1. Introduction
1. «Sans papiers mais pas sans
droits»: voilà la phrase du Commissaire aux droits de l’homme du
Conseil de l’Europe qui résume bien le problème qui se pose toujours
et encore en Europe
. Huit ans après la crise migratoire,
l’Europe sort à peine d’une nouvelle crise – cette fois-ci celle
de la covid-19 – sans pour autant que des réponses suffisantes et
fondées sur les droits soient apportées en matière de migrant·e·s
en situation irrégulière par les pays d’accueil de ces migrants.
2. Comme le souligne la proposition de résolution (
Doc.15194) présentée par la Commission des questions sociales,
de la santé et du développement durable, «Il existe une catégorie
de travailleuses et de travailleurs dans nos pays qui ont été «mis
en lumière» durant la crise de covid-19 car plus fragiles socio-économiquement
que d’autres, tels que tels que les sans-papiers et les sans-droits.
Ces personnes ont subi une double peine: une grande précarisation
socio-économique et un accès aux soins aléatoire». En ma qualité de
rapporteure, je tâcherai de présenter des propositions concrètes
qui pourrait améliorer la situation extrêmement difficile de ces
personnes.
3. La problématique des travailleurs sans papiers a fait plusieurs
fois l’objet de rapports d’instances internationales, dont l’Assemblée
parlementaire. Celle-ci a notamment adopté la
Résolution 1509 (2006) «Droits fondamentaux des migrants irréguliers», la
Résolution 1568 (2007) «Programmes de régularisation des migrants en situation
irrégulière» et la
Recommandation
1985 (2011) «Les enfants migrants sans-papiers en situation irrégulière:
une réelle cause d’inquiétude». La Résolution 1509 et la Recommandation
1985 demandent aux pays membres de refuser l’échange d’informations
sur le statut de ces personnes entre administrations lorsque ces
informations concernent l’accès à certains services vitaux (par
exemple soins médicaux, scolarisation) afin d’en favoriser l’accès,
en premier lieu pour les migrants sans-papiers et en deuxième lieu
pour leurs enfants. La Résolution 1568 a une portée différente,
elle évoque les programmes de régularisation et les encourage. L’Assemblée
souhaitait également un suivi de ces programmes, mais aucune démarche
réelle n’a été effectuée dans cette direction.
4. En 2016, la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance
(ECRI) proposait tout une série de mesures pour traiter un problème
urgent de discrimination: l’accès des personnes faisant partie de
ce groupe particulièrement vulnérables, aux droits qui leur sont
garantis par les instruments internationaux relatifs aux droits
humains, notamment en matière d'éducation, de soins de santé, de
logement, de sécurité et d'assistance sociale, de protection du
travail et de justice, et ce lorsqu'elles se trouvent sous la juridiction
d'un État membre
.
5. Si la covid-19 a certainement renforcé les difficultés de
ces travailleurs qui se sont retrouvés démunis du jour au lendemain
et sans aides étatiques officielles (par exemple aide sociale, allocation
chômage, soins de santé), certains pays, comme le Portugal, l’Irlande
ou l’Italie, ont mis sur pied des programmes de régularisation partielle
pour que ces personnes aient accès aux programmes de santé et de
protection sociale. D’autres ont momentanément étendu leur couverture
de santé pour ces travailleurs vulnérables, sans passer par une
régularisation.
6. Mon approche pour préparer ce rapport est pragmatique: faire
une sorte de photographie de qui sont les migrants sans papiers
et étayer les abus auxquels ils sont exposés, malgré les différents
textes adoptés par l’Assemblée et les différents traités internationaux
signés par les États membres du Conseil de l’Europe. La commission
des questions sociales, de la santé et du développement durable
a tenu le 18 mai 2022 une audition
avec la participation
de représentants de l’association européenne PICUM (Plateforme de coopération
internationale sur les migrants sans-papiers)
et
d’Eurispes (Institut d’études politiques, économiques et sociales)
qui
défendent les droits des migrants sans papiers. De plus, sur la
base des réponses au questionnaire sur la législation, les procédures
et les programmes de régularisation des travailleurs sans papiers
ou en situation irrégulière, le rapport met en lumière les bonnes
pratiques ou manquements (même dans le cas de programmes de régularisation)
et cherche à promouvoir les droits humains, notamment les droits
socio-économiques tels qu’énoncés dans la Charte sociale européenne
(STE no 35), dans les États membres du
Conseil de l’Europe.
2. Profils des travailleurs sans papiers
7. Une large littérature couvre
le travail non déclaré dans nos pays. Cette notion recouvre un large
champ puisqu’il peut s’agir de revenus non déclarés aux autorités
fiscales, de charges sociales non versées, ou encore de l’emploi
de personnes dont le statut de résident n’est pas en règle. L’objet
de ce rapport s’arrête à ce dernier aspect, mais là également, des
différences existent. On a tendance à qualifier un travailleur sans permis
de séjour de travailleur non déclaré. Pourtant, il existe des employés
sans titre de séjour valide dont les charges sociales sont versées,
qui paient des assurances de plusieurs types (par exemple des cotisations
pour une assurance maladie privée ou une caisse de retraite) et,
dans de rares cas, des impôts.
8. Il est en tout cas faux de prétendre que quiconque travaille
sans statut légal est invisible aux yeux des autorités puisque certaines
cotisations peuvent être versées par ces personnes ou leurs employeurs
dans des caisses publiques (charges sociales, cotisations vieillesse).
Cela montre la double hypocrisie du système: d’abord il y a des
travailleurs qui participent à la prospérité d’une société mais
que l’on dénonce comme personnes non
grata et ensuite ces mêmes personnes se plient, quand
elles le peuvent, au financement des diverses systèmes d’assurance
mais n’ont par exemple pas droit à l’allocation chômage et/ou à
l’assistance sociale en cas d’interruption de travail (par exemple
en cas de maladie ou de pandémie).
9. La problématique des sans-papiers, ces travailleurs sans permis
de séjour, est vaste et complexe. Comme le rappelle la proposition
de résolution, «on retrouve souvent ces personnes parmi le personnel domestique
(femmes de ménage, gardes d’enfants, garde-malades), dans la restauration,
les travaux agricoles ou encore dans les professions du sexe» mais
aussi au service des plateformes de livraison et sur les chantiers.
Selon des travaux du
Pew Research Center,
en 2017, le nombre de personnes sans papiers vivant en Europe a
été estimé entre 4 et 5 millions. Ce nombre aurait largement augmenté
dès 2015 avec la hausse des demandeurs d’asile (qui constitueraient
un quart des personnes sans papiers en Europe). La moitié de ces
personnes vivraient en Allemagne et au Royaume-Uni
.
10. Il n’y a pas une seule définition des migrants sans papiers:
la trajectoire des uns et des autres est parfois très différente.
Il y a des personnes qui arrivent avec un visa et qui, après son
expiration, ne repartent pas. D’autres arrivent pour demander l’asile
et restent sur le territoire même si la réponse est négative. Certains arrivent
au bénéfice d’un permis de séjour obtenu grâce à un contrat de travail
temporaire mais voient leur situation changer lors de la perte de
ce travail ou d’un changement d’employeur; d’autres encore arrivent
dans le cadre d’un regroupement familial mais, soit la structure
familiale change ou alors ils ne peuvent plus respecter les seuils
et critères minimums leur permettant de se prévaloir du regroupement,
etc.
