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Rapport | Doc. 15741 | 11 avril 2023

Convention européenne des droits de l’homme et Constitutions nationales

Commission des questions juridiques et des droits de l'homme

Rapporteur : M. George KATROUGALOS, Grèce, GUE

Origine - Renvoi en commission: Doc. 15336, Renvoi n° 4605 du 27 Septembre 2021. 2023 - Deuxième partie de session

Résumé

Ce rapport est né au vu des liens de plus en plus étroits entre les rôles joués par la Cour européenne des droits de l'homme, les juridictions constitutionnelles nationales et la Cour de justice de l'Union européenne. En l'absence d'une hiérarchie constitutionnelle claire entre ces juridictions, nous sommes en présence d'une sorte de «constitutionnalisme à plusieurs niveaux».

Bien que des situations de conflit et de tension puissent survenir entre les différents ordres juridiques, il est essentiel que toute solution à ces conflits respecte les obligations juridiques internationales des États, ainsi que la crédibilité et la légitimité de la Cour européenne des droits de l'homme, qui est la juridiction internationale compétente pour l'interprétation et l'application de la Convention.

Il convient de trouver des moyens constructifs d'éviter au mieux les conflits entre les juridictions de ces différents ordres juridiques, et de veiller à ce qu'un dialogue réfléchi puisse être engagé en cas de conflit. Cette démarche devrait comporter des mécanismes plus efficaces qui favorisent la compréhension et le respect mutuels, ainsi que le dialogue judiciaire entre les juridictions nationales et européennes. Des améliorations doivent également être apportées pour garantir que les juridictions nationales tiennent compte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme lorsqu'elles appliquent les droits de l'homme au niveau national, notamment en mettant à disposition, dans toutes les langues du Conseil de l'Europe, les guides thématiques de la Cour.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Projet
de résolution adopté à l’unanimité par la commission le 22 mars
2023.

(open)
1. L’Assemblée parlementaire rappelle que l’un des buts du Conseil de l’Europe est de réaliser une union plus étroite entre ses États membres, sur la base de valeurs communes, notamment par la création d’un espace européen commun de protection des droits de l’homme. Il peut cependant parfois y avoir l’apparence d’un conflit entre les dispositions nationales et les exigences de la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5, «la Convention»). D’autres conflits peuvent aussi survenir entre la Convention, les systèmes constitutionnels nationaux et le droit de l’Union européenne.
2. Le plein respect de la Convention et de l’ordre constitutionnel national n’est pas antithétique, mais parfaitement complémentaire. L’Assemblée considère que la priorité du Conseil de l’Europe devrait être de renforcer l’autorité juridique et morale de la Convention. Il incombe donc aux instances du Conseil de l’Europe de rechercher des outils innovants permettant d’assurer l’application uniforme de la Convention, tout en tenant compte des principes de subsidiarité, de la marge d’appréciation et du respect mutuel des systèmes constitutionnels nationaux. Les États membres jouissent d’une marge d’appréciation dans l’application des normes de la Convention au niveau national, sous le contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme («la Cour»), dont la tâche est d’interpréter la Convention et de veiller au respect des engagements qui en découlent par les États contractants.
3. L’Assemblée considère qu’il n’existe aucune hiérarchie entre la Cour européenne des droits de l’homme, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) et les cours suprêmes ou constitutionnelles nationales, ni entre la Convention, le droit de l’Union européenne et les Constitutions nationales, au sens d’une approche traditionnelle de la hiérarchie des normes dans un cadre constitutionnel. En effet, toute tentative d’imposer une hiérarchie serait problématique et ne serait d’aucune utilité. L’Assemblée estime toutefois qu’un dialogue constructif doit être établi entre les instances judiciaires et que les différentes juridictions doivent respecter et reconnaître mutuellement leurs rôles, leurs compétences et leurs domaines d’expertise respectifs.
4. L’Assemblée considère, par ailleurs, qu’il n’est pas nécessaire de chercher à éviter totalement les conflits ou les interprétations contradictoires entre les différentes juridictions. En effet, ces conflits, même s’ils paraissent difficiles sur le moment, peuvent contribuer au développement de la pensée et du raisonnement juridique. En outre, lorsque l’on cherche des solutions à l’issue d’un dialogue constructif, on se concentre généralement sur la résolution du problème juridique en cause, plutôt que sur tout ce qui pourrait ressembler à une attaque portée contre un système.
5. L’Assemblée rappelle que ce système de respect mutuel et de retenue fonctionne bien lorsqu’il existe un consensus entre les trois niveaux: le Conseil de l’Europe, l’Union européenne et l’échelon national. En revanche, il ne fonctionne pas dans un contexte de graves tensions. Par exemple, des tensions sont apparues dans certains pays qui traversent ce qu’on appelle parfois une crise de l’État de droit. D’autres peuvent survenir suite à des tensions politiques, lorsqu’il s’agit de déterminer la meilleure solution pour aider les citoyens d’un pays à surmonter d’importants défis économiques, sociétaux, environnementaux ou relatifs aux structures de pouvoir en place. Il s’agit souvent de questions intrinsèquement politiques. En l’absence de hiérarchie constitutionnelle entre les différents ensembles de normes juridiques (droit national, Convention, Union européenne), il n’existe pas de procédure officielle pour traiter et trancher les désaccords, ce qui pose à son tour un problème juridique.
6. Par le passé, les conflits entre les dispositions constitutionnelles nationales et les exigences du droit de l’Union européenne et de la jurisprudence de la CJUE ont été fortement médiatisés. Le raisonnement et l’approche adoptés pour tenter de résoudre les conflits entre l’interprétation du droit de l’Union européenne par la CJUE et les États membres de l’Union européenne peuvent donc être instructifs et inspirer la création d’outils qui permettraient de régler les conflits relatifs à la Convention. Par ailleurs, des conflits pourraient survenir à la suite de l’adhésion de l’Union européenne à la Convention – compte tenu notamment de certaines des exigences spécifiques des institutions de l’Union européenne à la suite de l’avis no 2/13 de la CJUE et ces questions devront être abordées dans le cadre des travaux en cours en vue de l’adhésion de l’Union européenne à la Convention.
7. L’Assemblée considère qu’un nouveau type d’ordre juridique synergique est apparu en Europe avec le projet d’intégration européenne, tant au niveau de l’Union européenne que du Conseil de l’Europe. On parle parfois de constitutionnalisme à plusieurs niveaux ou de constitutionnalisme coordonné. Cet ordre juridique implique essentiellement qu’il n’existe pas de hiérarchie stricte entre ses différents éléments constitutifs – l’Union européenne, la Convention et les Constitutions nationales – ni entre leurs juridictions (supérieures) respectives – la CJUE, la Cour européenne des droits de l’homme et les cours suprêmes ou constitutionnelles nationales. Si chacune de ces juridictions peut être suprême dans son propre ordre juridique, leurs décisions et leurs ordres juridiques peuvent se croiser et interagir. Dans le cadre du constitutionnalisme à plusieurs niveaux, chaque juridiction s’en remet aux décisions de l’autre dans son domaine de compétence – à condition que ces décisions respectent les principes fondamentaux convenus d’un commun accord. L’Assemblée est favorable à une telle approche fondée sur la complémentarité et le respect mutuel.
8. L’Assemblée note qu’il existe de nombreux modèles constitutionnels différents, et encore plus de manières de donner effet aux droits de l’homme, dans la pratique, au sein des États membres. Cette diversité n’est pas un problème. Des modèles différents (monistes ou dualistes) peuvent réussir à donner effet aux obligations en matière de droits de l’homme. Au sein du Conseil de l’Europe, nous avons de nombreux modèles et approches constitutionnels différents. L’Assemblée encourage les mesures qui visent à accroître la compréhension et le respect mutuels de ces différents modèles constitutionnels et précise que, lorsqu’on traite de questions d’une nature constitutionnelle, il convient de garder à l’esprit les nombreux facteurs qui permettent de comprendre le contexte institutionnel, culturel, juridique et historique d’un système donné.
9. L’Assemblée considère qu’il est important de trouver des moyens permettant aux instances nationales et supranationales de collaborer et de communiquer efficacement, plutôt que de rechercher une seule solution uniforme à des questions constitutionnelles complexes. Elle précise toutefois que cela ne signifie pas que le Conseil de l’Europe doive accepter que les juridictions constitutionnelles nationales défendent des écarts aux normes relatives aux droits humains imposées par la Convention, selon l’interprétation retenue par la Cour européenne des droits de l’homme.
10. L’Assemblée souligne la nature claire et sans ambiguïté de l’obligation faite aux États membres de se conformer aux arrêts définitifs et contraignants de la Cour européenne des droits de l’homme en vertu de l’article 46, paragraphe 1, de la Convention et rappelle que les questions juridiques ou constitutionnelles internes ne constituent pas un motif valable pour ne pas se conformer à de tels arrêts. L’Assemblée appelle les gouvernements, les parlements et les juridictions nationales à aborder ces questions de manière constructive, afin de trouver des solutions pratiques et opportunes aux éventuelles différences juridiques.
11. L’Assemblée rappelle qu’en général, les tensions ont tendance à porter davantage sur l’interprétation et l’application par la Cour et par les juridictions nationales des droits consacrés par la Convention dans une affaire donnée, plutôt que sur des désaccords au sujet des droits consacrés par la Convention en tant que tels. L’Assemblée propose que les juridictions constitutionnelles et suprêmes nationales cherchent, dans la mesure du possible, à aligner leur analyse des droits de l’homme sur l’approche analytique adoptée par la Cour. Cette démarche peut être utile pour garantir une approche cohérente entre les juridictions et éviter des conflits inutiles. L’Assemblée juge préférable que les juridictions nationales cherchent, dans la mesure du possible, à harmoniser les dispositions conflictuelles par l’interprétation, au lieu d’établir une hiérarchie stricte des normes qui viserait à écarter le droit interne ou la Convention.
12. L’Assemblée estime que des mesures supplémentaires pourraient être prises pour que les juges nationaux se familiarisent davantage avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, améliorent leurs connaissances en la matière et la prennent activement en compte – en particulier s’il s’agit de juges des juridictions supérieures – lorsqu’ils interprètent et appliquent les droits protégés par la Convention dans le contexte national. Cela permettrait non seulement d’améliorer l’application uniforme des droits consacrés par la Convention dans tout l’espace du Conseil de l’Europe, mais aussi de garantir la prise en compte des considérations juridiques pertinentes par les juridictions nationales, qui sont mieux à même de mesurer les circonstances factuelles, juridiques, culturelles et contextuelles de leur État. C’est un élément important, car le raisonnement de la Cour européenne des droits de l’homme doit généralement être appliqué en parfaite adéquation avec le contexte national et les particularités de l’ordre juridique interne. En outre, une telle approche contribuerait à améliorer le niveau du dialogue judiciaire et donc la qualité des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme et des juridictions nationales, tout en garantissant des échanges fondés sur le respect mutuel. En conséquence, l’Assemblée rappelle l’utilité de dispositions telles que celle énoncée à l’article 2 de la loi britannique sur les droits de l’homme, qui exige des tribunaux qu’ils «prennent en considération» la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme qui est pertinente pour l’affaire dont ils sont saisis. Lorsqu’elles suivent cette approche, les juridictions nationales peuvent résoudre les questions relatives aux droits de l’homme de manière efficace et rapide en appliquant correctement le raisonnement de la Cour européenne des droits de l’homme au niveau national, et donc en ayant moins recours à la fonction de contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme. Cette démarche permet à la Cour européenne des droits de l’homme de vérifier plus facilement que les tribunaux nationaux appliquent l’analyse juridique pertinente, simplifiant ainsi son évaluation de la marge d’appréciation. Ce type d’approche peut également conduire à une amélioration du dialogue judiciaire entre les juridictions nationales et la Cour européenne des droits de l’homme et contribuer à éviter d’éventuels conflits entre ces différentes juridictions.
13. L’Assemblée réaffirme l’importance du dialogue judiciaire et du respect mutuel entre les différentes instances juridictionnelles pour améliorer continuellement la qualité du raisonnement judiciaire et trouver des solutions constructives à tout conflit éventuel entre les juridictions. Dans ce contexte, l’Assemblée souligne le rôle du dialogue judiciaire formel (les décisions rendues par les différents tribunaux) et informel pour renforcer la compréhension et le respect mutuels.
14. L’Assemblée rappelle en particulier les progrès obtenus grâce à la mise en place et à l’action du Réseau des cours supérieures, un espace unique de dialogue et de partage des connaissances sur la jurisprudence de la Convention et le droit comparé et invite les juridictions nationales supérieures et la Cour européenne des droits de l’homme à poursuivre la réflexion sur la manière d’utiliser au mieux ce réseau. L’Assemblée encourage le développement d’activités de formation (conférences, webinaires, visites d’étude et détachements) pour garantir une meilleure compréhension mutuelle entre la Cour européenne des droits de l’homme et les juridictions nationales supérieures, de sorte que chaque juridiction soit en mesure de comprendre le contexte et la perspective des décisions de l’autre et de trouver les mesures d’adaptation appropriées pour harmoniser la compréhension judiciaire. Elle se félicite de l’ouverture récente du Réseau des cours supérieures à la CJUE et aux cours régionales des droits de l’homme en qualité d’observateurs et invite le réseau à poursuivre dans cette voie.
15. L’Assemblée se félicite du système des avis consultatifs de la Cour européenne des droits de l’homme prévu par le Protocole no 16 à la Convention (STCE no 214) en tant qu’outil utile pour améliorer le dialogue judiciaire et résoudre les conflits potentiels entre les plus hautes juridictions nationales et la Cour. Elle regrette cependant que seuls 19 États membres aient ratifié le Protocole et que sept demandes d’avis consultatifs seulement aient été présentées à ce jour par des juridictions nationales.
16. L’Assemblée rappelle l’importance du rôle de la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) dans le règlement des conflits éventuels, en particulier ceux qui concernent le droit constitutionnel ou les dispositions de nature constitutionnelle. L’Assemblée reconnaît l’expertise de la Commission de Venise dans les questions constitutionnelles, notamment la composition des tribunaux et l’élection des juges, et invite tous les acteurs à tirer le meilleur parti des avis de la Commission de Venise pour aborder des questions aussi complexes.
17. L’Assemblée a connaissance des travaux entrepris en vue de l’adhésion de l’Union européenne à la Convention et, dans le cadre de ces travaux, souhaite souligner l’importance du respect mutuel et du dialogue entre la Cour européenne des droits de l’homme et la CJUE. Elle note que les questions d’interprétation des droits protégés par la Convention doivent en fin de compte être tranchées par la Cour européenne des droits de l’homme, tandis que la CJUE a le dernier mot sur l’interprétation du droit de l’Union européenne.
18. L’Assemblée invite les États membres du Conseil de l’Europe:
18.1. à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour européenne des droits de l’homme et à prendre toutes les mesures nécessaires pour les exécuter rapidement, conformément à l’obligation claire et inconditionnelle prévue à l’article 46, paragraphe 1, de la Convention;
18.2. à se conformer à toute mesure provisoire prononcée par la Cour européenne des droits de l’homme, conformément aux obligations nées de l’article 34 de la Convention;
18.3. à s’abstenir de prendre toute mesure susceptible d’exacerber un éventuel conflit entre l’ordre constitutionnel national et la Cour européenne des droits de l’homme;
18.4. à mettre en place des mécanismes destinés à encourager la compréhension mutuelle, le respect mutuel et le dialogue judiciaire entre les juridictions nationales et européennes, notamment pour les dispositions constitutionnelles, tout en soulignant que ces systèmes devraient être conçus pour aider à développer la réflexion et le raisonnement judiciaires à partir d’un dialogue constructif axé sur la résolution de questions juridiques spécifiques, et non pour donner l’impression d’une attaque portée contre le système juridique dans son ensemble;
18.5. à envisager la mise au point de mécanismes améliorés pour s’assurer que les juridictions nationales tiennent dûment compte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, afin de garantir l’application des considérations juridiques pertinentes par les juridictions nationales, fortes d’une meilleure compréhension des circonstances factuelles, juridiques, culturelles et autres de leur État;
18.6. à travailler avec le Conseil de l’Europe à l’intégration de l’application de la Convention dans les pratiques judiciaires nationales, y compris la coopération avec l’Organisation sur l’élaboration et la mise en œuvre de nouveaux outils pour intégrer la connaissance de la Convention aux pratiques judiciaires nationales;
18.7. à ratifier le Protocole no 16 à la Convention, qui constitue un outil utile pour améliorer la qualité du dialogue judiciaire et résoudre les éventuels conflits entre les juridictions nationales et la Cour européenne des droits de l’homme, dès que possible – et s’ils l’ont déjà ratifié, à utiliser au mieux cet outil;
18.8. à renforcer le dialogue judiciaire et le partage des connaissances sur les questions relatives à la Convention par le biais du Réseau des cours supérieures et d’autres outils existants, notamment en versant des contributions volontaires aux programmes du Conseil de l’Europe destinés à renforcer le Réseau des cours supérieures et en traduisant la plateforme de partage des connaissances de la Cour dans des langues non officielles;
18.9. tirer le meilleur parti possible de l’expertise de la Commission de Venise, notamment sur les questions constitutionnelles, afin de chercher à anticiper les difficultés éventuelles ou à trouver des solutions constructives aux problèmes qui pourraient se poser.

