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Rapport | Doc. 15592 | 07 juillet 2022

Pays tiers sûrs pour les demandeurs d’asile

Commission des migrations, des réfugiés et des personnes déplacées

Rapporteure : Mme Stephanie KRISPER, Autriche, ADLE

Origine - Renvoi en commission: Doc. 15111, renvoi 4519 du 26 juin 2020. 2022 - Quatrième partie de session

Résumé

Les États membres du Conseil de l’Europe ont utilisé une certaine stratégie, le concept de «pays tiers sûr», pour diminuer leur responsabilité à l’égard des demandeurs d’asile. En appliquant ce concept, les États délèguent la responsabilité du traitement des demandes d’asile à un autre État considéré comme sûr. Dès lors, ils peuvent transférer les demandeurs d’asile vers ce pays tiers; dans les cas où une protection est accordée, les droits découlant du statut de réfugié ou de la protection subsidiaire doivent également être respectés par l’État tiers.

La Convention des Nations Unies de 1951 relative au statut des réfugiés consacre le droit de demander l’asile. S’il ne prévoit pas l’obligation de demander l’asile dans le premier pays d’arrivée, le concept de pays tiers sûr implique que le demandeur d’asile fasse cette démarche.

Cependant, la pratique des États reste hétérogène et des présomptions de sûreté divergentes peuvent être observées parmi eux. Le risque est imminent qu’une présomption erronée entraîne une mise en cause du droit de demander l’asile. Ce risque ne doit pas être pris à la légère. En effet, toute violation de ce droit peut, dans chaque cas particulier, déboucher sur une violation du jus cogens et d’un droit indérogeable: le droit de ne pas être refoulé conformément à l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme.

On note à cet égard que, sur la base d’un certain nombre de plaintes recevables, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme a évolué depuis l’adoption de la dernière recommandation sur l’application du concept de pays tiers sûr en 1997 et a précisé les obligations que les États parties à la Convention européenne des droits de l’homme doivent respecter lorsqu’ils appliquent ce concept. Chaque affaire identifiant une violation met en évidence le besoin de clarté et l’importance d’un instrument actualisé en ce qui concerne la notion de pays tiers sûr. Afin d’aider les États membres à s’acquitter de leurs obligations, le présent rapport expose la base juridique actuelle et la compare à la pratique avant d’identifier les mesures qui doivent être adoptées pour trouver une cohérence avec les obligations que les États membres doivent respecter en matière de droits humains.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Projet
de résolution adopté à l’unanimité par la commission le 21 juin
2022.

(open)
1. Rappelant le droit de demander l’asile et d’en bénéficier en vertu de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés (Convention de 1951 sur les réfugiés) et, pour les États membres de l’Union européenne, en vertu de l’article 18 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’Assemblée parlementaire note avec inquiétude une tendance à renvoyer les demandeurs d’asile vers des pays tiers sans que la sûreté de ces derniers soit clairement établie.
2. L’Assemblée souligne que l’article 31, paragraphe 1, de la Convention de 1951 sur les réfugiés, énonce seulement que des sanctions ne seront pas imposées en raison de l’entrée ou de la présence illégale de réfugiés ou de demandeurs d’asile venant directement d’un territoire où leur vie ou leur liberté était menacée. Les demandeurs d’asile ne sont donc pas tenus de demander une protection dans le premier pays d’arrivée sûr et ne peuvent pas être pénalisés s’ils ne le font pas.
3. Se référant à la Conclusion no 58 (XL) du Comité exécutif du Programme du Haut-Commissaire des Nations Unies, l’Assemblée reconnaît qu’il est important de clarifier la situation juridique et la protection des réfugiés et des demandeurs d’asile qui quittent de façon irrégulière un pays où la protection leur a déjà été accordée afin de faire une demande d’asile ou de résidence permanente dans un autre pays.
4. L’Assemblée considère qu’il est important pour les demandeurs d’asile et les États membres de préciser en temps utile quel État est responsable du traitement d’une demande d’asile. Elle est consciente que le principe du pays tiers sûr prévu à l’article 33 de la directive refondue sur les procédures d’asile de l’Union européenne, selon lequel un État membre peut déclarer irrecevable une demande de protection internationale si un pays qui n’est pas un État membre est considéré comme un pays tiers sûr pour le demandeur, ne s’applique pas aux États non membres de l’Union européenne. Cette situation peut entraîner une incertitude juridique au détriment des demandeurs d’asile.
5. L’Assemblée rappelle la Recommandation no R (97) 22 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe aux États qui énonce des lignes directrices sur l’application de la notion de pays tiers sûr et énumère les critères permettant d’évaluer si un pays peut être considéré comme sûr, notamment «le respect par le pays tiers des normes internationales des droits de l’homme relatives à l’asile, telles qu’elles sont fixées par les instruments universels et régionaux», et le fait que «le pays tiers assurera une protection effective contre le refoulement et la possibilité de demander l’asile et d’en bénéficier». Depuis l’adoption de la recommandation, de nombreuses évolutions juridiques ont eu lieu.
6. Accueillant favorablement la jurisprudence pertinente de la Cour de justice de l’Union européenne (nos C-564/18, C-924/19 et C-925/19), l’Assemblée réaffirme que le retour d’un demandeur d’asile dans un pays tiers sûr nécessite un lien avec ce pays qui va au-delà du simple transit de la personne concernée.
7. Se félicitant de la jurisprudence pertinente de la Cour européenne des droits de l’homme dans les affaires Ilias et Ahmed c. Hongrie (no 47287/15), M.K. et autres c. Pologne (nos 40503/17, 42902/17 et 43643/17) et M.S.S. c. Belgique et Grèce (no 30696/09), l’Assemblée souligne que les autorités compétentes des États membres doivent évaluer, avant de renvoyer ou d’expulser un demandeur d’asile vers un pays tiers, si cette personne peut accéder à une procédure d’asile dans le pays concerné sans être exposée à un risque de traitement inhumain et dégradant ou de torture en violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5).
8. Se félicitant des travaux de l’Agence européenne pour l’asile pour élaborer une approche coordonnée au sein de l’Union européenne permettant d’évaluer la sûreté des pays tiers, l’Assemblée estime que des efforts coordonnés devraient également être entrepris au niveau du Conseil de l’Europe. Par conséquent, en s’appuyant sur ces travaux et en tenant compte de la jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l’homme, l’Assemblée encourage l’élaboration de critères nouveaux et actualisés au niveau du Conseil de l’Europe pour évaluer la sûreté des pays tiers.
9. L’Assemblée souligne également qu’aucune présomption absolue de sûreté ne peut être établie, car la situation dans un pays sûr peut se dégrader au point de le rendre dangereux. A cet égard, la Cour européenne des droits de l’homme a précisé dans l’affaire M.S.S. c. Belgique et Grèce ([GC], no 30696/09) que les requérants doivent pouvoir contester la présomption de sûreté d’un pays au regard de leur situation particulière et sans avoir à supporter toute la charge de la preuve. Dans l’arrêt de chambre Ilias et Ahmed c. Hongrie (no 47287/15), la Cour a indiqué que la charge de la preuve ne doit pas, au regard de l’article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme, être inversée au détriment des requérants. Par conséquent, se référant aux considérations de la Cour européenne des droits de l’homme, l’Assemblée encourage l’élaboration de procédures au niveau du Conseil de l’Europe afin que le demandeur d’asile ait une possibilité équitable de réfuter la présomption de sûreté.
10. L’Assemblée reconnaît que le suivi des décisions relatives aux pays tiers sûrs est essentiel pour améliorer la pratique des États membres et renforcer les droits des demandeurs d’asile et des réfugiés. Elle encourage, par conséquent, les États membres à mettre en place des mécanismes de contrôle objectifs et indépendants pour surveiller la législation et la pratique nationales à cet égard.
11. Rappelant la Résolution 2409 (2021) «Relocalisation volontaire des migrants ayant besoin d’une protection humanitaire et réinstallation volontaire des réfugiés», l’Assemblée se félicite du débat actuel sur la relocalisation et la réinstallation des demandeurs d’asile entre les États membres de l’Union européenne et au-delà, tout en encourageant les États membres à déployer de nouveaux efforts à cet égard. Un tel engagement donnerait la priorité à la solidarité sur le recours au concept de pays tiers sûr.
12. L’Assemblée invite la Représentante spéciale de la Secrétaire Générale du Conseil de l’Europe pour les migrations et les réfugiés à contribuer au renforcement de la coordination et de la coopération entre les États membres dans l’application du concept de pays tiers sûr dans le contexte de l’asile.