11. Dans ce rapport il ne s’agit pas d’évaluer leur parcours migratoire
ou d’évaluer si les lois sur les étrangers des États membres du
Conseil de l’Europe respectent les droits humains. Le rapport traite spécifiquement
de ce que nous appellerons les travailleurs «sans papiers / sans
droits» ou en situation irrégulière établis dans nos pays. Il s’agit
d’observer le traitement de centaines de milliers de personnes qui
ne devraient officiellement plus se trouver dans nos territoires
mais qui y résident quand même et travaillent au noir ou gris; ces
travailleurs se font exploiter par des employeurs qui ne les déclarent
pas ou ne les déclarent qu’en partie, leur versent des salaires
totalement insuffisants et ne respectent souvent aucune condition
de travail décent. Ces travailleurs n’ont pas les moyens de se défendre
face à des abus dans plusieurs domaines (travail, logement, accès
aux soins médicaux de base, etc.) car le recours à la justice les
mettrait objectivement ou subjectivement en péril.
12. Les raisons pour lesquelles les régularisations seraient souhaitables
sont évoquées dans les différents rapports et résolutions/recommandations
mentionnés plus haut. Les conséquences négatives de laisser des personnes
rester indéfiniment et sans perspective de sortie sans statut légal
sont nombreuses: risque d’exploitation par le travail, dépendance
complète à l’égard de l’employeur et manque d’accès au filet de sécurité
sociale (notamment allocation chômage, prestations sociales, etc.)
ou aux soins médicaux de base avec les problèmes de santé publique
que cela peut impliquer. Un accès limité à la protection sociale
entraine un risque élevé de grande précarité. Des enfants et des
jeunes grandissent dans nos pays sans autre perspective que le travail
non déclaré. Des zones de non-droit et de criminalité en lien avec
ces populations (violence, abus de faiblesse dans le logement, logements
insalubres, escroqueries, prêts usuriers, sous-enchère salariale
et concurrence déloyale qui en découle) se développent parce que
les personnes pensent qu’elles ne peuvent pas se tourner vers la
police et/ou la justice pour défendre leurs droits.
3. Types
d’exploitation des migrants sans papiers
13. Aucun pays ne peut prétendre
que sur son territoire ne travaillent pas des personnes qui ne devraient officiellement
pas se trouver là. Elles vivent de façon à ne pas être repérées
notamment par les autorités qui pourraient ordonner et exécuter
une expulsion du lieu où elles vivent, certaines depuis de longues
années. Cette position inégalitaire et de vulnérabilité génère un
potentiel d’abus et d’exploitation, notamment par le travail forcé.
L’exploitation peut être organisée par une personne (par exemple
des fonctionnaires d’ambassades vis-à-vis de leur personnel de maison
comme cela a récemment été relevé à Genève en Suisse
) ou à plus large échelle, par
exemple dans des exploitations agricoles ou des usines. Dans les
cas extrêmes d’exploitation, il y a toute une organisation de chefs
et sous-chefs, souvent des migrants eux-mêmes, qui organisent, surveillent
et punissent les travailleurs dans les champs ou des ateliers clandestins.
L’exemple – très bien documenté – des pays du pourtour méditerranéen
est frappant en la matière
.
14. On comprend ainsi aisément comment le phénomène de l’exploitation
peut s’enraciner et les raisons pour lesquelles la loi ne peut pas
protéger ces personnes (accès impossible aux instances de justice
sans risque de se faire expulser ou menaces de représailles). Des
mesures fortes doivent être prises. Il est important de comprendre
que l’exploitation des migrants sans papiers ou l’abus massif des
leurs droits s’insère dans une logique systémique d’atteinte au
droit du travail et aux droits sociaux des travailleurs en général,
et qui est encore plus violent pour les personnes sans titre de
séjour. Ce système permet en effet l’expansion d’organisations mafieuses
ou non qui font arriver légalement ou illégalement une main d’œuvre
provenant de pays tiers dans nos pays. Même si les conditions de
travail sont plus ou moins correctes sur le papier, une fois sur
place, la réalité est souvent différente: journées de travail avec
des cadences infernales, paie misérable, parfois inexistante sur
une période prolongée sous prétexte de remboursement de frais de
voyage jusque nos pays, ou autres frais logistiques, absence d’assurances,
etc.
15. Lors de l’audition en commission, le choix a été fait de prendre
l’Italie comme «cas d’étude» non pas que ce pays soit pire ou meilleur
qu’un autre, mais parce qu’en Europe c’est une des voies principales d’immigration.
Le chercheur italien, M. Marco Omizzolo, qui vit aujourd’hui sous
protection policière, nous a fait part du résultat de ses recherches:
se fondant sur des enquêtes participatives, il a découvert que de
nombreux travailleurs sans papiers sont victimes de la traite vers
l’Italie. Leur nombre est estimé à environ 100 000, dont des femmes
et des enfants
. Le rythme de travail typique
d’un travailleur sans papiers est de 40 heures et de six jours par
semaine, certains ne touchant que 50 cents de l’heure, et d’autres
même contraints de travailler jusqu’à 14 heures par jour avec à
peine quelques pauses de 10 minutes. Les rouages de l’exploitation
sont en grande partie contrôlés par la mafia, notamment dans les
secteurs de l’agriculture et de l’agroalimentaire, qui emploient
environ 30 000 personnes originaires de l’Inde.
16. Les droits fondamentaux, y compris les droits sociaux de ces
travailleurs, sont systématiquement violés et bon nombre d’entre
eux sont victimes de harcèlement physique. Il faut en moyenne quatre
ans aux travailleurs victimes de la traite pour rembourser les trafiquants.
Face aux pressions énormes subies sur le lieu de travail, certains
travailleurs sans papiers prennent des drogues pour soulager leurs
douleurs et supporter les dures conditions. De nombreux cas d’abus
sexuels sont signalés. Plusieurs travailleurs exploités qui avaient
fait grève (suite à une campagne d’information organisée par la
société civile) ont reçu des menaces de mort. L’exploitation des
travailleurs a augmenté lors de la crise de covid
. Ainsi, il y a eu une augmentation de
15 à 20% du nombre de travailleurs migrants dans les exploitations
agricoles italiennes, soit environ 40 000 à 55 000 personnes supplémentaires
exploitées ou exposées à un risque élevé d'exploitation.
17. Il va sans dire que ce modèle économique qui contrevient aux
droits des travailleurs existe aussi dans d’autres pays. Ainsi on
peut citer un autre milieu de production agricole intense avec des
enjeux économiques énormes: la production de légumes en Andalousie,
Espagne (en particulier à Huelva et Alma). Plusieurs sources d’information
fournissent des chiffres et des faits alarmants sur les conditions
de travail des ouvriers agricoles
. La culture des fruits rouges dans
cette région (fraises, myrtilles, mûres, framboises) génère 100 000
emplois direct et indirects (dont 52,5 % sont occupés par des ressortissants
ou résidants d’Espagne, 21,4 % par des travailleurs saisonniers
originaires de l’Union européenne et 25,9 % par des travailleurs saisonniers
hors Union européenne). En fonction des sources ce sont 3 000 à
7 000 personnes qui vivraient dans des bidons-ville sans eau ni
électricité à Huelva durant la saison des récoltes. Parmi elles
on trouve de nombreux travailleurs provenant du Maroc et d’autres
pays d’Afrique sans titre de séjour (en dépit d’un accord entre
le Maroc et l’Espagne visant à réduire la migration clandestine).
Selon plusieurs associations et syndicats, malgré une convention
de travail existante (mais en-deçà du salaire minimum interprofessionnel),
il y a un non-respect du barème des salaires et du non-paiement
des heures supplémentaires et des kilomètres parcourus. Il s’agit
toutefois d’une des rares zones d’agriculture intensive en Europe
où a été signée une convention qui inclut la protection des droits
des travailleurs saisonniers. Le Gouvernement espagnol s’est engagé
pour le rétablissement intégral des droits des travailleurs, y compris
ceux des migrants. Il a fait de la coopération avec le Gouvernement
marocain une priorité pour la gestion de cette forme d’immigration circulaire,
l’objectif étant de garantir une égalité maximale et d’éliminer
les risques d’exploitation.