B. Exposé des motifs par M. George Katrougalos, rapporteur

(open)

1. Introduction

1. À la suite de la proposition de résolution intitulée «Convention européenne des droits de l’homme et constitutions nationales» 
			(2) 
			Doc. 15336. déposée le 25 juin 2021, la commission des questions juridiques et des droits de l’homme m’a désigné rapporteur sur cette question lors de sa réunion du 5 novembre 2021.
2. La proposition, dont je suis l’auteur, rappelle que «l’un des buts du Conseil de l’Europe est de réaliser une union plus étroite entre ses États membres, sur la base de valeurs communes, notamment par la création d’un espace européen commun de protection des droits de l’homme. Cette union est fondamentale pour l’existence d’une démocratie véritable et effective respectant l’État de droit». À cet égard, la Cour européenne des droits de l’homme (ou «la Cour») est la gardienne de cet ordre juridique européen commun, tel que le consacre la Convention européenne des droits de l’homme (STE n° 5, ci-après «la Convention»). Si l’article 1 de la Convention exige des États parties qu’ils reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés qu’elle définit, il ne fait aucune distinction quant au type de norme en cause et n’exclut aucune partie de la juridiction des États membres. Toutefois, les juridictions constitutionnelles et suprêmes de plusieurs États européens parties à la Convention «considèrent souvent que les dispositions constitutionnelles priment sur les traités internationaux ratifiés, y compris la Convention».
3. Les signataires de la proposition estiment que «le plein respect de la Convention et de l’ordre constitutionnel national n’est pas antithétique, mais parfaitement complémentaire». Cette approche se retrouve dans la jurisprudence de la Cour ainsi que dans la démarche interprétative des clauses garantissant les droits de l’homme dans les Constitutions nationales, qui se fait souvent par référence à la Convention. En conséquence, la proposition appelle l’Assemblée parlementaire à «consolider davantage cette position sur les plans politique et juridique en enquêtant sur les bonnes pratiques nationales relatives aux textes constitutionnels et à la jurisprudence nationale et en les comparant, ainsi qu’en proposant des solutions institutionnelles qui limiteraient autant que possible les frictions entre les juridictions constitutionnelles et la Cour européenne des droits de l’homme».
4. La question des conflits potentiels entre les Constitutions nationales et la Convention peut s’apparenter à la relation entre les Constitutions nationales et les exigences fixées par le droit de l’Union européenne. De fait, au cours des travaux entrepris en vue de l’adhésion de l’Union européenne à la Convention, il se pourrait que des tensions similaires émergent entre le droit de l’Union européenne et la Convention (et donc entre la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) et la Cour européenne des droits de l’homme).
5. Dans le cadre de ces travaux, j’ai envoyé un questionnaire aux services de recherche parlementaire nationaux par l’intermédiaire du Centre européen de recherche et de documentation parlementaires (CERDP) pour interroger les États membres sur les rapports entre leur Constitution nationale, la Convention et leurs obligations internationales en matière de protection des droits de l’homme. Le questionnaire demandait spécifiquement s’il existe une jurisprudence nationale sur la relation entre la Convention et la Constitution nationale, dans quelle mesure les cours suprêmes ou constitutionnelles se réfèrent à la Convention lorsqu’elles statuent sur des questions de droits de l’homme, et s’il existe une jurisprudence sur la relation entre le droit de l’Union européenne et la Convention. La synthèse des réponses à ce questionnaire se trouve en annexe du présent rapport.
6. Lors de sa réunion du 5 septembre 2022, la commission a tenu une audition à laquelle ont participé Mme Helen Keller, professeure et titulaire de la chaire de droit public, de droit européen et de droit international public à l’université de Zurich, et Mme Simona Granata-Menghini, secrétaire de la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise). Le 12 octobre 2022, la commission a organisé un échange de vues avec M. Joseph Weiler, professeur d’université à l’école de droit de l’université de New York. Au cours de ces auditions, j’ai exploré plusieurs idées novatrices possibles, telles que la question de savoir si le recours à une «grande chambre mixte», sur le modèle de celle mise en place pour aider à résoudre les conflits de compétence entre l’Union européenne et ses États membres, pourrait être appliquée dans le contexte de la Convention.
7. Dans le présent rapport, je commencerai par présenter la place de la Convention dans les ordres juridiques nationaux avant d’examiner la mise en œuvre des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme dans les systèmes nationaux. Je m’intéresserai ensuite aux cas où les arrêts de la Cour ont trait à des obligations constitutionnelles nationales, avant de m’attarder sur quelques exemples récents de frictions entre la jurisprudence de la Cour et l’ordre juridique national. Je poursuivrai en décrivant les points de vue qui ont été échangés au cours de ces travaux, puis je terminerai par quelques conclusions axées sur l’importance du respect et de la compréhension mutuels dans le nouvel ordre juridique synergique qui a émergé en Europe (parfois appelé constitutionnalisme à plusieurs niveaux ou constitutionnalisme coordonné). Cet ordre juridique implique que les juridictions constitutionnelles nationales, la Cour européenne des droits de l’homme et la CJUE fassent preuve de déférence à l’égard de leurs décisions respectives – sous réserve que ces décisions respectent les principes essentiels convenus d’un commun accord.

2. La place de la Convention dans les ordres juridiques nationaux

8. Les traités internationaux relatifs aux droits de l’homme ont des effets manifestes sur le droit interne, puisqu’ils imposent des obligations aux États parties et visent les rapports entre les États (et leurs autorités publiques) et les acteurs privés (comme les individus). Cela pose la question des rapports entre les traités internationaux relatifs aux droits de l’homme et les ordres juridiques internes, notamment les Constitutions nationales – question examinée à plusieurs reprises par la Commission de Venise. Le problème devient encore plus complexe si le traité relatif aux droits de l’homme a mis en place un dispositif de contrôle juridictionnel (comme c’est le cas pour les trois systèmes régionaux de protection des droits de l’homme: européen, américain et africain). Ce n’est alors plus seulement le traité en tant que tel qu’il convient d’intégrer dans le droit interne, mais aussi les obligations qui découlent de la jurisprudence de l’instance judiciaire compétente 
			(3) 
			Des études approfondies
ont été consacrées à la manière dont cette question est traitée
en Europe, citées par la Commission de Venise dans son «Rapport
sur la mise en œuvre des traités internationaux relatifs aux droits
de l’homme dans la législation nationale et sur le rôle des juridictions»,
adopté lors de sa 100e session plénière
(Rome, 10-11 octobre 2014), CDL-AD(2014)036, note 2.. Dans cette section, je commencerai par examiner la relation entre le droit international et le droit interne – en particulier à la lumière des différentes approches monistes et dualistes et de l’obligation de mettre en œuvre les traités internationaux relatifs aux droits de l’homme – avant de m’intéresser à la relation entre les Constitutions nationales et les traités relatifs aux droits de l’homme, puis à l’émergence du constitutionnalisme à plusieurs niveaux en Europe.

2.1. Analyse sous l’angle du droit international: les théories moniste et dualiste traditionnelles

9. Il existe traditionnellement deux grandes approches des relations entre le droit international et le droit national: la théorie moniste et la théorie dualiste 
			(4) 
			Voir par exemple J. G. Starke,
«Monism and Dualism in the Theory of International Law», 17 Brit. Y.B. Int’l L. 66 (1936), cité
dans CDL-AD(2014)036, op. cit.,
note 14..
10. La théorie moniste (ou monisme) voit le droit international et le droit national comme deux composantes, ou deux manifestations, d’un seul et même système juridique 
			(5) 
			CDL-AD(2014)036, op. cit., paragraphe 18.. Selon la théorie moniste traditionnelle, il n’est pas nécessaire de transposer les traités dans les instruments juridiques nationaux pour les intégrer dans l’ordre juridique interne: ils peuvent être invoqués devant les juridictions nationales sans transposition préalable, à condition que la nature et le contenu de la disposition concernée soient suffisamment clairs (c’est-à-dire s’ils sont auto-applicables) 
			(6) 
			Ibid.,
paragraphe 86.. Ces pays ont généralement inscrit dans leur Constitution ou un autre instrument juridique (loi ou autre texte organique ou constitutionnel) 
			(7) 
			Ibid.,
paragraphe 19. Les autres techniques juridiques révélatrices du
monisme sont la présence de renvois concrets au droit international
dans les lois ou autres actes nationaux, ou alors l’invocation de
règles coutumières ou d’une jurisprudence non écrites. une «clause d’intégration» qui précise que le droit international, des traités internationaux précis ou des types particuliers de droit international font partie de l’ordre juridique interne. Par exemple, les Constitutions des pays suivantes comportent une clause d’intégration: Albanie, Arménie, Bulgarie, Lituanie, Pays-Bas, Pologne, Portugal et République tchèque. Les traités relatifs aux droits de l’homme ont en général un statut relativement important dans la hiérarchie des normes des États monistes 
			(8) 
			Ibid., paragraphe 86..
11. Dans la théorie dualiste (ou dualisme), le droit national et le droit international sont deux systèmes juridiques distincts, aux sources et sujets de droit différents. Les traités internationaux ne sont donc pas directement applicables dans le droit interne. Pour que les obligations énoncées dans un traité aient un effet juridique en droit interne, les dispositions du traité doivent y être intégrées sous forme de texte législatif ou autre source de droit national. Les traités ne peuvent pas être invoqués directement devant les juridictions nationales, seules peuvent l’être les dispositions du droit interne qui s’en inspirent ou les reprennent 
			(9) 
			Ibid., paragraphe 22.. Il existe trois grands procédés juridiques d’intégration du droit international dans le droit national: la transposition, l’adaptation et l’adoption 
			(10) 
			Ibid., paragraphe 23. La transposition
consiste à littéralement incorporer le texte d’un traité international
dans un texte législatif ou une autre source de droit interne. L’adaptation
comprend non seulement l’incorporation du droit international dans
le droit national, mais aussi des modifications de fond (la loi
britannique de 1998 sur les droits de l’homme, qui a intégré dans
le droit du Royaume-Uni des dispositions de la Convention européenne
des droits de l’homme, en est un parfait exemple). L’adoption, enfin,
correspond à l’utilisation de dispositions de traités internationaux ou
d’autres sources de droit international dans la jurisprudence des
juridictions nationales lorsque lesdites sources n’ont pas été transposées
ni adaptées dans le droit interne..
12. Les deux types les plus puristes de monisme et de dualisme traditionnels sont en grande partie des constructions du siècle précédent, antérieures au développement du droit de l’Union européenne, de la Convention et des pratiques modernes. Dans les faits, la théorie moniste nécessite souvent une action législative spécifique pour mettre en œuvre les obligations du traité et leur donner ainsi pleinement effet en droit interne, tandis que la théorie dualiste implique généralement que les juridictions nationales tiennent compte du contexte juridique international plus large. De nombreux pays combinent de nos jours les deux approches dans leur système juridique; la plupart ont adopté une formule mixte et suivent l’évolution générale qui tend vers un monisme modéré (avec souvent un traitement spécial réservé aux traités internationaux relatifs aux droits de l’homme). En général, les pays de common law (comme le Royaume-Uni ou l’Irlande) et quelques autres pays européens (comme la Finlande, la Hongrie, la Norvège et la Suède) ont tendance à s’en tenir au dualisme, tandis que les pays d’Europe centrale et orientale qui ont connu une transition politique après l’effondrement du communisme adoptent le monisme 
			(11) 
			CDL-AD(2014)036, op. cit., paragraphes 22 et 16.. Ni le monisme ni le dualisme ne rendent compte à eux seuls des facteurs qui influent sur l’intégration des traités relatifs aux droits de l’homme dans le droit interne, et les États des deux catégories peuvent parfaitement mettre en œuvre les obligations qui découlent de ces traités 
			(12) 
			Ibid., paragraphe 24..