B. Projet de recommandation 
			(2) 
			Projet de recommandation
adopté à l’unanimité par la commission le 21 juin 2022.

(open)
1. L’Assemblée parlementaire se réfère à sa Résolution... (2022) «Pays tiers sûrs pour les demandeurs d’asile» et souligne la nécessité d’une plus grande coordination entre les États membres afin de protéger efficacement les droits humains des demandeurs d’asile et le droit d’asile en Europe.
2. Se félicitant de la Recommandation no R (97) 22 du Comité des Ministres aux États membres énonçant des lignes directrices sur l’application de la notion de pays tiers sûr, l’Assemblée recommande que le Comité des Ministres:
2.1. réexamine la présente recommandation à la lumière de la jurisprudence pertinente de la Cour européenne des droits de l’homme, élabore de nouvelles normes pour permettre aux États membres d’améliorer leur évaluation de la sûreté des pays tiers et les mette régulièrement à jour en fonction des évolutions juridiques à venir et de la jurisprudence future;
2.2. envisage d’établir des normes relatives au transfert, au retour et à la réadmission des demandeurs d’asile et des réfugiés, en tenant dûment compte de la protection effective des droits humains que leur confère la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5) et de leur droit de chercher asile et d’en bénéficier;
2.3. recherche la coopération du Conseil de l’Europe et de ses États membres avec l’Agence de l’Union européenne pour l’asile, afin d’éviter toute divergence dans l’application du concept de pays tiers sûr en Europe qui pourrait porter préjudice aux droits humains et au droit de chercher asile et d’en bénéficier;
2.4. invite les États membres à l’informer au sujet de leur pratique concernant le concept de pays tiers sûr ainsi que de leur pratique relative aux moyens procéduraux disponibles pour réfuter la présomption de sûreté d’un pays.

C. Exposé des motifs par Mme Stephanie Krisper, rapporteure

(open)

1. Introduction

1. En Europe, le concept de pays tiers sûr fait régulièrement l’objet de discussions publiques lorsque des demandeurs d’asile arrivent en grand nombre aux frontières extérieures de l’Union européenne et tentent de demander l’asile à ces frontières ou à un stade ultérieur, peut-être même dans un autre pays de l’Union européenne. C’est à chaque fois que nous débattons de la situation sur les îles grecques, à La Palma ou en Italie, mais aussi sur la frontière terre/mer gréco-turque, que nous débattons juridiquement sur le terrain du concept de pays tiers sûr.
2. Le règlement de l’Union européenne Dublin III prévoit que le premier pays d’enregistrement dans l’Union européenne est tenu de traiter les demandes d’asile, pour une application légale du concept de pays tiers sûr au sein de l’Union européenne. En outre, l’Union européenne et ses États membres ont signé des accords de réadmission avec des pays comme la Türkiye via la «Déclaration UE-Turquie» de 2016. D’autres accords sont actuellement en discussion en raison de la situation à la frontière entre la Pologne et le Bélarus et de l’arrivée croissante de réfugiés et de migrants, notamment à Chypre, en Italie et en Espagne. Les discussions qui en découlent se concentrent toujours sur des questions sensibles: dans le cadre de tels accords, les droits fondamentaux des demandeurs d’asile et des réfugiés sont-ils respectés? Ces concepts conduisent-ils à un système d’asile durable dans les États membres? Ou accélèrent-ils la détérioration des droits des réfugiés?
3. En raison des débats qui se sont intensifiés ces dernières années, j’ai signé avec des collègues la proposition de résolution sur les pays tiers sûrs pour les demandeurs d’asile (Doc. 15111) avec l’intention de clarifier la question avec, au centre des préoccupations, les droits humains des demandeurs d’asile et des réfugiés. Par conséquent, le présent rapport présentera la base juridique pertinente et la compatibilité de la pratique des États membres avec ces exigences. Un débat éclairé pourra alors avoir lieu sur les risques et les mesures nécessaires à prendre pour garantir le respect et la protection des droits humains des réfugiés dans la région couverte par la Convention européenne des droits de l’homme (STE n° 5).
4. Je tiens à remercier tout particulièrement, pour leurs contributions majeures lors des auditions de la commission des migrations, des réfugiés et des personnes déplacées, M. Adel-Naim Reyhani de l’Institut Ludwig Boltzmann des droits de l’homme à Vienne, Mme Tineke Strik, membre du Parlement européen et ex‑membre de notre commission, Mme Sophie Weidenhiller, porte-parole de l’ONG allemande Sea-Eye, M. Henrik Nielsen, chef de l’unité Asile à la Direction générale Migration et Affaires intérieures de la Commission européenne à Bruxelles, et M. Christophe Hessels, chef de l’unité de recherche sur les pays tiers au Bureau européen d’appui en matière d’asile de l’Union européenne à La Valette, Malte. Je remercie également les autorités croates ainsi que de la Bosnie-Herzégovine, d’avoir organisé une visite d’information pour M. Pierre-Alain Fridez, rapporteur sur les refoulements sur terre et sur mer à leur frontière commune, et moi-même, les 21 et 22 février 2022.
5. Depuis le 24 février 2022, nous assistons au plus grand déplacement de personnes fuyant un pays sur le sol européen depuis la seconde guerre mondiale en raison de l’agression russe contre l’Ukraine. À ce jour (27 mai 2022), l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés a enregistré plus de 6 millions de personnes qui ont fui l’Ukraine, cherchant protection et sécurité principalement dans les pays voisins. Les ressortissants ukrainiens et les personnes reconnues comme réfugiés en Ukraine ont droit à une protection temporaire découlant de la directive 2001/55/CE sur la protection temporaire dans les États membres de l’Union européenne. Les ressortissants de pays tiers fuyant l’Ukraine et qui ne relèvent pas du champ d’application de cette directive peuvent toutefois demander l’asile. On estime que 200 000 d’entre eux ont déjà fui l’Ukraine. Dans ce contexte, les demandes d’asile pourraient augmenter et le concept de pays tiers sûr pourrait gagner en importance, tant dans le débat public que dans la pratique.

