1. Introduction
1. Le présent rapport se fonde
sur une proposition de résolution déposée le 7 décembre 2021 par
la commission des questions juridiques et des droits de l’homme
(“la commission”)
. Lors de la
réunion qu’elle a tenue à Paris le 4 avril 2022, la commission a
convenu de fusionner ce renvoi avec celui intitulé «Les cas de torture
et de traitements inhumains dans les prisons azerbaïdjanaises»
.
La commission m’a désigné rapporteur lors de sa réunion à Strasbourg
le 28 avril 2022.
2. La proposition de résolution indiquait que de graves allégations
concernant un certain nombre d’États membres du Conseil de l’Europe
avaient récemment été formulées, selon lesquelles la torture et
d’autres formes de traitements inhumains ou dégradants, y compris
la violence sexuelle et d’autres formes d’humiliation, avaient été
utilisées de manière systématique dans des lieux de détention. Compte
tenu également du nombre croissant d’affaires portées devant la
Cour européenne des droits de l’homme («la Cour») et des difficultés
rencontrées par le Comité des Ministres pour assurer l’exécution
des arrêts rendus par la Cour dans ces affaires, la proposition
jugeait nécessaire que l’Assemblée parlementaire établisse un rapport
sur cette question, qui aborderait les problèmes systémiques et
proposerait des mesures appropriées.
3. Dans le cadre de la préparation de ce rapport, la commission
a tenu le 22 mars 2023 une audition avec la participation de trois
experts: M. Alan Mitchell, Président du Comité européen pour la
prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains
ou dégradants (CPT), M. Vladimir Osechkin et M. Siarhei Savelyeu. M. Savelyeu
est un ancien prisonnier et employé pénitentiaire qui a divulgué
un grand nombre de vidéos de torture dans les prisons russes; et
M. Osechkin est le fondateur d’une organisation russe de défense
des droits de l’homme et du site internet qui a publié ces vidéos
(projet Gulagu.net). En novembre 2022, j’ai effectué une visite
d’information en Azerbaïdjan pour préparer le rapport sur la mise
en œuvre des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme.
Au cours de cette visite, j’ai également rencontré des membres de
familles de victimes de torture afin de recueillir des informations
pertinentes pour ce rapport (voir paragraphes 33-34).
4. Aux fins du présent rapport, j’ai l’intention de me concentrer
sur les prisons et centres/locaux de détention placés sous le contrôle
des forces de l’ordre (police, forces armées) plutôt que sur d’autres
lieux de détention tels que les centres pour migrants, les établissements
psychiatriques ou les institutions de protection sociale, qui débordent
le cadre du présent rapport. Bien que les mauvaises conditions de
détention puissent également constituer des «traitements inhumains
ou dégradants» systémiques en violation de l’article 3 de la Convention
européenne des droits de l’homme (STE No 5,
«la Convention»)
, elles ne seront pas traitées ici, à
moins qu’elles ne résultent de mauvais traitements physiques intentionnels
infligés par des agents de l’État. La situation des prisonniers
de guerre dans le cadre de certains conflits (Haut-Karabakh, Ukraine)
sera également exclue du champ d’étude du présent rapport.
5. Dans ce rapport, je commencerai par examiner les allégations
de torture et de mauvais traitements intentionnels systémiques dans
les lieux de détention des États membres du Conseil de l’Europe
et en Fédération de Russie (ancien membre du Conseil de l’Europe),
en m’appuyant sur les constatations faites par le Comité des Ministres
dans le cadre de sa surveillance de l’exécution des arrêts de la
Cour, ainsi que sur les conclusions du CPT. Je puiserai ensuite
dans d’autres sources publiques existantes, notamment les organes du
Conseil de l’Europe, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur
la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou
dégradants, les ONG et divers reportages, en ce qui concerne certains
États. Enfin, je ferai des propositions sur la manière dont les
États membres et le Conseil de l’Europe dans son ensemble peuvent
renforcer la prévention de la torture et des autres formes de mauvais
traitements systémiques dans les lieux de détention en vue d’éliminer
ces pratiques illégales et absolument inacceptables en Europe.
2. La mise en œuvre des arrêts de la Cour
dans les affaires de torture et autres formes de mauvais traitements
6. La Cour a examiné de nombreuses
affaires de torture et de mauvais traitements physiques dans plusieurs
États membres, mais elle a rarement constaté que ces affaires révélaient
l’existence d’un recours systématique à la torture ou à des mauvais
traitements dans un État donné
. Le Comité des Ministres,
dans l’exercice de sa compétence de surveillance de l’exécution
des arrêts de la Cour, a considéré, quant à lui, que certaines affaires
contre certains États soulevaient des problèmes structurels de longue
date et il les examine donc dans le cadre de la procédure dite de
«surveillance soutenue»
.
En 2020, 15 % de l’ensemble des affaires de référence sous «surveillance
soutenue» concernaient des mauvais traitements infligés par des agents
de l’État et/ou l’absence d’enquête sur ces allégations, ce qui
en faisait la catégorie la plus élevée en attente d’exécution
. En 2021 et 2022, elles représentaient
12 % de toutes les affaires de référence de cette procédure, ce
qui en fait à nouveau la catégorie la plus importante d’affaires
placées sous ce type de surveillance
.
7. En ce qui concerne l’Azerbaïdjan, le groupe d’affaires Mammadov
(Jalaloglu), qui est sous surveillance, concerne
principalement l’absence d’enquêtes effectives sur le décès de proches
parents des requérants ou les mauvais traitements qu’ils auraient
subis et qui seraient imputables à des agents des forces de l’ordre
(du ministère de l’Intérieur et du ministère de la Sécurité nationale)
de 2003 à 2012 ou à des personnes privées, mais aussi l’usage excessif
de la force par les agents des forces de l’ordre lors de l’arrestation
des requérants et/ou en garde à vue. Le Comité des Ministres a pris
note avec une vive inquiétude des constatations formulées par le
CPT dans son rapport de visite de 2017, qui mettaient en évidence
le caractère systémique de la torture et d’autres formes de mauvais
traitements, ainsi que l’inefficacité des enquêtes. Dans sa décision
la plus récente (décembre 2021), le Comité des Ministres a rappelé
que «les mauvais traitements infligés par les forces de l’ordre
constituent un problème répétitif et non résolu» et a noté avec
une profonde préoccupation que ces affaires étaient pendantes devant
lui depuis plus de dix ans, alors que plus de 70 nouvelles requêtes similaires
étaient actuellement en instance devant la Cour
.
8. S’agissant de la Bulgarie, le groupe d’affaires Velikova concerne
principalement des décès, des mauvais traitements, notamment des
actes de torture et l’absence d’assistance médicale lors de l’arrestation, en
garde à vue ou dans des établissements pénitentiaires, ainsi que
l’absence d’enquête effective sur ces événements, qui se sont produits
entre 1993 et 2017. En 2021, le Comité des Ministres a invité les
autorités, notamment, à fournir une évaluation des raisons de l’augmentation
des griefs pour mauvais traitements dans les établissements pénitentiaires
(comme le montrent le nombre de dossiers examinés par le Bureau
du Procureur et le rapport du Médiateur de 2020), et à présenter
une analyse approfondie des mesures prises à ce jour pour réduire
et éliminer le risque de mauvais traitements lors de l’arrestation
et de la garde à vue (également à la lumière du rapport du Médiateur
et des communications des ONG). Le Comité des Ministres a également
demandé instamment aux autorités bulgares d’établir une infraction
spécifique de torture assortie de sanctions appropriées et dissuasives
et d’examiner la nécessité d’ériger en infraction pénale l’extorsion d’aveux
à un suspect qui n’a pas encore été mis en examen lors de la phase
préalable au procès
.
9. Lors de son examen du groupe d’affaires Sidiropoulos et Papakostas
contre la Grèce, le Comité des Ministres a noté avec une vive préoccupation
que de nouvelles requêtes similaires avaient été introduites devant
la Cour et que les mauvais traitements infligés par des policiers
persistaient, comme le montre notamment le CPT dans ses rapports
de 2020. Les autorités ont donc été invitées à tenir dûment compte
des dernières recommandations du CPT, notamment celles qui concernent
la formation professionnelle régulière et les garanties pour prévenir
les mauvais traitements
.