18. Il s’agit donc ici d’un marché économique colossal où les
profits se font aux dépens des travailleurs, pour la plupart des
immigrés dont les droits ne sont pas respectés, et avec une population
très vulnérable de travailleurs sans papiers. Au-delà du côté intolérable
des abus subis, et même si l’abus par le travail ne prend pas toujours
ces proportions, ces conditions de travail ont un effet direct sur
le statut des travailleurs lorsque le renouvellement de leur permis
de séjour dépend du nombre d’heures effectuées, du revenu et du
permis de travail. Ainsi, une personne peut très bien arriver en
règle dans nos pays avec un permis de séjour et un contrat de travail
et voir sa condition se détériorer par des abus de la part d’employeurs
(grands groupes industriels ou plus petites structures), mettant
ainsi en péril sa capacité à remplir les critères nécessaires pour
continuer à y travailler de manière légale.
19. Il est évident que ce qui pousse certains employeurs à se
comporter de la sorte c’est le système concurrentiel et libéral
du marché du travail basé sur la baisse des coûts et l’augmentation
des profits. Rendre malléable et dépendante la force de travail
est une des manières de procéder, ce en contrevenant massivement
aux droits des travailleurs migrants et aux traités des droits humains.
Ainsi les personnes avec un statut régulier font l’objet de pression
au travers de menaces de ne pas renouveler un contrat si elles se plaignent
ou dénoncent les conditions de travail, et on menace les personnes
sans permis de séjour d’avertir les services de migration pour les
faire expulser.
20. Mais le secteur agro-alimentaire n’a pas le monopole d’un
modèle économique basé sur l’exploitation de travailleurs et notamment
de travailleurs sans papiers dans des emplois précaires où les droits
des salariés ne sont pas respectés. Ce modèle se développe aussi
depuis quelques années dans les services de plateformes en ligne.
Dans un nouveau contexte de cadre de travail où une organisation
se défend d’être un employeur, on trouve une cohorte de livreurs
à domiciles n’étant ni salariés ni indépendants mais dépendant d’un
employeur qui se nie comme tel pour ne pas payer de charges sociales.
C’est là que l’on retrouve, avec un même type d’organisation systémique,
une partie importante de travailleurs qui sont des déboutés de l’asile, des
personnes avec des contrats de travail ou des permis de séjours
périmés.
21. La précarité du droit du travail dans ce secteur est amplifiée
pour les travailleurs sans papiers: souvent déclarés comme auto-entrepreneurs
ou micro-entreprises, les livreurs sont payés à la course, souvent
sans que l’on sache exactement comment le prix des courses est calculé.
Sans protection sociale, un accident de travail ne sera pas ou peu
couvert. Ces coursiers ne peuvent bénéficier ni d’arrêt maladie,
ni de congés payés ni d’allocation chômage, et souvent ils doivent
payer leur propre matériel. En Espagne, en Grèce et régionalement
en Suisse
il
y a eu des tentatives parfois victorieuses grâce à des grèves ou
des actions en justice de donner un statut de salarié à ces coursiers
de plateformes. L’Assemblée a exprimé sa position sur le sujet en
2019 (
Résolution 2312
(2019) «L’impact sociétal de l’économie de plateformes»); le
Parlement européen s’est exprimé en faveur du salariat par une résolution
non-contraignante en septembre 2021. On voit donc que les mêmes
remarques sur ce qui se passe dans le secteur agro-alimentaire s’appliquent
ici: des conditions d’emploi précaires qui empêchent le renouvellement
ou l’obtention d’un permis de travail ou de séjour, sans parler
de la pression et des abus commis impunément.
22. Après le secteur de l’agro-alimentaire et des plateformes,
on peut aussi mentionner ce qui se passe dans l’industrie de la
pêche. En mai 2022, des chercheurs rattachés à l’Université de Nottingham
dénonçaient dans un rapport
des abus intolérables
auxquels étaient soumis des marins provenant de pays hors espace économique
européen au Royaume-Uni. Cela faisait suite à un autre rapport de
la Fédération Internationale des ouvriers des transports qui allait
dans le même sens
. L’abus est rendu possible par des
visas de transit qui permettent aux propriétaires de bateaux de
pêche d’embarquer ces travailleurs migrants pour les emmener pêcher
dans les eaux internationales de telle sorte qu’ils soient «en transit».
Cependant ils les ramènent ensuite dans les ports britanniques et
les font dormir sur les bateaux entre les sorties de pêche ce qui
signifie qu’ils ne sont plus en transit. Ces visas peuvent avoir
une durée d’un an et ces marins sont donc confinés dans les bateaux
durant ce laps de temps car dès qu’ils sortent sur la terre ferme
britannique ils sont considérés comme illégaux et seraient renvoyés
dans leur pays d’origine. C’est sous cette menace que certains propriétaires
de bateaux de pêche commettent de graves abus en termes d’heures
de travail, de rémunération, de temps de repos et de conditions
de vie
.
23. En 2017, c’est en Irlande que des abus étaient dénoncés par
le Migrant Right Center Ireland (MRCI). Des Égyptiens et des Philippins
travaillaient sur des chalutiers irlandais pour 2.82 euros l’heure
(le salaire minimum étant de 9 euros). Le MRCI a recommandé à l’État
irlandais toute une série de mesures pour que ces abus ne se répètent
pas, notamment celle de régulariser dans les six mois les travailleurs
illégaux se trouvant parmi eux
.
Là aussi la logique est la même, des graves manquements au droit
du travail et des pressions encore plus importantes sur les travailleurs
sans statut légal. En fait, ce sont parfois même des normes légales (visas
de transit) qui font croître les risques de maltraitance.
24. La liste serait encore longue des milieux concernés par le
travail des sans papiers et de leur exploitation. On pourrait mentionner
les chantiers, y compris les cas récents dénoncés dans les chantiers
des jeux olympiques de 2024 à Paris. Ainsi, en Seine-Saint-Denis,
près de Paris, des travailleurs sans papiers, notamment du Mali,
ont dénoncé publiquement leurs conditions de travail
. Parmi les exemples d’abus, l’un d’entre
eux a déclaré qu’il leur arrivait de travailler toute une semaine
et de ne pas être payés pour le travail effectué, avec l’impossibilité
de réclamer leur dû. Ici c’est par un système de sous-traitants
que les lois sont contournées sans que personne ne soit tenu responsable.
25. Dans ce rapport, qui s’appuie sur des cas précis, dans des
secteurs précis d’exploitation, il faut aussi mentionner le secteur
du travail domestique. Les témoignages de personnes à qui on a ôté
toute liberté et qui ont subi de graves violations du droit du travail
mais également des violences physiques et psychologiques s’apparentent
à des formes d’esclavage. Si le traitement de migrants sans papiers
ne va pas toujours aussi loin, le chemin pour assainir ce secteur
est encore long. C’est un secteur qui reste propice au travail non déclaré
comme l’attestent des cas constatés partout dans le monde. D’une
part pour les employés en possession d’un permis de séjour mais
dont les charges sociales ne sont pas versées, le droit aux prestations sociales
et à la prévoyance vieillesse diminue, et d’autre part les revenus
des institutions étatiques servant à garantir ces prestations diminuent.
Le manque de couverture sociale et de sécurité individuelle est
évidemment amplifié pour les personnes sans permis de séjour.