2. Le concept de pays tiers sûr: normes juridiques

6. Étant donné que la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés ne contient pas de référence explicite à la répartition des responsabilités en matière de demandes d’asile, l’approche de la «protection ailleurs» a été élaborée par les États du monde entier. Le concept de pays tiers sûr est un élément de cette approche. Ce concept est né du principe de «premier pays d’asile», qui a ensuite été étendu à la notion de «pays tiers sûr» 
			(3) 
			À première vue, un
pays tiers sûr doit être facilement distingué du «pays d’origine
sûr»: ce dernier est généralement le pays qui a délivré un passeport
ou accordé la citoyenneté. Il convient toutefois de garder à l’esprit
que, dans la pratique, les notions de pays d’origine sûr et de pays
tiers sûr peuvent se chevaucher dans des circonstances particulières.
Par exemple lorsque des personnes n’ont pas obtenu de passeport
dans leur pays de naissance mais ont vécu et travaillé dans un autre
pays, qui pourrait même avoir délivré un permis de séjour. Une situation
tout aussi floue pourrait se présenter lorsque les enfants de réfugiés
ou de travailleurs migrants naissent dans un autre pays tout en
étant considérés comme des ressortissants du pays d’origine de leurs
parents ou, rarement mais malheureusement, sont même apatrides. Ou
encore, une personne peut être originaire d’un pays non sûr mais
avoir vécu dans un pays sûr avant de demander l’asile dans un autre
pays ou, inversement, être originaire d’un pays sûr mais avoir vécu
dans un pays non sûr.. Alors que, selon le premier, les États transfèrent les réfugiés vers des États dans lesquels ils avaient déjà trouvé l’asile, le second prévoit que les États refusent la protection aux réfugiés qui auraient pu ou auraient dû accéder à la protection dans un autre pays. Par conséquent, en appliquant la notion de pays tiers sûr, les États s’abstiennent généralement de déterminer la qualification des individus en tant que réfugiés. Au lieu de cela, ils évaluent uniquement la possibilité d’un renvoi vers un autre pays.
7. Bien que le droit international ne traite pas explicitement de la notion de pays tiers sûr, cette notion a été clarifiée davantage au niveau régional, y compris au niveau du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne. Alors que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme traite principalement de la notion de pays tiers sûr par le biais des articles 3 et 13 de la Convention, la directive refondue sur les procédures d’asile de l’Union européenne énumère les critères à remplir avant qu’une personne demandant une protection internationale puisse être renvoyée dans le pays tiers en question.

2.1. La Convention de 1951 relative au statut des réfugiés

8. Aucune disposition autorisant explicitement les politiques de pays tiers sûrs ne peut être trouvée dans le texte de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés, ou ailleurs dans le droit international. Toutefois, le paragraphe 1 de l’article 31 de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés dispose que «[l]es États contractants n’appliqueront pas de sanctions pénales, du fait de leur entrée ou de leur séjour irréguliers, aux réfugiés qui, arrivant directement du territoire où leur vie ou leur liberté était menacée au sens prévu par l’article premier, entrent ou se trouvent sur leur territoire sans autorisation, sous la réserve qu’ils se présentent sans délai aux autorités et leur exposent des raisons reconnues valables de leur entrée ou présence irrégulières.» L’article 1 définit le terme «réfugié» et l’applicabilité de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés.
9. La formule «arrivant directement du territoire où leur vie ou leur liberté était menacée au sens prévu par l’article premier» pourrait s’interpréter comme excluant le cas des demandeurs d’asile en provenance d’un pays tiers sûr. Mais cette lecture porterait atteinte à l’objectif sous-jacent de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés. C’est pourquoi le HCR et la pratique internationale ont interprété cette formulation de manière étroite, afin de ne pas restreindre indûment la possibilité de demander l’asile et de bénéficier d’une protection internationale.
10. La Convention de 1951 relative au statut des réfugiés exige uniquement des États membres qu’ils ne renvoient pas les réfugiés vers un lieu où ils seraient persécutés en violation de l’obligation de non-refoulement. Le HCR a déclaré que le concept de pays tiers sûr exige une évaluation individuelle pour savoir si l’État précédent réadmettra la personne; accordera à la personne l’accès à une procédure juste et efficace pour déterminer ses besoins de protection; permettra à la personne de rester; et accordera à la personne des normes de traitement conformes à la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés et aux normes internationales des droits de l’homme, y compris la protection contre le refoulement. Lorsqu’il ou elle a droit à une protection, un droit de séjour légal et une solution durable en temps opportun sont également requis, déclare le HCR.
11. Le Comité exécutif du Programme du Haut-Commissaire des Nations Unies a adopté en 1989 la Conclusion n° 58 (XL) sur les réfugiés et les demandeurs d’asile quittant de façon irrégulière un pays où la protection leur a déjà été accordée afin de faire une demande d’asile ou de résidence permanente dans un autre pays 
			(4) 
			Comité exécutif du
HCR, Conclusion no 58 (XL), «Problème
des réfugiés et des demandeurs d’asile quittant de façon irrégulière
un pays où la protection leur a déjà été accordée», 1989, voir: <a href='https://www.unhcr.org/excom/exconc/3ae68c4380/problem-refugees-asylum-seekers-move-irregular-manner-country-already-found.html'>www.unhcr.org/excom/exconc/3ae68c4380/problem-refugees-asylum-seekers-move-irregular-manner-country-already-found.html.</a>. Le paragraphe (f) de la Conclusion n° 58 (XL) permet le renvoi de ces personnes vers ces pays tiers ou pays de premier asile sûrs.