10. Dans le groupe d’affaires Gubacsi (mauvais traitements infligés
entre 2000 et 2016 par des agents des forces de l’ordre lors de
l’arrestation, du transfert et de la détention, et absence d’enquêtes
effectives) contre la Hongrie, le Comité des Ministres a noté avec
une grave préoccupation que «les mauvais traitements infligés par
des agents des forces de l’ordre constituent un problème complexe
de longue date en Hongrie, qui continue de donner lieu à un nombre
important de griefs au niveau interne et à de nouvelles requêtes
et de nouveaux arrêts de la Cour européenne». Il a réitéré avec
force son appel aux autorités pour qu’elles communiquent un message
de «tolérance zéro» à l’égard des mauvais traitements dans les forces
de l’ordre et qu’elles adoptent les mesures nécessaires pour promouvoir
une culture institutionnelle de «tolérance zéro» en mettant l’accent
sur la prévention, notamment par la mise en place d’une formation
systématique. Le Comité des Ministres a appelé les autorités, entre
autres, à réviser la législation nationale afin d’étendre ou de
lever le délai de prescription de cinq ans, relativement court,
pour les infractions de mauvais traitements commises par des agents
des forces de l’ordre
.
11. Dans le groupe d’affaires relatif à la République de Moldova
(Levinta, concernant principalement des traitements inhumains ou
des actes de torture infligés pendant la garde à vue de 2000 à 2009),
le Comité des Ministres, tout en notant avec satisfaction les progrès
réalisés par les autorités, a constaté que le ministère public continuait
d’être saisi d’un nombre important de plaintes pour mauvais traitements
.
12. En ce qui concerne la Fédération de Russie, le groupe d’affaires
Mikheyev concerne des décès, des actes de torture ou des traitements
inhumains et dégradants survenus pendant la garde à vue, y compris
des mauvais traitements motivés par l’origine ethnique de la victime,
dans diverses régions de Russie entre 1998 et 2017, et l’absence
d’enquêtes effectives sur ces incidents. Dans sa décision la plus
récente adoptée en 2021, le Comité des Ministres a profondément
regretté l’absence d’informations actualisées de la part des autorités
depuis 2019 et s’est déclaré gravement préoccupé par le nombre important
d’affaires pendantes depuis 2006 et les plus de 200 nouvelles requêtes
en instance devant la Cour, indiquant l’absence de progrès dans
l’exécution de ces arrêts qui concernent «un problème systémique
et structurel» en Russie. Il s’est également déclaré profondément
préoccupé par l’augmentation importante des cas de mauvais traitements infligés
par la police et d’enquêtes ineffectives, ainsi que par les communications
soumises par les ONG et les requérants, qui démontrent l’absence
de progrès majeurs
.
Le groupe d’affaires
Buntov concerne
des actes de torture et des mauvais traitements infligés dans des
établissements pénitentiaires, ainsi que l’ineffectivité des enquêtes
à leur sujet, dans différentes régions entre 2003 et 2013. Dans
sa dernière décision rendue en 2022, le Comité des Ministres a exprimé
sa préoccupation face aux récentes informations crédibles qui font état
d’une forte incidence de la torture et des mauvais traitements dans
les prisons russes. Il a par ailleurs noté que, selon les informations
publiques disponibles, les autorités avaient reconnu la nécessité
de prendre des mesures systémiques au vu de ces informations et
avaient récemment adopté certaines mesures, notamment des enquêtes
spéciales menées par le Bureau du procureur général, la révocation
de hauts fonctionnaires de l’administration pénitentiaire et l’adoption
d’une loi le 14 juillet 2022, qui a introduit la définition de la
torture dans le Code pénal
. Les communications reçues de la
part de certaines ONG au titre de la Règle 9 évoquaient la divulgation
de vidéos et photos de torture dans les prisons, notamment en octobre
2021 sur le site internet du groupe russe de défense des droits
de l’homme Gulagu.net, dont la commission a rencontré les représentants
lors de l’audition organisée en mars 2023.
13. Dans le groupe d’affaires Stanimirovic contre la Serbie, le
Comité des Ministres a récemment exhorté les autorités serbes à
transmettre un message de «tolérance zéro» à l’égard des mauvais
traitements infligés par la police, à prendre des mesures plus fermes
pour lutter contre ce «problème grave et de longue date» et à intensifier
leurs efforts pour améliorer l’efficacité des enquêtes pénales en
tenant compte des recommandations concrètes formulées par le CPT
dans son rapport 2022
. Bien que l’arrêt de principe ait
été rendu il y a dix ans, des problèmes similaires persistent au
niveau national, comme le montrent les récents rapports du CPT et
du Comité contre la torture des Nations Unies. En conséquence, le
Comité des Ministres a décidé de transférer l’examen de ces affaires
vers la procédure de surveillance soutenue.
14. Pour ce qui est de la Türkiye, le groupe d’affaires Batı et
autres concerne l’absence d’effectivité des enquêtes relatives aux
meurtres, aux actes de torture et aux mauvais traitements commis
par des agents de l’État entre 1993 et 2011, notamment lors d’arrestations,
pendant la garde à vue et les interrogatoires et lors de la dispersion
de manifestations pacifiques. Le Comité des Ministres a adopté une
résolution intérimaire en 2021, dans laquelle il a instamment demandé
aux autorités de prendre des mesures spécifiques pour veiller à ce
que les procureurs mènent des enquêtes effectives sur les allégations
de toutes les formes de torture et de mauvais traitements et que
les décisions de non-lieu soient réexaminées avec vigilance par
les tribunaux. Il a toutefois accueilli favorablement les annonces
récentes des autorités de haut niveau appuyant la politique de «tolérance
zéro à l’égard de la torture» faite dans le contexte du Plan d’action
2021 sur les droits de l’homme
. Des ONG et des avocats de détenus
ont tiré la sonnette d’alarme dans de nombreuses affaires, qui constituent à
leurs yeux la preuve que le nombre d’actes de torture et de mauvais
traitements infligés par des agents des forces de l’ordre ne cesse
d’augmenter
.
En ce qui concerne les conditions de détention et d’isolement de M. Öcalan,
dénoncées par des ONG devant le Comité des Ministres dans le cadre
de l’exécution de l’arrêt Öcalan (no
2), le Comité des Ministres a noté
que la Cour est actuellement saisie d’une nouvelle requête à propos
de ses conditions de détention, qui sont également suivies de près
par le CPT qui effectue des visites régulières à la prison d'İmralı
. Je suis particulièrement préoccupé
par le maintien en détention de MM. Osman Kavala et Selahattin Demirtaş
malgré les arrêts clairs de la Cour constatant des violations de
la Convention et ordonnant leur libération.
Le Conseil de l’Europe devrait
suivre de près leurs cas, y compris les risques éventuels de mauvais
traitements auxquels ils pourraient être confrontés pendant leur
détention.
15. Enfin, en ce qui concerne l’Ukraine, le groupe d’affaires
Kaverzin sous surveillance concerne la torture et/ou les mauvais
traitements physiques ou psychologiques infligés par la police,
le plus souvent pour obtenir des aveux, ainsi que l’absence d’enquêtes
effectives sur ces plaintes. Dans sa décision la plus récente sur
ces affaires, adoptée en 2021, le Comité des Ministres a noté les
efforts continus des autorités, mais s’est inquiété de leur manque
d’action résolue, compte tenu du temps qui s’est écoulé depuis la
première identification de ces problèmes par la Cour. Il a donc
exhorté les autorités à redoubler d’efforts pour résoudre toutes
les questions en suspens, en particulier l’adoption des modifications
nécessaires du cadre juridique relatif à la torture et aux mauvais
traitements
. D’autres groupes d’affaires sous
surveillance concernent l’utilisation de preuves obtenues sous la
torture (groupe d’affaires Yaremenko) et la torture de détenus par
les forces spéciales soit en guise de punition, soit pendant des
exercices de formation dans les prisons (groupe d’affaires Karabet).
Il convient de noter toutefois que les exactions à l’origine de
ces affaires sont antérieures aux changements démocratiques survenus
en Ukraine après la chute du président Ianoukovitch. Ces affaires restent
toutefois sous surveillance et les autorités actuelles devraient
fournir davantage d’informations sur les mesures générales et individuelles
requises.
16. Bien que les cas de torture et autres formes de mauvais traitements
infligés par des agents des forces de l’ordre, ainsi que les enquêtes
ineffectives menées sur de tels actes, continuent de constituer
l’une des principales questions structurelles traitées par le Comité
des Ministres, un certain nombre d’évolutions positives ont également
été observées dans certains États. Par exemple, le Comité des Ministres
a noté avec satisfaction que la torture a été érigée en infraction
autonome en 2017 dans le Code pénal italien, dans le cadre de la
surveillance de l’exécution du groupe d’affaires Cestaro
. À propos du groupe d’affaires Virabyan
contre l’Arménie, il s’est félicité de l’adoption d’un nouveau Code
pénal et d’un nouveau Code de procédure pénale, notamment de la
suppression du délai de prescription pour le crime de torture
. Dans le groupe d’affaires Khani
Kabbara contre Chypre, le Comité des Ministres a salué les mesures
prises par les autorités pour améliorer l’indépendance, la rapidité
et la qualité des enquêtes sur les mauvais traitements infligés
par la police, ainsi que celles prises pour prévenir les mauvais
traitements, en particulier les messages réguliers de «tolérance
zéro» adressés par le chef de la police, la modification du Code
d’éthique de la police et le renforcement des capacités
.