26. On se retrouve de la sorte dans un double mouvement dangereux:
on fait tenir des pans importants de l’économie par du travail effectué
par des employés avec ou sans titre de séjour que l’on exploite,
mettant ainsi en péril l’activité économique des employeurs vertueux;
la politique malmène toujours plus la migration et conduit à la
stigmatisation de tous les migrants, tant ceux qui sont présents
légalement que les sans-papiers. Et si l’accès à la justice pour
la première catégorie de travailleurs (locaux ou avec permis de
séjour) n’est pas aisé par peur de perdre son travail, pour ceux
de la deuxième (travailleurs sans permis de séjour), l’accès subjectif
ou objectif à des cours de justice est encore plus difficile.
27. Lors de l’audition en commission, la représentante de PICUM
a expliqué que quelques pays comme la Suisse, la Belgique ou la
France ont quelques bonnes pratiques en matière d’accès à la justice.
Selon une de leurs études, «dans 13 des 15 États membres de l’UE
étudiés […], les tribunaux judiciaires et les conseils de prud’hommes
traitent ou traiteraient des réclamations déposées par des travailleurs
sans papiers de la même façon que celles d’autres travailleurs.
Ils effectuent généralement un contrôle d’identité, mais ne vérifient
pas les permis de travail. En pratique, ils ne signalent pas la
présence de travailleurs sans papiers aux services d’immigration
si la situation irrégulière est connue». Toutefois ce constat est
tempéré plus loin. «Les pratiques de l’inspection du travail concernant
la transmission des informations personnelles des travailleurs sans papiers
aux services d’immigration varient fortement selon les pays, de
même que la source juridique de cette transmission. […] Outre le
risque de confrontation avec les services d’immigration inhérent
au recours à un mécanisme de réclamation, les problèmes majeurs
comprennent le manque d’informations, de conseils et d’assistance
juridique, la durée des procédures et leurs coûts, les sanctions
supplémentaires liées à un statut migratoire ou à un travail irréguliers,
les difficultés à prouver l’existence d’une relation employeur/employé
et l’ampleur des atteintes aux droits du travailleur, ainsi que
les difficultés à recevoir l’argent dû lorsque les employeurs refusent
de payer». De nombreux progrès devraient dès lors être envisagés
pour permettre à ces individus d’assurer une vraie défense de leurs
propres droits en tant qu’employés et êtres humains ayant droit à
une vie digne.
4. Régularisations
28. On ne peut pas parler de régularisation
des migrants sans papiers sans rendre hommage aux individus et aux
mouvements qui ont lutté pour mettre en lumière cette problématique
d’hommes et de femmes invisibilisés et qui ont tenté d’influer sur
les politiques migratoires et relatives au droit du travail afin
de remédier aux problèmes identifiés. On peut évoquer ici la «marche
des Beurs» initiée en France à Lyon en 1983 par le prêtre Christian
Delorme. Si cette marche se voulait avant tout une marche anti-racisme,
elle portait également des revendications claires comme une carte
de séjour de 10 ans. De même, à Paris de mars à août 1996, les images
de l’occupation (et de l’expulsion brutale) de l’église St-Ambroise
par 300 personnes, dont des femmes et des enfants, réclamant des
permis de séjour ont fait le tour du monde.
29. On peut aussi évoquer la marche européenne organisée par la
coalition internationale des Sans-Papiers et migrants de 2012 qui
a traversé plusieurs pays européens (partie de Belgique elle a traversé
les Pays-Bas, l’Allemagne, le Luxembourg, la France, la Suisse et
l’Italie et s’est terminée à Strasbourg devant le Parlement européen)
. Il
faut également évoquer les actions de grèves courageuses en 2018
de travailleurs agricoles en Italie, encouragées par Aboubakar Soumahoro,
après des drames liés aux conditions de travail et au statut de
ces travailleurs. En Belgique, en 2021, ce sont 442 migrants sans
papiers qui ont entamé une grève de la faim éprouvante et investi
l’église du Béguinage et des locaux des universités bruxelloises.
Comme souvent, ces mouvements de protestations et de revendications
commencent suite à des drames et des histoires d’injustice comme
des accidents de travail dus aux conditions de travail, des expulsions
inhumaines, ou des meurtres aux motifs raciaux.
30. La meilleure manière pour mettre fin à l’exploitation des
travailleurs sans papiers a déjà fait l’objet de discussions politiques
dans beaucoup de nos pays. Il semble peu probable, à titre pratique
et sur le plan éthique, de renvoyer des dizaines de milliers de
personnes dont le séjour dans nos pays dure depuis des années (on
en est parfois face à une deuxième génération de migrants sans papiers).
Sans compter que les milieux économiques se verraient privés du
jour au lendemain de personnes dont le travail amène prospérité et
productivité. L’Assemblée a tranché la question dans sa
Résolution 1568 (2007) «Programmes de régularisation des migrants en situation
irrégulière» qui recommandait les régularisations. Un des buts de
la régularisation est de donner aux travailleurs l’accès aux droits
fondamentaux mais également de lutter contre le travail non déclaré.
31. N’ayant pas les moyens de faire une recension globale ou exhaustive
des pratiques en matière de régularisation, je me référerai à des
documents et au travail fait par PICUM. Ainsi, je cite, «l’étude
la plus complète sur les programmes et mécanismes de régularisation
dans l’UE est l’étude REGINE (2009), qui a identifié que 24 des
27 États membres de l’UE ont mis en œuvre des programmes ou mécanismes
de régularisation entre 1996 et 2008, et certains à plusieurs reprises.
Un total estimé de 5,5 à 6 millions de personnes ont été régularisées
pendant cette période. 43 programmes de régularisation ont été mis
en œuvre dans 17 États membres de l’UE au cours de ces douze années,
impliquant 4,7 millions de demandeurs, dont au moins 3,2 millions
ont été régularisés»
.
32. Plus récemment, une étude du European Migration Network de
la Commission Européenne a révélé que 60 «procédures de protection
nationales» (par opposition à la protection internationale, et dont
la plupart pourraient être appelées mécanismes de régularisation)
existent dans les 24 États membres de l’Union européenne, le Royaume-Uni
et la Norvège étudiés fin 2018. L’enquête comprenait des procédures
fondées sur des motifs humanitaires, des circonstances exceptionnelles,
des motifs médicaux, l’enfance, le non-refoulement et le changement
climatique mais n’incluait pas les statuts de séjour des victimes
de crimes ou de la traite.
33. Les régularisations, en particulier les programmes de régularisation,
ont été utilisés avec des objectifs différents et reflètent souvent
les approches plus larges du gouvernement en matière d’égalité,
de gestion des migrations ou d’économie. La régularisation a, par
exemple, été utilisée à la fois comme réponse à un défi économique
aigu et comme réponse à la défaillance du système migratoire au
sens large. Le programme italien de 2020 de régularisation des travailleurs
agricoles face à la pandémie de covid-19 est un exemple de réponse
gouvernementale à un défi économique, tandis que le programme suédois
de régularisation des mineurs non accompagnés et le programme de
régularisation de l’Irlande en 2022 sont des exemples d’un programme
répondant à un problème de politique migratoire plus larde
.
34. En 2022, le Gouvernement allemand a décidé de régulariser
une partie de “ses” déboutés de l’asile (130 000 personnes concernées):
des personnes au bénéfice d’un statut de Duldung,
c’est-à-dire des personnes dont le renvoi n’avait pas pu se faire
pour différentes raisons et qui sont restées sur le sol allemand. L’Espagne
face au manque de main d’œuvre a décidé également en 2022 de faciliter
l’accès au travail aux immigrés, même ceux déjà présents sur le
territoire et se trouvant en situation irrégulière. Parmi eux, ceux
qui sont établis en Espagne depuis plus de deux ans pourront être
régularisés et bénéficier de formations. La France envisage également
un projet de loi permettant de donner des permis temporaires aux
personnes en situation irrégulière travaillant dans des branches
où il y a pénurie de salariés.