2.2. La Convention européenne des droits de l’homme

12. Si la Convention européenne des droits de l’homme ne consacre pas de droit à se rendre dans un pays pour y demander l’asile ou une protection internationale, elle protège les personnes contre la reconduite ou l’expulsion vers un pays où les droits consacrés par la Convention ne sont pas respectés. Selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, cette protection porte en particulier sur le droit à la vie (article 2 de la Convention) et le droit à la protection contre la torture (article 3 de la Convention).
13. Le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a publié un ensemble de lignes directrices en 1997 
			(5) 
			Recommandation no R
(97) 22 du Comité des Ministres aux États membres énonçant des lignes
directrices sur l’application de la notion de pays tiers sûr., qui prévoient également, entre autres, que le pays tiers doit respecter les principes énoncés dans la Convention de 1951 et le Protocole de 1967. Il doit offrir la possibilité de demander et de bénéficier de l’asile, et il doit être prévu que le demandeur d’asile s’est déjà vu accorder une protection effective dans le pays tiers ou a eu la possibilité d’entrer en contact avec les autorités de ce pays afin de demander l’asile ou qu’il existe des preuves évidentes de l’admissibilité du demandeur d’asile dans le pays tiers.
14. Dans sa jurisprudence 
			(6) 
			Ilias et Ahmed c. Hongrie (no 47287/15); M. K. et autres c. Pologne (no 40503/17,
42902/17 et 43643/17), M. S. c. Belgique
et Grèce ([GC], no 30696/09)., la Cour européenne des droits de l’homme a précisé que l’autorité compétente d’un État membre est tenue d’évaluer, avant de renvoyer ou d’expulser un demandeur d’asile vers un pays tiers, si cette personne peut y accéder à une procédure d’asile sans être exposée à un risque de traitement inhumain et dégradant ou de torture au mépris de l’article 3 de la Convention. Le refoulement en chaîne est également préoccupant.
15. En outre, l’article 4 du Protocole no 4 à la Convention (STE n° 46) interdit les expulsions collectives d’étrangers et, selon les termes de la Cour européenne des droits de l’homme, fait obligation aux autorités compétentes des États membres de «permett[re] à chacun des étrangers en cause, de façon réelle et effective, d’exposer ses arguments s’opposant à son expulsion» 
			(7) 
			N.D.
et N.T. c. Espagne, (nos 8675/15
et 8697/15)..

2.3. Le droit de l’Union européenne

16. L’article 18 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne garantit le droit d’asile «dans le respect des règles de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 et du Protocole du 31 janvier 1967 relatifs au statut des réfugiés et conformément au traité sur l’Union européenne et au traité sur le fonctionnement de l’Union européenne». Le droit communautaire définit des règles communes en matière de procédures d’asile au sein de l’Union européenne dans le cadre de la directive refondue relative à la procédure d’asile 
			(8) 
			Directive 2013/32/UE
du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des
procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection
internationale..
17. Conformément à l’article 33 de la directive refondue relative à la procédure d’asile, un État membre peut déclarer irrecevable une demande de protection internationale en vertu de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés si le demandeur est entré dans l’Union européenne depuis un pays tiers sûr 
			(9) 
			La notion de pays tiers
sûr doit être distinguée de la notion de pays d’origine sûr prévue
à l’article 36 de la directive refondue relative à la procédure
d’asile, qui exige que le demandeur soit ressortissant de ce pays,
ou qu’il soit apatride et qu’il s’agisse de son ancien pays de résidence
habituelle. Par conséquent, ne peut être considéré comme pays d’origine un
pays de résidence dont la personne résidente n’est pas ressortissante.
L’article 36 fait également obligation aux États membres de l’Union
européenne de prévoir dans leur droit national des règles et modalités
supplémentaires aux fins de l’application de la notion de pays d’origine
sûr. Il leur incombe par la suite de procéder à un examen régulier
de la situation dans les pays tiers qualifiés de pays d’origine
sûrs, en application de l’article 37 de la directive..
18. L’article 38 de la directive dispose que les États membres «peuvent appliquer le concept de pays tiers sûr uniquement lorsque les autorités compétentes ont acquis la certitude que dans le pays tiers concerné, le demandeur de protection internationale sera traité conformément aux principes suivants:
a. les demandeurs n’ont à craindre ni pour leur vie ni pour leur liberté en raison de leur race, de leur religion, de leur nationalité, de leur appartenance à un groupe social particulier ou de leurs opinions politiques;
b. il n’existe aucun risque d’atteintes graves au sens de la directive 2011/95/UE;
c. le principe de non-refoulement est respecté conformément à la Convention de Genève;
d. l’interdiction, prévue par le droit international, de prendre des mesures d’éloignement contraires à l’interdiction de la torture et des traitements cruels, inhumains ou dégradants, y est respectée;
e. la possibilité existe de solliciter la reconnaissance du statut de réfugié et, si ce statut est accordé, de bénéficier d’une protection conformément à la Convention de Genève.»
19. Les États membres doivent informer régulièrement la Commission européenne des pays auxquels ce concept est appliqué, conformément aux dispositions de l’article 38 de la directive refondue relative à la procédure d’asile 
			(10) 
			Article
38 (5) de la directive refondue relative à la procédure d’asile..
20. Le paragraphe 3 de l’article 36 de la directive refondue relative à la procédure d’asile prévoyait que la Commission européenne propose une liste commune de pays tiers sûrs. Toutefois, cette disposition a été annulée par la Cour de justice de l’Union européenne, qui a déclaré dans l’affaire Parlement européen c. Conseil de l’Union européenne (C-133/06) que ce pouvoir de qualification relevait de la compétence des États membres. Force est donc de constater que les législations et les pratiques nationales peuvent rester, et continuer, d’être très divergentes au sein de l’Union européenne.

3. La pratique

21. La pratique est aussi préoccupante qu’hétérogène, notamment sur les deux points suivants: l’application du concept de pays tiers sûr, et le niveau de la charge de la preuve qui pèse sur le demandeur d’asile pour renverser la présomption de sûreté.

3.1. L’application du concept de pays tiers sûr

22. Si les législations et les pratiques nationales divergent déjà d’un État à l’autre, de nombreux pays ont également signé des accords de réadmission bilatéraux ou multilatéraux qui comportent une clause de pays tiers sûr. Chacun de ces moyens de formaliser l’application du concept de pays tiers sûr a conduit à des situations violant les droits humains des demandeurs d’asile.