3. Les
conclusions du CPT
17. Le CPT est chargé d’examiner
la manière dont les personnes sont traitées dans les lieux de détention. Il
est donc dans une position unique pour évaluer l’ampleur de la torture
et des autres formes de mauvais traitements en garde à vue et dans
les établissements pénitentiaires dans l’ensemble de la zone du
Conseil de l’Europe. Dans son 28e rapport
général (2018), le CPT a déclaré qu’il continuait de rencontrer
des cas de mauvais traitements infligés par la police dans un certain
nombre de pays, dans diverses circonstances et impliquant différents
services répressifs. Il a observé ce qui suit: «Dans plusieurs États
membres du Conseil de l’Europe, les mauvais traitements policiers
surviennent principalement lors de la période à haut risque entourant
l’interpellation des personnes soupçonnées d’avoir commis des infractions
pénales ou autres. Les délégations du CPT ont entendu de nombreux
récits indiquant que la force utilisée lors de l’interpellation
ou peu après n’était pas nécessaire ou était excessive. Elles ont
en particulier recueilli des allégations de coups de poing, de pied,
de matraque ou d’utilisation d’aérosols au gaz poivre alors que
la personne interpellée ne présentait aucune forme de résistance
ou avait déjà été maîtrisée. Parfois, ces allégations étaient étayées
par des indices convaincants, d’ordre médical ou autre. [...] Les
mauvais traitements infligés pendant les auditions de police ou
dans ce contexte demeurent des problèmes très graves dans un nombre
non négligeable d’États membres du Conseil de l’Europe. Au cours
des dix dernières années, le CPT a recueilli des allégations crédibles
ou recueilli des éléments d’ordre médico-légal et autres indices
de mauvais traitements policiers qui pourraient être qualifiés d’actes
de torture dans presque un tiers des États membres du Conseil de
l’Europe. Les mauvais traitements allégués consistaient notamment
en des décharges électriques, des coups sur la plante des pieds,
un maintien en suspension ou hyperextension par des menottes, des
brûlures sur diverses parties du corps, des provocations d’asphyxie
à l’aide d’un sac en plastique ou d’un masque à gaz, des menottages
dans des positions douloureuses pendant plusieurs heures d’affilée,
de violents passages à tabac ou des simulacres d’exécution. Le CPT
continue également d’entendre des récits d’autres formes de mauvais traitements
policiers allant de gifles à des formes plus brutales de violences.
Le caractère délibéré de ces traitements est évident. Les mauvais
traitements allégués auraient souvent été infligés par les policiers interpellateurs
ou opérationnels lors de la période initiale de détention, avant
la première audition officielle de police, afin d’obtenir des aveux
ou d’autres informations. Les constatations du CPT donnent toutefois
à penser que, dans certains cas, les enquêteurs de police judiciaire
ont toléré, voire encouragé de telles pratiques
.
18. Dans ses rapports concernant certains États membres, le CPT
s’est déclaré préoccupé par des allégations généralisées d’actes
de torture et d’autres formes de mauvais traitements infligés à
des personnes détenues par la police et d’autres services répressifs,
ainsi que dans des établissements pénitentiaires, en évoquant parfois
la nature systémique du problème.
19. Dans son rapport de 2018 sur sa visite en Azerbaïdjan en 2017,
le CPT explique qu’il a eu globalement l’impression que la torture
et d’autres formes de mauvais traitements physiques par la police
et d’autres services répressifs ainsi que l’impunité restaient «systémiques
et endémiques», et que ses constatations laissent entrevoir l’existence
d’une «culture généralisée de violence à l’égard des personnes privées
de liberté parmi les agents des divers services des forces de l’ordre».
Le CPT a spécifiquement mentionné l’affaire dans laquelle vingt
soldats de la caserne de la ville de Terter, arrêtés fin avril 2017,
ont été emmenés dans une base militaire désaffectée près de la localité,
les mains et les jambes ligotées ou menottées. Ils ont ensuite été obligés
de retirer leurs vêtements, à l’exception de leurs sous-vêtements,
puis ils ont été brutalement interrogés pendant des périodes allant
de deux à douze jours, au moyen de différentes méthodes de torture (décharges
électriques, arrachage d’ongles, brûlures, simulacres de noyade,
privation de sommeil, privation de nourriture et d’eau) à des degrés
divers, en fonction du temps que les soldats pouvaient résister
avant de passer aux aveux. Certains des hommes auraient été emmenés,
les yeux bandés, même après avoir avoué, dans une autre ancienne
unité militaire désaffectée où ils ont été détenus pendant environ
deux jours et maltraités à plusieurs reprises par des membres de
la police militaire, dans un but semble-t-il purement punitif. Toutes
ces personnes, qui semblent avoir été détenues
de facto au secret pendant des périodes
allant jusqu’à deux mois, n’ont eu accès à un avocat qu’un mois
après leur arrestation et après avoir accepté de signer des aveux.
En ce qui concerne les mauvais traitements dans les prisons, la
délégation a recueilli, comme lors des visites précédentes, un certain
nombre d’allégations de mauvais traitements physiques infligés délibérément par
le personnel pénitentiaire
.
20. Au cours de la visite périodique qu’elle a effectuée en 2019
en Bosnie-Herzégovine, la délégation du CPT a recueilli de nombreuses
allégations de mauvais traitements, dont certains présentant un
degré de gravité qui équivaut à des tortures (par exemple coups
de bâton sur la plante des pieds [
falaka],
viol avec une matraque, simulacre d’exécution avec une arme à feu)
de personnes détenues par des agents des forces de l’ordre. La grande
majorité de ces allégations concernaient des personnes détenues
par des policiers opérant au sein de la Fédération de Bosnie-Herzégovine,
notamment dans le cadre de la police cantonale de Sarajevo. Le CPT
a conclu que les autorités devraient admettre que l’existence de
mauvais traitements infligés par des policiers est une réalité,
qui n’est pas le fait de quelques policiers sans scrupules mais
une pratique communément acceptée dans la culture policière actuelle,
notamment parmi les inspecteurs de la brigade criminelle. La délégation
a également recueilli plusieurs allégations crédibles de mauvais
traitements physiques infligés par des membres du personnel pénitentiaire
à des détenus
. Lors de sa visite
effectuée en 2021, la délégation du CPT, comme l’indique son rapport,
a de nouveau recueilli de nombreuses allégations de mauvais traitements
(gifles, coups de poing, coups de pied, coups de matraque et coups
de crosse d’armes de service) infligés par des agents de police
à des personnes détenues, que ce soit au moment de leur arrestation
ou, dans une moindre mesure, au cours de leur interrogatoire par
des inspecteurs. Elle a conclu que les personnes détenues par des
agents de police continuaient de courir un risque non négligeable
de mauvais traitements. La délégation a également reçu plusieurs
allégations d’usage excessif de la force et de violences verbales,
principalement à l’encontre de ressortissants étrangers et de Roms
dans les prisons (en détention provisoire)
.
21. Durant sa visite en Grèce en 2019, le CPT a recueilli un nombre
élevé d’allégations de mauvais traitements physiques de personnes
soupçonnées d’avoir commis des infractions pénales privées de liberté par
la police hellénique. La délégation a recueilli quelques allégations
de mauvais traitements d’une nature particulièrement grave, notamment
la
falaka et l’application
d’un sac en plastique sur la tête dans le cadre d’interrogatoires
de police. Le CPT a conclu que les informations recueillies indiquaient
que «les mauvais traitements infligés par la police en particulier
aux ressortissants étrangers et aux personnes de la communauté rom
[…] demeuraient une pratique fréquente dans toute la Grèce» et ne
concernaient pas uniquement des incidents isolés. Le CPT a également
observé que la définition de la torture dans le Code pénal n’était
pas conforme aux normes internationales
. Lors de sa visite effectuée en 2021,
la délégation du CPT a recueilli quelques allégations de mauvais
traitements physiques (coups de pied et coups de poing) infligés
par des agents pénitentiaires de la prison de Corfou à des détenus
qui leur auraient désobéi. De nouvelles préoccupations sont apparues
à l’égard de femmes transgenres qui ont été contraintes, à leur arrivée
en prison, de se soumettre à une fouille à nu devant des agents
masculins. Cette procédure a été perçue comme dégradante par les
femmes
.