2.2. L’obligation faite aux États par le droit international d’exécuter les traités relatifs aux droits de l’homme

13. Le choix de la relation entre l’ordre juridique interne et le droit international relève de la décision souveraine de chaque État 
			(13) 
			CDL-AD(2016)016, «Fédération
de Russie – Avis final sur les amendements à la loi constitutionnelle
fédérale sur la Cour constitutionnelle, adopté par la Commission
de Venise lors de sa 107e session plénière
(Venise, 10-11 juin 2016), paragraphe 84.. Cependant, quel que soit le modèle choisi, l’État est lié par ses obligations en vertu du droit international et par les principes du droit international, dont la règle pacta sunt servanda est applicable aux traités auxquels l’État est partie 
			(14) 
			Cette idée reflète
le droit international coutumier et figure également à l’article 26
de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969: «Tout
traité en vigueur lie les parties et doit être exécuté par elles
de bonne foi».. Le droit interne d’un État, y compris le droit constitutionnel, ne peut être invoqué pour justifier un acte ou une omission qui constituerait d’une violation du droit international (voir l’article 27 de la Convention de Vienne sur le droit des traités) 
			(15) 
			Ibid.,
article 27: «Une partie ne peut invoquer les dispositions de son
droit interne comme justifiant la non-exécution d’un traité […]».. Un État qui ne s’acquitte pas de ses obligations nées d’un traité international engage sa responsabilité internationale 
			(16) 
			CDL-AD(2016)016, op. cit., paragraphe 85. Voir à
cet égard Grzęda c. Pologne (GC),
15 mars 2022, requête no 43572/18, paragraphe 340,
où la Cour reconnaît l’importance de ce principe, y compris en matière
de droit constitutionnel..
14. Toute violation du droit international par un organe de l’État est considérée comme un fait de l’État, «que cet organe exerce des fonctions législatives, exécutives, judiciaires ou autres, quelle que soit la position qu’il occupe dans l’organisation de l’État, et quelle que soit sa nature en tant qu’organe du gouvernement central ou d’une collectivité territoriale de l’État » 
			(17) 
			Article 4.1 du projet
d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement
illicite, texte adopté par la Commission du droit international
à sa cinquante-troisième session, en 2001, et soumis à l’Assemblée
générale en tant que partie du rapport de la Commission sur les
travaux de cette session. Annuaire de
la Commission du droit international, 2001, vol. II,
deuxième partie.. Un État peut se plier à ses obligations juridiques internationales par les moyens de son choix dès lors que le résultat de son action en assure le respect («obligation de résultat» plutôt qu’«obligation de comportement» ou «obligation de moyens») 
			(18) 
			CDL-AD(2016)016, op. cit., paragraphe 88..

2.3. La place des traités relatifs aux droits de l’homme dans les Constitutions nationales

15. La place des traités relatifs aux droits de l’homme (dont la Convention) dans l’ordre juridique interne varie selon les pays. Certaines législations nationales précisent expressément la place des traités internationaux relatifs aux droits de l’homme; d’autres indiquent que leur place se déduit des dispositions internes concernant le droit international en général; d’autres encore ne disent rien du rang des traités internationaux dans leur hiérarchie des normes 
			(19) 
			CDL-AD(2014)036, op. cit., paragraphe 25. Dans ces
pays, ce statut découle de règles non écrites, du droit coutumier
et de la jurisprudence nationale, principalement constitutionnelle
(comme en Autriche et dans certains pays d’Amérique latine). En
Autriche, la Convention a cependant effectivement rang constitutionnel;
voir Commission de Venise, CDL-AD(2016)016, op.
cit., paragraphe 83..
16. Comme on le voit dans la synthèse des résultats du questionnaire (présentée en annexe), il existe différents cas de figure où le droit national des États membres du Conseil de l’Europe mentionne expressément les traités internationaux relatifs aux droits de l’homme. Les scénarios possibles sont les suivants 
			(20) 
			Ibid.,
paragraphes 26 à 28.:
  • la Constitution précise que les traités internationaux relatifs aux droits de l’homme priment sur le droit national (comme en Bosnie-Herzégovine) 
			(21) 
			L’article II.2
de la Constitution de Bosnie-Herzégovine indique clairement que
les droits et les libertés définis dans la Convention européenne
et ses Protocoles sont directement applicables en Bosnie-Herzégovine
et qu’ils priment sur tout autre droit. C’est toutefois un cas particulier,
puisque la Constitution fait elle-même partie d’un traité international,
l’accord de Dayton (annexe 4 de l’Accord-cadre général pour la paix
en Bosnie-Herzégovine, signé le 14 décembre 1995).;
  • la Constitution précise que les traités relatifs aux droits de l’homme ont rang constitutionnel (comme dans certains pays d’Amérique latine) 
			(22) 
			Ibid., paragraphe 27.;
  • la Constitution précise que les traités (notamment les traités relatifs aux droits de l’homme) ont un rang supérieur au droit interne, mais ne priment pas sur la Constitution (c’est le cas pour l’Albanie, l’Allemagne, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Bulgarie, la Croatie, l’Estonie, la France, la Géorgie, la Grèce, la Macédoine du Nord, la Pologne, la République de Moldova et la République tchèque, ainsi que pour la Fédération de Russie) 
			(23) 
			Pour plus de détail,
voir CDL-AD(2014)036, op. cit.,
paragraphe 28.;
  • enfin, la tendance la plus récente, avec 
			(24) 
			En Roumanie, les dispositions
constitutionnelles sur les droits et libertés de la personne sont
à interpréter et appliquer conformément à la Déclaration universelle
des droits de l’homme et autres traités auxquels la Roumanie est partie
(article 20.1 de la Constitution roumaine); «en cas d’incompatibilité
entre le droit national et les conventions et traités relatifs aux
droits fondamentaux de la personne auxquels la Roumanie est partie,
ce sont les normes internationales qui priment, sauf disposition
plus favorable de la Constitution ou de la législation nationale»
(article 20.2 de la Constitution roumaine). De même, en Espagne,
l’article 10.2 de la Constitution prévoit que les droits fondamentaux doivent
être interprétés conformément à la Déclaration universelle des droits
de l’homme et aux traités relatifs aux droits de l’homme. ou sans disposition constitutionnelle spécifique, voit les tribunaux interpréter le droit national, y compris les dispositions constitutionnelles, en conformité avec la Convention, afin d’assurer une protection maximale des droits de l’homme 
			(25) 
			Sur la jurisprudence
de la Cour constitutionnelle fédérale allemande voir CDL-AD(2016)016, op. cit., paragraphe 83 et note 24.
Pour les Pays-Bas, voir G. Betlem, «Giving Effect to Public International
Law and European Community Law before domestic courts», European
Journal of International Law (EJIL), vol. 14, 2003, p. 569 à 589.. De cette manière, les traités internationaux relatifs aux droits de l’homme sont introduits dans le «bloc de constitutionnalité» et, en cas de conflit de normes, la priorité est donnée à la norme la plus favorable à la protection de l’individu.

2.4. La place de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme dans les ordres juridiques internes

17. Si l’attention porte souvent sur la relation formelle entre les Constitutions nationales et la Convention, ce n’est généralement pas là que se situent les tensions. Les difficultés ont plutôt trait à la manière dont les articles de la Convention sont interprétés et appliqués par la Cour européenne des droits de l’homme et par les juridictions nationales. En effet, outre la façon dont la Convention prend effet en droit national, il convient de s’intéresser à la prise en compte, par les juridictions nationales, de la jurisprudence de la Cour lorsqu’elles appliquent au niveau national les droits que consacre la Convention.
18. D’après les réponses au questionnaire, il semble clair que si presque toutes les juridictions nationales se réfèrent régulièrement à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, elles conservent généralement une certaine latitude (que ce soit en théorie, en pratique ou les deux) quant au poids à lui accorder. À bien des égards, cette situation est compréhensible étant donné que (i) la Convention mentionne uniquement les arrêts qui lient les parties dans une affaire donnée (article 46, paragraphe 1, de la Convention); (ii) les circonstances factuelles, juridiques et contextuelles qui influent sur le raisonnement dans un arrêt donné de la Cour peuvent fortement varier, ce qui signifie que l’application des arrêts et du raisonnement de la Cour doit se faire de façon très contextualisée; et (iii) la jurisprudence et le raisonnement de la Cour peuvent évoluer et se développer, notamment grâce à un échange sain sous la forme d’un dialogue judiciaire entre la Cour et les juridictions nationales.
19. Les juridictions nationales peuvent adopter différentes approches vis-à-vis de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. De nombreuses mesures sont prises pour améliorer l’accès des juges nationaux aux arrêts de la Cour (en particulier ceux qui pourraient les intéresser). Toutefois, les approches divergent et, du fait de leur nature contextuelle, les arrêts de la Cour doivent être appliqués en tenant compte à la fois de la situation du pays concerné et du contexte de l’arrêt de la Cour en l’espèce. Bien qu’il existe différentes manières pour les juges nationaux et les organismes publics de prendre en considération les interprétations données par la Cour européenne des droits de l’homme, des efforts restent à faire pour diffuser les arrêts de la Cour (par exemple dans des langues autres que l’anglais et le français), améliorer la compréhension de la jurisprudence de la Cour par les juridictions nationales, étudier les meilleures pratiques parmi les États et encourager une prise en compte constructive de la jurisprudence de la Cour au niveau national.
20. Il existe également un certain nombre d’outils et de projets utiles du Conseil de l’Europe sur l’intégration de l’application de la Convention dans les pratiques judiciaires nationales, notamment par le biais d’outils tels que le Réseau des cours supérieures et la plateforme de partage des connaissances de la Cour européenne des droits de l’homme. Cette plateforme fournit utilement des notes d’orientation et de jurisprudence pour améliorer le partage des connaissances sur l’interprétation et l’application des articles de la Convention. Une meilleure disponibilité de la plateforme dans des langues non officielles aiderait grandement les juridictions nationales à appliquer efficacement la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme au niveau national sans avoir besoin de recourir à la Convention. Il convient donc de se féliciter de la poursuite des travaux visant à appuyer cette activité, notamment par des contributions financières à l’appui de ces travaux.

2.5. L’émergence du constitutionnalisme à plusieurs niveaux en Europe: Constitutions nationales, droit de l’Union européenne et Convention européenne des droits de l’homme

21. Le point de vue traditionnel est celui de la doctrine de la suprématie constitutionnelle qui place la Constitution au sommet de la hiérarchie des normes dans l’ordre juridique interne d’un État. La montée en puissance des normes internationales juridiquement contraignantes, avec des méthodes d’application plus fortes (en particulier au niveau régional), a remis en question cette approche classique de la hiérarchie des normes. Les exemples les plus éloquents de cette évolution concernent la Convention et la place du droit de l’Union européenne – étant donné la primauté du droit de l’Union européenne pour les États membres de l’Union européenne. Le concept de «constitutionnalisme à plusieurs niveaux» a donc été mis au point pour tenter de concilier les conflits de hiérarchie potentiels entre les Constitutions nationales, la Convention et le droit de l’Union européenne 
			(26) 
			I. Pernice, «Multilevel
Constitutionalism in the European Union», dans European Law Review, 2002, p. 511
et suivantes..
22. Le constitutionnalisme à plusieurs niveaux considère l’espace juridique européen comme un système intégré, composé de Constitutions nationales, de la Convention et, pour les États membres de l’Union européenne, du droit de l’Union européenne. Dans ce contexte, les ordres constitutionnels supranationaux (Union européenne et Convention) et nationaux sont imbriqués et interdépendants; ils forment un seul système de droit produisant, idéalement, une solution juridique pour chaque cas particulier. Le terme «à plusieurs niveaux» n’implique pas de hiérarchie formelle. En effet, le niveau supranational est un niveau constitutionnel supplémentaire, mais qui n’est pas hiérarchiquement supérieur aux Constitutions nationales.
23. Le constitutionnalisme à plusieurs niveaux signifie que les différents ordres juridiques autonomes sont distincts, mais perméables. Ils sont reliés entre eux par des règles qui visent à éviter les situations dans lesquelles deux réponses juridiques contradictoires s’appliquent à un même problème juridique. Évidemment, pour assurer l’harmonie des ordres juridiques interconnectés, il est indispensable d’avoir un dialogue fonctionnel entre les juridictions respectives 
			(27) 
			M. Poiares Maduro,
«Contrapunctual Law: Europe’s Constitutional Pluralism in Action»,
dans N. Walker (éd.), Sovereignty in Transition, Oxford, 2003, p. 501
et suivantes.. La Cour européenne des droits de l’homme a déclaré, à de nombreuses reprises, qu’elle était disposée à s’engager dans un tel «dialogue judiciaire». Cette intention se manifeste notamment lorsque la Cour se met en quête d’un éventuel «consensus européen», ou d’une «approche commune de la majorité des Hautes Parties contractantes pour traiter d’une question particulière» 
			(28) 
			V.
c. Royaume-Uni, requête no 24888/94,
arrêt du 16 décembre 1999 (GC), et A.,
B. et C. c. Irlande, requête no 25579/05,
arrêt du 16 novembre 2010 (GC), voir J. McBride, «The doctrines
and methodology of interpretation of the European Convention on
Human Rights by the European Court of Human Rights», Conseil de
l’Europe, 2021, p. 40 et suivantes. Voir récemment Fedotova et autres c. Fédération de Russie (GC),
requête no 40792/10 et autres, arrêt
du 17 janvier 2023, paragraphes 166 à 177.. La Cour s’est également engagée dans un dialogue avec d’autres instruments internationaux et des arrêts ou décisions d’organes internationaux et régionaux de défense des droits de l’homme 
			(29) 
			«La Convention [...]
ne peut être interprétée dans le vide et doit, dans la mesure du
possible, être interprétée en harmonie avec les autres règles du
droit international concernant la protection internationale des
droits de l’homme [...]. En effet, comme il ressort de l’article 31,
paragraphe 3 (c), de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit
des traités, la Convention doit, dans la mesure du possible, être
interprétée en harmonie avec les autres règles de droit international dont
elle fait partie, y compris celles relatives à la protection internationale
des droits de l’homme»; voir Correia
de Matos c. Portugal, requête no 56402/12,
arrêt du 4 avril 2018 (GC) et Hämäläinen
c. Finlande, requête no 37359/09,
arrêt du 16 juillet 2014 (GC)..