3.1.1. La législation nationale

23. Selon un rapport 
			(11) 
			BEAA, «The concept
of safe third countries applied in EU+ countries» [Application du
concept de pays tiers sûr dans les pays de l’UE+], 5 octobre 2021. de l’ancien Bureau européen d’appui en matière d’asile (BEAA) de l’Union européenne, désormais Agence de l’Union européenne pour l’asile, les États membres de l’Union européenne ainsi que la Suisse, l’Islande et la Norvège ont tous transposé le concept de pays tiers sûr dans leur droit national, conformément à la directive refondue relative à la procédure d’asile, à l’exception de la France, de l’Italie et de la Pologne, tandis que Chypre, le Portugal, la République tchèque, la Roumanie, la République slovaque et la Slovénie ne l’appliquent pas dans la pratique.
24. Le rapport du BEAA recense les reconnaissances de pays tiers sûrs suivantes:
  • la Belgique qualifie de pays sûr la Suisse;
  • le Danemark, qui n’est pas lié par la directive refondue relative à la procédure d’asile, qualifie de pays sûrs le Canada et les États-Unis;
  • l’Estonie qualifie de sûrs les pays candidats à l’Union européenne que sont l’Albanie, la Macédoine du Nord, le Monténégro et la Serbie, ainsi que l’Arménie, la Bosnie-Herzégovine, la Géorgie, le Kosovo* 
			(12) 
			*Toute
référence au Kosovo, que ce soit à son territoire, à ses institutions
ou à sa population, doit se comprendre en pleine conformité avec
la Résolution 1244 du Conseil de sécurité des Nations Unies et sans
préjuger du statut du Kosovo. et l’Ukraine;
  • la Finlande qualifie de sûrs les pays membres de l’Espace économique européen (EEE) ainsi que l’Australie, le Canada, le Japon, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis;
  • l’Allemagne qualifie de pays sûrs la Norvège et la Suisse;
  • la Grèce qualifie la Türkiye de pays sûr en ce qui concerne les ressortissants d’Afghanistan, du Bangladesh, du Pakistan, de Somalie et de Syrie;
  • la Hongrie qualifie de sûrs les pays membres de l’Espace économique européen (EEE), les pays candidats à l’adhésion à l’Union européenne (Albanie, Macédoine du Nord, Monténégro, Serbie et Türkiye) ainsi que l’Australie, la Bosnie-Herzégovine, le Canada, les États des États-Unis qui n’appliquent pas la peine de mort, le Kosovo*, la Nouvelle-Zélande et la Suisse;
  • l’Islande qualifie de pays sûr le Royaume-Uni;
  • l’Irlande qualifie de pays sûr le Royaume-Uni;
  • la Suisse qualifie de pays sûrs tous les États membres de l’Union européenne, l’Islande, le Liechtenstein et la Norvège.

Outre la législation nationale, la jurisprudence nationale peut également influer sur les pratiques des pays tiers sûrs. Par exemple, suite à une décision de sa Cour constitutionnelle, la Croatie a cessé d’appliquer le concept de pays tiers sûr à la Serbie.

25. En tant que rapporteure, j’ai proposé de soumettre la requête no 4750 au Centre européen de recherche et de documentation parlementaires (CERDP), qui a adressé à ses membres les questions suivantes:
  • quels sont les pays qui ont été officiellement identifiés par votre pays (par un jugement de tribunal, une agence gouvernementale, une décision parlementaire) comme n’étant pas sûrs, ou comme étant sûrs, dans le cadre d’une procédure de renvoi d’un demandeur d’asile débouté ou d’un migrant en situation irrégulière au cours des cinq dernières années?
  • Quels sont les critères et procédures employés par les autorités de votre pays pour déterminer la sûreté d’un autre pays dans le cadre d’une procédure de renvoi d’un demandeur d’asile débouté ou d’un migrant en situation irrégulière?
  • Avec quels pays votre pays a-t-il conclu des accords de réadmission relatifs aux migrants en situation irrégulière?

Les nombreuses réponses obtenues ont été vivement appréciées 
			(13) 
			Elles sont disponibles
sur demande au secrétariat de la Commission des migrations, des
réfugiés et des personnes déplacées..

26. La diversité susmentionnée des pays considérés comme des pays tiers sûrs ainsi que les procédures décrites par les États dans leurs réponses au CERDP montrent qu’il existe une forme aléatoire d’application du concept de pays tiers sûr et soulignent la nécessité d’établir des critères communs et des normes claires pour déterminer si un pays tiers est sûr.