35. Peu de bilans ont été fait sur les programmes de régularisation.
J’en citerai un de la Suisse non pas parce que le programme était
vertueux à tous les égards, mais parce qu’il illustre les conséquences
positives de tels programmes qui pourraient être transposés à d’autres
pays. L’opération Papyrus qui a permis au canton de Genève de régulariser,
entre 2017 et 2018, 1 663 adultes et 727 enfants a rapporté environ
5,2 millions d’euros aux assurances cantonales fin 2019
.
Par ailleurs, dans le rapport d’évaluation de l’Opération Papyrus
par les autorités
on
peut lire des choses extrêmement importantes: d’une part il n‘y
a pas eu d’appel d’air et d’autre part il y a eu une grande stabilité
post-régulation; 88 % des relations de travail continuaient toujours
6 mois plus tard (les employeurs n’ont pas licencié ces personnes
qui étaient devenues plus coûteuses à cause de la régularisation)
et il n’y pas eu de recours massif à l’aide sociale juste parce
que les personnes concernées avaient obtenu un permis leur permettant
de la demander une fois régularisées. Ces constats répondent très
concrètement à des craintes que l’on pourrait avoir.
36. Il faut aussi avoir une attitude pondérée et admettre que
ces programmes ne sont pas la réponse absolue à tous les problèmes.
Ainsi, toujours à Genève, les chercheurs à l’origine de l’étude
Parchemin
(juin 2022) portant sur l’évaluation
4 ans après une régularisation, font l’hypothèse que les bénéfices
de la régularisation sur les conditions de vie et la santé mettront
probablement plus de temps que prévu à se faire sentir et que c’est
surtout la deuxième génération qui en profitera. La première génération,
comme souvent dans les histoires de migration, est celle qui se
sacrifie. Cela plaide donc en faveur d’une régularisation rapide de
ces travailleurs pour ne pas générer de situations de précarité
sur plusieurs générations.
5. Régularisations
et divers programmes de protection durant la pandémie de covid-19
37. Avant de parler des migrants
sans papiers, il faut rappeler que durant la crise aigüe de la covid-19
lors de laquelle des mesures de confinements strictes avaient été
prises, des secteurs, comme celui de l’agriculture, ont vu leur
demande en main d’œuvre augmenter, ce qui souligne l’importance
de la main d’œuvre étrangère dans ces secteurs. Ainsi, en 2020,
l’organisation de représentation des investisseurs dans l’agriculture
en Italie, Confagricoltura, a organisé des «couloirs verts» aériens
pour faire venir des ouvriers agricoles depuis le Maroc. Le même
phénomène a été constaté pour l’Angleterre avec des ouvriers roumains. La
récolte des fraises en Espagne a continué elle aussi. Ces personnes
ont donc contribué à l’«effort de guerre» demandé par le marché
économique libéral et globalisé.
38. Dans le même temps pendant la crise de la covid-19 on a vu
des personnes dont la couverture sociale et économique étaient des
plus fragiles, faire la queue devant des soupes populaires même
dans les pays les plus riches en Europe. La majorité de ces personnes
étaient soit des sans-papiers, soit avaient un titre de séjour précaire.
Leur accès aux aides officielles, telles que les aides sociales
ou l’allocation chômage, était impossible pour des raisons administratives
d’une part et en raison de la crainte de perdre un titre précaire elles
touchaient une aide publique, d’autre part.
39. Alors que différents programmes de régularisation ont été
mis en œuvre de manière sporadique au cours des dernières décennies,
la gestion de la covid-19 a encouragé les États, soit à prendre
des mesures limitées «seulement» à l’élargissement de l’accès des
migrants sans papiers aux services de santé dans une logique de
santé publique face à une pandémie qui ne fait aucune distinction
selon le statut administratif des personnes, ou à prendre conscience
qu’une mesure de santé efficace consistait à accroître les régularisations. Ainsi,
face à la pandémie et à l’impossibilité de renvoyer des gens en
raison de la fermeture des frontières ou à l’impossibilité de leurs
services de traiter des demandes de renouvellement de permis, de
nombreux pays européens ont adopté des politiques de prolongation
des permis de séjour. Au moins 10 États membres de l'Union européenne
ont mis en place la prolongation automatique de certains permis
pour une période donnée (République tchèque, France, Grèce, Hongrie,
Irlande, Italie, Luxembourg, Pologne, République slovaque et Espagne).
Certains gouvernements ont prévu la possibilité de prolongations,
mais sur demande ou requête, et dans certains pays, comme la Belgique,
une décision positive n'était pas garantie
.
Cela a permis d’éviter l’augmentation du nombre de personnes sans
titre de séjour valable mais résidant sur le territoire et, en tout état
de cause, dans l‘impossibilité de voyager au vu des restrictions
dues à la pandémie.
40. L’Italie a ainsi mis en place un programme de régularisation,
le Portugal a traité de manière bien plus souple les demandes de
régularisation temporaire en attente (ce programme a permis la régularisation
de 240 000 personnes entre mai 2020 et mars 2021 mais 100 000 en
auraient été exclus car n’ayant pas de demande en cours
)
et l‘Espagne a également assoupli les critères à remplir. Au Royaume-Uni,
les membres de la famille d’une personne décédée de la covid-19
et qui travaillait pour le National Health Service avec un permis de
séjour temporaire se sont vus attribuer un permis illimité. Cela
a aussi valu pour les migrants sans papiers.
41. La crise de la covid a permis le renouvellement de l’appel
à la régularisation émanant de différents mouvements dans de nombreux
pays. En Belgique et en France, des municipalités, des associations
de sans papiers, des syndicats, des avocats, des intellectuels,
des médecins et des parlementaires ont appelé à la régularisation,
allant jusqu'à organiser des manifestations sur le sujet. Au Luxembourg,
un groupe de travail, dont Caritas Luxembourg est membre, a préparé
des recommandations à l'intention du gouvernement sur la régularisation
et la lutte contre l'exploitation et la traite des êtres humains.
En Espagne, une pétition soutenue par 400 organisations et la campagne
#RegularizacionYa, ont appelé à une régularisation extraordinaire
de tous les migrants en situation irrégulière, comme l'a fait la
ville de Barcelone
.
42. Certains pays ont mis en place des mesures spéciales et extraordinaires.
L’Irlande par exemple a mis en place, à l’échelle nationale, un
versement hebdomadaire pour l’ensemble des salariés et travailleurs indépendants
ayant perdu leur emploi pendant cette période. Le gouvernement a
accepté qu’aucune information ne soit transmise aux services de
l’immigration, conformément au principe de «pare-feu», afin que cette
aide puisse être demandée en toute sécurité par les migrants sans
papiers. Dans la pratique, l’accès à cette aide était limité aux
travailleurs sans papiers ayant un numéro de sécurité sociale et
un avis d’imposition pouvant prouver la perte de leur source de
revenu
.
43. En mai 2020, le ministère de la santé néerlandais a ordonné
à l’ensemble des communes du pays de s’assurer que toutes les personnes
sans abri aient accès à un centre d’accueil, indépendamment de leur
statut migratoire, afin de limiter la propagation de la covid-19.
En Espagne, au niveau régional, les îles Baléares ont étendu de
mai à juin 2020 leur revenu garanti à tous les adultes en situation
d’urgence sociale en raison de la covid-19, indépendamment de leur
situation administrative. Les îles Canaries ont prévu un versement d’urgence
pour les résidents enregistrés qui n’étaient pas éligibles au revenu
garanti régional, y compris les résidents sans papiers de juin à
octobre 2020
.
Bien que limités dans le temps, tous ces programmes ont eu le mérite
d’exister et d’aider très concrètement les personnes concernées.