3. Constitutions nationales et exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme

3.1. Obligation juridique d’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme

24. Lors de leur adhésion, les États parties à la Convention ont non seulement accepté de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis dans la Convention et ses protocoles (article 1 de la Convention), mais aussi de créer la Cour européenne des droits de l’homme, garante du respect des engagements nés de la Convention (article 19 de la Convention). L’article 32, paragraphe 1, de la Convention étend la compétence de la Cour «à toutes les questions concernant l’interprétation et l’application de la Convention et de ses protocoles». Son rôle consiste à interpréter avec autorité les droits protégés par la Convention et à garantir le respect de ses obligations conformément à l’article 19. Dans ce cadre, la jurisprudence de la Cour s’applique à tous les États, dans la mesure où elle permet de «clarifier, sauvegarder et développer les normes de la Convention» 
			(30) 
			Rantsev
c. Chypre et Fédération de Russie, requête no 25965/04,
arrêt du 7 janvier 2010, paragraphe 197; Jerenovics
c. Lettonie (GC), requête no 44898/10,
arrêt du 5 juillet 2016, paragraphe 109.. Cette jurisprudence a rappelé que l’article 1 de la Convention n’exclut de l’empire de la Convention aucune partie de la «juridiction» d’un État membre, y compris la Constitution – par laquelle s’exerce souvent en premier lieu cette juridiction 
			(31) 
			Voir par exemple la
Cour européenne des droits de l’homme, Anchugov
et Gladkov c. Fédération de Russie, requêtes nos 11157/04
et 15162/05, arrêt du 4 juillet 2013, paragraphe 50. Voir aussi Grzęda c. Pologne (cité plus haut), paragraphe 340,
«Le principe selon lequel les États doivent honorer leurs obligations
internationales est ancré depuis longtemps dans le droit international.
En particulier, ‘un État ne saurait invoquer vis-à-vis d’un autre
État sa propre Constitution pour se soustraire aux obligations que
lui imposent le droit international ou les traités en vigueur’ (voir
l’avis consultatif de la Cour permanente de justice internationale
sur le traitement des nationaux polonais et des autres personnes
d’origine ou de langue polonaise dans le territoire de Dantzig […]).
La Cour observe qu’en vertu de la Convention de Vienne sur le droit
des traités, un État ne peut invoquer son droit interne, y compris
sa Constitution, pour justifier le non-respect des engagements qu’il
a pris au regard du droit international (voir l’article 27 de la
Convention de Vienne […])»..
25. En outre, l’article 46, paragraphe 1, de la Convention indique que «les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties»; et l’article 46, paragraphe 2, précise qu’il appartient au Comité des Ministres de surveiller l’exécution de ces arrêts. Cela signifie que cette disposition impose à l’État défendeur, si la Cour conclut à une violation de la Convention ou de ses Protocoles, l’obligation juridique, en vertu de l’article 46, paragraphe 1, de mettre un terme à la violation constatée par la Cour et d’en effacer dans la mesure du possible les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (restitutio in integrum). Par conséquent, dans certaines situations, l’État a l’obligation juridique non seulement de verser aux intéressés les sommes allouées à titre de satisfaction équitable en application de l’article 41 de la Convention, mais aussi de prendre d’autres mesures pour effacer les conséquences de la violation pour le requérant («mesures individuelles», comme la restitution d’un bien, la réouverture d’une affaire où la remise en liberté d’une personne détenue). De plus, le cas échéant, il devra prendre des «mesures générales», afin de prévenir des violations similaires (comme réviser sa législation, ou modifier ses pratiques administratives ou judiciaires). L’État partie (sous la surveillance du Comité des Ministres) a généralement le choix des moyens quant aux mesures à adopter, à condition qu’elles remédient au problème constaté 
			(32) 
			Voir
par exemple, Maestri c. Italie,
requête no 39748/98, arrêt du 17 février
2004, paragraphe 47. La Cour a notamment rappelé que «[…] en ratifiant
la Convention, les États contractants s’engagent à faire en sorte
que leur droit interne soit compatible avec celle-ci». Voir aussi Advance Pharma sp.z o.o. c. Pologne,
requête no 1469/20, arrêt du 3 février
2022, paragraphes 363 à 366.. Le caractère contraignant de l’obligation née de l’article 46, paragraphe 1, de la Convention a été réitéré par le Comité des Ministres dans ses nombreuses décisions sur l’exécution d’arrêts spécifiques de la Cour européenne des droits de l’homme et par l’Assemblée dans ses résolutions sur la mise en œuvre des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme 
			(33) 
			Voir, par exemple,
paragraphe 7 de la Résolution 2358 (2021), adoptée par l’Assemblée le 26 janvier 2021.. La Cour a même indiqué que cette obligation au titre de l’article 46, paragraphe 1, pouvait, selon le contexte, lier les juridictions nationales de l’État concerné 
			(34) 
			Fabris c. France, paragraphe 75,
«Cela entraîne l’obligation pour le juge national d’assurer, conformément
à son ordre constitutionnel et dans le respect du principe de sécurité
juridique, le plein effet des normes de la Convention, telles qu’interprétées
par la Cour»..

3.2. Conflits possibles entre la primauté de la Constitution dans l’ordre juridique interne et l’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme

26. Tout conflit entre un traité international et une Constitution ou d’éventuelles lois constitutionnelles (organiques) est toujours un problème juridique complexe, car il oppose les instruments normatifs supérieurs d’un pays et des instruments adoptés au niveau international. Dans ce cas, les autorités nationales, et souvent les juridictions nationales, doivent trouver un moyen de le résoudre. Plusieurs options s’offrent à elles: modifier le droit national, y compris la Constitution; chercher à modifier l’obligation juridique internationale; recourir à des techniques d’interprétation; ou privilégier une solution fondée sur la hiérarchie des normes, ce qui implique la non-application du droit national ou du traité international relatif aux droits de l’homme (ce qui ne résoudra pas le conflit si une incompatibilité avec les obligations juridiques internationales subsiste).
27. Dans les pays où la Constitution prime sur la Convention européenne des droits de l’homme, il peut arriver que la cour constitutionnelle constate une contradiction entre la Constitution et l’interprétation par la Cour européenne des droits de l’homme d’une disposition de la Convention, mais cela ne clôt pas pour autant la question de l’exécution des arrêts de la Cour 
			(35) 
			Commission de Venise,
«Fédération de Russie – Avis sur le projet d’amendements à la Constitution
(tel que signé par le président de la Fédération de Russie le 14 mars
2020) relatifs à l’exécution en Fédération de Russie des décisions de
la Cour européenne des droits de l’homme», adopté par la Commission
de Venise le 18 juin 2020 selon une procédure écrite remplaçant
la 123e session plénière, CDL-AD(2020)009,
paragraphe 62.. On peut également «réduire la possibilité de conflit à partir de l’ordre constitutionnel national, en mettant en œuvre une volonté d’interpréter les dispositions de la Constitution nationale dans le sens des obligations découlant des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme» 
			(36) 
			CDL-AD(2016)016, op. cit., paragraphe 110. et «dans des cas extrêmes, même une modification de la Constitution pourrait être envisagée» 
			(37) 
			CDL-AD(2020)009, op. cit., paragraphe 57..
28. Dans la pratique, plusieurs États parties à la Convention sont parvenus à une solution, soit par la révision de leur Constitution (Arménie, Hongrie, Italie, Lituanie, République slovaque, Serbie, Türkiye et Ukraine), soit par la modification de la jurisprudence de leur juridiction constitutionnelle (Autriche, Croatie ou République tchèque), ce que le Comité des Ministres a ensuite reconnu comme une mesure générale appropriée 
			(38) 
			Conseil de l’Europe,
DG1, Service de l’exécution des arrêts de la Cour européenne des
droits de l’homme, <a href='https://rm.coe.int/thematic-factsheet-constitutional-matters-fra/16809e512b'>«Questions
constitutionnelles. Fiche thématique»</a>, mai 2020..
29. Le rôle de la juridiction constitutionnelle revêt ici une importance particulière. L’exécution de l’arrêt Anchugov et Gladkov c. Russie 
			(39) 
			Ibid. Il
s’agit de la privation générale et automatique du droit de vote
imposée à tous les condamnés privés de liberté en application de
dispositions de la Constitution (violation de l’article 3 du Protocole
no 1). Au paragraphe 111 de l’arrêt,
la Cour dit qu’il «[…] est loisible au Gouvernement d’étudier toutes
les voies possibles […] et de décider si pour assurer le respect
de l’article 3 du Protocole no 1 il convient
que soit mise en œuvre une forme de processus politique ou que les autorités
compétentes – la Cour constitutionnelle russe en premier lieu –
donnent une interprétation de la Constitution russe qui soit conforme
à la Convention, de manière à coordonner leurs effets et à éviter
tout conflit entre elles». en est un exemple intéressant: la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie a fait preuve à cette occasion «d’une certaine ouverture au dialogue avec la Cour européenne des droits de l’homme» 
			(40) 
			CDL-AD(2020)009, op. cit., paragraphe 58.. Dans sa décision du 19 avril 2016, rendue après l’arrêt de la Cour, la Cour constitutionnelle a réaffirmé le caractère impératif de la disposition constitutionnelle à l’origine de la violation des droits des requérants, tout en indiquant au législateur fédéral un moyen de sortir de l’impasse. La législation nationale a été modifiée en conséquence et le Comité des Ministres a considéré que l’arrêt de la Cour avait été pleinement exécuté 
			(41) 
			Résolution finale <a href='https://search.coe.int/cm/Pages/result_details.aspx?ObjectID=090000168097edc3'>CM/ResDH(2019)240</a>, adoptée le 25 septembre 2019. La Cour constitutionnelle
a fait remarquer que le législateur fédéral pouvait optimiser le
système de répression pénale de sorte que certaines sanctions, bien qu’entraînant
la restriction forcée de liberté, n’impliquent pas la restriction
du droit de vote (voir paragraphe 2 du dispositif de l’arrêt, in fine). Le 1er janvier
2017, une nouvelle catégorie de sanctions pénales – le travail d’intérêt
général – a été créée dans le Code pénal, dont une autre modification
a prévu la possibilité de remplacer la partie non purgée d’une peine privative
de liberté par une sanction plus clémente sous forme de travail
d’intérêt général. Pour plus d’informations, voir la <a href='https://hudoc.exec.coe.int/fre'>Description
de l’affaire</a> dans HUDOC-EXEC..

3.3. Dialogue juridictionnel entre la Cour européenne des droits de l’homme et les plus hautes juridictions nationales

30. Dans le cas de la Convention, il existe un rapport particulier avec les juridictions nationales en raison des interactions entre la Cour européenne des droits de l’homme et les juridictions nationales dans l’interprétation de la Convention. Cela donne lieu à un «dialogue entre les juges», avec des références croisées à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et à celle des juridictions nationales, «non seulement lorsque cela a des effets positifs et favorise la compréhension, mais aussi quand il y a débat ou affrontement entre les solutions adoptées» 
			(42) 
			CDL-AD(2014)036, op. cit., paragraphe 99.. Ce dialogue reflète l’obligation faite aux États d’interpréter un traité «de bonne foi» 
			(43) 
			L’article 31,
paragraphe 1, de la Convention de Vienne sur le droit des traités,
dit notamment qu’«un traité doit être interprété de bonne foi suivant
le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte
et à la lumière de son objet et de son but».. Il peut également permettre aux États parties à la Convention d’éliminer toutes les tensions et contradictions susceptibles d’exister entre les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme et les ordres juridiques internes; ce moyen a fait la preuve de son efficacité dans de multiples cas, dans plusieurs États membres du Conseil de l’Europe 
			(44) 
			CDL-AD(2016)016, op. cit., paragraphe 146..
31. Le dialogue entre la Cour européenne des droits de l’homme et les plus hautes juridictions nationales se prête bien à la recherche d’une solution avant que la Cour européenne des droits de l’homme ne constate une violation de la Convention et que la question ne soit examinée par le Comité des Ministres en application de l’article 46 de la Convention 
			(45) 
			CDL-AD(2020)009,
paragraphe 63.. La Cour européenne des droits de l’homme a fait de ce dialogue l’une de ses priorités ; en octobre 2015 a été créé le Réseau des cours supérieures (RCS), dans le sillage de l’encourageante Déclaration de Bruxelles adoptée à la Conférence de haut niveau de mars 2015 
			(46) 
			Conférence de haut
niveau «La mise en œuvre de la Convention européenne des droits
de l’homme, notre responsabilité partagée», 26-27 mars 2015.. Le RCS rassemble actuellement 103 juridictions de 44 États parties à la Convention. Le RCS est un espace unique de partage régulier d’information sur les questions juridiques liées à la Convention par le biais d’échanges bilatéraux et multilatéraux (forums annuels, webinaires, diffusion hebdomadaire de la jurisprudence de la Cour sur un site internet sécurisé). Les juridictions nationales fournissent également à la Cour européenne des droits de l’homme des informations sur leurs systèmes nationaux respectifs, ce qui aide la Cour dans son travail comparatif lorsqu’elle recherche un consensus européen potentiel sur un sujet juridique particulier. Le RCS a récemment été ouvert à la CJUE et à la Cour interaméricaine des droits de l’homme en tant que cours observatrices, facilitant d’autant les échanges sur les normes internationales en matière de droits de l’homme.
32. Par ailleurs, le dialogue entre les juridictions nationales supérieures et la Cour européenne des droits de l’homme peut désormais être renforcé par la possibilité d’adresser à la Cour des «demandes d’avis consultatifs sur des questions de principe relatives à l’interprétation ou à l’application des droits et libertés définis par la Convention ou ses protocoles» dans le cadre d’une affaire pendante devant ces juridictions (article 1 du Protocole no 16 (STE no 214). Il est toutefois regrettable que seuls 19 États parties à la Convention aient ratifié le Protocole no 16 
			(47) 
			Il est entré en vigueur
après 10 ratifications le 1er août 2018.
Voir: <a href='https://www.coe.int/fr/web/conventions/full-list?module=signatures-by-treaty&treatynum=214'>www.coe.int/fr/web/conventions/full-list?module=signatures-by-treaty&treatynum=214</a>., et que cette possibilité n’ait été exploitée jusqu’à présent que dans un petit nombre d’affaires (sept requêtes soumises).