3.1.2. L’externalisation de la protection des réfugiés en voie de formalisation: le système «Dublin»

27. Le règlement Dublin III vise à garantir que toute demande d’asile présentée sur le territoire d’un État membre de l’Union européenne soit examinée quant au fond par un seul État. La procédure de Dublin détermine que le premier pays d’arrivée ou d’enregistrement est responsable du traitement des demandes d’asile. Au sein de l’Union européenne, les États membres ne sont pas considérés comme des pays tiers. Cependant, le transfert des demandeurs d’asile vers le pays où ils ont déjà été enregistrés, tel que prévu par le système de Dublin, repose sur le concept de pays tiers sûr. La sûreté est présumée parmi les États membres de l’Union européenne.
28. Si un État membre de l’Union européenne n’a jamais contesté la sûreté d’un autre en déposant une plainte auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, certaines affaires ont néanmoins prouvé que la présomption de sûreté était erronée. Par exemple la Cour européenne des droits de l’homme a estimé en 2011 que la Belgique avait violé ses obligations en matière de droits humains en transférant un demandeur d’asile vers la Grèce malgré les déficiences systémiques de son système d’asile 
			(14) 
			M.S.S.c.
Belgique et Grèce [GC], no 30696/09.. En effet, depuis des années, des centaines de violations des droits humains ont été signalées, allant d’allégations d’expulsions collectives aux conditions de vie déplorables dans les centres d’accueil, en passant par le placement d’enfants demandeurs d’asile dans des centres de détention. Les refoulements de la Grèce vers la Türkiye ont été documentés à plusieurs reprises au fil des ans, Frontex étant impliquée dans de nombreux allégations et scandales au point que M. Fabrice Leggeri, son ancien directeur, a été contraint de démissionner. Les transferts de Dublin vers la Grèce sont toujours irrecevables en raison de l’affaire M.S.S. c. Belgique et Grèce. En outre, la Grèce a désigné la Türkiye comme un pays tiers sûr pour les ressortissants de l’Afghanistan, du Bangladesh, du Pakistan, de la Somalie et de la Syrie. Cependant, l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (FRA) a constaté qu’il n’y a pas de réadmissions dans la pratique. Par conséquent, les personnes dont la demande est jugée irrecevable sur la base du concept de pays tiers sûr restent dans l’incertitude, sans accès à la protection ou aux droits, et risquent d’être placées en détention. Dans les cas où une personne ne peut être réadmise, l’accès à une procédure d’asile efficace et équitable doit être assuré 
			(15) 
			FRA, «Migration: Key
Fundamental Rights Concerns», 17 décembre 2021..
29. L’application systématique du concept de pays tiers sûr par «Dublin» a eu pour effet que ce sont les États frontaliers extérieurs de l’Union européenne qui sont responsables en cas d’arrivées massives et de retours éventuellement nombreux. Or ces pratiques sont préjudiciables pour les droits humains des demandeurs d’asile. En effet, la FRA a confirmé que le traitement des personnes aux frontières de l’Union européenne reste l’un des principaux problèmes en matière de droits fondamentaux 
			(16) 
			Ibid..
30. En 2019, dans un contexte similaire, la Cour de Justice de l’Union européenne a jugé qu’un demandeur d’asile ne peut pas être transféré, au titre de la présomption de pays tiers sûr, vers l’État membre qui lui a précédemment accordé une protection internationale si les conditions de vie qui prévalent dans cet État l’exposent à une situation d’extrême pauvreté matérielle, car cela serait contraire à l’interdiction des traitements inhumains ou dégradants au sens de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne 
			(17) 
			Bashar
Ibrahim et autres c. Bundesrepublik Deutschland (affaires
jointes nos C-297/17, C-318/17, C-319/17
et C‑438/17)..
31. Un autre exemple qui montre que les conditions de vie qui règnent dans un État membre de l’Union européenne peuvent se dégrader au point de devenir dangereuses est fourni par l’affaire M.H. et autres c. Croatie 
			(18) 
			M.H.
et autres c. Croatie (nos 15670/18
et 43115/18)., dans laquelle 14 requérants sont passés de la Serbie à la Croatie. Des policiers croates les ont renvoyés à la frontière serbe en leur demandant de suivre la voie ferrée jusqu’en Serbie, où un train a heurté une enfant de 6 ans, la plus jeune du groupe, et l’a tuée. La Cour européenne des droits de l’homme a conclu à l’unanimité à une violation, entre autres, du droit à la vie, de l’interdiction des traitements inhumains et dégradants et à une violation de l’article 4 du Protocole no 4, qui interdit les expulsions collectives. Peu après cette décision, le Comité pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants a publié un rapport qui exprime de nombreuses préoccupations concernant le traitement des demandeurs d’asile et confirme celles qui avaient déjà été soulevées par cette affaire 
			(19) 
			CPT, «Rapport adressé
au Gouvernement croate sur la visite conduite en Croatie par le
Comité européen pour la prévention de la torture et des traitements
ou peines inhumains ou dégradants», 3 décembre 2021..

3.1.3. Extension de l’externalisation par des accords de réadmission

32. De nombreux États membres du Conseil de l’Europe ont signé des accords bilatéraux de réadmission portant sur les personnes entrées illégalement sur le territoire de l’un des deux pays en passant par le territoire de l’autre. En vertu de ces accords, les personnes en cause peuvent être reconduites dans le premier pays, qui doit les admettre de nouveau sur son territoire.
33. Par exemple, l’accord de réadmission conclu par le Maroc et l’Espagne en 1992 vise la réadmission tant des ressortissants marocains que des ressortissants de pays tiers qui ont transité par le Maroc et sont entrés en Espagne de manière irrégulière, considérant ainsi le Maroc comme sûr. Dans la pratique, cet accord a été critiqué car des doutes ont été émis quant au fait que le Maroc soit un pays tiers sûr, les infrastructures d’asile étant comparativement inadéquates. Dans ce scénario, des expulsions de demandeurs d’asile sans traitement de leur demande, des refoulements, des détentions arbitraires par les autorités publiques et d’autres types de violations des droits de l’homme ont été signalés à diverses occasions au cours des dernières décennies 
			(20) 
			Amnesty
International, «Espagne et Maroc – Un an après Ceuta et Melilla,
les droits des migrants sont toujours en danger», octobre 2006,
voir: <a href='https://www.amnesty.org/fr/wp-content/uploads/sites/8/2021/08/eur410092006fr.pdf'>www.amnesty.org/fr/wp-content/uploads/sites/8/2021/08/eur410092006fr.pdf</a>.
34. Autre exemple très important, la déclaration conclue en 2016 entre l’Union européenne et la Türkiye, qui prévoyait que les personnes arrivant irrégulièrement de Türkiye vers l’Union européenne seraient renvoyées en Türkiye et que l’Union européenne apporterait un soutien financier à Ankara afin de répondre aux besoins des personnes concernées. Suite à la mise en œuvre de cet accord, les arrivées en Grèce et le nombre de décès enregistrés en Méditerranée ont considérablement diminué. Toutefois, des critiques ont été émises sur le fait de savoir si la Türkiye pouvait être considérée comme sûre 
			(21) 
			Asylum Information
Database, “Country Report”: Turkey, 2019, voir: <a href='https://asylumineurope.org/wp-content/uploads/2020/04/report-download_aida_tr_2019update.pdf'>https://asylumineurope.org/wp-content/uploads/2020/04/report-download_aida_tr_2019update.pdf</a> dans la mesure où ce pays a maintenu une limitation géographique à la Convention de 1951 sur les réfugiés, n’accordant le statut de réfugié qu’aux seules personnes originaires d’Europe. Des plaintes ont été déposées devant la Cour de justice de l’Union européenne contestant la légalité de la déclaration de 2016. Les trois requérants craignaient d’être renvoyés en Türkiye, voire de la Türkiye vers le Pakistan ou l’Afghanistan, et d’être ainsi exposés à un risque pouvant découler des accords de réadmission, celui du refoulement en chaîne. Cependant, la Cour de justice de l’Union européenne s’est déclarée incompétente et a rejeté les plaintes 
			(22) 
			NF,
NG et NM c. Conseil européen (nos T-192/16,
T-193/16 et T-257/16)..

