Europe sur la prévention des excès de violence policière, qui
codifierait les normes les plus strictes et les bonnes pratiques
dans ce domaine, ainsi que la mise en place d’un solide mécanisme
de suivi
.
5.3. Les bonnes pratiques dans les activités
de police
81. Une compilation des bonnes
pratiques en matière de police est une autre solution pour prévenir
le recours excessif à la force. Ces pratiques illustrent la manière
dont les forces de l’ordre peuvent respecter les instruments juridiques
et constituent une source d’inspiration pour les réglementations
nationales. Toutefois, en raison de la diversité des systèmes juridiques,
ce qui est considéré comme une bonne pratique dans un État peut
ne pas être applicable dans un autre État. Par conséquent, les bonnes
pratiques doivent être recensées et analysées par des experts sous
l’égide du Comité des Ministres. L’objectif est de rédiger des lignes
directrices pour la mise en œuvre de la future recommandation du
Comité des Ministres sur le recours à la force dans les activités
de police.
82. Les 20 et 21 octobre 2020, le Conseil de l’Europe et l’IPCAT
ont organisé une conférence intitulée «Le rôle de la police dans
une société démocratique: Code européen d’éthique de la police,
bientôt 20 ans». Cette conférence avait pour objectifs de renforcer
la connaissance et de stimuler la coopération entre États membres.
Elle a pris acte des défis qui se posent à la police face à l’évolution
de nos sociétés et au progrès technologique. La conférence a permis
d’échanger des points de vue sur les sujets clés qui contribuent
à améliorer l’action des services de police, tels que les qualifications,
le recrutement et la fidélisation des personnels de police, l’obligation
de rendre des comptes, le contrôle externe et interne, ainsi que
la recherche et la coopération inter-institutionnelle et internationale
avec d’autres États, le Conseil de l’Europe ou des organisations
de défense des droits de l’homme. Des bonnes pratiques ont été présentées
pour chacun de ces sujets. À la fin de la conférence, le Conseil
de l’Europe a proposé de créer son propre réseau permanent de haut
niveau des forces de police de tous les États membres
.
83. Aux États-Unis, les différents services de police déploient
des efforts continus pour définir et réglementer l’usage de la force.
Onze grandes organisations syndicales et de police se sont réunies
pour élaborer des directives à l’intention des agents des forces
de l’ordre sur les techniques d’apaisement des tensions, le recours
à la force moins létale et à la force létale. Leur document de réflexion
sur un consensus national autour du recours à la force exprime la
compréhension commune de ces organisations sur ce qui convient le
mieux aux agents des services répressifs. Il sert de modèle aux
forces de l’ordre pour comparer et améliorer leurs politiques existantes.
L’Institut national de la justice du Département de la Justice des
États-Unis est particulièrement attentif à ce document
.
84. Le Royaume-Uni continue de faire face à de nombreuses tensions
dans la gestion des émeutes et des manifestations de masse. Certaines
d’entre elles résultent d’allégations selon lesquelles la police
fait régulièrement un usage excessif de la force, qui a parfois
des conséquences mortelles. Ce contexte a poussé les autorités à
réaliser des études et à élaborer des politiques pour identifier
les causes de ces comportements abusifs des agents de police. Le
ministère de l’Intérieur britannique, par exemple, publie des statistiques
et des bilans des incidents liés à l’usage de la force et revoit
régulièrement les mécanismes de signalement
.
85. Le projet GODIAC, financé par l’Union européenne et coordonné
par le Conseil national de la police suédoise, a recensé les bonnes
pratiques de maintien de l’ordre dans les manifestations politiques.
Le projet a tiré des enseignements de dix études de terrain et proposé
des recommandations en matière de connaissances, d’éducation, de
communication, de dialogue, de médiation, de différenciation, de
stratégie et de tactique, de commandement, de contrôle, de planification
et d’organisation du maintien de l’ordre, etc. Sa méthode d’évaluation
des actions de la police est un outil précieux pour apprécier la
proportionnalité et la nécessité de la force déployée dans une situation
donnée
.
86. Comme l’ont suggéré les experts, les États doivent améliorer
la protection des lanceurs d’alerte au sein des services répressifs,
qui fonctionnent souvent en vase clos avec de forts réflexes d’autoprotection. L’importance
des lanceurs d’alerte dans toute institution démocratique a été
soulignée par la
Résolution
2300 (2019) et la
Recommandation
2162 (2019) «Améliorer la protection des lanceurs d’alerte partout
en Europe» de l’Assemblée.
87. Parmi les autres préconisations de nos experts, citons la
création de sections analytiques au sein des forces de police, l’amélioration
de la transparence des services répressifs et de la publicité du
processus de décision sur le recours à la force, l’amélioration
de la formation professionnelle des agents de police et le renforcement
du contrôle parlementaire sur les services répressifs. Toutes ces
propositions, et d’autres, pourraient être examinées au moment de
la rédaction de la future recommandation du Comité des Ministres sur
le recours à la force dans les activités de police.
6. Conclusions
88. Le mouvement Black Lives Matter a prouvé que
l’usage excessif de la force par la police n’était pas le fait d’un
simple incident isolé, mais relevait plutôt d’un schéma systémique.
Des brutalités policières similaires ont eu lieu en Europe et ont
déclenché des émeutes, des protestations et un climat de violence
généralisée. Le constat est d’autant plus préoccupant que, dans
certaines situations, la police a provoqué des troubles massifs
à l’ordre public sous la pression du gouvernement pour disperser
des manifestations pacifiques. Cette situation n’est plus tolérable
et appelle une réponse urgente.
89. De nombreux facteurs contribuent à instaurer un usage systémique
d’une force excessive. Les sociétés ont évolué et sont devenues
plus complexes et imprévisibles. Les États ont investi lourdement
dans la militarisation des forces de police et ont ainsi renforcé
leurs capacités de coercition. Les policiers n’ont pas été correctement
formés pour gérer des événements de grande ampleur et protéger les
droits de l’homme face aux réalités actuelles. Même si les instruments
juridiques internationaux interdisent le recours excessif à la force,
la police les considère parfois comme non contraignants. Lorsqu’il
est conforme aux normes internationales, le droit national doit
être systématiquement appliqué afin de garantir que le principe
du recours proportionné à la force et l’interdiction absolue de
la torture et des traitements inhumains ou dégradants soient respectés
dans la pratique.
90. Par conséquent, je préconise deux solutions pour combattre
et prévenir le recours excessif à la force par les agents des forces
de l’ordre. Le Comité des Ministres devrait adopter une nouvelle
recommandation portant spécifiquement sur l’usage de la force dans
les activités de police et revoir ses recommandations antérieures
sur l’éthique de la police et la lutte contre l’impunité, conformément
à l’ensemble actuel des normes internationales dans ce domaine.
Le Comité des Ministres devrait également appuyer un processus de
collecte des bonnes pratiques de maintien de l’ordre et l’adoption
de lignes directrices pour la mise en œuvre de cette recommandation.
La prochaine étape logique pourrait être de lancer le processus
de rédaction d’une nouvelle Convention du Conseil de l’Europe sur
la prévention des excès de violence policière, qui codifie les normes
les plus strictes et les bonnes pratiques dans ce domaine, et de
mettre en place un solide mécanisme de suivi.
91. Les États membres devraient utiliser les instruments juridiques
internationaux pertinents pour le maintien de l’ordre et le recours
à la force, y compris les recommandations et les lignes directrices
actuelles et futures du Comité des Ministres, comme modèles pour
améliorer leur législation et leurs pratiques nationales.