4. Exécution et examen des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme: quelques exemples récents

33. De nouvelles tensions sont apparues ces dernières années dans les rapports entre la Convention et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, d’une part, et les ordres juridiques internes, d’autre part. Par exemple, les frictions au sujet d’une modification de la Constitution russe en lien avec l’exécution de l’arrêt OAO Neftyanaya Kompaniya YUKOS c. Fédération de Russie ont fait l’objet d’une forte médiatisation 
			(48) 
			Requête no 14902/04,
arrêts des 20 septembre 2011 (sur le fond) et 31 juillet 2014 (satisfaction
équitable, article 41). La Cour a estimé qu’il y avait eu diverses
violations de la Convention dans les procédures fiscales et d’exécution engagées
contre la société pétrolière requérante (principalement de l’article 6
et de l’article 1 du Protocole no 1)
et a alloué un montant total de près de 1,9 milliard d’euros aux
actionnaires de la société requérante à titre de satisfaction équitable.. Le 19 janvier 2017, la Cour constitutionnelle russe a rendu un arrêt déclarant que l’exécution de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme sur la satisfaction équitable dans cette affaire était inconstitutionnelle 
			(49) 
			<a href='https://hudoc.exec.coe.int/fre'>Description de l’affaire</a> dans HUDOC-EXEC, au 15 mars 2022. En raison des modifications
de la loi fédérale sur la Cour constitutionnelle adoptées en décembre
2015, et examinées par la Commission de Venise dans son avis CDL-AD(2016)016, op. cit.. En 2020, la Constitution russe a été modifiée de sorte que les décisions des organes interétatiques qui sont contraires à la Constitution ne soient pas exécutoires dans la Fédération de Russie, et que la Cour constitutionnelle russe soit seule compétente pour régler les questions relatives à la possibilité d’exécuter les décisions adoptées par les organes interétatiques, dans le cas où celles-ci seraient contraires à la Constitution russe. Dans son avis du 18 juin 2020, la Commission de Venise a estimé que la compétence octroyée à la Cour constitutionnelle de déclarer un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme non exécutoire était contraire à la Convention et elle s’est dite «inquiète» de l’inscription de cette compétence dans la Constitution 
			(50) 
			CDL-AD(2020)009, op. cit., paragraphes 64 et 68.. Dans sa Résolution 2358 (2021), et à la lumière de l’avis de la Commission de Venise, l’Assemblée a appelé la Fédération de Russie à modifier les amendements apportés aux articles 79 et 125.5.b de la Constitution, mais ses recommandations sont restées sans effet.

4.1. Pologne

34. Les réformes récentes du système judiciaire polonais ont suscité une certaine controverse, notamment en raison du refus apparent des autorités polonaises – y compris de l’appareil judiciaire nouvellement réformé – de se conformer aux arrêts définitifs de la Cour européenne des droits de l’homme en la matière.
35. Dans son arrêt du 7 mai 2021 sur l’affaire Xero Flor c. Pologne 
			(51) 
			Requête no 4907/18,
arrêt du 7 mai 2021., la Cour a conclu à la violation de l’article 6 de la Convention en raison de la composition du Tribunal constitutionnel polonais et a contesté la validité de l’élection de plusieurs juges 
			(52) 
			La Cour a notamment
estimé que l’élection de certains juges au Tribunal constitutionnel
était irrégulière, car non conforme aux dispositions constitutionnelles
polonaises relatives à l’élection d’un juge au Tribunal constitutionnel.
Des juges avaient déjà été élus par le Sejm (la chambre basse du
parlement polonais) précédent, mais n’avaient encore pas prêté serment
devant le président. Il n’était donc pas approprié que le nouveau
Sejm cherche à élire d’autres juges à leur place. Ces irrégularités
ont porté atteinte au droit de la société requérante à un tribunal
établi par la loi, en violation de l’article 6 de la Convention,
puisque des juges irrégulièrement nommés ont participé aux délibérations
judiciaires concernant son recours en inconstitutionnalité.. De même, dans le groupe d’affaires Reczkowicz, la Cour européenne des droits de l’homme a conclu à une violation du droit à un tribunal établi par la loi, en violation de l’article 6 de la Convention, en raison de la participation aux procédures nationales de juges de la Cour suprême polonaise qui ont été nommés dans le cadre d’une procédure intrinsèquement défaillante sur proposition du Conseil national de la magistrature, sans véritable indépendance par rapport aux pouvoirs législatif et exécutif et dans un contexte plus large de réformes visant à affaiblir l’indépendance judiciaire 
			(53) 
			<a href='https://hudoc.echr.coe.int/fre'>Reczkowicz c. Pologne</a>, arrêt du 22 juillet 2021. Parmi les affaires de ce
groupe, citons: Broda et Bojara c. Pologne, requête
no 26691/18, arrêt du 29 juin 2021; Reczkowicz c. Pologne, requête no 43447/19,
arrêt du 22 juillet 2021; Dolińska-Ficek
et Ozimek c. Pologne, requêtes no 49868/19
et 57511/19, arrêt du 8 novembre 2021; et Advance
Pharma Sp. z o.o. c. Pologne, requête no 1469/20,
arrêt du 3 février 2022.. Dans son arrêt du 29 septembre 2021 rendu dans l’affaire Broda et Bojara c. Pologne 
			(54) 
			<a href='https://hudoc.echr.coe.int/fre'>Broda et
Bojara c. Pologne</a>, arrêt du 29 juin 2021., la Cour européenne des droits de l’homme a conclu à une violation de l’article 6 de la Convention (accès à un tribunal) du fait de la fin prématurée du mandat de vice-présidents d’un tribunal régional des requérants.
36. Le Tribunal constitutionnel polonais a rendu deux arrêts en réaction à la jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l’homme qui critiquait les réformes apportées au système judiciaire polonais. Dans l’arrêt du 24 novembre 2021 
			(55) 
			K 6/21., rendu à la demande du ministre de la Justice et procureur général à la suite de l’arrêt Xero Flor de la Cour, le Tribunal constitutionnel a déclaré inconstitutionnel l’article 6, paragraphe 1, de la Convention dans la mesure où le terme «tribunal» qui y figure le désigne. Il l’a également jugé inconstitutionnel au motif qu’il confère à la Cour européenne des droits de l’homme compétence pour apprécier la légalité de l’élection des juges au Tribunal constitutionnel. Le 10 mars 2022 
			(56) 
			K 7/21., toujours à la demande du ministre de la Justice et procureur général et en réaction aux arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme concernant la réforme de la Cour suprême et du Conseil national de la magistrature, le Tribunal constitutionnel a estimé que l’article 6, paragraphe 1, de la Convention était contraire à la Constitution polonaise au motif que l’organisation et la compétence des juridictions nationales et la nomination des juges devaient relever de la compétence de l’État partie.
37. Dans plusieurs décisions successives, le Comité des Ministres a rappelé l’obligation claire et inconditionnelle qui incombe à la Pologne de se conformer aux arrêts définitifs contraignants de la Cour européenne des droits de l’homme en vertu de l’article 46, paragraphe 1, de la Convention 
			(57) 
			Les décisions les plus
récentes concernant les affaires <a href='https://hudoc.exec.coe.int/fre'>Xero Flor</a> et <a href='https://hudoc.exec.coe.int/fre'>Reczkowicz</a> ont été adoptées lors de la réunion (DH) du Comité des
Ministres de décembre 2022., et il a déploré la position des autorités qui considèrent que la Cour a outrepassé les limites de sa compétence en adoptant l’arrêt Xero Flor. Il a également rappelé que pour éviter des violations similaires du droit à un tribunal établi par la loi, «les autorités devaient prendre rapidement des mesures correctives pour: (i) s’assurer que la Cour constitutionnelle est composée de juges légalement élus, et donc permettre aux trois juges élus en octobre 2015 d’être admis à siéger et de servir jusqu’à la fin de leur mandat de neuf ans, en excluant les juges qui ont été élus irrégulièrement; (ii) examiner le statut des décisions déjà rendues dans des affaires de recours constitutionnels avec la participation de juge(s) irrégulièrement nommé(s); et (iii) proposer des mesures pour empêcher toute influence extérieure indue sur la nomination des juges à l’avenir». En outre, dans le groupe d’affaires Reczkowicz, le Comité des Ministres a rappelé que le principal problème sous-jacent à l’origine des violations de l’article 6 était la nomination de juges sur proposition du Conseil national de la magistrature recomposé. Il a donc exhorté les autorités à garantir le droit du pouvoir judiciaire polonais à élire les magistrats membres du Conseil et à examiner le statut de tous les juges nommés sur proposition du Conseil national de la magistrature recomposé, ainsi que les décisions rendues avec leur participation. Le Comité des Ministres a également évoqué la nécessité de mettre en place un cadre adéquat pour examiner la légitimité des nominations des juges et supprimer les risques de responsabilité disciplinaire pour les juges qui mettent en œuvre les exigences de l’article 6 dans ce contexte.
38. Les conclusions d’inconstitutionnalité rendues par le Tribunal constitutionnel polonais dans ses arrêts K 6/21 et K 7/21 remettent en cause la compétence de la Cour européenne des droits de l’homme en vertu de l’article 32 de la Convention. Il incombe donc à la Pologne d’interpréter et, le cas échéant, de modifier ses lois de manière à éviter toute répétition des violations constatées par la Cour européenne des droits de l’homme dans ces affaires. Malheureusement, malgré la procédure exceptionnelle des enquêtes du Secrétaire Général du Conseil de l’Europe prévue à l’article 52 de la Convention, rien n’a encore été fait à ce jour 
			(58) 
			Le
7 décembre 2021, la Secrétaire Générale a engagé une procédure conformément
à l'article 52 de la Convention, à la suite des arrêts de la Cour
constitutionnelle polonaise dans l’affaire K6/21 et ensuite l’affaire
K7/21. Le rapport concluant la procédure (<a href='https://search.coe.int/cm/Pages/result_details.aspx?ObjectId=0900001680a8eb56'>SG/Inf(2022)39</a>)
a été publié le 9 novembre 2022. Il a conclu qu’en raison du constat d'inconstitutionnalité
formulé dans l’arrêt K6/21, l'obligation de la Pologne en vertu
de la Convention européenne des droits de l'homme visant à garantir
la jouissance du droit à un procès équitable par un tribunal indépendant
et impartial établi par la loi à toute personne relevant de sa juridiction
n'a pas été respectée. La Pologne doit agir pour se conformer à ses
obligations internationales, qui consistent notamment à veiller
à ce que son droit interne soit interprété et, le cas échéant, modifié
de manière à éviter toute répétition des mêmes violations..
39. Cette affaire est certes inhabituelle, mais elle illustre l’interaction établie entre les niveaux national, de l’Union européenne et de la Convention en raison des mesures prises au niveau de l’Union européenne à la suite des préoccupations formulées par la Cour européenne des droits de l’homme au sujet des réformes judiciaires polonaises. Par exemple, au niveau de l’Union européenne, le 15 février 2023, la Commission a renvoyé la Pologne devant la CJUE en raison de violations du droit de l’Union européenne par son Tribunal constitutionnel et sa jurisprudence. La Commission a ouvert une procédure d’infraction contre la Pologne le 22 décembre 2021 à la suite de décisions du Tribunal constitutionnel polonais qui avait considéré que les dispositions des traités de l’Union européenne étaient incompatibles avec la Constitution polonaise, contestant ainsi expressément la primauté du droit de l’Union européenne. Par ailleurs, certaines des mesures visant à respecter les jalons de la réforme judiciaire prévus dans la décision du Conseil de l’Union européenne relative à l’approbation de l’évaluation du plan pour la reprise et la résilience pour la Pologne 
			(59) 
			COM(2022)268final. ont été présentées au Comité des ministres comme des mesures d’exécution des arrêts du groupe Reczkowicz, et d’autres amendements législatifs sont en cours d’adoption à cet égard. On ne peut qu’espérer que ces mesures seront également utiles pour l’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme – et il importe d’œuvrer dans ce sens – mais il convient aussi de rappeler la position du Comité des Ministres sur le rôle fondamental de la réforme du Conseil national de la magistrature pour garantir que ses membres soient à nouveau élus par leurs pairs.
40. Si certains éléments laissent espérer qu’un début de solution se trouve à portée de main, d’autres facteurs semblent révéler une aggravation de la situation. Des affaires liées à la réforme judiciaire polonaise continuent d’être portées devant la Cour européenne des droits de l’homme, qui décide dans certains cas d’indiquer des mesures provisoires. Récemment, le Gouvernement polonais a informé le greffe de la Cour européenne des droits de l’homme qu’il ne se conformerait pas aux mesures provisoires prononcées en vertu de l’article 39 du règlement de la Cour dans les affaires Leszczyńska-Furtak c. Pologne, Gregajtys c. Pologne et Piekarska-Drążek c. Pologne 
			(60) 
			<a href='https://hudoc.echr.coe.int/fre-press'>Communiqué de presse</a> de la Cour européenne des droits de l’homme.. Ces mesures provisoires concernaient des décisions de mutation de juges de la chambre pénale à la chambre du travail et de la sécurité sociale de la cour d’appel de Varsovie – décisions apparemment prises pour sanctionner les déclarations de ces juges sur la légalité de la nomination d’autres juges. Les autorités polonaises ont justifié ce refus de se conformer aux mesures provisoires de la Cour européenne des droits de l’homme en se référant à une déclaration du président de la cour d’appel de Varsovie et à l’arrêt du Tribunal constitutionnel du 10 mars 2022, qui remettaient en question l’autorité de la Cour pour intervenir dans des affaires concernant le système judiciaire.