22. La situation des détenus placés dans des régimes de moyenne
et haute sécurité en Italie a été abordée dans le rapport 2020 du
CPT suite à sa visite
ad hoc dans
ce pays en 2019. Dans certaines prisons, la délégation a recueilli
un certain nombre d’allégations de mauvais traitements physiques
de détenus infligés par le personnel et la situation semblait particulièrement
problématique à la prison de Viterbe. Le CPT s’est montré très préoccupé
par ces cas, qui suggéraient «un usage délibéré et disproportionné
de la force par les agents pénitentiaires, souvent en réaction punitive
au comportement de certains détenus»
. Lors de sa visite périodique en 2022,
la délégation du CPT a recueilli un certain nombre d’allégations
de mauvais traitements physiques infligés par tous les services
répressifs, et en particulier par des agents de police et des carabiniers. Ces
allégations concernaient des coups de poing, de pied et de matraque
au moment de l’arrestation (et après que les personnes avaient été
maîtrisées) et parfois pendant leur séjour dans les postes de police.
En ce qui concerne les prisons, la délégation a recueilli quelques
allégations de mauvais traitements de la part du personnel pénitentiaire,
mais sans qu’elles ne soient étayées par un certificat médical ou
un dépôt de plainte
.
23. En ce qui concerne la Russie, le CPT a publié une déclaration
publique en 2019, qui exhortait les autorités russes à prendre des
mesures résolues pour éradiquer le phénomène endémique des mauvais traitements
infligés par les forces de l’ordre en République tchétchène et dans
d’autres républiques de la région du Caucase du Nord. Selon le CPT,
«il ressortait clairement des informations recueillies par le Comité
au cours de ses visites que le recours à la torture et à d’autres
formes de mauvais traitements par des membres des forces de l’ordre
en République tchétchène restait un phénomène répandu». Il ajoutait
que ce problème avait été mis en évidence à plusieurs reprises également
à l’égard d’autres républiques de la région du Caucase du Nord.
Le CPT avait également reçu, dans les mois précédant sa visite de
2017, des rapports faisant état de détentions illégales et de mauvais
traitements graves de personnes LGBTI en République tchétchène,
qu’il considérait comme crédibles et nécessitant des enquêtes effectives
.
24. Dans son rapport 2021 concernant l’Espagne, le CPT a recueilli
un grand nombre d’allégations cohérentes de mauvais traitements
physiques récents infligés par le personnel pénitentiaire. Dans
un certain nombre de cas, les mauvais traitements allégués étaient
des sanctions infligées de manière arbitraire lorsque le personnel
considérait que les détenus avaient été désobéissants ou en cas
de violence entre détenus. De l’avis du CPT, les constatations faites
lors de la visite de 2020 ont montré que «les mauvais traitements physiques
infligés par les gardiens de prison sont toujours une réaction disproportionnée
et punitive au comportement récalcitrant des prisonniers», et que
de telles allégations (y compris certaines allégations de
falaka) représentaient «une culture
plus profonde d’abus de pouvoir et d’impunité parmi certains gardiens travaillant
dans ces prisons»
.
25. Dans son rapport 2020 sur la Türkiye (visite en 2019), le
CPT a noté que sa délégation avait recueilli un nombre considérable
d’allégations d’usage excessif de la force et/ou de mauvais traitements
physiques infligés par des policiers/gendarmes à des personnes placées
en garde à vue (y compris des femmes et des mineurs). Une partie
importante des allégations portait sur des passages à tabac commis
pendant le transport ou dans des postes de police, apparemment dans
le but d’obtenir des aveux, ou à titre de sanction. Dans un certain nombre
de cas, ces allégations étaient étayées par des preuves médicales.
En outre, le CPT a déclaré que si la gravité des allégations de
mauvais traitements semblait avoir diminué par rapport aux constatations
faites durant la visite de 2017, «la fréquence des allégations restait
à un niveau inquiétant»
.
Il est extrêmement regrettable que la Türkiye n’ait pas accordé
l’autorisation de publication requise par la Convention CPT, et
que les autres rapports sur les visites de 2021, 2018 et 2016 (après
la tentative de coup d’État) n’aient donc pas encore été publiés.
26. Dans son rapport 2020 qui faisait suite à sa visite
ad hoc en Ukraine, le CPT a examiné
le traitement des personnes dans trois colonies pénitentiaires.
La délégation a recueilli un certain nombre d’allégations crédibles
de mauvais traitements physiques infligés par des agents pénitentiaires,
voire d’autres détenus (ou «détenus de corvée»). Dans quelques cas,
les mauvais traitements allégués pouvaient être qualifiés de torture (par
exemple, brûlures aux fesses, asphyxie à l’aide d’un sac en plastique,
etc.) et dans d’autres, de menaces de nature sexuelle, notamment
de viol. Dans une colonie, bien que les prisonniers aient été très
réticents à s’entretenir avec la délégation du CPT, celle-ci a pu
conclure qu’elle était gérée par un système d’intimidation et de
violence impliquant des «détenus de corvée», généralement au su
et avec l’assentiment de la direction. Le CPT a appelé les autorités
ukrainiennes à mettre fin à la pratique consistant à employer des
détenus pour effectuer des «corvées», conformément aux recommandations
précédentes
.
27. En ce qui concerne plusieurs États membres (Albanie
,
Arménie
, Bulgarie
, Croatie
,
Chypre
, Hongrie
,
Monténégro
, Macédoine
du Nord
, Portugal
, Roumanie
,
Serbie
, République slovaque
, Espagne
et
Ukraine
), le CPT a continué à recueillir,
au cours de ses visites, un certain nombre d’allégations de mauvais
traitements physiques infligés par des policiers, notamment au moment
du premier interrogatoire dans les locaux de la police. Dans certains
cas, l’examen médical des personnes concernées et/ou la consultation
des dossiers médicaux par la délégation du CPT ont révélé des lésions
qui correspondaient aux allégations de mauvais traitements formulées.
De l’avis du CPT, le phénomène des mauvais traitements infligés
par la police n’a pas encore été entièrement éradiqué dans certains
de ces pays, et les personnes placées en garde à vue courent toujours
un risque considérable d’être maltraitées
.
Dans d’autres États, bien que la délégation du CPT ait entendu très
peu d’allégations de mauvais traitements infligés par la police,
le Comité a noté l’augmentation du nombre de plaintes déposées devant
des organes nationaux (par exemple la République de Moldova
).
Ces dernières années, par rapport aux mauvais traitements physiques
infligés par des policiers pendant la garde à vue, les délégations
du CPT semblent avoir recueilli moins d’allégations de mauvais traitements
commis par le personnel pénitentiaire. On note cependant que certaines
allégations concernant des établissements pénitentiaires ont été
mentionnées dans ses récents rapports sur la Bulgarie, la Croatie,
Chypre, la France, la Lituanie, la République de Moldova, le Monténégro,
le Portugal et la Roumanie
.
4. Autres
organes du Conseil de l’Europe
4.1. L’Assemblée
parlementaire
28. Par le passé, l’Assemblée s’est
déjà penchée sur des allégations de torture ou de mauvais traitements physiques
systémiques commis dans des lieux de détention. Par exemple, la
question des détentions illégales et de la torture des personnes
LBGTI en Tchétchénie a été soulevée dans sa
Résolution 2230 (2018) «Persécution des personnes LGBTI en République tchétchène
(Fédération de Russie)», ainsi que dans le rapport plus récent sur
lequel se fonde la
Résolution 2445 (2022) «Le rétablissement des droits de l’homme et de l’État
de droit reste indispensable dans la région du Caucase du Nord».
Dans ce rapport sont mentionnées de nouvelles vagues d’agressions
contre la communauté LGBTI en 2019, au cours desquelles deux personnes auraient
été torturées à mort et une quarantaine auraient été détenues par
les autorités
. Les mauvais traitements infligés
aux prisonniers politiques dans certains États membres ont également
été abordés dans les travaux les plus récents de l’Assemblée: les
rapports qui ont donné lieu à la
Résolution 2322 (2020) «Cas signalés de prisonniers politiques en Azerbaïdjan»,
la
Résolution 2446 (2022) «Cas signalés de prisonniers politiques en Fédération
de Russie» et la
Résolution 2375 (2021) «L’arrestation et la détention d’Alexeï Navalny en janvier
2021
».