6. Revue
comparative de la législation pertinente dans les pays sélectionnés:
points problématiques et bonnes pratiques
44. Comme évoqué ci-dessus, des
programmes de régularisation ont vu le jour avant, pendant et après
la pandémie de covid-19. Des associations de défense des migrants
sans papiers dénoncent la complexité des processus administratifs
et les conditions posées par des programmes de régularisation qui
manquent ainsi la cible de départ. Par exemple en Italie, en 2020,
lors d’un programme de régularisation, sur les 600 000 personnes
estimées comme étant en situation irrégulière dans ce pays, seules
200 000 ont pu faire la demande. Dans certains pays comme la Suisse
où aucun programme de régularisation n’a jamais été mis en place
au niveau national, un canton (celui de Genève), en partenariat
avec la Confédération, a lancé son propre programme appelé Papyrus
entre février 2017 et décembre 2018. L’opération Papyrus a consisté
en un accord: clarification et élargissement des critères de régularisation
avec la contrepartie d’une amnistie des employeurs qui employaient
ces personnes. Sur les 10 000 personnes sans papiers dans ce canton,
environ 3 000 remplissaient tous les critères exigés et ont pu ainsi
être régularisées (majoritairement des femmes impliquées dans l'économie
domestique)
. Même s’il existe des possibilités
juridiques pour donner un permis de séjour à ces personnes ailleurs
dans le pays, les différents canaux institutionnels à travers lesquels
la demande doit passer réduisent drastiquement les chances d’obtenir
une régularisation.
45. Ce rapport doit servir à réitérer le soutien de l’Assemblée
à ces programmes de régularisation comme elle avait fait en 2007
et également à mettre en avant les mesures concrètes à prendre,
en soulignant les bonnes et les mauvaises pratiques, ainsi que les
revendications des différentes organisations de défense des migrants
sans papiers (régularisation avec moins de critères compliqués,
conditions de travail améliorées, accès à la justice, etc.).
46. En 2022, un questionnaire a été envoyé par l’intermédiaire
du Centre européen de recherche et de documentation parlementaires
(CERDP) afin de passer en revue les législations nationales sur
la régularisation des travailleurs sans papiers au Danemark, en
France, en Irlande, en Italie, au Portugal et en Espagne
. En outre, des informations
pertinentes ont également été reçues de la Belgique. Des questions
ont été posées à ces pays sur la base législative de la régularisation
des travailleurs sans papiers, les mécanismes, les critères spécifiques
et les contraintes de temps pour la régularisation, ainsi que sur
les aménagements ou programmes ciblés de régularisation pendant
la pandémie de covid-19.
47. L’analyse des réponses reçues fait apparaître un certain nombre
de problèmes. Il s’agit notamment des cadres réglementaires trop
stricts ou opaques sur les conditions à remplir et qui rendent l’accès
aux procédures de régularisation excessivement difficile, lourd
ou imprévisible. Il est ainsi essentiel de lister clairement les
critères de régularisation ainsi que les documents admis pour démontrer
la résidence continue dans le pays, l’activité professionnelle ou
tout autre critère mentionné dans la réglementation. À l’inverse,
le recours à de larges notions indéfinies telles que l’ordre public
ou
les circonstances exceptionnelles
est source
d’incertitude et d’imprévisibilité et présente un risque d’interprétation
arbitraire par les autorités nationales. En matière de procédure,
l’Irlande apparait comme un bon exemple à suivre: son programme
de régularisation des migrants sans papiers de longue durée admet
un plus large panel de documents à titre de preuve.
48. Concernant en outre les programmes de régularisation ponctuels,
la période d’admissibilité des demandes restreinte prive lesdits
programmes de leur effet: les personnes éligibles risquent de ne
pas être informées de l’existence de ces programmes dans les temps
et donc de ne pas pouvoir en faire la demande. Par exemple, en Belgique,
lors du programme de régularisation de 2009, seules les demandes
déposées entre le 15 septembre et le 15 décembre 2009 pouvaient
être évaluées. De la même façon, en Italie, le régime exceptionnel
de régularisation des travailleurs étrangers n’a été ouvert que
sur quelques mois, pour les demandes déposées entre le 1er juin
2020 et le 8 janvier 2021. Cette très courte période d’ouverture
des programmes de régularisation a très clairement restreint le
nombre de demandes.
49. L’imposition de frais administratifs lors de la formulation
de la demande de régularisation
constitue
un obstacle supplémentaire difficilement surmontable pour les travailleurs
sans papiers, dont une majorité est aussi en situation de précarité
économique. L’acquittement de ces frais ne garantit en outre pas
au demandeur d’obtenir sa régularisation à l’issue de la procédure.
Des améliorations sont également nécessaires sur la suite de la
procédure, une fois la demande de régularisation déposée. Ces procédures
sont généralement longues et lourdes. De bonnes pratiques à souligner
incluent le recours aux procédures dématérialisées (comme c’est le
cas en Irlande)
en plus des procédures «papiers»
proposées aux personnes concernées n’ayant pas accès aux nouvelles
technologies, l’enregistrement des pièces justificatives déjà fournies
pour la régularisation ou le renouvellement d’un titre de séjour
, pour être utilisées dans le cadre
de procédures ultérieures ou parallèles, ainsi que l’encadrement
du délai de traitement des demandes
. Cette dernière pratique qui touche à
la législation des étrangers en général, pourrait être étendue au
traitement des demandes de régularisation des migrants sans papiers.
50. L’information sur les procédures et leur l’accessibilité sont
également un réel enjeu pour garantir l’accès à la régularisation.
Souvent le manque d’information, la langue de diffusion de l’information
quand elle existe et la durée réduite de certains programmes constituent
d’important obstacles à l’accès aux procédures de régularisation.
Pour s’attaquer à cette problématique, au-delà de l’extension de
la durée d’ouverture des programmes de régularisation, les États
membres devraient s’employer à communiquer plus largement et d’une
façon plus adaptée au cas particulier des travailleurs sans papiers.
Il est ainsi crucial d’avoir recours à l’intermédiaire des syndicats
de travailleurs et des acteurs du territoire, dont les associations
d’aide aux migrants sans papiers et personnes en situation irrégulière
telle que la Cimade en France. La possibilité, dans ces cadres,
d’accéder à des médiateurs et intermédiaires et d’être informé dans
sa propre langue serait indispensable.
51. Lors des réflexions sur l’adaptation et la modernisation du
cadre réglementaire pour la régularisation des travailleurs en situation
irrégulière, il ne faut pas négliger que les demandeurs peuvent
craindre les conséquences négatives de la formulation de la demande
de régularisation sur leur vie personnelle et professionnelle. Ainsi,
dans un certain nombre d’États, une conception stricte de la condition
de «résidence continue» sur le territoire national constitue un
obstacle à la formulation de la demande. En outre, s’agissant de
travailleurs en situation irrégulière, la crainte de faire l’objet
d’une procédure de reconduite à la frontière ou d’un ordre de quitter
le territoire est aussi présente
.
52. Enfin, lorsque les démarches de régularisation sont à l’initiative
de l’employeur, le travailleur est moins susceptible d’en faire
la demande par crainte de représailles ou bien de perdre son contrat
de travail. Le travailleur devrait ainsi toujours avoir la possibilité
de déposer lui-même sa demande de régularisation. Le dépôt groupé
de demandes de régularisation par le biais de collectifs de soutien
aux travailleurs sans papiers est également une bonne pratique à
encourager. Certains États sont déjà allés plus loin dans la garantie
des droits des étrangers en situation irrégulière sur leur territoire
dans le cadre de la crise de la covid-19 en facilitant leur accès
aux soins et aux vaccins
.