3.1.4. L’externalisation dans sa pire forme: vers des pays tiers choisis de manière arbitraire

35. On sait que la mise en œuvre du traitement externalisé de l’asile a déjà causé dans le passé de graves dommages aux demandeurs d’asile, notamment dans les centres de traitement offshore des petits pays de l’océan Pacifique que sont Nauru et la Papouasie-Nouvelle-Guinée, gérés par l’Australie entre 2012 et 2014 
			(23) 
			Tous
les demandeurs d’asile arrivés par bateau en Australie ont été envoyés
dans ces centres pour que leur demande de protection soit examinée,
mais ils y ont été maintenus indéfiniment, ce qui a entraîné une
détention illégale et une grave violation des droits de l’homme
des personnes concernées.. Un certain nombre d’exemples récents qui se sont produits sur le sol européen montrent que les risques encourus sont similaires.
36. Par exemple, le Parlement danois a adopté une loi autorisant le transfert des demandeurs d’asile vers un pays tiers en dehors de l’Union européenne, tant pour le traitement des demandes d’asile que pour la protection des réfugiés dans le pays tiers. Il mène actuellement des négociations avec le Gouvernement rwandais concernant un mécanisme de transfert des demandeurs d’asile. De même, le Royaume-Uni a récemment conclu un protocole d’accord avec le Rwanda qui prévoit le transfert des demandeurs d’asile dont les demandes sont déclarées irrecevables en raison de leur entrée irrégulière au Royaume-Uni, ce qui est donc incompatible avec l’article 31(1) de la Convention de 1951 sur les réfugiés, car déclarer irrecevable la demande d’asile d’une personne entrée irrégulièrement constitue une sanction pénale.
37. Ces deux cas ont suscité de nombreuses critiques de la part du HCR et des organisations de la société civile. Bien que le Danemark et le Royaume-Uni se cachent derrière la notion de pays tiers sûr pour justifier ces politiques, celles-ci ont une portée beaucoup plus radicale que les pratiques établies de pays tiers sûrs. En ignorant les débats sur la question de savoir si le Rwanda pourrait éventuellement être considéré comme un pays sûr, en imposant des sanctions aux demandeurs d’asile et en les transférant systématiquement vers un pays avec lequel ils n’ont aucun lien, les deux pays concernés mettent gravement en péril les protections en matière de droits de l’homme et le droit international.
38. Un lien significatif entre les demandeurs d’asile et le Rwanda, par exemple des liens familiaux, des liens avec une communauté plus large, une résidence antérieure, des liens linguistiques ou culturels, manquera dans la plupart des cas, malgré les prérogatives respectives du HCR 
			(24) 
			Selon le
HCR, les demandeurs d’asile doivent avoir un lien significatif avec
le pays tiers. Il a reconnu que ni le simple transit par un pays,
ni le simple droit d’entrer dans un pays, ni une preuve claire de
l’admissibilité ne constituent un tel lien. Il semble raisonnable
de penser que le simple transit d’un réfugié dans un pays tiers
par avion, train, bus, camion, voiture ou même à pied ne puisse
suffire à rendre compte d’un «lien significatif», d’autant plus
que le transit est souvent le résultat de circonstances fortuites. et de la Cour de justice de l’Union européenne. Cette dernière a précisé, dans deux affaires visant la Hongrie 
			(25) 
			L.H.
c. Bevándorlási és Menekültügyi Hivatal (no C-564/18)
et F.M.S. et autres c. Országos Idegenrendeszeti Főigazgatóság
Dél-alföldi Regionális Igazgatóság et Országos Idegenrendeszeti
Főigazgatóság (nos C-924/19 et C‑925/19)., que l’article 33, paragraphes 2 et 2 bis, de la directive refondue relative à la procédure d’asile exigeait que soit établi, avec tout pays tiers ou premier pays d’asile sûr, un lien allant au-delà du simple transit par ce pays. La Cour a également confirmé que les conditions de l’article 38 de cette directive étaient cumulatives.
39. Des pratiques et des décisions divergentes en ce qui concerne l’application du concept de pays tiers sûr peuvent être observées parmi les États membres. Par exemple, au sein de l’Union européenne, les États membres doivent remplir les critères définis à l’article 38 de la directive refondue sur les procédures d’asile. Néanmoins, l’approche utilisée pour déterminer si un pays est sûr reste à la discrétion des États membres. Dès lors, ceux‑ci peuvent décider de procéder à des évaluations au cas par cas, de créer des listes générales de pays tiers sûrs ou des listes de pays tiers sûrs assorties d’exceptions.
40. Les États membres du Conseil de l’Europe appliquent des décisions très divergentes concernant les pays tiers sûrs pour les demandeurs d’asile. Si les obligations procédurales ne sont pas respectées, les personnes ayant besoin d’une protection internationale risquent évidemment de se voir refuser de manière arbitraire la possibilité de demander l’asile, ce qui doit être évité par tous les moyens. Par exemple, les demandeurs n’ont pas nécessairement accès à des voies de recours efficaces avec effet suspensif automatique contre les décisions ordonnant leur retour dans un pays tiers sûr. Il existe donc un risque de violation irrémédiable des droits de l’homme, surtout si le refoulement en chaîne est en jeu. C’est pourquoi il est essentiel de garantir des procédures irréprochables.