L’usage excessif de la force par les forces de l’ordre a fait l’objet
du rapport à l’origine de la Résolution 2435 (2022) «Combattre et
prévenir l’usage excessif et injustifié de la force par les forces
de l’ordre», dans laquelle l’Assemblée invitait les États membres,
entre autres, à veiller à ce que leur législation nationale érige
en infraction tous les actes de torture et les traitements inhumains
ou dégradants, et à ce que ces dispositions soient effectivement
appliquées dans la pratique afin de prévenir et sanctionner l’usage
excessif de la force par les agents de maintien de l’ordre, quel
que soit le contexte (hors privation de liberté ou en détention).
L’Assemblée a également joué un rôle crucial en dévoilant la vérité
sur la complicité de plusieurs États membres dans le programme illégal
de «restitutions extraordinaires», impliquant l’enlèvement, la détention,
et les mauvais traitements des personnes soupçonnées d’être des
terroristes, mis en œuvre par la CIA en Europe entre 2001 et 2006
. Les travaux par pays de la Commission
pour le respect des obligations et engagements des Etats membres
du Conseil de l'Europe (commission de suivi) de l’Assemblée ont
parfois fait état d’allégations de mauvais traitements dans certains
États membres
.
29. La Rapporteure générale de l’Assemblée sur la situation des
défenseurs des droits de l’homme a également attiré l’attention
sur les cas de torture et de mauvais traitements infligés aux défenseurs
des droits de l’homme, ainsi que sur la persécution des défenseurs
des droits de l’homme qui enquêtent sur les cas de torture
.
4.2. La
Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe
30. La Commissaire aux droits de
l’homme du Conseil de l’Europe a également fait part de ses préoccupations
à propos des cas individuels de torture ou de mauvais traitements,
notamment à l’égard des défenseurs des droits de l’homme et des
journalistes. Par exemple, en novembre 2020, elle a demandé aux autorités
russes de prendre d’urgence des mesures au sujet de M. Salman Tepsurkayev,
âgé de 19 ans et modérateur de
chat d’une
chaîne d’information de Telegram, qui aurait été enlevé par des
policiers tchétchènes en septembre de la même année et soumis à
des violences sexuelles et à la torture. Elle a souligné que l’impunité
pour les violations graves des droits de l’homme était un problème
systémique qui prévalait en Tchétchénie depuis de nombreuses années
. En juillet 2016, l’ancien Commissaire
s’était alarmé des images montrant des tortures et des mauvais traitements
infligés à des auteurs présumés de la tentative de coup d’État en
Türkiye, ainsi que des signes de torture présents sur des personnes
placées en détention, images qui avaient été publiées dans divers
médias à l’époque
.
5. Le
Rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture et autres peines
ou traitements cruels, inhumains ou dégradants
31. Le Rapporteur spécial des Nations
Unies sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou
dégradants a le pouvoir de transmettre des appels urgents aux États
à propos d’individus qui risqueraient d’être torturés, ainsi que
des communications sur des cas antérieurs de torture allégués, mais
aussi d’entreprendre des visites d’information dans les pays et
de soumettre des rapports annuels au Conseil des droits de l’homme
et à l’Assemblée générale des Nations Unies. À la suite de sa visite
en Türkiye en 2016, le Rapporteur spécial a par exemple publié un
rapport dans lequel il a conclu que, «immédiatement après l’échec du
coup d’État […] la torture et d’autres formes de mauvais traitements
étaient devenues un phénomène généralisé, en particulier au moment
de l’arrestation et de la détention provisoire dans les locaux de
la police ou de la gendarmerie ou dans un lieu de détention non
officiel». En ce qui concerne le sud-est du pays, il a ajouté que
«la torture et les mauvais traitements continuaient d’être des pratiques
répandues pendant la phase initiale de la garde à vue et de l’interrogatoire
et visaient principalement à contraindre les suspects à avouer ou
à dénoncer d’autres suspects d’infractions terroristes»
. Dans son rapport
sur sa visite en Ukraine en 2018, le Rapporteur spécial a conclu
que malgré des améliorations notables sur l’ensemble du territoire
ukrainien contrôlé par le gouvernement, «les informations recueillies
[…] indiquent que la torture et les mauvais traitements continuent
d’être pratiqués en toute impunité dans tout le pays» et que «quelle
que soit l’autorité concernée, les mauvais traitements signalés
sont tous des abus répétitifs caractérisés par l’intimidation, l’application
de sanctions et l’extorsion d’aveux»
. Dans son rapport
qui faisait suite à sa visite en Serbie en 2017, le Rapporteur spécial
a constaté que les nombreuses allégations cohérentes de torture
et de mauvais traitements survenus pendant la garde à vue qu’il
a recueillies n’étaient pas des incidents isolés, mais indiquaient
«l’existence d’abus systématiques bien ancrés dans la culture policière
prédominante»
.
6. Exemples
choisis d’allégations de torture et de mauvais traitements dans
certains États membres rapportées par des ONG et des médias
32. En mai 2017, les autorités
azerbaïdjanaises ont ouvert une procédure pénale pour trahison d’État
contre un groupe de militaires et de civils qui auraient divulgué
des secrets militaires aux services de renseignement des forces
armées arméniennes (affaire «Terter», voir le paragraphe 19 ci-dessus).
Le 13 avril 2021, l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT)
a indiqué que dans le cadre de cette affaire, 78 personnes avaient
été détenues et condamnées à des peines de 12 à 20 ans de prison
et que les personnes détenues avaient été et continuaient d’être
soumises à des tortures ayant provoqué 11 décès confirmés. Selon
l’OMCT, des détenus ont été torturés dans le but de leur extorquer
des aveux de trahison. M. Oktay Gulaliev, un militant qui avait
enquêté sur ces affaires, était toujours dans le coma. En 2019,
il avait été renversé par une voiture et s’était vu refuser toute
assistance médicale pendant les 17 heures qui avaient suivi son
accident. L’OMCT a condamné ces actes et exigé que les autorités
mettent fin à la pratique de la torture et veillent à ce que des mesures
systématiques soient prises pour prévenir et éliminer cette pratique
.
33. Au cours de ma mission en Azerbaïdjan en novembre 2022 (entreprise
dans le cadre de mon rapport sur la mise en œuvre des arrêts), j’ai
rencontré les avocats et les familles des victimes de l’affaire
Terter, qui m’ont livré un témoignage très émouvant. Valida Ahmadova,
la mère d’Elchin Guliyev (mort à la suite de tortures en mai 2017),
nous a confié qu’elle n’avait appris que son fils avait été torturé
à mort que huit mois après son décès, au moment de l’ouverture de
la procédure pénale. Les personnes arrêtées et torturées se voyaient
proposer trois options: (i) reconnaître qu’elles étaient des traîtres;
(ii) accuser de trahison un ami ou un collègue; ou (iii) mourir
sous la torture. Différentes méthodes de torture étaient utilisées,
notamment: la pendaison, la noyade, l’écorchement, le bandage des
yeux, l’arrachage des ongles, l’insertion d’une ampoule dans la
bouche afin qu’elle explose, l’ablation des organes génitaux, le
viol, les menaces de viol sur des membres de la famille, etc. Mme Ahmadova
nous a expliqué que son fils avait refusé d’avouer et de dénoncer arbitrairement
d’autres personnes, et qu’il avait donc été torturé à mort. Elle
a fini par obtenir une décision d’«acquittement» qui prouvait que
son fils n’était pas un traître, et ce n’est qu’à ce moment-là que
des mesures ont été prises contre ses tortionnaires. Cependant,
aucun des auteurs du crime n’a été condamné, puisque le jugement
final n’a pas encore été rendu. Mme Ahmadova
a par ailleurs précisé que, dans ce type d’affaires, de nombreux
auteurs ont été promus, notamment les fonctionnaires de haut rang.
34. J’ai également rencontré Nasir Aliyev, le père d’Emil Aliyev,
qui a été reconnu coupable de trahison et dont l’affaire est actuellement
réexaminée par le Bureau du procureur général. M. Aliyev m’a expliqué
que, bien que les verdicts aient été annulés au motif que les aveux
ont été obtenus sous la torture, les personnes étaient toujours
en prison à des fins «d’enquête». Certains tortionnaires ont été
arrêtés, mais pas les officiers haut gradés. Des poursuites ont
été engagées pour un chef d’accusation moins grave que la torture,
qui consiste à «infliger des souffrances» à autrui (avec une peine
maximale de trois ans d’emprisonnement).