53. Ainsi nous pouvons mettre en avant de bonnes pratiques existantes
ou à mettre en place que cela soit dans le cadre de programmes
ad hoc ou de mécanismes permanents
de régularisation comme suit:
- Les
programmes spécifiques de régularisation doivent avoir une durée
suffisamment longue pour pouvoir atteindre les personnes concernées.
Ces programmes pourraient être annoncés à l’avance, afin que les
personnes et organisations puissent se préparer au mieux;
- Le dépôt de la demande doit être fait par le migrant sans
papiers lui-même, sans intermédiaires qui lui feraient du chantage
notamment de la part de l’employeur (demande contre argent par exemple);
- L’information doit être disponible dans différentes langues
pour être accessible et comprise;
- Pour les personnes au bénéfice de contrats temporaires,
permettre le changement d’employeur sans perdre le statut de séjour et
ainsi éviter de tomber dans l’illégalité de façon artificielle;
- Obtention directe d’un permis de séjour pour toute personne
en situation irrégulière collaborant avec la police pour dénoncer
des abus;
- Pour toute victime d’exploitation criminelle par le travail,
de traite des êtres humains et d’autres actes criminels violents
qui souhaiterait rester sur le territoire, faciliter l’accès à des
permis spécifiques indépendamment de sa coopération avec les autorités
et de sa participation aux procédures judiciaires;
- Possibilité de recours en cas de réponse négative par
l’instance décisionnelle ou en cas de décision d’un tiers habilité
de ne pas présenter la demande de régularisation à l’instance décisionnelle;
- Les critères de recevabilité tels qu’un certain nombre
d’années de résidence dans le pays (durée raisonnable) devraient
être aussi clairs que possible, avec une période plus courte lorsque
l’on est en présence d’enfants ou d’individus nés ou ayant grandi
dans le pays;
- Les frais de dossiers et de procédures doivent être les
plus légers possibles car les migrants sans papiers ont souvent
des revenus extrêmement bas;
- Soutien aux associations qui aident les requérants dans
leur démarche de régularisation tout au long de la procédure;
- Les documents à produire et demandés par les autorités
doivent être de l’ordre du raisonnable et tenir compte du fait qu’en
raison de la nature discrète de la vie des migrants sans papiers,
tous les papiers et moyens de preuve de leur existence dans le pays
ne sont pas remplis comme pour un citoyen ayant un statut officiel;
- Une fois la régularisation obtenue, il faut mettre en
place des mesures d’accompagnement pour ces personnes (cours de
langue, soutien dans la recherche d’un nouvel emploi, etc.);
- L’accès à la justice sans peur de dénonciation est fondamental
pour faire valoir ses droits comme être humain et salarié. Ainsi,
si ce qui relève du code pénal (crime, vol, etc.) est transmis automatiquement aux
autorités chargées de la migration, ce qui relève des tribunaux
de la justice civile (protection de l’enfance, prud’homme, etc.)
ne devrait pas systématiquement donner lieu à des échanges de données
(pour empêcher les employeurs de signaler les travailleurs sans
papiers en cas de conflit de travail). Il faut rendre caduque la
transmission automatique de données entre les différentes instances
juridiques afin d’encourager la saisie de la justice par les migrants
sans papiers.
7. Analyse
de la portée des outils juridiques européens pour protéger les travailleurs
en situation irrégulière
54. Relevons que plusieurs directives
européennes couvrent la protection et les droits des travailleurs. Certaines
englobent explicitement les travailleurs sans statut de séjour.
Citons la directive 2009/52/CE qui traite des sanctions de migrants
sans papiers mais également des droits de ces derniers (salaire
impayé, procédures juridiques pour porter plainte contre un employeur
peu scrupuleux, etc.). Une communication de 2021 sur cette même
directive appelle les gouvernements entre autres à faciliter les
contacts de ces personnes avec les forces de l’ordre sans risque
lié à leur statut migratoire.
55. Citons également la directive européenne 2004/81/CE qui traite
des titres de séjour. Cette dernière permet d’accorder un titre
de séjour de courte durée (6 mois renouvelables) aux victimes de
la traite des êtres humains. La directive 2012/29/CE quant à elle
traite des droits au soutien pour les victimes de la criminalité
et à leur protection. Ceux-ci doivent être garantis par les États
membres de façon non-discriminatoire y compris en vertu de statut
du résident.
56. La Convention sur la lutte contre la traite des êtres humains (STCE
n° 197)
et
la Recommandation CM/Rec(2022)21 du Comité des Ministres sur la
prévention et la lutte contre la traite des êtres humains à des fins
d'exploitation par le travail font partie des textes pertinents
du Conseil de l’Europe. Cette convention a un vaste champ d’application,
qui couvre toutes les formes de traite (nationale ou transnationale,
liée ou non à la criminalité organisée) et toutes les personnes
victimes de la traite (hommes, femmes et enfants). Les formes d’exploitation
couvertes par la convention sont, au minimum, l’exploitation sexuelle,
le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques
analogues à l’esclavage, la servitude et le prélèvement d’organes.
La convention est centrée sur les droits humains et sur la protection
des victimes. Son préambule définit la traite comme une violation
des droits humains et une atteinte à la dignité et à l’intégrité
de l’être humain. La convention reconnaît aux victimes de la traite
toute une série de droits, en particulier le droit à l’identification comme
victime, à une protection et à une assistance, à un délai de rétablissement
et de réflexion d’au moins 30 jours, à un permis de séjour renouvelable
et à une indemnisation en réparation des préjudices subis.
57. Le GRETA (Groupe d'experts sur la lutte contre la traite des
êtres humains), qui est un organe indépendant chargé de veiller
à la mise en œuvre de la convention, apporte des informations utiles
sur les efforts déployés par les autorités nationales pour lutter
contre la traite aux fins d'exploitation par le travail. Par exemple,
son récent rapport sur la Grèce examine les mesures prises à la
suite de l'arrêt Chowdury de la Cour européenne des droits de l'homme
au sujet de la régularisation de travailleurs bangladais sans papiers
et appelle à des améliorations supplémentaires, notamment par le
biais de missions d'inspection du travail.
58. Une des questions qui se pose est pourquoi un système d’exploitation
d’une si grande ampleur (sans parler de la traite des êtres humains)
des migrants irréguliers persiste dans nos pays. Les divers instruments de
protection des droits fondamentaux en Europe ne suffisent pas pour
protéger ces personnes provenant souvent d’États tiers. En sus de
la Convention sur la lutte contre la traite des êtres humains, un
autre instrument clé est la Charte sociale européenne. Il faut donc
se pencher sur celle-ci et sa mise en œuvre, afin d’évaluer comment
intégrer des populations qui théoriquement n’existent pas sur nos
territoires mais qui dans les faits sont bel et bien là, souvent
assujetties à la maltraitance à large échelle comme êtres humains
et comme travailleurs.
59. La
Résolution 2384
(2021) «Surmonter la crise socio-économique déclenchée par
la pandémie de covid-19» souligne au paragraphe 5 «un vide juridique
dans la Charte sociale européenne: les travailleurs migrants originaires
de pays qui ne sont pas liés par ce traité sont exclus de l’application
de certaines dispositions de la Charte. Cette lacune, parmi tant
d’autres, souligne la nécessité de moderniser la Charte et de reconnaître
de nouveaux droits pour répondre aux nombreux problèmes que la pandémie
a rendus plus visibles.» Il faudrait donc étendre la portée de la
Charte pour couvrir toutes les personnes qui résident
de facto dans nos pays. Cela permettrait
à des travailleurs sans papiers de mieux faire valoir leurs droits
fondamentaux.