4.2. Royaume-Uni

41. Le Gouvernement du Royaume-Uni a présenté un projet de loi visant à remplacer la loi sur les droits de l’homme par une charte des droits humains «afin de rétablir un juste équilibre entre les droits de la personne, la responsabilité personnelle et l’intérêt général au sens large», sans pour autant abandonner les engagements pris par le Royaume-Uni envers la Convention. Il est prévu de «rendre au parlement son rôle de juge ultime des lois qui ont des répercussions sur la population du pays» et d’élargir la marge de décision du Royaume-Uni en matière d’interprétation des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme 
			(61) 
			<a href='https://www.gov.uk/government/news/plan-to-reform-human-rights-act'>Plan
to reform Human Rights Act – GOV.UK (www.gov.uk)</a>.. Plus précisément, la Cour suprême du Royaume-Uni aura «le dernier mot sur les droits britanniques, qui ne devront plus se plier aveuglément aux décisions de la Cour de Strasbourg», mais seront interprétés «dans un contexte britannique, dans le respect de la jurisprudence du pays, de ses traditions et des intentions de son législateur élu» 
			(62) 
			Idem.. Plus récemment, le Gouvernement britannique a présenté le «projet de loi sur l’immigration illégale», qui semble également anticiper une augmentation des conflits avec la Convention et la Cour européenne des droits de l’homme, et qui comprend en effet une disposition spécifique relative à l’application des mesures provisoires indiquées par la Cour européenne des droits de l’homme, tout comme le projet de charte des droits humains. Ces réformes législatives feront l’objet d’un rapport de l’Assemblée intitulé «Réforme de la législation du Royaume-Uni sur les droits de l’homme: conséquences pour la protection des droits de l’homme au niveau national et européen» 
			(63) 
			«Réforme de la législation
du Royaume-Uni sur les droits de l’homme: conséquences pour la protection
des droits de l’homme au niveau national et européen», <a href='https://assembly.coe.int/LifeRay/JUR/Pdf/DocsAndDecs/2022/AS-JUR-2022-35-fr.pdf'>Note
introductive</a>.. Bien que la majorité de ces réformes ne soient pas tant un cas de conflit entre juridictions qu’un ajustement par un État de ses modèles de mise en œuvre de la Convention au niveau national, les dispositions semblent susceptibles d’entraîner un accroissement des conflits entre les juridictions nationales et la Cour européenne des droits de l’homme, et les dispositions relatives au respect des mesures provisoires pourraient être préoccupantes.
42. Il convient de noter en particulier que la législation britannique en matière de droits de l’homme contient un exemple intéressant de la manière dont le système judiciaire des États peuvent tenir compte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. L’article 2 de la loi britannique sur les droits de l’homme n’exige pas des tribunaux nationaux qu’ils suivent la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, mais qu’ils «prennent en considération» les arrêts pertinents pour la demande dont ils sont saisis. Il est généralement admis que c’est cet article qui a permis de résoudre efficacement les affaires britanniques au niveau national, grâce à une bonne application du raisonnement de la Cour européenne des droits de l’homme. Cette approche aurait à son tour contribué à ce que le Royaume-Uni ait le plus faible nombre de requêtes par habitant devant la Cour européenne des droits de l’homme (et de requêtes déclarées recevables) parmi les États membres du Conseil de l’Europe ces dernières années. En effet, le fait d’exiger des juridictions nationales qu’elles tiennent compte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme favorise le règlement efficace du contentieux au niveau national. Les juges britanniques appliquent donc la même jurisprudence et le même raisonnement que les juges de la Cour européenne des droits de l’homme, ce qui permet aussi d’améliorer le dialogue judiciaire entre les tribunaux britanniques et la Cour. En effet, il est plus facile pour cette dernière de s’assurer que les juridictions nationales appliquent l’analyse juridique pertinente, et cela simplifie d’autant son évaluation de la marge d’appréciation. Le récent projet de charte des droits humains devrait réduire considérablement la force de cette disposition, diminuant ainsi les avantages de cette approche utile. Indépendamment de l’évolution de la législation britannique, il convient de noter que cette approche qui consiste à demander expressément aux tribunaux de tenir compte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme est un moyen utile d’améliorer à la fois le dialogue judiciaire et l’application de la Convention au niveau national, et de prévenir les conflits.

5. Informations reçues au cours de notre travail sur le présent rapport

5.1. Résultats du questionnaire envoyé aux parlements nationaux

43. La synthèse des résultats du questionnaire figure en annexe du présent rapport. Comme on peut le constater, les rapports entre les Constitutions nationales et la Convention diffèrent d’un État à l’autre selon la hiérarchie des normes et la place occupée ou non par la Convention dans une Constitution. La jurisprudence n’est pas toujours claire dans ce domaine. En ce qui concerne le droit de l’Union européenne, la solution semble souvent consister à essayer de trouver des interprétations complémentaires du droit de l’Union européenne, du droit national et de la Convention.

5.2. Auditions

44. Lors de la réunion de la commission des questions juridiques et des droits de l’homme du 5 septembre 2022, Mme Keller a expliqué que les tensions entre la Cour européenne des droits de l’homme et les États contractants étaient inévitables, car la Cour doit respecter la souveraineté des États tout en veillant à ce qu’ils s’acquittent des obligations qu’ils ont contractées au titre de la Convention. Mme Keller considère que les conflits sont naturels et constituent autant d’occasions précieuses de réflexion dans le cadre d’un dialogue constructif (par exemple, sur le droit de vote des prisonniers au Royaume-Uni). Cependant, une résistance plus ferme et sournoise peut parfois se manifester (voir, par exemple, l’approche adoptée par la Cour constitutionnelle russe). Mme Keller a rappelé que la Convention est un «système coopératif» qui utilise divers instruments pour engager un dialogue constructif avec les juridictions nationales. La Cour européenne des droits de l’homme vient à l’appui des juridictions nationales, soutient leur rôle primordial de garantes des droits consacrés par la Convention dans le cadre de la «doctrine des juridictions responsables» et applique un critère de contrôle moins strict à condition que ces juridictions tiennent compte de sa jurisprudence et que la question concerne une jurisprudence bien établie.
45. S’agissant de l’idée d’instaurer une Grande Chambre mixte pour les affaires constitutionnelles difficiles, Mme Keller estime qu’un tel changement affaiblirait le système de la Convention et ne présenterait aucun avantage par rapport au système actuel, d’autant que: 1) une Grande Chambre mixte est incompatible avec la Convention – la Cour européenne des droits de l’homme étant par nature une juridiction internationale; 2) la participation de juges nationaux à la prise de décision de la Cour donnerait lieu à un soupçon de partialité et risquerait de porter atteinte à la légitimité et à la crédibilité de la Cour; 3) un tribunal hybride est une instance totalement inconnue dans le cadre de la protection internationale des droits de l’homme; 4) une Grande Chambre mixte saperait et réduirait la légitimité de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, puisqu’elle pourrait être considérée comme le reflet de la volonté unilatérale d’un État, et non d’une Cour européenne des droits de l’homme indépendante; et 5) les juges de la Cour constitutionnelle qui ont déjà examiné la question lors de l’épuisement des recours internes ne devraient pas être également impliqués dans la même affaire – si ses juges n’examinent pas régulièrement les questions relatives aux droits de l’homme, ils manqueront des compétences nécessaires. Elle a précisé qu’il pouvait être dangereux d’introduire, au niveau européen, des problèmes qui existent au sein d’un système judiciaire national et qui ne sont pas réglés.
46. S’agissant de l’adhésion de l’Union européenne à la Convention, Mme Keller estime qu’elle pose de véritables difficultés à la CJUE et à la Cour européenne des droits de l’homme, surtout compte tenu de la conditionnalité de l’Union européenne et des problèmes de compatibilité avec le système de la Convention. L’approche de la Cour européenne des droits de l’homme consiste à privilégier la marge d’appréciation et le dialogue judiciaire. À cet égard, Mme Keller considère qu’il est inutile d’essayer d’imposer une hiérarchie entre les différents systèmes juridiques internationaux; le droit international comprend nécessairement plusieurs niveaux. Il est donc essentiel de faciliter le dialogue judiciaire entre les juridictions nationales, la Cour européenne des droits de l’homme et la CJUE pour résoudre tout problème éventuel à l’avenir.
47. Mme Granata-Menghini a rappelé que dans les cas difficiles, il importe de faire la distinction entre impossibilité juridique et caractère non souhaitable. Elle a indiqué qu’au moins 12 pays avaient modifié leur Constitution à la suite d’arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme. Bien que les États disposent d’une marge d’appréciation dans la mise en œuvre des arrêts de la Cour, la composition des juridictions constitutionnelles a des conséquences qu’il convient de prendre en compte (par exemple en Pologne). La principale difficulté réside généralement dans le manque de volonté politique de la part des juridictions et des autorités nationales pour résoudre un problème donné. Elle a rappelé le rôle de la Commission de Venise qui peut aider les cours constitutionnelles en cas de déficit de compétence.
48. Lors de l’échange de vues tenu par la commission le 12 octobre 2022, M. Weiler a expliqué les spécificités du système juridique de l’Union européenne, caractérisé par une forme relativement extrême de suprématie du droit de l’Union européenne, qui implique que la CJUE considère que même les dispositions mineures ou techniques du droit de l’Union européenne priment sur les Constitutions nationales. Il a toutefois indiqué que certaines juridictions nationales supérieures avaient récemment exprimé une certaine «rébellion» contre ce principe – notamment celles du Danemark, de la Hongrie, de la Pologne, de la République tchèque, de la France et de l’Italie. Ces tribunaux ont en effet déclaré que, dans certaines circonstances, ils ne pouvaient accepter la suprématie du droit de l’Union européenne et se sont donc laissé la possibilité de rejeter la suprématie de la CJUE. Pour M. Weiler, ce changement d’attitude s’explique par l’élargissement de l’Union européenne, qui implique une plus grande diversité et des divergences dans les sensibilités sociales, politiques et culturelles de ses États membres. Il estime également que la suprématie du droit de l’Union européenne ne s’applique qu’aux mesures de l’Union européenne qui sont intra vires, et il reconnaît qu’il peut y avoir des divergences d’opinion entre les instances européennes et nationales à propos de l’équilibre des compétences – les institutions européennes, y compris la CJUE, ayant tendance à favoriser l’élargissement des pouvoirs de l’Union européenne. Les cours constitutionnelles nationales ont fait valoir qu’en vertu du principe de délégation de pouvoirs, il leur appartient de décider si l’État délègue tel pouvoir à l’Union européenne (et non à l’Union européenne de décider si ce pouvoir lui a été délégué). M. Weiler considère qu’il est important de reconnaître que l’Union européenne est un ordre pluraliste différent de l’homogénéité qui caractérisait les six États dans les années 1960, au moment où de nombreux principes de l’Union européenne ont été définis. Il est donc nécessaire d’adopter une approche qui tienne compte des ordres constitutionnels des États membres.
49. Cependant, les conflits ont parfois pu être résolus sans heurts. Par exemple, dans l’affaire italienne Taricco, la Cour constitutionnelle italienne a estimé que l’instrument de l’Union européenne allait à l’encontre des principes fondamentaux, et que l’Italie ne pouvait pas avoir conféré des pouvoirs qui portent atteinte aux principes fondamentaux. Elle a donc demandé à la CJUE de revoir sa position, ce qu’elle a fait. Si, dans le contexte de l’Union européenne, une juridiction unique contribue au principe d’égalité devant la loi et à l’application uniforme de la loi, il n’est pas toujours possible d’éviter les objections des cours constitutionnelles nationales. Pour surmonter ces difficultés, M. Weiler a proposé la création d’une chambre mixte au sein de la CJUE, qui serait chargée des questions liées aux actes intra vires et ultra vires. Cette chambre mixte serait composée d’une sélection de juges nationaux, et ses décisions seraient contraignantes. M. Weiler espère ainsi réduire sensiblement les cas et les risques de conflits entre l’Union européenne/la CJUE et les Constitutions nationales/juridictions constitutionnelles nationales. La présence de juges constitutionnels nationaux devrait également permettre de mieux faire connaître les sensibilités constitutionnelles nationales.
50. En ce qui concerne la Convention, M. Weiler propose que, lorsque la Grande Chambre sait qu’elle doit délibérer sur une décision relative à un problème constitutionnel délicat, elle organise une audience à huis clos à laquelle participeraient la Cour européenne des droits de l’homme et une sélection de juges des juridictions constitutionnelles nationales. Parmi ces juges pourrait figurer un juge de l’État membre concerné (mais pas seulement de cet État). Il pourrait s’agir de déterminer si une question relève de la marge d'appréciation accordée aux États membres par la Convention. Cette audience n’aurait aucun pouvoir décisionnel; il s’agirait plutôt d’une discussion visant à éclairer la Cour européenne des droits de l’homme sur la question examinée, en faisant appel à la sagesse des juges constitutionnels de divers États. Quand bien même les juges de la Cour européenne des droits de l’homme ne changeraient pas d’avis à l’issue de cette discussion, celle-ci contribuerait au moins à améliorer la qualité de leur raisonnement et à rendre la décision finale plus convaincante.
51. S’agissant de l’adhésion de l’Union européenne à la Convention, M. Weiler estime que face à la Cour européenne des droits de l’homme, il ne devrait y avoir aucune différence entre la CJUE et les cours constitutionnelles allemande ou lettone. La Cour européenne des droits de l’homme devrait traiter de la même manière la CJUE et toute autre juridiction constitutionnelle d’un État membre.