35. En décembre 2022, nous avons été informés que 19 prisonniers
de l’affaire Terter avaient été acquittés et libérés. Dans le même
temps, le président de la commission parlementaire sur les droits
de l’homme, que j’ai rencontré pendant ma visite, a fait une déclaration
dans laquelle il accusait de falsification l’ancien procureur général
Zakir Garalov et les enquêteurs militaires impliqués dans l’affaire
Terter, qui ont accusé à tort des centaines de personnes de trahison.
Il a également demandé le rétablissement des droits des personnes
condamnées sans raison ainsi que leur indemnisation
.
36. La torture et d’autres formes de mauvais traitements ont également
été utilisées en Azerbaïdjan contre des opposants politiques, des
journalistes et des défenseurs des droits de l’homme. En février
2019, un tribunal a condamné trois membres dirigeants du Parti du
Front populaire d’Azerbaïdjan (PFPA), Saleh Rustamov, Agil Maharramov
et Babek Hasanov, à des peines d’emprisonnement pour entrepreneuriat
illégal, détention de drogue et autres accusations. Au cours du
procès, les hommes ont déclaré qu’ils avaient été torturés et soumis
à des pressions pour obtenir des aveux. En mars 2019, les forces
de l’ordre ont, à plusieurs reprises, giflé et donné des coups de
pied à Bayram Mammadov, militant de l’opposition, et l’ont retenu pendant
près de 24 heures, menotté, les jambes attachées et allongé sur
le sol. Toujours en mars de la même année, 14 accusés condamnés
pour des émeutes de masse lors des troubles de juillet 2018 à Ganja
ont témoigné devant le tribunal que la police les avait battus à
plusieurs reprises pour leur extorquer des aveux et des dépositions
. En décembre 2021,
la police azerbaïdjanaise a violemment dispersé une manifestation dans
le centre de Bakou et arrêté des dizaines de manifestants. Parmi
les personnes détenues figurait un dirigeant de l’opposition, Tofig
Yagublu, qui a subi de multiples lésions lors de sa garde à vue.
M. Yagublu a déclaré que la police l’avait passé à tabac tout en
le filmant et exigé qu’il dise devant la caméra qu’il cesserait de
critiquer le président Aliyev
. Human Rights Watch (HRW) a signalé
en 2020 et 2021 d’autres allégations de torture de membres du PFPA,
notamment Alizamin Salayev et Seymour Ahmadov, ainsi que Yunis Safarov, condamné
pour une tentative d’assassinat contre le maire de Ganja
. Selon HRW, aucune enquête effective n’a
suivi ces allégations
.
37. En ce qui concerne la Russie, les ONG ont systématiquement
signalé des cas de torture et de mauvais traitements dans les lieux
de détention. HRW a déclaré dans son rapport mondial 2022 que la
torture et les mauvais traitements se poursuivaient dans le système
pénitentiaire russe. En octobre 2021, après des reportages médiatiques
sur des vidéos révélant de nombreux cas de viols et autres mauvais
traitements infligés à des détenus de sexe masculin dans un hôpital
pénitentiaire de la région de Saratov (plus de 1 000 vidéos remises
à l’ONG russe Gulagu.net), les autorités ont annoncé qu’elles ouvraient
une enquête. La personne qui a divulgué les vidéos, Siarhei Savelyeu,
a fui le pays et a demandé l’asile en France
. Lors de l’audition
tenue devant la commission le 22 mars 2023, nous avons entendu les
témoignages de M. Vladimir Osechkin, fondateur du projet Gulagu.net,
et de M. Savelyeu, un ancien détenu qui a travaillé comme assistant du
chef du service de la sécurité de l’hôpital pénitentiaire de Saratov
entre 2016 et 2021. M. Savelyeu nous a expliqué qu’il avait été
contraint d’aider la direction de cette institution en conservant
les archives vidéo des séances de torture, des passages à tabac,
des viols et des meurtres perpétrés par les agents du FSIN (Service pénitentiaire
fédéral). Sa tâche consistait à distribuer des magnétoscopes aux
employés de l’hôpital de la prison et à certains kapos pour qu’ils
filment leurs actes de torture et d’humiliation sexuelle, puis à
enregistrer ces fichiers et à les envoyer aux agents du FSIN afin
de prouver que les actes avaient bien été exécutés. Ces fichiers
étaient ensuite utilisés pour faire du chantage ou recruter comme
agents les personnes qui avaient été torturées. Des centaines de
plaintes ont été déposées au cours des dix dernières années, mais
les victimes ont été contraintes de signer des renonciations. Pendant
plusieurs années, seuls M. Osechkin et une poignée d’avocats ont
tenté de dénoncer le «convoyeur de torture» de cet établissement.
Depuis plus de 11 ans, M. Osechkin publie des informations, des
documents et des vidéos qui confirment le recours systématique à la
torture dans les prisons russes. Selon lui, le système mis en place
permettait au FSIN d’exercer un contrôle totalitaire au sein des
prisons. Il suffisait à un agent du FSIN de montrer une vidéo de
scène de torture ou de viol à une personne pour que celle-ci avoue,
témoigne contre quelqu’un ou accepte de devenir un espion ou un
kapo en prison. M. Osechkin a demandé à plusieurs reprises au CPT
de visiter l’hôpital pénitentiaire de Saratov ainsi qu’un centre
de détention provisoire à Irkoutsk (où plus d’une centaine de prisonniers
ont également été battus et violés en 2020)
. Après la divulgation des vidéos
en 2021, l’ancien directeur de l’hôpital pénitentiaire de Saratov
(Pavel Gatsenko) et le chef de son service de sécurité (Sergeï Maltsev)
ont été arrêtés et accusés d’avoir organisé des abus sexuels sur
des détenus.
38. Depuis le début de la guerre d’agression en cours contre l’Ukraine
en 2022, des milliers de citoyens russes ont été détenus pour avoir
protesté contre cette guerre. Nombre d’entre eux auraient été victimes d’abus
et de mauvais traitements brutaux dans les postes de police. Selon
l’ONG russe Comité contre la torture, la torture dans les centres
de détention et les prisons russes est systémique
.
39. En Türkiye, plusieurs ONG ont dénoncé, en décembre 2021, que
la torture continuait d’être répandue, malgré la prétendue politique
de «tolérance zéro à l’égard de la torture» menée par les autorités.
Selon elles, «la recrudescence des cas de torture, de mauvais traitements
et de traitements cruels, inhumains ou dégradants en garde à vue,
en détention militaire et en prison au cours des dernières années
a occulté les progrès antérieurs de la Türkiye dans ce domaine»
. Elles ont également critiqué le
fait que, depuis juillet 2016, la Türkiye n’ait autorisé la publication
que de deux des rapports du CPT concernant la garde à vue et les prisons.
Dans deux arrêts de mai 2021, la Cour constitutionnelle a constaté
des violations de l’interdiction des mauvais traitements et a ordonné
de nouvelles enquêtes sur des plaintes que les procureurs avaient
rejetées en 2016. Le premier concernait un grief pour torture et
viol en garde à vue formulé par un enseignant, A.A., dans la ville
d’Afyon, le second un grief formulé par un enseignant, E.B., à Antalya
qui alléguait que la police l’avait torturé en garde à vue et qu’il
avait dû subir une opération chirurgicale d’urgence. D’autres cas concernent
des femmes, notamment Garibe Gezer, une détenue kurde qui a affirmé
avoir été battue et harcelée sexuellement par les gardiens de la
prison de Kocaeli à Kandira, et qui a été retrouvée morte dans sa
cellule en décembre 2021
. Selon un rapport de juin 2021 sur
les pratiques de torture (données recueillies par le centre de documentation
de l’association İHD), 383 personnes, dont 10 enfants, ont été maltraitées
ou torturées dans des lieux de détention officiels en 2020. La même
année, le nombre de personnes affirmant avoir été soumises à des
actes de torture et à des mauvais traitements dans des lieux non
officiels, qu’ils soient privatifs de liberté ou non, s’élevait
à 397, et celui des personnes incarcérées à 358
. Selon le rapport de l’İHD publié
en 2022, 1 414 personnes ont été soumises à des mauvais traitements
ou à des actes de torture dans les prisons turques en 2021, et 531 personnes
(dont 12 enfants) ont été maltraitées ou torturées en garde à vue
. Plusieurs rapports
indiquent que les personnes soupçonnées d’être affiliées au PKK
ou au mouvement Gülen sont plus susceptibles d’être soumises à des
mauvais traitements ou à des actes de torture
.
Les conditions de détention (isolement) d’Abdullah Öcalan dans la
prison de haute sécurité d’İmralı sont également préoccupantes depuis
plusieurs années
.