60. Sur la proposition de la Secrétaire Générale du Conseil de
l’Europe et faisant suite à la décision du Comité des ministres,
le processus de réforme du mécanisme de la Charte a été lancé en
juin 2022 avec la création du Groupe de travail ad hoc du Comité des Ministres sur
l’amélioration du système de la Charte sociale européenne (GT-CHARTE).
Ce groupe de travail se penche sur les questions de procédure et
de fond concernant la Charte. Il devrait aborder le sujet d’ajout
de nouveaux droits dans la Charte, notamment concernant les droits
liés au travail atypique (y compris le travail à durée déterminée,
le travail à temps partiel, le télétravail/travail à distance, le
travail sur plateforme, le travail intérimaire, le travail domestique,
etc.).
61. La restriction du champ d’application personnel de la Charte
(c’est-à-dire, exclusion des personnes originaires des pays qui
n’ont pas ratifié ce traité), telle qu’énoncée dans l’Annexe
est
largement considérée comme étant incompatible avec la nature de
la Charte en tant que traité de droits humains. Cette anomalie devrait
être corrigée pour aligner la Charte sur l’état d’évolution du droit
international relatif aux droits humains. De plus, Article E (Partie
V) de la Charte énonce le principe de non-discrimination pour que
la jouissance des droits reconnus dans la Charte soit assurée «sans
distinction aucune».
Malheureusement,
le fait que très peu de pays du Conseil de l’Europe ont ratifié
la totalité de la Charte rend son application encore plus complexe.
Le 4e Sommet du Conseil de l’Europe en
mai 2023 a représenté une occasion unique de faire des propositions
d’action concrètes et de donner une impulsion politique forte à
la mise en œuvre de la Charte.
8. Conclusions
et recommandations
62. La problématique des migrants
sans papiers est particulièrement pertinente pour l’Assemblée car
trop souvent les droits de ces travailleurs sont bafoués, parfois
de manière brutale. Cela peut être le fait de grands groupes industriels
ou d’organisations criminelles dont l’activité économique repose
sur ce travail qui peut être assimilé à du travail forcé. Cela peut
aussi prendre des formes en apparence moins brutales au travers
de conditions de travail qui ne respectent pas les normes minimales
du code de travail pour une vie décente dans les entreprises plus
petites ou chez des personnes privées.
63. Les personnes concernées sont très vulnérables car la défense
de leurs droits est rendue difficile par la crainte d’être identifiées
comme sans-papiers et donc de perdre leur travail et/ou d’être expulsées.
Tous les pays sont conscients de la présence de ces travailleurs
sans droits sur leur sol. Le chiffre estimé est de plusieurs millions
de femmes et d’hommes qui contribuent à la prospérité économique
de nos pays mais aussi au renflouement de nos assurances sociales
privées ou publiques. Pourtant on assiste à une tendance à la stigmatisation
de ces personnes lorsqu’elles sont prises sur le fait de contrevenir
aux lois sur les permis de séjour.
64. Notre Assemblée doit réitérer que les travailleurs sans papiers
ont des droits et que cette précarisation de vie continuelle est
intolérable, d’autant plus qu’il existe parfois déjà une deuxième
génération de sans papiers, attestant de la présence pendant des
années de personnes à la merci de chantages et mauvais traitements
potentiels.
65. Les programmes de régularisation activés avant, pendant et
après la covid-19 sont le moyen le plus sûr de restaurer les droits
de ces personnes, en plus des mécanismes nationaux permanents. Le
fait de les mettre en place régulièrement ne démontre pas un appel
d’air mais bien le fait que notre continent continue d’avoir besoin
de travailleurs migrants pour faire tourner son économie. Cette
hypocrisie consistant en la stigmatisation ou même la criminalisation
de centaines de milliers de personnes car contrevenant aux lois régissant
les permis de séjour et les contrats de travail doit cesser. Ce
sont des secteurs entiers de nos économies qui doivent être assainis
à moyen terme par la mise en œuvre de ces programmes de régularisation.
66. Cette problématique touche aussi bien le droit migratoire
que celui du travail. Le durcissement des voies légales permettant
aux personnes de pays tiers de venir travailler en Europe adopté
par nos pays favorise de fait la précarisation des droits du travail
et de séjour de personnes résidant parfois depuis de nombreuses années
dans nos États. Force est de constater que l’une des raisons principales
de cas d’abus et d’exploitation de ces migrants sans papiers plus
particulièrement et des travailleurs en général est un marché du
travail insuffisamment contrôlé, mais également une déshumanisation
des migrants.
67. Face à cela des associations de la société civile, des ONG,
des syndicats et des acteurs étatiques essaient de lutter pour rétablir
les droits de ces personnes sur la base de la législation nationale
et du droit international. Une des manières de le faire est la régularisation.
De nombreux États l’ont compris puisqu’ils ont mis en œuvre des
programmes spécifiques. Pour que cela ait un réel impact, ces programmes
ou normes de régularisation doivent répondre à un certain nombre
de critères, y compris au regard des valeurs communes du Conseil
de l’Europe. Le temps des travailleurs «jetables» auxquels on accorde
un permis de travail et de séjour quand le marché du travail en
a besoin et qui sont ensuite renvoyés chez eux est révolu.
68. Notre Assemblée doit une fois encore insister auprès du Comité
des Ministres et des États membres du Conseil de l’Europe sur la
nécessité de ces programmes de régularisation et de leur suivi.
Une attention particulière devrait être accordée aux critères imposés
(tel que le temps passé dans le pays), la situation familiale et
des procédures pour accéder à la régularisation, cette dernière
devant éviter que les demandeurs d’une régularisation ne soient
en proie au chantage financier de la part des employeurs ou autres organisations.
Des procédures simples administrativement et peu coûteuses doivent
être favorisées, ainsi que les autres mesures et bonnes pratiques
soulevées aux chapitres 5 et 6 de ce rapport.
69. L’accès à la justice est un point cardinal de la protection
des migrants sans papiers ou en statut irrégulier. Celui-ci n’est
pas suffisamment garantie par nos États. Ces derniers devraient
être encouragés à trouver des procédures qui ne mettent pas en relation
les différentes cours avec les services de migration, principale
obstacle subjectif ou objectif des migrants sans papiers à faire
valoir leurs droits.
70. Notre Assemblée doit aussi assurer de son soutien les organisations
de défense des migrants sans papiers en réitérant que ce sont des
acteurs essentiels dans les discussions et dans la protection des
droits des sans-papiers. Un dialogue entre les diverses parties
(État-employeurs-associations/syndicats) doit être une voie possible
pour par exemple élaborer des programmes de régularisation. Pour
cela, le «délit de solidarité», qu’il vise les ONG ou les personnes
privées dans leurs actions de soutien à ces personnes vulnérables
à leur arrivée ou pendant leur séjour dans nos pays doit être supprimé,
là où il existe. C’est ainsi que sera combattu un des aspects de
la déshumanisation des personnes migrantes pour au contraire les considérer
comme parties prenantes de nos sociétés: comme des membres à part
entière de la société, comme force de travail et comme source de
bien-être et de prospérité dans nos communautés. Elles ne doivent
pas être considérées juste comme des travailleurs, ou des «autres»,
à la périphérie de nos vies.
71. De manière plus générale, la Charte sociale européenne et
sa mise en œuvre doivent être renforcées, notamment afin de combler
un vide juridique: les travailleurs migrants originaires de pays
qui ne sont pas liés par ce traité sont exclus de l’application
de certaines de ses dispositions. Cette lacune, parmi tant d’autres, souligne
la nécessité de moderniser la Charte. Il faudrait donc en étendre
la portée pour couvrir toutes les personnes qui résident de facto dans nos pays, indépendamment
de leur statut. Cela permettrait à des travailleurs sans papiers
de mieux faire valoir leurs droits fondamentaux.