6. Conclusions

52. Comme l’a indiqué la Commission de Venise, les tensions entre composantes sont inévitables dans l’ordre juridique à plusieurs niveaux qui existe aujourd’hui en Europe 
			(64) 
			CDL-AD(2016)016, op. cit., paragraphe 105.. La Convention, selon l’interprétation retenue par la Cour européenne des droits de l’homme, exige souvent des États parties qu’ils modifient leur législation, voire leur Constitution ou leurs lois constitutionnelles, pour respecter leurs obligations conventionnelles. Ces exigences peuvent sembler toucher au cœur de la souveraineté des États et ces derniers peuvent donc parfois trouver ces changements difficiles à mettre en œuvre. Cependant, il est indispensable de dépasser ces réticences afin de préserver la mise en œuvre de la Convention, conçue comme un instrument vivant et contraignant. Compte tenu de l’impératif juridique et politique de surmonter cette résistance et ces défis, d’autres dispositifs pourraient être envisagés afin d’atténuer les tensions entre la jurisprudence de la Cour et les législations nationales. Le dialogue judiciaire illustre bien la manière dont certaines améliorations peuvent aider à surmonter les difficultés.
53. A titre d’exemple de mécanisme plus innovant, mentionnons la proposition récente de créer une chambre mixte au sein de la CJUE, avec des juges nationaux 
			(65) 
			D. Sarmiento, J.H.H. Weiler:
«The EU Judiciary After Weiss: Proposing A New Mixed Chamber of
the Court of Justice», VerfBlog, 2 June 2020, <a href='https://verfassungsblog.de/the-eu-judiciary-after-weiss/'>https://verfassungsblog.de/the-eu-judiciary-after-weiss/</a>., lorsqu’il s’agit de déterminer si la législation de l’Union européenne est intra vires et dans les cas de conflit apparent entre les Constitutions nationales et le droit de l’Union européenne 
			(66) 
			Voir, par exemple,
la décision du Conseil Constitutionnel français no 2006-540
DC du 27 juillet 2006. Voir les remarques de son président au Président
de la République à l’occasion du Nouvel An 2005 (Cahiers du Conseil constitutionnel
no 18 juillet 2005): «[…] le droit de
l’union européenne, si loin qu’aillent sa primauté et son immédiateté,
ne peut remettre en cause ce qui est expressément inscrit dans nos
textes constitutionnels et […] tout ce qui est inhérent à notre
identité constitutionnelle, au double sens du mot ‘inhérent’: crucial
et distinctif. Autrement dit: l’essentiel de la République».. Dans cette proposition, la Grande Chambre mixte ne statuerait que sur la répartition des compétences entre l’Union européenne et ses États membres, et elle serait compétente pour déclarer nul et non avenu tout acte de l’Union européenne – en annulant une décision antérieure de la CJUE qui le valide – qui comporterait une violation grave du principe d’attribution. De telles idées créatives peuvent permettre d’apporter des solutions à des problèmes complexes dans un espace juridique de plus en plus interconnecté.
54. J’encourage la poursuite de la réflexion créative qui permettra de faire progresser la compréhension et le respect mutuels entre les différents ordres juridiques et les différentes juridictions. Toutefois, la persistance des violations de l’article 46, paragraphe 1, de la Convention ne saurait être tolérée. En outre, on pourrait peut-être réfléchir à la manière de mieux développer les mécanismes prévus à l’article 46, paragraphe 4 ou 5. Après un tel arrêt au titre de l’article 46, paragraphe 4, l’État partie concerné pourrait alors choisir de modifier sa Constitution ou d’assumer les conséquences de sa réticence, éventuellement par la suspension de sa participation aux organes du Conseil de l’Europe 
			(67) 
			Selon la Commission
de Venise, «[si] la Constitution comporte des dispositions contraires
au traité […], il appartient à tous les organes de l’État de trouver
les solutions appropriées permettant de concilier ces dispositions
du traité et celles de la Constitution (par exemple par l’interprétation,
voire la modification de la Constitution). Dans le cas contraire,
la responsabilité internationale de l’État serait engagée et il
pourrait en résulter une série de conséquences, notamment des contre-mesures
et/ou des sanctions». CDL-AD(2016)16, op. cit.,
paragraphe 87..

Annexe

(open)

A. Introduction

Les parlements de 34 États membres du Conseil de l’Europe ont répondu au questionnaire envoyé par l’intermédiaire du Centre européen de recherche et de documentation parlementaires (CERDP) et ont fourni des informations relatives à leur droit interne et à leur pratique judiciaire. Les pays suivants ont répondu au questionnaire: Albanie, Allemagne, Autriche, Belgique, Bosnie-Herzégovine, Bulgarie, Chypre, Croatie, Espagne, Estonie, Finlande, France, Géorgie, Hongrie, Irlande, Islande, Lettonie, Lituanie, Luxembourg, Macédoine du Nord, Monténégro, Norvège, Pays-Bas, Pologne, Portugal, République tchèque, Roumanie, Royaume-Uni, Saint-Marin, République slovaque, Slovénie, Suède, Suisse et Türkiye.

Les références aux États membres qui figurent ci-après concernent ceux qui ont répondu au questionnaire.

B. Résumé des réponses au questionnaire

1. Quel rang attribue dans la hiérarchie des normes votre Constitution nationale à la Convention européenne des droits de l’homme par rapport à la Constitution?

La réponse des États membres à cette question varie en fonction de leur tradition juridique. On se rend compte à travers leurs réponses que la question est beaucoup plus complexe qu’une simple différence entre pays monistes et dualistes (c’est-à-dire entre les pays qui considèrent les traités internationaux comme faisant partie de l’ordre juridique interne et ceux qui exigent que des mesures particulières soient prises pour qu’un traité international soit incorporé dans le droit national).

Convention > Constitution

La Türkiye semble être le rare exemple où les obligations internationales dûment mises en vigueur priment sur la Constitution et où la Cour constitutionnelle n’a pas la possibilité de contrôler les accords internationaux au motif qu’ils sont inconstitutionnels 
			(68) 
			Article 90, paragraphe
5, Constitution turque..

La Suisse est un cas unique, car sa Constitution dispose que les organes judiciaires sont tenus d’appliquer les lois fédérales et le droit international 
			(69) 
			Article 190, Constitution
fédérale suisse.. Sa réponse confirme que le droit international doit être appliqué même s’il est inconstitutionnel. En outre, étant donné que la Constitution prévoit que son éventuelle révision partielle ne doit pas violer le droit international 
			(70) 
			Article 194, paragraphe 2,
Constitution fédérale suisse. et que les lois fédérales et le droit international font autorité pour les organes judiciaires, la hiérarchie des normes en droit suisse pourrait même être décrite comme plaçant la Convention et le droit national sur un pied d’égalité et au-dessus de la Constitution. Toutefois, il n’existe pas de pratique établie quant à la manière dont les tribunaux résoudraient un tel conflit de normes.

Convention = Constitution

Dans certains pays ayant répondu à l’enquête, la Convention a un statut constitutionnel, comme l’Autriche, en vertu de l’article 2 de l’amendement à la loi constitutionnelle fédérale, et la Slovénie, en vertu de l’article 15, paragraphe 5, de la Constitution 
			(71) 
			Le texte dispose qu’«aucun
droit de l’homme ou liberté fondamentale réglementé par des actes
juridiques en vigueur en Slovénie ne peut être limité au motif que
la Constitution ne reconnaît pas ce droit ou cette liberté, ou les
reconnaît dans une moindre mesure». La Convention n’est pas citée
expressément, mais elle est incluse dans cet article..

La Constitution de la Lettonie n’établit pas expressément une hiérarchie des normes par rapport à des obligations internationales spécifiques. Toutefois, dans l’interprétation son l’article 89, la Cour constitutionnelle a précisé que les normes internationales en matière de droits de l’homme et la Constitution devaient être considérées comme étant en accord, ce qui suggère une éventuelle égalité de statut entre ces deux textes. Une situation analogue peut être observée en République tchèque, où une jurisprudence constante a établi que la Convention, en tant que traité international relatif aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales, faisait partie de l’ordre constitutionnel et bénéficiait d’un statut spécial 
			(72) 
			Interprétation de l’article 1,
paragraphe 2, de la Constitution..

Au Monténégro, la seule hiérarchie des normes expressément évoquée dans la Constitution précise que le droit international est supérieur au droit national. Néanmoins, l’article 17 dispose que «les droits et libertés sont exercés sur la base de la Constitution et des accords internationaux confirmés», ce qui permet d’affirmer que la Constitution est supérieure à la Convention, mais qu’elle peut aussi lui être égale. Cet argument peut être étayé par l’emploi de termes similaires dans plusieurs autres dispositions de la Constitution 
			(73) 
			Articles 81, 118, 145
et 149..

Constitution > Convention

La grande majorité des pays ayant répondu à l’enquête considèrent leur Constitution comme leur source suprême de droit. Dans cette catégorie, la Convention peut avoir un statut supérieur ou égal à celui du droit national.

À Chypre, le droit ordinaire doit respecter les accords internationaux (sous réserve du principe de réciprocité, qui ne s’applique pas aux obligations découlant de la Convention). Par ailleurs, certains avancent que la Convention acquiert une importance supra-constitutionnelle, puisque, conformément à son article 1.A, la Constitution chypriote ne peut pas contredire les lois promulguées sur la base des obligations de l’Union européenne. Selon cette logique, comme les droits fondamentaux garantis par la Convention constituent des principes généraux de l’Union européenne 
			(74) 
			Traité
sur l’Union européenne, article 6, paragraphe 3; Charte des droits
fondamentaux de l’Union européenne, article 53., la Convention acquiert un statut renforcé.

Dans sa réponse, la Roumanie a affirmé que la «suprématie de la Constitution roumaine par rapport au droit international» est un principe qui découle des normes constitutionnelles. Toutefois, elle a rappelé que l’interprétation et l’application des dispositions constitutionnelles relatives aux droits et aux libertés devaient se faire conformément aux traités internationaux relatifs aux droits de l’homme qui lient la Roumanie. En outre, conformément à l’article 20 de la Constitution, en cas d’incohérence entre les pactes et traités relatifs aux droits de l’homme fondamentaux auxquels la Roumanie est partie (y compris la Convention) et le droit national, la législation internationale prime, à moins que la Constitution ou le droit national ne contiennent des dispositions plus favorables.

L’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, la Bulgarie, la Croatie, l’Estonie, la France, la Géorgie, le Portugal, Saint-Marin et la République slovaque prévoient expressément dans leur Constitution que le droit international ou le droit international des droits de l’homme (dont la Convention fait partie) sont supérieurs au droit national. Toutefois, ce statut n’implique pas nécessairement que le droit ordinaire puisse être annulé en cas d’incompatibilité avec la Convention (par exemple, en France, le Conseil constitutionnel refuse d’examiner la conformité d’une loi française aux obligations internationales telles que celles énoncées par la Convention) 
			(75) 
			Conseil
constitutionnel, décision no 74-54 DC,
15 janvier 1975.. En Finlande et en Norvège, le statut du droit international par rapport au droit interne n’est pas explicitement précisé dans la Constitution. Pour autant, la jurisprudence et/ou d’autres instruments juridiques permettent d’affirmer que la Convention, en sa qualité d’instrument des droits de l’homme, prime sur le droit national. En Suède, la Constitution prévoit expressément qu’aucune loi ordinaire contraire à la Convention ne peut être adoptée 
			(76) 
			Instrument
du gouvernement, article 19., ce qui conduit certains à affirmer que la Convention occupe une position intermédiaire entre la Constitution et le droit ordinaire.

Plusieurs autres États, tels que l’Espagne, l’Irlande, l’Islande, la Lituanie et le Monténégro, prévoient expressément dans leur Constitution que les obligations internationales ont le même statut que le droit interne, généralement après leur transposition en droit national par l’adoption d’une loi.

En Allemagne, la Convention a le même statut qu’une loi fédérale ordinaire, mais la Loi fondamentale allemande dispose aussi que les principes généraux du droit international sont supérieurs aux lois fédérales ordinaires 
			(77) 
			Loi fondamentale pour
la République fédérale d’Allemagne, article 25.. Or, de nombreux droits inscrits dans la Convention sont des principes généraux du droit international et, à ce titre, ils priment sur les lois fédérales ordinaires. Ce statut dépend toutefois des droits en question.

En Pologne, «la Constitution est le droit suprême de la République de Pologne» 
			(78) 
			Constitution polonaise,
article 8, paragraphe 1., sous réserve que «la République de Pologne respecte le droit international par lequel elle est liée» 
			(79) 
			Constitution polonaise,
article 9.. En outre, la Convention a une autorité supérieure sur le droit national en cas d’incompatibilité entre les deux 
			(80) 
			Constitution
polonaise, article 91, paragraphe 2.. Dans sa réponse, la Pologne a indiqué que «la Constitution polonaise a un système de protection des droits fondamentaux similaire à celui de la Convention et […] les dispositions constitutionnelles doivent être interprétées en harmonie avec les traités internationaux».

De son côté, le Royaume-Uni n’ayant pas de Constitution écrite, il ne propose pas de hiérarchie formelle des normes. Néanmoins, comme les droits de la Convention ont été incorporés dans le droit national par le biais de la loi sur les droits de l’homme (Human Rights Act), ils sont égaux au droit primaire national. Une approche similaire est adoptée en Hongrie, qui exige que les traités internationaux relatifs aux droits de l’homme soient promulgués dans une loi du parlement pour avoir force de loi au niveau national; mais la Cour constitutionnelle considère qu’en cas de conflit avec les lois ordinaires, les lois donnant effet à un traité international doivent prévaloir.

Enfin, il convient de mentionner que de nombreux États ont utilisé les obligations en matière de droits de l’homme, y compris celles qui découlent de la Convention, comme outil d’interprétation pour garantir que les exigences de la Constitution elle-même soient, dans la mesure du possible, interprétées d’une manière compatible avec les obligations en matière de droits de l’homme auxquelles ils sont liés (c’est notamment le cas de l’Espagne, de l’Estonie, de la Norvège, de la République slovaque et de la Suède) – pour plus d’information, voir la question 3.

2. Votre Constitution mentionne-t-elle spécifiquement la Convention et les normes de droit international relatives à la protection des droits de l’homme?

La majorité des pays ont répondu que, si leur Constitution ne fait pas spécifiquement référence à la Convention, elle mentionne le droit international et les droits de l’homme. Certains pays (comme l’Autriche, la Bosnie-Herzégovine, Chypre, Saint-Marin, la Suède et la Türkiye) mentionnent expressément la Convention dans leur Constitution. D’autres (comme la Croatie, la Finlande, la Norvège, le Portugal et la Slovaquie) évoquent le droit international des droits de l’homme ou les libertés fondamentales.

De nombreux pays ayant répondu (Albanie, Allemagne, France, Géorgie, Hongrie, Lettonie, Macédoine du Nord, République tchèque, Roumanie et Suisse) font simplement référence au droit international, aux traités ou aux accords dans leur Constitution, en considérant que la Convention fait partie de leurs obligations internationales.

Certaines Constitutions qui ne mentionnent pas la Convention s’en inspirent néanmoins et présentent un texte quasi identique aux droits énoncés dans la Convention (Bulgarie, Croatie, Estonie, Roumanie et Slovénie) ou en reprennent au moins un certain nombre (Belgique, Hongrie, Norvège, Suède, par exemple). En Irlande, bien que la majorité des droits soient protégés par la Constitution, la Convention est également incorporée dans le droit national par le biais d’une loi distincte, qui est une loi ordinaire dont les droits doivent être examinés après examen des recours constitutionnels éventuels.

La Constitution de la Pologne se distingue des autres par l’emploi dans son préambule du terme «valeurs humaines universelles».