7. Propositions pour prévenir et éliminer
la torture et les mauvais traitements dans les lieux de détention
40. Lors de l’audition tenue devant
la commission le 22 mars 2023, le président du CPT Alan Mitchell
a rappelé les trois garanties fondamentales pour prévenir la torture
et les mauvais traitements en garde à vue, à savoir le droit d’accès
à un avocat, le droit d’accès à un médecin et le droit d’informer
un tiers de sa détention. Si elle est considérée dans sa globalité
et appliquée dès le début de la détention, cette «trinité de droits»
peut offrir une protection contre les mauvais traitements. L’enregistrement
vidéo des interrogatoires de police et la tenue de registres appropriés
pourraient fournir des garanties supplémentaires. Changer la culture
policière est plus difficile, mais indispensable. M. Mitchell a
indiqué que, dans de nombreux pays visités par le CPT, la police
mettait au point des techniques d’audition plutôt que des techniques
d’interrogatoire, dans le but d’obtenir des informations exactes
et pas nécessairement des aveux (passer «de la preuve au suspect»
plutôt que «du suspect à la preuve»). Lorsque des plaintes sont
déposées, il est par ailleurs essentiel de procéder à des enquêtes
adéquates et indépendantes et de demander à des médecins indépendants
d’effectuer des examens médico-légaux appropriés. En ce qui concerne
la situation dans les prisons, M. Mitchell a souligné que le manque
de personnel, la surpopulation et le fait de confier à des détenus
un certain contrôle au sein de la prison étaient des facteurs clés
qu’il convenait de maîtriser. Il a également rappelé que les principes fondateurs
du CPT étaient la confidentialité et la coopération avec les autorités
des pays visités, et que le CPT n’était ni un organisme d’enquête
ni un organe judiciaire.
41. Dans son Rapport général 2018, le CPT a abordé certaines de
ces questions et recommandé des bonnes pratiques. Il a noté que
malgré l’existence de dispositions légales précises qui intègrent
certaines de ses recommandations relatives à la garde à vue, la
mise en application de ces garanties présente de graves lacunes.
Le CPT considère qu’un changement de culture policière s’impose,
à commencer par des procédures de recrutement rigoureuses fondées
sur des critères de sélection stricts, une rémunération correcte
et un programme de formation continue sur les normes relatives aux
droits de l’homme et les compétences appropriées en matière d’enquête.
Ce changement doit également passer par une direction et des cadres intermédiaires
solides au sein de la police, capables de transmettre des messages
fermes et dénués de toute ambiguïté en faveur d’une «tolérance zéro»
à l’égard des mauvais traitements infligés par la police. Les agents de
police devraient toujours être identifiables et des procédures claires
de signalement devraient être mises en place, de même que des mesures
d’encouragement et de protection des lanceurs d’alerte. En outre,
le CPT a recommandé l’établissement de mécanismes de surveillance,
notamment les mécanismes nationaux de prévention créés en vertu
du Protocole facultatif à la Convention des Nations Unies contre
la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou
dégradants (OPCAT). Il a également évoqué le modèle «non accusatoire»
des interrogatoires d’enquête (voir plus haut) mis au point dans
certains pays (Angleterre et Pays de Galles, Norvège), qui a inspiré
les travaux de surveillance du CPT. Par ailleurs, le CPT a insisté
sur l’importance de consigner avec précision tous les interrogatoires
de police (y compris l’heure de début et de fin et le nom de toutes
les personnes présentes) et de les enregistrer sur support électronique
(avec un équipement audio/vidéo). Enfin, le CPT a encouragé une
tendance observée dans certains pays, qui consiste à placer les
personnes en garde à vue dans des locaux centralisés de détention,
plutôt que dans des cellules de police situées dans de plus petits
établissements, et à nommer des agents spécialisés qui sont exclusivement
affectés à la supervision de la garde à vue (qui ne sont pas les
enquêteurs ou les policiers ayant procédé aux interpellations)
.
42. Dans son rapport thématique de 2021 sur la responsabilité
en matière de torture et de mauvais traitements, le Rapporteur spécial
des Nations Unies sur la torture et autres peines ou traitements
cruels, inhumains ou dégradants a, à partir des réponses des États,
recensé plusieurs obstacles à l’obligation de rendre des comptes,
notamment: la dénégation, l’obstruction, les retards, l’ostracisme,
les carences ou le financement insuffisant des procédures, les obstacles
à la participation des victimes, l’impunité et le recours à la torture
et aux mauvais traitements comme forme de punition. Pour surmonter
ces obstacles, il a formulé les recommandations suivantes:
- incriminer la torture et les
mauvais traitements en droit et en fait: les États devraient s’assurer
que leur législation nationale considère la torture comme une infraction,
au sens que lui donne l’article premier de la Convention des Nations
Unies contre la Torture, et prévoie des sanctions proportionnelles
à la gravité des faits;
- en finir avec les pratiques de dénégation et d’obstruction
aux processus d’obligation de rendre des comptes: les États doivent
démontrer leur volonté politique de répondre – et d’amener autrui
à répondre – des actes de torture et de mauvais traitements;
- favoriser un principe d’obligation de rendre des comptes
permanente, notamment en ratifiant la Convention des Nations Unies
contre la torture et son Protocole facultatif, en mettant en place
des mécanismes nationaux de prévention, en coopérant avec les instances
internationales qui demandent aux États de rendre des comptes en
la matière, en respectant les normes les plus strictes en matière
de liberté d’information et de transparence en ce qui concerne les
pratiques des États, en garantissant l’accès aux garanties fondamentales
contre la torture et les mauvais traitements dès le début de la privation
de liberté (accès à un avocat, contact avec la famille et droit
d’être examiné par un médecin indépendant) et en veillant à ce que
les services d’enquête puissent mener leurs travaux en toute indépendance
et impartialité;
- irrecevabilité des preuves obtenues par la torture ou
des mauvais traitements;
- renforcer comme il se doit les capacités et les ressources
des mécanismes de reddition de comptes;
- apporter un soutien à la société civile et aux défenseurs
des droits de l’homme;
- ouvrir immédiatement et systématiquement une enquête impartiale
sur toutes les allégations de torture et de mauvais traitements;
- mettre l’accent sur la contextualisation et la prévention,
notamment en assurant la non-répétition des violations et en amorçant
des changements structurels visant à éliminer les pratiques répréhensibles;
- proposer une pleine réparation, y compris la réhabilitation
des victimes;
- faciliter la participation active des victimes et autres
parties prenantes, notamment leurs familles et les organisations
de la société civile;
- garantir l’accessibilité aux mécanismes de reddition des
comptes pour les personnes qui ont des besoins particuliers ou qui
se trouvent dans certaines situations de vulnérabilité;
- tenir les États et les individus responsables des insuffisances
en matière d’obligation de rendre des comptes .
8. Conclusions
43. 70 ans après l’entrée en vigueur
de la Convention européenne des droits de l’homme, il est déplorable que
nous discutions encore de l’utilisation de la torture et des mauvais
traitements dans les lieux de détention des États membres du Conseil
de l’Europe. Les traitements inhumains constituent une violation
grave du système de la Convention et le fait que nous cherchions
à recueillir des preuves de la fréquence et de l’ampleur d’une telle
violation d’un droit de l’homme fondamental constitue également
un aveu de notre incapacité à créer un espace exempt de torture
en Europe et une indication claire de nos faiblesses et défaillances.
La nature répétitive de ces actes, l’absence de progrès dans la
mise en œuvre des réformes nécessaires et des recommandations, le
caractère ineffectif des enquêtes et la non-conformité aux décisions
pertinentes de la Cour et à sa jurisprudence sont particulièrement
alarmantes.
44. La culture de l’impunité à l’égard des mauvais traitements
et de la torture observée en Russie, en Türkiye et en Azerbaïdjan –
pour ne citer que quelques pays – conduit les acteurs étatiques
à se soustraire à leurs obligations internationales. La culture
de la «tolérance zéro», qui devrait exister dans la pratique, doit avoir
un contenu précis et ne pas se limiter à une déclaration d’intention.
L’établissement d’une infraction spécifique de torture serait une
avancée positive qui donnerait corps aux travaux de la Cour, du
CPT et des mécanismes nationaux de prévention.
45. Les personnes en détention sont par définition en situation
de grande vulnérabilité, et souffrent d’un désavantage inhérent
à leur situation en raison des moyens très limités dont ils disposent
pour signaler une infraction de mauvais traitements ou de torture.
Ces situations sont en soi très difficiles à prouver et à documenter,
car le «système» est de fait en position d'exercer son pouvoir et
de réduire la victime au silence.
46. Les cas signalés et les conclusions montrent que l’Europe
est loin d’être un espace où la pratique de la torture a disparu.