3.2. Charge de la preuve et réfutation de la présomption de sécurité

41. Les présomptions établies de pays tiers sûrs ont pour effet, dans la pratique, de placer une charge de la preuve plus lourde sur le demandeur. Dans la plupart des cas, ce sont les demandeurs qui doivent faire valoir que, dans leur cas précis, le pays n’est pas sûr, ce qui déplace la charge de la preuve de l’État vers le demandeur.
42. Si le HCR a déclaré de manière générale qu’il incombe à l’État dans lequel une personne demande l’asile de prouver que le transfert de la responsabilité à un pays tiers 
			(26) 
			Selon la Note du HCR
de 1998 sur la charge et le critère d’établissement de la preuve,
si la charge de la preuve incombe au demandeur d’asile, l’agent
de l’État qui examine la demande d’asile a le devoir partagé avec
le demandeur d’asile de vérifier et d’évaluer tous les faits pertinents.
Dans son Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer
le statut de réfugié, le HCR a également déclaré que, puisque l’État
dans lequel une personne demande l’asile a la responsabilité première
d’examiner la demande, ce pays a également la charge de prouver
qu’il est sans danger de transférer la responsabilité à un pays
tiers. est conforme au principe de sûreté, il a fallu que la Cour européenne des droits de l’homme précise, dans l’affaire Ilias et Ahmed c. Hongrie, que ces transferts ne doivent pas être absolus. Dans l’arrêt de chambre, la Cour a noté que la présomption de sûreté «reposait effectivement sur un renversement de la charge de la preuve au détriment des requérants, qui étaient notamment tenus d’établir le risque réel de traitement inhumain et dégradant consistant en une situation de refoulement en chaîne». Par conséquent, la charge de la preuve ne peut pas être inversée au détriment des requérants et il doit être considéré comme disproportionné de leur demander de fournir des éléments de preuve prima facie de leurs allégations de risque réel de torture ou de mauvais traitements s’ils sont renvoyés dans le pays tiers. Toutefois, en ce qui concerne la charge de la preuve, «c’est aux autorités internes qu’il appartient d’apprécier d’office ce risque lorsque les informations au sujet de celui-ci sont faciles à vérifier à partir d’un grand nombre de sources». En l’espèce, la Hongrie n’a pas procédé à cette évaluation avant de renvoyer les requérants en Serbie sur la base d’une liste de pays tiers sûrs 
			(27) 
			Ilias
et Ahmedc. Hongrie (no 47287/15).. La Grande Chambre a confirmé la violation de l’article 3 de la Convention, estimant que l’État contractant qui ordonne l’expulsion «doit procéder à un examen approfondi visant à déterminer s’il existe un risque réel que l’intéressé se voie refuser, dans le pays tiers de destination, l’accès à une procédure d’asile adéquate qui le protège contre le refoulement 
			(28) 
			Ilias et Ahmedc.
Hongrie ([GC], no 47287/15).».
43. D’un point de vue procédural, la Cour a également souligné le fait que, même si un pays est présumé être un pays tiers sûr, cette présomption ne peut être absolue et les requérants doivent pouvoir la contester en ayant la possibilité de faire valoir leurs arguments, afin d’éviter de supporter toute la charge de la preuve. Pour y parvenir, les demandeurs doivent recevoir les informations nécessaires sur la procédure disponible (article 13 de la Convention) 
			(29) 
			M.S.S.c. Belgique et Grèce ([GC], no 30696/09)..
44. Dans une affaire visant l’Allemagne 
			(30) 
			Milkiyas
Addis c. Bundesrepublik Deutschland (no C-517/17)., la Cour de justice de l’Union européenne a précisé qu’un entretien doit être mené avant toute décision d’irrecevabilité fondée sur le principe du pays tiers sûr en vertu de la directive refondue relative à la procédure d’asile.

4. Conclusion

45. Compte tenu des approches très divergentes des États membres dans l’application du concept de pays tiers sûr, le traitement des demandeurs d’asile dans le cadre des décisions relatives à ces pays reste une préoccupation majeure en matière de droits humains. Sachant que la détermination des pays tiers sûrs peut décider du sort et des souffrances des réfugiés et des demandeurs d’asile, ces préoccupations doivent être traitées de toute urgence et être au cœur des considérations des États membres lorsqu’ils appliquent ce concept.
46. Le temps qui passe contribue à la perpétuation des violations potentielles des droits humains. En effet, il a fallu que des demandeurs d’asile fassent l’objet d’un jugement à Strasbourg pour que la Cour européenne des droits de l’homme se prononce sur les violations des droits humains des demandeurs d’asile commises en les transférant dans un pays tiers censé être sûr. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme a confirmé que de nombreuses personnes risquent d’être victimes de violations en raison de décisions prises dans des pays tiers sûrs jusqu’à ce que des recours puissent être formés.
47. Afin d’éviter que des violations graves et similaires des droits humains se produisent et d’atténuer tout risque qu’elles soient commises à l’avenir, les États membres du Conseil de l’Europe devraient tenir le Comité des Ministres informé de leurs pratiques et législations en matière de pays tiers sûrs afin de faciliter l’élaboration d’une recommandation actualisée, qui énoncerait un ensemble commun d’exigences minimales permettant de déterminer la sûreté d’un pays tiers, et qui tiendrait compte également de la jurisprudence, de l’évolution des instruments juridiques et des informations fournies par les organisations et les tribunaux internationaux.
48. Afin de prévenir ces graves violations des droits humains et de fournir des informations sur les pratiques des pays tiers sûrs, les États membres devraient également fournir au Comité des Ministres des informations sur la manière dont la charge de la preuve est traitée dans les procédures de ces pays tiers.
49. L'Agence des Nations Unies pour les réfugiés devrait également jouer un rôle décisif dans ce processus. Il est donc essentiel d’améliorer la coopération avec les organisations internationales compétentes, en particulier l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés, l’Organisation internationale pour les migrations, l’Agence des droits fondamentaux de l'Union européenne et l’Agence de l'Union européenne pour l'asile, ainsi qu’avec les ONG régionales et internationales compétentes, telles que le Conseil européen pour les réfugiés et les exilés, qui sont actives sur le terrain et peuvent fournir des informations en temps réel sur les conditions de sûreté d’un pays et sur le traitement des demandeurs d’asile dans les États membres. La Représentante spéciale de la Secrétaire Générale pour les migrations et les réfugiés est également invitée à participer à cette coopération.
50. En outre, des informations sur les décisions nationales de pays tiers sûrs renforceraient également la transparence, tout en permettant l’examen de ces décisions au niveau européen, tant d’un point de vue politique que juridique. Dans ce contexte, les examens juridiques effectués par la Commission européenne et la Cour de justice de l’Union européenne en vertu de l’article 38 de la directive refondue sur les procédures d’asile, ainsi que les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme ou du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies sont particulièrement utiles. Les parlements nationaux et l’Assemblée peuvent jouer un rôle important à cet égard, notamment en assurant le suivi des décisions nationales et en fournissant des informations sur cette question.
51. Ces examens deviennent particulièrement pertinents lorsque des changements soudains interviennent dans le régime politique et juridique de pays tiers sûrs, comme l’a tragiquement démontré l’agression russe contre l’Ukraine. Lorsque de tels changements se produisent, il faut réagir rapidement pour veiller à ce que plus aucune décision de pays tiers sûr ne soit délivrée aux pays concernés. En outre, il convient de tenir compte de la situation des pays simultanément touchés par des changements soudains, en l’occurrence par un conflit armé. Actuellement, les centres d’accueil de la Pologne, de la République de Moldova, de la Roumanie, de la République slovaque et de la Hongrie sont submergés par le grand nombre de personnes qui cherchent un hébergement et une protection. En conséquence, il est possible que les conditions d’accueil ne soient pas conformes aux normes en matière de droits humains et que la délivrance d’une décision de retour dans un pays tiers sûr à ces pays porte gravement atteinte aux droits des demandeurs d’asile.
52. Enfin, les États membres sont vivement encouragés à mettre en place des mécanismes de contrôle objectifs et indépendants pour contrôler la législation et les pratiques nationales à cet égard et veiller à ce que la protection internationale prévue par la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés soit effectivement accordée aux personnes qui en ont besoin.