3. Existe-t-il une jurisprudence sur les rapports entre la Constitution et la Convention en cas de conflit de normes?

Dans leurs réponses, de nombreux pays ont fait état de décisions sur la relation entre la Constitution et la Convention qui, dans la majorité des cas, précisent les dispositions constitutionnelles établissant la hiérarchie des normes. De même, de nombreux pays (l’Irlande, par exemple) ont souligné que la relation entre les dispositions constitutionnelles et la Convention était souvent prise en compte lors de l’interprétation des dispositions garantissant les droits de l’homme dans la Constitution, plus que les questions relatives à un conflit en tant que telles.

En Bosnie-Herzégovine et en France 
			(81) 
			<a href='https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000008008495/'>Conseil
d’État, Assemblée, 30 octobre 1998, Sarran et Levacher</a>., les tribunaux appliquent et défendent la suprématie de la Constitution. En Pologne, dans une affaire concernant la question de savoir si la juridiction constitutionnelle est ou non un «tribunal» aux fins du droit à un procès équitable protégé par l’article 6 de la Convention, le Tribunal constitutionnel a récemment confirmé la suprématie de la Constitution polonaise sur la Convention et déclaré que l’article 6 de la Convention était inconstitutionnel en ce qu’il permet aux juridictions internationales ou nationales d’évaluer la conformité des actes juridiques relatifs au système judiciaire, à la compétence des tribunaux ou à la procédure d’élection des membres du Conseil national de la magistrature 
			(82) 
			Tribunal constitutionnel
polonais, arrêt du 24 novembre 2021, no K 6/21;
arrêt du 10 mars 2022, no K 7/21..

En Espagne, la jurisprudence 
			(83) 
			<a href='http://hj.tribunalconstitucional.es/es-ES/Resolucion/Show/1675'>Arrêt
du Tribunal constitutionnel de l’Espagne (STC) 36/1991</a>. précise que les droits proclamés au niveau international constituent des «règles déterminantes» 
			(84) 
			<a href='http://hj.tribunalconstitucional.es/es-ES/Resolucion/Show/22'>STC
22/1981</a>. pour l’interprétation de la Constitution et que la Convention constitue donc un «critère obligatoire» 
			(85) 
			<a href='http://hj.tribunalconstitucional.es/es-ES/Resolucion/Show/3839'>STC
97/1999</a>. pour l’interprétation de certains droits contenus dans la Constitution. Ainsi, contrairement à ce que prévoient les dispositions constitutionnelles, la Convention peut éclairer la Constitution. De même, les tribunaux du Portugal et de Chypre soutiennent l’interprétation de la Constitution à la lumière de la Convention, et la Cour constitutionnelle de Chypre déclare que la protection des droits de l’homme implique des obligations constitutionnelles et internationales 
			(86) 
			Cour constitutionnelle
de Chypre, Dracos et autres c. Commission
de la fonction publique (1991), 1 ΑΑΔ 696.. En Croatie, la Cour constitutionnelle a adopté la position selon laquelle toute incompatibilité avec la Convention est une incompatibilité avec l’État de droit, les droits garantis par la Convention et les principes de constitutionnalité et de légalité protégés par la Convention – les normes en tant que telles ne sont pas considérées comme étant en conflit 
			(87) 
			Cour constitutionnelle
de Croatie, Décision no U-I-745/1999
du 8 novembre 2000 (Journal officiel 122/00).. En outre, en Lituanie et en Estonie, les tribunaux ont considéré respectivement que la Constitution ou le droit national ne pouvaient être invoqués pour interdire l’évolution des droits de l’homme, notamment comme le prévoit la Convention 
			(88) 
			«<a href='https://lrkt.lt/lt/teismo-aktai/paieska/135/ta422/content'>Conclusions
de la Cour constitutionnelle de la République de Lituanie sur la
conformité des articles 4, 5, 9, 14 de la Convention européenne
des droits de l’homme avec la Constitution de la République de Lituanie</a>»., et que de nouveaux droits pouvaient découler du droit international, y compris de la Convention 
			(89) 
			Cour constitutionnelle
de l’Estonie, RKPSJK, 3-4-1-1-04, 25 mars 2004, p. 18; RKKK, 3-1-1-21-06,
5 mai 2006..

À l’inverse, en Allemagne, la Cour constitutionnelle fédérale a fixé des limites à son interprétation de la Constitution en accord avec la Convention en déclarant que ses lois nationales ne devaient être interprétées conformément à la Convention que dans les limites des méthodes d’interprétation reconnues par la Constitution et que «lorsque la Loi fondamentale est interprétée d’une manière conforme à la Convention, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme doit être intégrée avec le plus grand soin» 
			(90) 
			Cour
constitutionnelle fédérale allemande, arrêt du 12 juin 2018 – 2 BvR
1738/12; arrêt du 4 mai 2011 – 2 BvR 2365/09.. En Belgique, la Cour de cassation et la Cour constitutionnelle n’ont pas la même position vis-à-vis de la hiérarchie des normes. La jurisprudence de la Cour de cassation indique clairement que les dispositions des traités internationaux qui ont des effets directs sur l’ordre juridique interne priment sur le droit national, et même sur la Constitution 
			(91) 
			État
Belge c. S.A. «Fromagerie Franco-Suisse Le Ski», Cour
de Cassation belge, 27 mai 1971 – en ce qui concerne la primauté
des dispositions de droit international ayant des effets directs
sur le droit national. Ce principe a été étendu en 2004 aux obligations
internationales, qui priment également sur la Constitution.. En revanche, la jurisprudence de la Cour constitutionnelle semble davantage fondée sur la supériorité de la Constitution sur le droit international, et a établi que le législateur ou les institutions n’avaient pas nécessairement «carte blanche» pour adhérer à des traités internationaux qui seraient contraires à la Constitution. La Cour constitutionnelle a néanmoins développé une jurisprudence sur la concordance entre les droits et les libertés garantis par la Constitution et ceux consacrés par la Convention, de sorte qu’il n’y a en réalité pas de conflits dans ce domaine.

En cas de conflit de normes, les tribunaux autrichiens appliquent le droit le plus favorable au requérant. Si cela entraîne une perte des droits du défendeur, les tribunaux tentent de trouver une interprétation qui favorise l’harmonisation ou de fusionner différents aspects des droits fondamentaux 
			(92) 
			Voir
VfSlg. <a href='https://www.ris.bka.gv.at/Dokumente/Vfgh/JFT_09889691_09G00287_00/JFT_09889691_09G00287_00.pdf'>19.349/2011</a>; <a href='https://www.ris.bka.gv.at/Dokumente/Vfgh/JFT_20131127_12B01168_00/JFT_20131127_12B01168_00.pdf'>19.813//2013</a>; VfSlg. <a href='https://www.ris.bka.gv.at/Dokumente/Vfgh/JFT_20150702_14E01219_00/JFT_20150702_14E01219_00.pdf'>19.994/2015</a>; <a href='https://www.ris.bka.gv.at/Dokumente/Vfgh/JFT_20161212_16E00580_00/JFT_20161212_16E00580_00.pdf'>20.117/2016</a>; <a href='https://www.ris.bka.gv.at/Dokumente/Vfgh/JFT_20180626_17E04261_00/JFT_20180626_17E04261_00.pdf'>20.261/2018</a>..

4. Si votre pays est membre de l’Union européenne, existe-t-il une jurisprudence sur les rapports entre le droit de l’Union européenne et la Convention?

Vingt-deux des pays ayant répondu sont des États membres de l’Union européenne. Parmi eux, onze ont été en mesure de fournir des informations sur la relation entre le droit de l’union européenne et la Convention, mais beaucoup d’autres ne semblent pas disposer d’une jurisprudence clarifiant cette relation (par exemple, la Pologne).

Dans certains pays, comme Chypre 
			(93) 
			Hadwen
c. Procureur général, arrêt de la Cour suprême du 17 juillet
2014, ECLI:CY:AD:2014:A537. et la Finlande, le droit de l’Union européenne et la Convention sont considérés comme complémentaires en matière de droits de l’homme. En effet, de nombreuses réponses soulignent la mesure dans laquelle la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne s’inspire des droits de la Convention et de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, et doit être interprétée à la lumière de ces droits et de cette jurisprudence.

En Hongrie, la Constitution mentionne le droit de l’Union européenne, mais sans mentionner expressément la Convention. Les tribunaux hongrois ont néanmoins estimé que «la protection des droits fondamentaux [était] la première obligation de l’État» et que, par conséquent, le respect du droit de l’union européenne ne pouvait justifier la violation des droits consacrés par la Convention, ce qui laisse entendre qu’en cas de conflit entre le droit de l’Union européenne et la Convention, le respect des droits de l’homme protégés par la Convention l’emporterait 
			(94) 
			Cour constitutionnelle
de Hongrie, décision no 22/2016. (XII.
5.)..

En Roumanie, dans les domaines qui relèvent de la compétence exclusive de l’Union européenne, et indépendamment des traités internationaux qu’elle a conclus, la mise en œuvre des obligations internationales doit être soumise aux seules dispositions de l’Union européenne 
			(95) 
			Cour constitutionnelle
de Roumanie, décision no 683/2012; décision
no 64/2015..

En Suède, la Constitution précise que l’adhésion à l’Union européenne ne peut avoir pour effet de porter atteinte à la protection des droits et des libertés prévue par la Convention, bien que cette disposition n’ait, à ce jour, pas été appliquée par les tribunaux suédois 
			(96) 
			Chapitre 10, article 5
de l’Instrument du gouvernement.. Les tribunaux suédois ont néanmoins considéré que la primauté du droit de l’Union européenne et des interprétations du droit par la CJUE pouvait être limitée «uniquement si leur application en l’espèce constituait par ailleurs une violation grave et sans ambiguïté de la Convention» 
			(97) 
			Cour suprême suédoise,
NJA 2914, p. 79.. En Irlande, la Cour suprême s’est appliquée à interpréter la loi de 2003 sur le mandat d’arrêt européen de façon à exiger qu’une remise soit compatible avec les obligations énoncées par la Convention pour être exécutée 
			(98) 
			Ministre de la Justice et de l’Égalité c. Vestartas (2020)
IESC 12..

En Norvège, la Cour suprême puis la Cour européenne des droits de l’homme se sont efforcées de trouver le juste équilibre entre la liberté d’association énoncée à l’article 11 de la Convention et la liberté d’établissement au titre du droit de l’Union européenne. La Cour suprême norvégienne a jugé que le boycott (protégé par l’article 11 de la Convention) devait, entre autres, être concilié avec les droits découlant de la convention EEE (Espace économique européen) 
			(99) 
			Holship
Norge AS c. Norwegian Transport Workers’ Union, Cour
suprême, HR-2016-2554-P (affaire no 2014/2089).. Dans son arrêt, la Cour européenne des droits de l’homme a précisé que, du point de vue de l’article 11 de la Convention, la liberté d’établissement dans l’EEE ne constituait pas un contrepoids aux droits fondamentaux, tels que la liberté d’association, mais plutôt un élément […] à prendre en considération dans l’évaluation de la proportionnalité au titre de l’article 11 
			(100) 
			Norwegian
Confederation of Trade Unions (LO) et Norwegian transport Workers’
Union (NFT) c. Norvège (2021) (requête no 45487/17)..

Le Royaume-Uni a noté que (du moins avant le Brexit) les recours en cas d’incompatibilité du droit primaire avec le droit de l’Union européenne étaient plus efficaces (la législation nationale pouvait être annulée) que dans le cas d’une incompatibilité avec la Convention, où les tribunaux ne peuvent faire qu’une déclaration d’incompatibilité.

En Allemagne, lorsqu’il s’agit de traiter des questions relatives aux droits de l’homme découlant de l’interprétation de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, la Convention et les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme doivent être prises en compte. En effet, l’ordonnance de la Cour constitutionnelle fédérale définit clairement l’interaction et les rôles complémentaires des différentes instances chargées de la protection des droits: «Dans le cadre de la coopération à plusieurs niveaux, […] la Cour constitutionnelle fédérale assure la protection des droits fondamentaux en coopération avec la Cour de justice de l’Union européenne, la Cour européenne des droits de l’homme et les juridictions constitutionnelles et suprêmes des autres États membres» 
			(101) 
			Cour
constitutionnelle fédérale, ordonnance du 1 décembre 2020, 2 BvR 1845/18..

5. Vos juridictions, en particulier la Cour suprême ou la Cour constitutionnelle, mentionnent-elles la Convention lorsqu’elles statuent sur les questions relatives aux droits de l’homme?

Presque tous les pays ont répondu que leurs juridictions mentionnent la Convention lorsqu’ils statuent sur des questions relatives aux droits de l’homme (Albanie, Allemagne, Belgique, Bosnie-Herzégovine, Bulgarie, Croatie, Chypre, Espagne, Estonie, Finlande, France, Géorgie, Irlande, Islande, Lettonie, Lituanie, Norvège, Pays-Bas, Pologne, Portugal, République tchèque, Royaume-Uni, Saint-Marin, République slovaque, Slovénie, Suède, Suisse, Türkiye). Néanmoins, le degré d’autorité persuasive de la Convention et/ou de la Cour européenne des droits de l’homme diffère d’un pays à l’autre.

Au Luxembourg et en République slovaque, les tribunaux ont tendance à mentionner la Convention et les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme uniquement lorsque des arguments juridiques sur l’application des droits de la Convention européenne ont été avancés par les parties.

En Géorgie, les tribunaux sont tenus de se référer à la Convention et à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en vertu des Codes de procédure civile et pénale.

Au Royaume-Uni, l’article 2 de la loi de 1998 sur les droits de l’homme énonce que les tribunaux doivent prendre en compte les décisions de la Cour européenne lorsqu’ils interprètent les droits de la Convention, et l’article 3 exige des tribunaux qu’ils interprètent la législation d’une manière compatible avec les droits consacrés par la Convention 
			(102) 
			Si des dispositions
équivalentes à celles du récent projet de loi sur la charte des
droits humains devaient être adoptées, le lien étroit entre la Convention
et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme
et son application par les tribunaux nationaux changerait pour probablement
s’affaiblir – cependant, cette évolution dépendra en grande partie
de la manière dont les juridictions nationales interpréteront les
futures dispositions interprétatives d’une éventuelle loi révisée
sur les droits de l’homme ou d’une éventuelle Charte des droits
humains..

En Islande, plusieurs affaires mentionnent la Convention, mais conformément à l’article 2 de la loi sur la Convention européenne des droits de l’homme, l’Islande n’est pas liée par les décisions des institutions du Conseil de l’Europe, y compris les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme 
			(103) 
			Article 2,
Loi no 62/1994 sur la Convention européenne
des droits de l’homme..