Certaines des allégations et constatations révèlent un recours systématique
ou répétitif à la torture ou à d’autres formes de mauvais traitements
physiques en garde à vue et/ou en prison dans plusieurs États européens.
Il existe un décalage manifeste entre l’interdiction absolue de
la torture et des traitements inhumains et dégradants, consacrée
à l’article 3 de la Convention, dans le droit international (Convention
des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements
cruels, inhumains ou dégradants et
jus cogens ) et dans de nombreuses normes
constitutionnelles nationales, et la réalité. Le CPT note à cet
égard que «la lutte contre les mauvais traitements implique non
seulement l’adoption de normes juridiques appropriées, mais aussi
la prise des mesures nécessaires pour assurer leur mise en œuvre».
Il faut pour cela que les auteurs d’actes de torture et de mauvais
traitements répondent de leurs actes et que les victimes obtiennent
réparation, mais aussi que des mesures de prévention et de non-récidive
soient adoptées. L’obligation qui incombe aux États de prévenir
la torture et les mauvais traitements et de veiller à ce qu’ils
ne se reproduisent pas devrait inclure la prise en compte des circonstances
plus générales dans lesquelles l’incident illicite s’est produit
et des éventuelles pratiques ou problèmes systémiques sous-jacents,
notamment ceux qui appellent des réformes juridiques ou institutionnelles
.
47. Le fait qu’il existe des États membres dont les services répressifs
autorisent ou tolèrent la possibilité ou la capacité d’un abus individuel
du pouvoir (public) est, de par sa nature même, un sérieux recul
par rapport aux valeurs qui sont essentielles pour une société démocratique
et pour le respect et la promotion des droits de l’homme. Le recours
à la torture ou à des traitements inhumains et dégradants constitue
par essence une grave menace pour les fondements démocratiques de
l’Europe. Il révèle la tendance/perception selon laquelle il y a
une violation «légitime» des droits de l’homme en fonction de la
cause à servir.
48. En conséquence, l’Assemblée devrait souscrire pleinement aux
recommandations du CPT et du Rapporteur spécial des Nations Unies
sur la torture ou autre peines ou traitements cruels, inhumains
ou dégradants en matière de prévention et de responsabilité. Certaines
de ces recommandations devraient être mises en œuvre par les États
membres par le biais de la législation ou de la réglementation,
notamment: l’incrimination de la torture et d’autres formes de mauvais
traitements, érigées en infractions pénales autonomes, assorties
de sanctions proportionnées et dissuasives; l’abolition des délais
de prescription pour les crimes de torture et autres crimes de mauvais
traitements infligés par les forces de l’ordre et d’autres agents publics;
l’application des garanties procédurales dès le début de la détention
(accès à un avocat, contact avec la famille ou avec un tiers et
droit d’être examiné par un médecin); l’irrecevabilité dans les
procédures pénales des preuves obtenues en recourant à la torture
ou autres mauvais traitements; l’enregistrement vidéo obligatoire
de tous les interrogatoires; la consignation obligatoire de la détention
et des interrogatoires de police; la réglementation de la durée
maximale et du déroulement des interrogatoires de police; la mise
en place de procédures de signalement et de mesures visant à encourager
et à protéger les lanceurs d’alerte; l’établissement de mécanismes
nationaux de prévention prévus par l’OPCAT; l’identification obligatoire
des agents de police en uniforme. Il est également indispensable
de changer la culture policière pour promouvoir une culture qui
considère comme une attitude non professionnelle le fait de travailler
et de s’associer avec des collègues qui ont recours à des mauvais
traitements. Les États membres devraient, par exemple, élaborer
des règles ou des lignes directrices (comme des codes de conduite)
sur la manière de mener des interrogatoires de police, en s’inspirant
du modèle d’interrogatoires d’enquête qui privilégie l’obtention
de preuves plutôt que l’obtention d’aveux. Un changement de culture
exige évidemment la mise en place de procédures de recrutement par
concours rigoureuses, une formation appropriée sur l’application
des normes relatives aux droits de l’homme, une direction forte
et un engagement ferme à éliminer la torture (messages clairs et
répétés de «tolérance zéro»). Sur le plan de la responsabilité,
les États membres devraient veiller à ce que des autorités judiciaires
et de poursuite indépendantes examinent attentivement toutes les
plaintes déposées contre des agents des forces de l’ordre et, le
cas échéant, imposent des sanctions adéquates aux auteurs.
49. En ce qui concerne plus spécifiquement le cadre carcéral,
l’Assemblée devrait adresser aux États membres des recommandations
fondées sur l’approche du CPT. Les États membres devraient étoffer
et renforcer le personnel et l’encadrement pénitentiaires afin d’éviter
le recours à des «détenus de corvée» ainsi que toute structure informelle
de pouvoir entre détenus. Ils devraient également s’assurer de l’efficacité
et de l’indépendance des mécanismes de recours pour les mauvais
traitements infligés par le personnel pénitentiaire.
50. Les violations de l’interdiction de la torture ne devraient
pas être traitées de la même manière, lorsqu’il s’agit de cas isolés,
que les violations systémiques ou structurelles, et les conséquences
juridiques en termes de reddition de comptes et de responsabilité
internationale des États concernés devraient donc être différentes.
Néanmoins, la répétition de ces cas isolés peut conférer une dimension
systémique/structurelle au problème. Lorsque des problèmes structurels
sont constatés, les États devraient s’attaquer aux racines du problème
et amorcer des changements systémiques visant à éliminer les pratiques
répréhensibles. Cette démarche relève également de la responsabilité
internationale des États concernés, en vertu de la Convention et
des autres traités internationaux qui interdisent la torture, qui
comprend l’obligation d’offrir aux victimes non seulement des mesures
d’indemnisation et de réhabilitation, mais aussi des garanties de
non-répétition. À cette fin, l’Assemblée pourrait inviter les organes
compétents du Conseil de l’Europe, à savoir la Cour et le CPT, à
indiquer plus clairement dans leurs arrêts et rapports les cas où
les pratiques de torture et de mauvais traitements sont de nature
«systémique» ou «structurelle» dans le pays concerné. Cela permettrait
aux États concernés (par exemple, par le biais des indications données
par la Cour au titre de l’article 46 de la Convention, par le recours
à la procédure de l’«arrêt pilote» ou par le jeu des déclarations
publiques faites par le CPT en vertu de l’article 10, paragraphe 2
de la Convention CPT) d’appréhender le problème de manière plus
globale; cela pourrait également aider le Comité des Ministres à
prendre des mesures plus ciblées (via la surveillance de l’exécution
des arrêts, la tenue de débats sur des rapports spécifiques du CPT
ou des déclarations publiques). Il est par ailleurs possible de
procéder à des échanges plus approfondis et de parvenir à une complémentarité
plus étroite entre les différents organes du Conseil de l’Europe
concernés par ces questions (l’Assemblée, le Comité des Ministres
dans le cadre de la surveillance de l’exécution des arrêts de la
Cour, la Cour, le CPT et la Commissaire aux droits de l’homme).
Bien que chaque organe prenne déjà en compte les conclusions des
autres instances, une action plus opportune et mieux coordonnée
permettrait de traiter le problème émergent de la torture systémique
dans certains pays et d’alerter et de fournir de l’assistance plus
rapidement (y compris par des projets de coopération), ce qui donnerait
plus de visibilité au Conseil de l’Europe dans ce domaine et aboutirait
à une meilleure réactivité de toutes les parties concernées.
51. Enfin, l’Assemblée devrait inviter tous les États membres
et la Russie à mettre promptement en œuvre les recommandations du
CPT qui les concernent et à exécuter de toute urgence les arrêts
de la Cour qui concluent à des violations de l’article 3 de la Convention
relatif à la torture et aux traitements inhumains ou dégradants.
Elle devrait également les encourager à accepter à l’avance la publication
automatique de tous les rapports de visite du CPT, comme l’ont déjà
fait de nombreux États
.
Un appel spécifique devrait être lancé aux pays qui n’ont pas encore
autorisé la publication de certains rapports du CPT (par exemple,
la Türkiye, la Russie et l’Azerbaïdjan), afin qu’ils le fassent
dans les plus brefs délais. La publication automatique et obligatoire
des rapports du CPT devrait devenir la règle. Enfin, l’Assemblée
devrait à nouveau inviter tous les États membres à ratifier l’OPCAT
et à désigner un mécanisme national de prévention efficace et indépendant, conformément
aux exigences énoncées dans l’OPCAT (voir la
Résolution 2160 (2017) «25 ans de CPT: progrès accomplis et améliorations à
apporter»).